JEAN JACQUES ROUSSEAU

JULIE,
OU LA NOUVELLE HELOISE.

LETTRES
DE DEUX AMANS, HABITANS
D’UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES.

CINQUIEME PARTIE

[183]

LETTRE I.
DE MILORD EDOUARD A SAINT PREUX*

[*Cette lettre paroit avoir été écrite avant la reception de la précédente.]

Sors de l’enfance, ami, réveille-toi. Ne livre point ta vie entiere au long sommeil de la raison. L’âge s’écoule, il ne t’en reste plus que pour être sage. A trente ans passés, il est tems de songer à soi; commence donc à rentrer en toi-même & sois homme une fois avant la mort.

Mon cher, votre coeur vous en a long-tems imposé sur vos lumieres. Vous avez voulu philosopher avant d’en être capable; vous avez pris le sentiment pour de la raison & content d’estimer les choses par l’impression qu’elles vous ont faite, vous avez toujours ignoré leur véritable prix. Un coeur [184] droit est, je l’avoue, le premier organe de la vérité; celui qui n’a rien senti ne sait rien apprendre; il ne fait que flotter d’erreurs en erreurs; il n’acquiert qu’un vain savoir & de stériles connoissances, parce que le vrai rapport des choses à l’homme, qui est sa principale science, lui demeure toujours caché. Mais c’est se borner à la premiere moitié de cette science que de ne pas étudier encore les rapports qu’ont les choses entre elles, pour mieux juger de ceux qu’elles ont avec nous. C’est peu de connoître les passions humaines, si l’on n’en sait apprécier les objets; & cette seconde étude ne peut se faire que dans le calme de la méditation.

La jeunesse du sage est le tems de ses expériences, ses passions en sont les instrumens; mais après avoir appliqué son ame aux objets extérieurs pour les sentir, il la retire au dedans de lui pour les considérer, les comparer, les connoître. Voilà le cas où vous devez être plus que personne au monde. Tout ce qu’un coeur sensible peut éprouver de plaisirs & de peines a rempli le vôtre; tout ce qu’un homme peut voir, vos yeux l’ont vu. Dans un espace de douze ans vous avez épuisé tous les sentimens qui peuvent être épars dans une longue vie & vous avez acquis, jeune encore, l’expérience d’un vieillard. Vos premieres observations se sont portées sur des gens simples & sortant presque des mains de la nature, comme pour vous servir de piece de comparaison. Exilé dans la capitale du plus célebre peuple de l’univers, vous êtes sauté pour ainsi dire à l’autre extrémité: le génie supplée aux intermédiaires. Passé chez la seule nation [185] d’hommes qui reste parmi les troupeaux divers dont la terre est couverte, si vous n’avez pas vu régner les lois, vous les avez vues du moins exister encore; vous avez appris à quels signes on reconnoit cet organe sacré de la volonté d’un peuple & comment l’empire de la raison publique est le vrai fondement de la liberté. Vous avez parcouru tous les climats, vous avez vu toutes les régions que le soleil éclaire. Un spectacle plus rare & digne de l’oeil du sage, le spectacle d’une ame sublime & pure, triomphant de ses passions & régnant sur elle-même est celui dont vous jouissez. Le premier objet qui frappa vos regards est celui qui les frappe encore, & votre admiration pour lui n’est que mieux fondée après en avoir contemplé tant d’autres. Vous n’avez plus rien à sentir ni à voir qui mérite de vous occuper. Il ne vous reste plus d’objet à regarder que vous-même, ni de jouissance à goûter que celle de la sagesse. Vous avez vécu de cette courte vie; songez à vivre pour celle qui doit durer.

