JEAN JACQUES ROUSSEAU

EPITRE
A M. PARISOT

[le 10 Juillet, 1742. Publication, Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, t. VIII, Londres, 1776; le Pléiade édition; t. II, pp. 1136-1144. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 180-181.]

[417]

EPITRE
A M. PARISOT.

Achevée le 10 Juillet 1742.

A Mr, daigne souffrir qu’à tes yeux aujourd’hui

Je dévoile ce coeur plein de trouble & d’ennui.

Toi qui connus jadis mon ame toute entier,

Seul en qui je trouvois un ami tendre, un pere,

Rappelle encor, pour moi, tes premieres bontés,

Rends tes soins à mon coeur, il les a mérités.

Ne crois pas qu’alarmé par de frivoles craintes

De ton silence ici je te fasse des plaintes,

Que par de faux soupçons, indignes de tous deux,

Je puisse t’accuser d’un mépris odieux:

Non, tu voudrois en vain t’obstiner à te taire,

Je sais trop expliquer ce langage sévere

Sur ces tristes projets que je t’ai dévoilés

Sans m’avoir répondu, ton silence a parlé.

Je ne m’excuse point, dés qu’un ami me blâme.

Le vil orgueil n’est pas le vice de mon ame.

J’ai reçu quelquefois de solides avis,

Avec bonté donnés, avec zele suivis:

J’ignore ces détours dont les vaines adresses

En autant de vertus transforment nos foiblesses,

[418] Et jamais mon esprit, sous de fausses couleurs,

Ne sut à tes égards déguiser ses erreurs;

Mais qu’il me soit permis, par un soin légitime,

De conserver du moins des droits à ton estime.

Pese mes sentimens, mes raisons & mon choix,

Et décide mon sort pour la derniere sois.

Né dans l’obscurité, j’ai fait dès mon enfance

Des caprices du sort la triste expérience,

Et s’il est quelque bien qu’il ne m’ait point ôté,

Même par ses saveurs il m’a persécuté.

Il m’a fait naître libre, hélas, pour quel usage?

Qu’il m’a vendu bien cher un si vain avantage!

Je suis libre en effet: mais de ce bien cruel

J’ai reçu plus d’ennuis que d’un malheur réel.

Ah! s’il falloit un jour, absent de ma patrie,

Traîner chez l’étranger ma languissante vie,

S’il falloir bassement ramper auprès des grands:

Que n’en ai-je appris l’art dès mes plus jeunes ans!

Mais sur d’autres leçons on forma ma jeunesse,

On me dit de remplir mes devoirs sans bassesse,

De respect les grands, les magistrats, les rois;

De chérir les humains & d’obéir aux loix:

Mais on m’apprit aussi qu’ayant par ma naissance

Le droit de partager la suprême puissance,

Tout petit que j’étois, foible, obscur citoyen,

Je faisois cependant membre du souverain;

Qu’il falloit soutenir un si noble avantage

[419] Par le coeur d’un héros, par les vertus d’un sage;

Qu’enfin la liberté, ce cher présent des cieux,

N’est qu’un fléau fatal pour les coeurs vicieux.

Avec le lait, chez nous, on suce ces maximes,

Moins pour s’enorgueillir de nos droits légitimes

Que pour savoir un jour se donner à la sois

Les meilleurs magistrats, & les plus sages lois.

Vois-tu, me disoit-on, ces nations puissantes

Fournir rapidement leurs carrieres brillantes;

Tout ce vain appareil qui remplit l’univers

N’est qu’un frivole éclat qui leur cache leurs sers

Par leur propre valeur ils forgent leurs entraves,

Ils sont les conquérans, & sont de vils esclaves:

Et leur vaste pouvoir, que l’art avoit produit,

Par le luxe bientôt se retrouve détruit.

Un soin bien différent ici nous intéresse,

Notre plus grande forcé est dans notre foiblesse.

Nous vivons sans regret dans l’humble obscurité;

Mais du moins dans nos murs on est en liberté.

Nous n’y connoissons point la superbe arrogance,

Nuls titres fastueux, nulle injuste puissance.

De sages magistrats, établis par nos voix,

Jugent nos différends, sont observer nos loix.

L’art n’est point le soutien de notre république;

Etre juste est chez nous l’unique politique;

Tous les ordres divers, sans inégalité,

Gardent chacun le rang qui leur est affecté.

[420] Nos chefs, nos magistrats, simples dans leur parure,

Sans étaler ici le luxe & la dorure,

Parmi nous cependant ne sont point confondus,

Ils en sont distingués; mais c’est par leurs vertus.

Puisse durer toujours cette union charmante,

Hélas, on voit si peu de probité constante!

Il n’est rien que le tems ne corrompe à la sin;

Tout, jusqu’à la sagesse, est sujet au déclin.

Par ces réflexions ma raison exercée

M’apprit à mépriser cette pompe insensée,

Par qui l’orgueil des grands brille de toutes parts,

Et du peuple imbécille attire les regards;

Mais qu’il m’en coûta cher quand, pour toute ma vie,

La soi m’eût éloigné du sein de ma patrie;

Quand je me vis enfin, sans appui, sans secours;

A ces mêmes grandeurs contraint d’avoir recours.

Non, je ne puis penser, sans répandre des larmes;

A ces momens affreux, pleins de trouble & d’alarmes,

Où j’éprouvai qu’enfin tous ces beaux sentimens,

Loin d’adoucir mon sort, irritoient mes tourmens.

Sans doute à tous les yeux la misere est horrible;

Mais pour qui fait penser elle est bien plus sensible.

A forcé de ramper un lâche en peut sortir;

L’honnête homme à ce prix n’y sauroit consentir.

Encor, si de vrais grands recevoient mon hommage,

Ou qu’ils eussent du moins le mérite en partage,

[421] Mon coeur par les respects noblement accordés

Reconnoîtroit des dons qu’il n’a pas possédés:

Mais faudra-t-il qu’ici mon humble obéissance

De ces fiers campagnards nourrisse l’arrogance?

Quoi! de vils parchemins, par saveur obtenus,

Leur donneront le droit de vivre sans vertus,

Et malgré mes efforts, sans mes respects serviles,

Mon zele & mes talens resteront inutiles?

Ah! de mes tristes jours voyons plutôt la sin,

Que de jamais subir tua si lâche destin.

Ces discours insensés troubloient ainsi mon ame;

Je les tenois alors, aujourd’hui je les blâme:

De plus sages leçons ont formé mon esprit;

Mais de bien des malheurs ma raison est le fruit.

Tu sais, cher Parisot, quelle main généreuse

Vint tarir de mes maux la source malheureuse;

Tu le sais, & tes yeux ont été les témoins,

Si mon coeur fait sentir ce qu’il doit à ses soins.

Mais mon zele enflammé peut-il jamais prétendre

De payer les bienfaits de cette mere tendre?

Si par les sentimens on y peut aspirer,

Ah! du moins par les miens j’ai droit de l’espérer.

Je puis compter pour peu ses bontés secourables,

Je lui dois d’autres biens, des biens plus estimables,

Les biens de la raison, les sentimens du coeur;

Même, par les talons, quelques droits à l’honneur,

[422] Avant que sa bonté, du sein de la misere,

Aux plus tristes besoin eût daigné me soustraire,

J’étois un vil enfant du sort abandonné,

Peut-être dans la fange à périr destiné.

Orgueilleux avorton, dont la fierté burlesque

Mêloit comiquement l’enfance au romanesque,

Aux bons faisoit pitié, faisoit rire les sous,

Et des sots quelquefois excitoit le courroux.

Mais les hommes ne sont que ce qu’on les fait être,

A peine à les regards j’avois osé paroître

Que de ma bienfaitrice apprenant mes erreurs,

Je sentis le besoin de corriger mes moeurs.

J’abjurai pour toujours ces maximes féroces,

Du préjugé natal fruits amers & précoces,

Qui dès les jeunes ans, par leurs âcres levains,

Nourrissent la fierté des coeurs républicains:

J’appris à respecter une noblesse illustre,

Qui même à la vertu fait ajouter du lustre.

Il ne seroit pas bon dans la société

Qu’il sût entre les rangs moins d’inégalité.

Irai-je faire ici, dans ma vaine marotte,

Le grand déclamateur, le nouveau Don Quichotte,

Le destin sur la terre a réglé les États,

Et pour moi surement ne les changera pas.