Vos passions, dont vous fûtes long-tems l’esclave vous ont laissé vertueux. Voilà toute votre gloire; elle est grande, sans doute, mais soyez-en moins fier. Votre force même est l’ouvrage de votre foiblesse. Savez-vous ce qui vous a fait aimer toujours la vertu? Elle a pris à vos yeux la figure de cette femme adorable qui la représente si bien, il seroit difficile qu’une si chére image vous en laissât perdre le goût. Mais ne l’aimerez-vous jamais pour elle seule & n’irez-vous point au bien par vos propres forces, comme Julie a fait par les siennes? Enthousiaste oisif de ses vertus, vous bornerez-vous [186] sans cesse à les admirer, sans les imiter jamais? Vous parlez avec chaleur de la maniere dont elle remplit ses devoirs d’épouse & de mere; mais vous, quand remplirez-vous vos devoirs d’homme & d’ami à son exemple? Une femme a triomphé d’elle-même & un philosophe a peine à se vaincre! Voulez-vous donc n’être qu’un discoureur comme les autres & vous borner à faire de bons livres, au lieu de bonnes actions?* [*Non, ce siecle de la philosophie ne passera point sans avoir produit un vrai philosophe. J’en connois un, un feul, j’en conviens; mais c’est beaucoup encore & pour comble de bonheur, c’est dans mon pays qu’il existe. L’oserai-je nommer ici, lui dont la véritable gloire est d’avoir sçu rester peu connu? Savant & modeste Abauzit; que votre sublime simplicité pardonne à mon coeur un zele qui n’a point votre nom pour objet. Non, ce n’est pas vous que je veux faire connoître à ce fiecle indigne de vous admirer; c’est Geneve que je veux illustrer de votre séjour: ce sont mes Concitoyens que je veux honorer de l’honneur qu’ils vous rendent. Heureux le pays où le mérite qui en est d’autant plus estime! Heureux le peuple où la jeunesse altiere vient abaisser son ton dogmatique & rougir de son vain savoir, devant la docte ignorance du sage! Venerable & vertueux vieillard! vous n’aurez point été prôné par les beaux esprits; leurs bruyantes Academies n’auront point retenti de vos eloges; au lieu de déposer comme eux votre sagesse dans des livres, vous l’aurez mise dans votre vie pour l’exemple de la patrie que vous avez daigné vous choisir, que vous aimez & qui vous respecte. Vous avez vecu comme Socrate; mais il mourut par la main de ses Concitoyens & vous etes chéri des vôtres.] Prenez-y garde, mon cher; il regne encore dans vos lettres un ton de mollesse & de langueur qui me déplaît & qui est bien plus un reste de votre passion qu’un effet de votre caractere. Je hais par-tout la foiblesse & n’en veux point dans mon ami. Il n’y a point de vertu sans force & le chemin du vice est la [187] lâcheté. Osez-vous bien compter sur vous avec un coeur sans courage? Malheureux! Si Julie étoit foible, tu succomberois demain & ne serois qu’un vil adultere. Mais te voilà resté seul avec elle; apprends à la connoître & rougis de toi.

J’espere pouvoir bientôt vous aller joindre. Vous savez à quoi ce voyage est destiné. Douze ans d’erreurs & de troubles me rendent suspect à moi-même: pour résister j’ai pu me suffire, pour choisir il me faut les yeux d’un ami; & je me fais un plaisir de rendre tout commun entre nous, la reconnaissance aussi bien que l’attachement. Cependant, ne vous y trompez pas; avant de vous accorder ma confiance, j’examinerai si vous en êtes digne & si vous méritez de me rendre les soins que j’ai pris de vous. Je connois votre coeur, j’en suis content; ce n’est pas assez; c’est de votre jugement que j’ai besoin dans un choix où doit présider la raison seule & où la mienne peut m’abuser. Je ne crains pas les passions qui, nous faisant une guerre ouverte, nous avertissent de nous mettre en défense, nous laissent, quoi qu’elles fassent, la conscience de toutes nos fautes & auxquelles on ne cede qu’autant qu’on leur veut céder. Je crains leur illusion qui trompe au lieu de contraindre & nous fait faire sans le savoir, autre chose que ce que nous voulons. On n’a besoin que de soi pour réprimer ses penchans; on a quelquefois besoin d’autrui pour discerner ceux qu’il est permis de suivre; & c’est à quoi sert l’amitié d’un homme sage, qui voit pour nous sous un autre point de vue les objets que nous avons intérêt à bien connoître. Songez [188] donc à vous examiner & dites-vous si toujours en proie à de vains regrets, vous serez à jamais inutile à vous & aux autres, ou si, reprenant enfin l’empire de vous-même vous voulez mettre une fois votre ame en état d’éclairer celle de votre ami.

Mes affaires ne me retiennent plus à Londres que pour une quinzaine de jours; je passerai par notre armée de Flandre où je compte rester encore autant; de sorte que vous ne devez guere m’attendre avant la fin du mois prochain ou le commencement d’Octobre. Ne m’écrivez plus à Londres mais à l’armée sous l’adresse ci-jointe. Continuez vos descriptions; malgré le mauvais ton de vos lettres elles me touchent & m’instruisent; elles m’inspirent des projets de retraite & de repos convenables à mes maximes & à mon âge. Calmez sur-tout l’inquiétude que vous m’avez donnée sur Mde. de Wolmar: si son sort n’est pas heureux, qui doit oser aspirer à l’être? Après le détail qu’elle vous a fait, je ne puis concevoir ce qui manque à son bonheur.* [* La galimatias de cette lettre me plait, en ce qu’il est tout-à-fait dans le caractere du bon Edouard, qui n’est jamais si philosophe que quand il fait des sottises & ne raisonne jamais tant que quand il ne fait ce qu’il dit.]

[189]

LETTRE II.
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Oui, Milord, je vous le confirme avec des transports de joie, la scene de Meillerie a été la crise de ma folie & de mes maux. Les explications de M. de Wolmar m’ont entierement rassuré sur le véritable état de mon coeur. Ce coeur trop foible est guéri tout autant qu’il peut l’être & je préfere la tristesse d’un regret imaginaire à l’effroi d’être sans cesse assiégé par le crime. Depuis le retour de ce digne ami, je ne balance plus à lui donner un nom si cher & dont vous m’avez si bien fait sentir tout le prix. C’est le moindre titre que je doive à quiconque aide à me rendre à la vertu. La paix est au fond de mon ame comme dans le séjour que j’habite. Je commence à m’y voir sans inquiétude, à y vivre comme chez moi; & si je n’y prends pas tout-à-fait l’autorité d’un maître, je sens plus de plaisir encore à me regarder comme l’enfant de la maison. La simplicité, l’égalité que j’y vois régner ont un attrait qui me touche & me porte au respect. Je passe des jours sereins entre la raison vivante & la vertu sensible. En fréquentant ces heureux époux, leur ascendant me gagne & me touche insensiblement & mon coeur se met par degrés à l’unisson des leurs, comme la voix prend sans qu’on y songe le ton des gens avec qui l’on parle.

Quelle retraite délicieuse! quelle charmante habitation! [190] Que la douce habitude d’y vivre en augmente le prix! & que, si l’aspect en paroit d’abord peu brillant, il est difficile de ne pas l’aimer aussi-tôt qu’on la connoit! Le goût que prend Mde. de Wolmar à remplir ses nobles devoirs, à rendre heureux & bons ceux qui l’approchent, se communique à tout ce qui en est l’objet, à son mari, à ses enfans, à ses hôtes, à ses domestiques. Le tumulte, les jeux bruyans, les longs éclats de rire ne retentissent point dans ce paisible séjour; mais on y trouve par-tout des coeurs contens & des visages gais. Si quelquefois on y verse des larmes, elles sont d’attendrissement & de joie. Les noirs soucis, l’ennui, la tristesse, n’approchent pas plus d’ici que le vice & les remords dont ils sont le fruit.

Pour elle, il est certain qu’excepté la peine secrete qui la tourmente & dont je vous ai dit la cause dans ma précédente lettre,* [*Cette précédente lettre ne se trouve point. On en verra ci-apres la raison.] tout concourt à la rendre heureuse. Cependant avec tant de raisons de l’être, mille autres se désoleroient à sa place. Sa vie uniforme & retirée leur seroit insupportable; elles s’impatienteroient du tracas des enfans; elles s’ennuyeroient des soins domestiques; elles ne pourroient souffrir la campagne; la sagesse & l’estime d’un mari peu caressant, ne les dédommageroient ni de sa froideur ni de son âge; sa présence & son attachement même leur seroient à charge. Ou elles trouveroient l’art de l’écarter de chez lui pour y vivre à leur liberté, ou s’en éloignant elles-mêmes, elles mépriseroient les plaisirs de leur état, [191] elles en chercheroient au loin de plus dangereux & ne seroient à leur aise dans leur propre maison, que quand elles y seroient étrangeres. Il faut une ame saine pour sentir les charmes de la retraite; on ne voit gueres que des gens de bien se plaire au sein de leur famille & s’y renfermer volontairement; s’il est au monde une vie heureuse, c’est sans doute celle qu’ils y passent. Mais les instrumens du bonheur ne sont rien pour qui ne sait pas les mettre en œuvre & l’on ne sent en quoi le vrai bonheur consiste qu’autant qu’on est propre à le goûter.

S’il faloit dire avec précision ce qu’on fait dans cette maison pour être heureux, je croirois avoir bien répondu en disant: on y sait vivre; non dans le sens qu’on donne en France à ce mot, qui est d’avoir avec autrui certaines manieres établies par la mode; mais de la vie de l’homme & pour laquelle il est né; de cette vie dont vous me parlez, dont vous m’avez donné l’exemple, qui dure au-delà d’elle-même & qu’on ne tient pas pour perdue au jour de la mort.

Julie a un pere qui s’inquiete du bien-être de sa famille; elle a des enfans à la subsistance desquels il faut pourvoir convenablement. Ce doit être le principal soin de l’homme sociable & c’est aussi le premier dont elle & son mari se sont conjointement occupés. En entrant en ménage ils ont examiné l’état de leurs biens; ils n’ont pas tant regardé s’ils étoient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins & voyant qu’il n’y avoit point de famille honnête qui ne dût s’en contenter, ils n’ont pas eu assez mauvaise opinion de [192] leurs enfans pour craindre que le patrimoine qu’ils ont à leur laisser ne leur pût suffire. Ils se sont donc appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre; ils ont placé leur argent plus surement qu’avantageusement; au lieu d’acheter de nouvelles terres, ils ont donné un nouveau prix à celles qu’ils avoient déjà, l’exemple de leur conduite est le seul trésor dont ils veuillent accroître leur héritage.