Ainsi de ma raison si long-tems languissant

Je me formai dès-lors une raison naissante,

Par les soins d’une mere incessamment conduit,

Bientôt de ses bontés je recueillis le fruit,

[423] Je connus que, sur-tout, cette roideur sauvage

Dans le monde aujourd’hui seroit d’un triste usage,

La modestie alors devint chere à mon coeur,

J’aimai l’humanité, je chéris la douceur,

Et respectant des grands le rang & la naissance,

Je souffris leurs hauteurs, avec cette espérance

Que malgré tout l’éclat dont ils sont revêtus

Je les pourrai du moins égaler en vertus.

Enfin, pendant deux ans, au sein de ta patrie,

J’appris à cultiver les douceurs de la vie.

Du portique autrefois la triste austérité

A mon goût peu formé mêloit sa dureté;

Epictete & Zénon, dans leur fierté stoïque,

Me faisoient admirer ce courage héroïque,

Qui, faisant des faux biens un mépris généreux,

Par la seule verra prétend nous rendre heureux.

Long-tems de cette erreur la brillante chimere

Séduisit mon esprit, roidit mon caractere;

Mais, malgré tant d’efforts, ces vaines fictions

Ont-elles de mon coeur banni les passions?

Il n’est permis qu’à Dieu, qu’à l’Essence suprême,

D’être toujours heureux, & seule par soi-même:

Pour l’homme, tel qu’il est, pour l’esprit & le coeur,

Otez les passions, il n’est plus de bonheur.

C’est toi, cher Parisot, c’est ton commerce aimable,

De grossier que j’étois, qui me rendit traitable.

Je reconnus alors combien il est charmant

De joindre à la sagesse un peu d’amusement,

[424] Des amis plus polis, titi climat moins sauvage,

Des plaisirs innocens m’enseignerent l’usage;

Je vis avec transport ce spectacle enchanteur,

Par la route des sens qui fait aller au coeur:

Le mien, qui jusqu’àlors avoir été paisible,

Pour la premiere sois enfin devint sensible;

L’amour, malgré mes soins, heureux à m’égarer,

Auprès de deux beaux yeux m’apprit à soupirer.

Bons mots, vers élégans, conversations vives,

Un repas égayé par d’aimables convives,

Petits jeux de commerce, & d’où le chagrin suit,

Où, sans risquer la bourse, on délasse l’esprit.

En un mot, les attraits d’une vie opulente,

Qu’aux voeux de l’étranger sa richesse présente;

Tous les plaisirs du goût, le charme des Beaux-Arts,

A mes yeux enchantés brilloient de toutes parts.

Ce n’est pas cependant que mon aine égarée

Donnât dans les travers d’une mollesse outrée;

L’innocence est le bien le plus cher à mon coeur;

La débauche & l’excès sont des objets d’horreur:

Les coupables plaisirs sont les tourmens de l’ame,

Ils sont trop achetés, s’ils sont dignes de blâme.

Sans doute le plaisir, pour être un bien réel,

Doit rendre l’homme heureux, & non pas criminel:

Mais il n’est pas moins vrai que de notre carriere

Le ciel ne défend pas d’adoucir la misere:

Et pour finir ce point, trop long-tems débattu

Rien ne doit être outré, pas même la vertu.

[425] Voilà de mes erreurs un abrégé fidele:

C’est à toi de juger, ami, sur ce modele,

Si je puis, près des grands implorant de l’appui,

A la fortune encor recourir aujourd’hui.

De la gloire est-il tems de rechercher le lustre,

Me voici presque au bout de mon sixieme lustre.

La moitié de mes jours dans l’oubli sont passés,

Et déjà du travail mes esprits sont lassés.

Avide de science, avide de sagesse,

Je n’ai point aux plaisirs prodigué ma jeunesse;

J’osai d’un tems si cher faire un meilleur emploi,

L’étude & la vertu surent la seule loi

Que je me proposai pour régler ma conduite:

Mais ce n’est point par art qu’on acquiert du mérite,

Que sert un vain travail par le ciel dédaigné,

Si de son but toujours on se voit éloigné?

Comptant, par mes talens, d’assurer ma fortune,

Je négligeai ces soins, cette brigue importune,

Ce manege subtil, par qui cent ignorans

Ravissent la faveur & les bienfaits des grands.

Le succès cependant trompé ma confiance,

De mes foibles progrès je sens peu d’espérance,

Et je vois qu’à juger par des effets si lents,

Pour briller dans le monde il saut d’autres talens.