Il est vrai qu’un bien qui n’augmente point est sujet à diminuer par mille accidens; mais si cette raison est un motif pour l’augmenter une fois, quand cessera-t-elle d’être un prétexte pour l’augmenter toujours? Il faudra le partager à plusieurs enfans; mais doivent-ils rester oisifs? Le travail de chacun n’est-il pas un supplément à son partage & son industrie ne doit-elle pas entrer dans le calcul de son bien? L’insatiable avidité fait ainsi son chemin sous le masque de la prudence & mene au vice à force de chercher la sûreté. C’est en vain, dit M. de Wolmar, qu’on prétend donner aux choses humaines une solidité qui n’est pas dans leur nature. La raison même veut que nous laissions beaucoup de choses au hazard & si notre vie & notre fortune en dépendent toujours malgré nous, quelle folie de se donner sans cesse un tourment réel pour prévenir des maux douteux & des dangers inévitables! La seule précaution qu’il ait prise à ce sujet a été de vivre un an sur son capital, pour se laisser autant d’avance sur son revenu; de sorte que le produit anticipe toujours d’une année sur la dépense. Il a mieux aimé diminuer un peu son fonds que d’avoir sans cesse à courir après ses rentes. L’avantage de n’être point réduit à [193] des expédiens ruineux au moindre accident imprévu l’a déjà remboursé bien des fois de cette avance. Ainsi l’ordre & la regle lui tiennent lieu d’épargne & il s’enrichit de ce qu’il a dépensé.

Les maîtres de cette maison jouissent d’un bien médiocre selon les idées de fortune qu’on a dans le monde; mais au fond je ne connois personne de plus opulent qu’eux. Il n’y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu’un rapport de surabondance entre les desirs & les facultés de l’homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre; tel est gueux au milieu de ses monceaux d’or. Le désordre & les fantaisies n’ont point de bornes & font plus de pauvres que les vrais besoins. Ici la proportion est établie sur un fondement qui la rend inébranlable, savoir le parfait accord des deux époux. Le mari s’est chargé du recouvrement des rentes, la femme en dirige l’emploi & c’est dans l’harmonie qui regne entre eux qu’est la source de leur richesse.

Ce qui m’a d’abord le plus frappé dans cette maison, c’est d’y trouver l’aisance, la liberté, la gaieté au milieu de l’ordre & de l’exactitude. Le grand défaut des maisons bien réglées est d’avoir un air triste & contraint. L’extrême sollicitude des chefs sent toujours un peu l’avarice. Tout respire la gêne autour d’eux; la rigueur de l’ordre a quelque chose de servile qu’on ne supporte point sans peine. Les domestiques font leur devoir, mais ils le font d’un air mécontent & craintif. Les hôtes sont bien reçus, mais ils n’usent qu’avec défiance de la liberté qu’on leur donne & [194] comme on s’y voit toujours hors de la regle, on n’y fait rien qu’en tremblant de se rendre indiscret. On sent que ces peres esclaves ne vivent point pour eux, mais pour leurs enfans; sans songer qu’ils ne sont pas seulement peres, mais hommes & qu’ils doivent à leurs enfans l’exemple de la vie de l’homme & du bonheur attaché à la sagesse. On suit ici des regles plus judicieuses. On y pense qu’un des principaux devoirs d’un bon pere de famille n’est pas seulement de rendre son séjour riant afin que ses enfans s’y plaisent, mais d’y mener lui-même une vie agréable & douce, afin qu’ils sentent qu’on est heureux en vivant comme lui & ne soient jamais tentés de prendre pour l’être une conduite opposée à la sienne. Une des maximes que M. de Wolmar répete le plus souvent au sujet des amusemens des deux cousines, est que la vie triste & mesquine des peres & meres est presque toujours la premiere source du désordre des enfans.

Pour Julie, qui n’eut jamais d’autre regle que son coeur & n’en sauroit avoir de plus sûre, elle s’y livre sans scrupule & pour bien faire, elle fait tout ce qu’il lui demande. Il ne laisse pas de lui demander beaucoup & personne ne sait mieux qu’elle mettre un prix aux douceurs de la vie. Comment cette ame si sensible seroit-elle insensible aux plaisirs? Au contraire, elle les aime, elle les recherche, elle ne s’en refuse aucun de ceux qui la flattent; on voit qu’elle sait les goûter: mais ces plaisirs sont les plaisirs de Julie. Elle ne néglige ni ses propres commodités ni celles des gens qui lui sont chers, c’est-à-dire de tous ceux qui l’environnent. Elle ne compte pour superflu [195] rien de ce qui peut contribuer au bien-être d’une personne sensée; mais elle appelle ainsi tout ce qui ne sert qu’à briller aux yeux d’autrui, de sorte qu’on trouve dans sa maison le luxe de plaisir & de sensualité sans rafinement ni mollesse. Quant au luxe de magnificence & de vanité, on n’y en voit que ce qu’elle n’a pu refuser au goût de son pere; encore y reconnoît-on toujours le sien, qui consiste à donner moins de lustre & d’éclat que d’élégance & de grace aux choses. Quand je lui parle des moyens qu’on invente journellement à Paris ou à Londres pour suspendre plus doucement les carrosses, elle approuve assez cela; mais quand je lui dis jusqu’à quel prix on a poussé les vernis, elle ne comprend plus & me demande toujours si ces beaux vernis rendent les carrosses plus commodes? Elle ne doute pas que je n’exagere beaucoup sur les peintures scandaleuses dont on orne à grands frais ces voitures au lieu des armes qu’on y mettoit autrefois, comme s’il étoit plus beau de s’annoncer aux passans pour un homme de mauvaises moeurs que pour un homme de qualité! Ce qui l’a sur-tout révoltée a été d’apprendre que les femmes avoient introduit ou soutenu cet usage & que leurs carrosses ne se distinguoient de ceux des hommes que par des tableaux un peu plus lascifs. J’ai été forcé de lui citer là-dessus un mot de votre illustre ami qu’elle a bien de la peine à digérer. J’étois chez lui un jour qu’on lui montroit un vis-à-vis de cette espece. A peine eut-il jetté les yeux sur les panneaux, qu’il partit en disant au maître: montrez ce carrosse à des femmes de la cour; un honnête homme n’oseroit s’en servir.

[196] Comme le premier pas vers le bien est de ne point faire de mal, le premier pas vers le bonheur est de ne point souffrir. Ces deux maximes qui bien entendues épargneroient beaucoup de préceptes de morale, sont chéres à Mde. de Wolmar. Le mal-être lui est extrêmement sensible & pour elle & pour les autres; & il ne lui seroit pas plus aisé d’être heureuse en voyant des misérables, qu’à l’homme droit de conserver sa vertu toujours pure, en vivant sans cesse au milieu des méchans. Elle n’a point cette pitié barbare qui se contente de détourner les yeux des maux qu’elle pourroit soulager. Elle les va chercher pour les guérir; c’est l’existence & non la vue des malheureux qui la tourmente; il ne lui suffit pas de ne point savoir qu’il y en a, il faut pour son repos qu’elle sache qu’il n’y en a pas, du moins autour d’elle; car ce seroit sortir des termes de la raison que de faire dépendre son bonheur de celui de tous les hommes. Elle s’informe des besoins de son voisinage avec la chaleur qu’on met à son propre intérêt; elle en connoît tous les habitans; elle y étend pour ainsi dire l’enceinte de sa famille & n’épargne aucun soin pour en écarter tous les sentimens de douleur & de peine auxquels la vie humaine est assujettie.

Milord, je veux profiter de vos leçons; mais pardonnez-moi un enthousiasme que je ne me reproche plus & que vous partagez. Il n’y aura jamais qu’une Julie au monde. La providence a veillé sur elle & rien de ce qui la regarde n’est un effet du hazard. Le Ciel semble l’avoir donnée à la terre pour y montrer à la fois l’excellence dont une ame humaine [197] est susceptible & le bonheur dont elle peut jouir dans l’obscurité de la vie privée, sans le secours des vertus éclatantes qui peuvent l’élever au-dessus d’elle-même, ni de la gloire qui les peut honorer. Sa faute, si c’en fut une, n’a servi qu’à déployer sa force & son courage. Ses parents, ses amis, ses domestiques, tous heureusement nés, étoient faits pour l’aimer & pour en être aimés. Son pays étoit le seul où il lui convînt de naître; la simplicité qui la rend sublime, devoit régner autour d’elle; il lui faloit pour être heureuse vivre parmi des gens heureux. Si pour son malheur elle fût née chez des peuples infortunés qui gémissent sous le poids de l’oppression & luttent sans espoir & sans fruit contre la misere qui les consume, chaque plainte des opprimés eût empoisonné sa vie; la désolation commune l’eût accablée & son coeur bienfaisant, épuisé de peines & d’ennuis, lui eût fait éprouver sans cesse les maux qu’elle n’eût pu soulager.