Eh! qu’y serois-je, moi, de qui l’abord timide

Ne fait point affecter cette audace intrépide,

Cet air content de soi, ce ton fier & joli

[426] Qui du rang des badauts sauve l’homme poli?

Saut-il donc aujourd’hui m’en aller dans le monde

Vanter impudemment ma science profonde,

Et toujours en secret démenti par mon coeur,

Me prodiguer l’encens & les degrés d’honneur?

Faudra-t-il, d’un dévot affectant la grimace,

Faire servir le ciel à gagner une place,

Et par l’hypocrisie assurant mes projets,

Grossir l’heureux essaim de ces hommes parfaits,

De ces humbles dévots, de qui la modestie

Compte par leurs vertus tous les jours de leur vie?

Pour glorifier Dieu leur bouche a tour-à-tour

Quelque nouvelle grace à rendre chaque jour;

Mais l’orgueilleux en vain d’une adresse chrétienne,

Sous la gloire de Dieu veut étaler la sienne.

L’homme vraiment sensé fait le mépris qu’il doit

Des mensonges du fat & du sot qui les croit.

Non, je ne puis forcer mon esprit, né sincere,

A déguiser ainsi mon propre caractere,

Il en coûteroit trop de contrainte à mon coeur;

A cet indigne prix je renonce au bonheur.

D’ailleurs il faudroit donc, sils lâche & mercenaire,

Trahir indignement les bontés d’une mere;

Et payant en ingrat tant de bienfaits reçus,

Laisser à d’autres mains les soins qui lui sont dus?

Ah! ces soins sont trop chers à ma reconnoissance;

Si le-ciel n’a rien mis de plus en ma puissance,

[427] Du moins d’un zele pur les voeux trop mérités

Par mon coeur chaque jour lui seront présentés.

Je sais trop, il est vrai, que ce zele inutile

Ne peut lui procurer un destin plus tranquille;

En vain, dans sa langueur, je veux la soulager,

Ce n’est pas les guérir que de les partager.

Hélas! de ses tourmens le spectacle funeste

Bientôt de mon courage étouffera le reste:

C’est trop lui voir porter, par d’éternels efforts,

Et les peines de l’ame & les douleurs du corps.

Que lui sert de chercher dans cette solitude

A fuir l’éclat du monde & son inquiétude;

Si jusqu’en ce désert, à la paix destiné,

Le sort lui donne encor, à lui nuire acharné,

D’un affreux procureur le voisinage horrible,

Nourri d’encre & de fiel, dont la griffe terrible

De ses tristes voisins est plus crainte cent sois

Que le hussard cruel du pauvre Bavarois.

Mais c’est trop t’accabler du récit de nos peines,

Daigne me pardonner, ami, ces plaintes vaines;

C’est le dernier des biens permis aux malheureux,

De voir plaindre leurs maux par les coeurs généreux.

Telle est de mes malheurs la peinture naïve.

Jugé de l’avenir sur cette perspective,

Vois si je dois encor, par des soins impuissans,

Offrir à la fortune un inutile encens:

Non, la gloire n’est point l’idole de mon ame;

[428] Je n’y sens point brûler cette divine flâme

Qui d’un génie heureux animant les ressorts

Le forcé à s’élever par de nobles efforts.

Que m’importe, après tout, ce que pensent les hommes?

Leurs honneurs, leurs mépris, sont-ils ce que nous sommes:

Et qui ne fait pas l’art de s’en faire admirer

A la félicité ne peut-il aspirer?

L’ardente ambition a l’éclat en partage;

Mais les plaisirs du coeur sont le bonheur du sage:

Que ces plaisirs sont doux à qui fait les goûter!

Heureux qui les connoît, & fait s’en contenter!

Jouir de leurs douceurs dans un état paisible,

C’est le plus cher desir auquel je suis sensible.

Un bon livré, un ami, la liberté, la paix,

Saut-il pour vivre heureux former d’autres souhaits?

Les grandes passions sont des sources de peines:

J’évite les dangers où leur penchant entraîne:

Dans leurs piéges adroits si l’on me voit tomber,

Du moins je ne sais pas gloire d’y succomber.

De mes égaremens mon coeur n’est point complice

Sans être vertueux je déteste le vice,

Et le bonheur en vain s’obstiné à le cacher;

Puisqu’enfin je connois où je dois le chercher.

FIN.

public domain mark