Au lieu de cela, tout anime & soutient ici sa bonté naturelle. Elle n’a point à pleurer les calamités publiques. Elle n’a point sous les yeux l’image affreuse de la misere & du désespoir. Le Villageois à son aise* [*Il y a pres de Clarens un village appelle Moutru, dont la Commune seule est assez riche pour entre-tenir tous les Communiers, n’eussent ils pas un pounce de terre en propre. Aussi la bourgeoisse de ce village est-elle presque aussi difficile à acquérir que celle de Berne. Quel dommage qu’il n’y ait pas là quelque honnête hommes de Subdélégué, pour rendre Messieurs de Moutru plus sociables & leur bourgeoisie un peu moins chére!] a plus besoin de ses avis que de ses dons. S’il se trouve quelque orphelin trop jeune pour gagner sa vie, quelque veuve oubliée qui souffre en secret, quelque vieillard [198] sans enfans, dont les bras affoiblis par l’âge ne fournissent plus à son entretien, elle ne craint pas que ses bienfaits leur deviennent onéreux & fassent aggraver sur eux les charges publiques pour en exempter des coquins accrédités. Elle jouit du bien qu’elle fait & le voit profiter. Le bonheur qu’elle goûte se multiplie & s’étend autour d’elle. Toutes les maisons où elle entre offrent bientôt un tableau de la sienne; l’aisance & le bien-être y sont une de ses moindres influences, la concorde & les moeurs la suivent de ménage en ménage. En sortant de chez elle ses yeux ne sont frappés que d’objets agréables; en y rentrant elle en retrouve de plus doux encore; elle voit par-tout ce qui plaît à son coeur, & cette ame si peu sensible à l’amour-propre apprend à s’aimer dans ses bienfaits. Non, Milord, je le répete, rien de ce qui touche à Julie n’est indifférent pour la vertu. Ses charmes, ses talents, ses goûts, ses combats, ses fautes, ses regrets, son séjour, ses amis, sa famille, ses peines, ses plaisirs & toute sa destinée, font de sa vie un exemple unique, que peu de femmes voudront imiter, mais qu’elles aimeront en dépit d’elles.

Ce qui me plaît le plus dans les soins qu’on prend ici du bonheur d’autrui, c’est qu’ils sont tous dirigés par la sagesse & qu’il n’en résulte jamais d’abus. N’est pas toujours bienfaisant qui veut & souvient tel croit rendre de grands services, qui fait de grands maux qu’il ne voit pas, pour un petit bien qu’il apperçoit. Une qualité rare dans les femmes du meilleur caractere & qui brille éminemment dans celui de Madame de Wolmar, c’est un discernement exquis dans la distribution de [199] ses bienfaits, soit par le choix des moyens de les rendre utiles, soit par le choix des gens sur qui elle les répand. Elle s’est fait des regles dont elle ne se départ point. Elle sait accorder & refuser ce qu’on lui demande sans qu’il y ait ni foiblesse dans sa bonté, ni caprice dans son refus. Quiconque a commis en sa vie une méchante action n’a rien à espérer d’elle que justice & pardon s’il l’a offensée; jamais faveur ni protection, qu’elle puisse placer sur un meilleur sujet. Je l’ai vue refuser assez sechement à un homme de cette espece une grace qui dépendoit d’elle seule. "Je vous souhaite du bonheur, lui dit-elle, mais je n’y veux pas contribuer, de peur de faire du mal à d’autres en vous mettant en état d’en faire. Le monde n’est pas assez épuisé de gens de bien qui souffrent, pour qu’on soit réduit à songer à vous." Il est vrai que cette dureté lui coûte extrêmement & qu’il lui est rare de l’exercer. Sa maxime est de compter pour bons tous ceux dont la méchanceté ne lui est pas prouvée & il y a bien peu de méchans qui n’aient l’adresse de se mettre à l’abri des preuves. Elle n’a point cette charité paresseuse des riches qui payent en argent aux malheureux le droit de rejetter leurs prieres & pour un bienfait imploré ne savent jamais donner que l’aumône. Sa bourse n’est pas inépuisable & depuis qu’elle est mere de famille, elle en sait mieux régler l’usage. De tous les secours dont on peut soulager les malheureux, l’aumône est à la vérité celui qui coûte le moins de peine; mais il est aussi le plus passager & le moins solide; & Julie ne cherche pas à se délivrer d’eux, mais à leur être utile.

Elle n’accorde pas non plus indistinctement des recommandations [200] & des services, sans bien savoir si l’usage qu’on en veut faire est raisonnable & juste. Sa protection n’est jamais refusée à quiconque en a un véritable besoin & mérite de l’obtenir; mais pour ceux que l’inquiétude ou l’ambition porte à vouloir s’élever & quitter un état où ils sont bien, rarement peuvent-ils l’engager à se mêler de leurs affaires. La condition naturelle à l’homme est de cultiver la terre & de vivre de ses fruits. Le paisible habitant des champs n’a besoin pour sentir son bonheur que de le connoître. Tous les vrais plaisirs de l’homme sont à sa portée; il n’a que les peines inséparables de l’humanité, des peines que celui qui croit s’en délivrer ne fait qu’échanger contre d’autres plus cruelles.* [*L’homme sorti de sa premiere simplicité devient si stupide qu’il ne fait pas même désirer. Ses souhaits exaucés le meneroient tous à la fortune, jamais à la felicité.] Cet état est le seul nécessaire & le plus utile. Il n’est malheureux que quand les autres le tyrannisent par leur violence, ou le séduisent par l’exemple de leurs vices. C’est en lui que consiste la véritable prospérité d’un pays, la force & la grandeur qu’un peuple tire de lui-même, qui ne dépend en rien des autres nations, qui ne contraint jamais d’attaquer pour se soutenir & donne les plus sûrs moyens de se défendre. Quand il est question d’estimer la puissance publique, le bel esprit visite les palais du prince, ses ports, ses troupes, ses arsenaux, ses villes; le vrai politique parcourt les terres & va dans la chaumiere du laboureur. Le premier voit ce qu’on a fait & le second ce qu’on peut faire.

Sur ce principe on s’attache ici & plus encore à Etange, [201] à contribuer autant qu’on peut à rendre aux paysans leur condition douce, sans jamais leur aider à en sortir. Les plus aisés & les plus pauvres ont également la fureur d’envoyer leurs enfans dans les villes, les uns pour étudier & devenir un jour des Messieurs, les autres pour entrer en condition & décharger leurs parens de leur entretien. Les jeunes gens de leur côté aiment souvent à courir; les filles aspirent à la parure bourgeoise, les garçons s’engagent dans un service étranger; ils croient valoir mieux en rapportant dans leur village, au lieu de l’amour de la patrie & de la liberté, l’air à la fois rogue & rampant des soldats mercenaires & le ridicule mépris de leur ancien état. On leur montre à tous l’erreur de ces préjugés, la corruption des enfans, l’abandon des peres & les risques continuels de la vie, de la fortune & des moeurs, où cent périssent pour un qui réussit. S’ils s’obstinent, on ne favorise point leur fantaisie insensée, on les laisse courir au vice & à la misere & l’on s’applique à dédommager ceux qu’on a persuadés, des sacrifices qu’ils font à la raison. On leur apprend à honorer leur condition naturelle en l’honorant soi-même; on n’a point avec les paysans les façons des villes, mais on use avec eux d’une honnête & grave familiarité, qui maintenant chacun dans son état, leur apprend pourtant à faire cas du leur. Il n’y a point de bon paysan qu’on ne porte à se considérer lui-même, en lui montrant la différence qu’on fait de lui à ces petits parvenus, qui viennent briller un moment dans leur village & ternir leur parens de leur éclat. M. de Wolmar & le Baron, quand il est ici, manquent rarement d’assister [202] aux exercices, aux prix, aux revues du village & des environs. Cette jeunesse déjà naturellement ardente & guerriere, voyant de vieux officiers se plaire à ses assemblées, s’en estime davantage & prend plus de confiance en elle-même. On lui en donne encore plus en lui montrant des soldats retirés du service étranger en savoir moins qu’elle à tous égards; car, quoi qu’on fasse, jamais cinq sous de paye & la peur des coups de canne ne produiront une émulation pareille à celle que donne à un homme libre & sous les armes la présence de ses parents, de ses voisins, de ses amis, de sa maîtresse & la gloire de son pays.

La grande maxime de Mde. de Wolmar est donc de ne point favoriser les changemens de condition, mais de contribuer à rendre heureux chacun dans la sienne & sur-tout d’empêcher que la plus heureuse de toutes, qui est celle du villageois dans un état libre, ne se dépeuple en faveur des autres.

Je lui faisois là-dessus l’objection des talens divers que la nature semble avoir partagés aux hommes pour leur donner à chacun leur emploi, sans égard à la condition dans laquelle ils sont nés. A cela elle me répondit qu’il y avoit deux choses à considérer avant le talent: savoir, les moeurs & la félicité. L’homme, dit-elle, est un être trop noble pour devoir servir simplement d’instrument à d’autres & l’on ne doit point l’employer à ce qui leur convient sans consulter aussi ce qui lui convient à lui-même; car les hommes ne sont pas faits pour les places, mais les places sont faites pour eux; & pour distribuer convenablement les choses, il ne faut pas tant [203] chercher dans leur partage l’emploi auquel chaque homme est le plus propre, que celui qui est le plus propre à chaque homme pour le rendre bon & heureux autant qu’il est possible. Il n’est jamais permis de détériorer une ame humaine pour l’avantage des autres, ni de faire un scélérat pour le service des honnêtes gens.

Or, de mille sujets qui sortent du village, il n’y en a pas dix qui n’aillent se perdre à la ville, ou qui n’en portent les vices plus loin que les gens dont ils les ont appris. Ceux qui réussissent & font fortune la font presque tous par les voies déshonnêtes qui y menent. Les malheureux qu’elle n’a point favorisés ne reprennent plus leur ancien état & se font mendians ou voleurs plutôt que de redevenir paysans. De ces mille s’il s’en trouve un seul qui résiste à l’exemple & se conserve honnête homme, pensez-vous qu’à tout prendre celui-là passe une vie aussi heureuse qu’il l’eût passée à l’abri des passions violentes, dans la tranquille obscurité de sa premiere condition?

Pour suivre son talent il le faut connoître. Est-ce une chose aisée de discerner toujours les talens des hommes & à l’âge où l’on prend un parti, si l’on a tant de peine à bien connoître ceux des enfans qu’on a le mieux observés, comment un petit paysan saura-t-il de lui-même distinguer les siens? Rien n’est plus équivoque que les signes d’inclination qu’on donne des l’enfance; l’esprit imitateur y a souvent plus de part que le talent; ils dépendront plutôt d’une rencontre fortuite que d’un penchant décidé & le penchant même n’annonce pas toujours la disposition. [204] Le vrai talent, le vrai génie a une certaine simplicité qui le rend moins inquiet, moins remuant, moins prompt à se montrer, qu’un apparent & faux talent, qu’on prend pour véritable & qui n’est qu’une vaine ardeur de briller, sans moyens pour y réussir. Tel entend un tambour & veut être général, un autre voit bâtir & se croit architecte. Gustin, mon jardinier, prit le goût du dessin pour m’avoir vue dessiner, je l’envoyai apprendre à Lausanne; il se croyoit déjà peintre & n’est qu’un jardinier. L’occasion, le désir de s’avancer, décident de l’état qu’on choisit. Ce n’est pas assez de sentir son génie, il faut aussi vouloir s’y livrer. Un prince ira-t-il se faire cocher parce qu’il mene bien son carrosse? Un duc se fera-t-il cuisinier parce qu’il invente de bons ragoûts? On n’a des talens que pour s’élever, personne n’en a pour descendre: pensez-vous que ce soit là l’ordre de la nature? Quand chacun connaîtroit son talent & voudroit le suivre, combien le pourraient? Combien surmonteroient d’injustes obstacles? Combien vaincroient d’indignes concurrents? Celui qui sent sa foiblesse appelle à son secours le manege & la brigue, que l’autre, plus sûr de lui, dédaigne. Ne m’avez-vous pas cent fois dit vous-même que tant d’établissemens en faveur des arts ne font que leur nuire? En multipliant indiscretement les sujets, on les confond; le vrai mérite reste étouffé dans la foule & les honneurs dus au plus habile sont tous pour le plus intrigant. S’il existoit une société où les emplois & les rangs fussent exactement mesurés sur les talens & le mérite personnel, chacun pourroit aspirer à la place qu’il sauroit le mieux remplir; [205] mais il faut se conduire par des regles plus sûres & renoncer au prix des talents, quand le plus vil de tous est le seul qui mene à la fortune.

Je vous dirai plus, continua-t-elle; j’ai peine à croire que tant de talens divers doivent être tous développés; car il faudroit pour cela que le nombre de ceux qui les possedent fût exactement proportionné au besoin de la société; & si l’on ne laissoit au travail de la terre que ceux qui ont éminemment le talent de l’agriculture, ou qu’on enlevât à ce travail tous ceux qui sont plus propres à un autre, il ne resteroit pas assez de laboureurs pour la cultiver & nous faire vivre. Je penserois que les talens des hommes sont comme les vertus des drogues, que la nature nous donne pour guérir nos maux, quoique son intention soit que nous n’en ayons pas besoin. Il y a des plantes qui nous empoisonnent, des animaux qui nous dévorent, des talens qui nous sont pernicieux. S’il faloit toujours employer chaque chose selon ses principales propriétés, peut-être ferait-on moins de bien que de mal aux hommes. Les peuples bons & simples n’ont pas besoin de tant de talents; ils se soutiennent mieux par leur seule simplicité que les autres par toute leur industrie. Mais à mesure qu’ils se corrompent, leurs talens se développent comme pour servir de supplément aux vertus qu’ils perdent & pour forcer les méchans eux-mêmes d’être utiles en dépit d’eux.

Une autre chose sur laquelle j’avois peine à tomber d’accord avec elle étoit l’assistance des mendiants. Comme c’est ici une grande route, il en passe beaucoup & l’on ne refuse [206] l’aumône à aucun. Je lui représentai que ce n’étoit pas seulement un bien jetté à pure perte & dont on privoit ainsi le vrai pauvre, mais que cet usage contribuoit à multiplier les gueux & les vagabonds qui se plaisent à ce lâche métier & se rendant à charge à la société, la privent encore du travail qu’ils y pourroient faire.

Je vois bien, me dit-elle, que vous avez pris dans les grandes villes les maximes dont de complaisans raisonneurs aiment à flatter la dureté des riches; vous en avez même pris les termes. Croyez-vous dégrader un pauvre de sa qualité d’homme en lui donnant le nom méprisant de gueux? Compatissant comme vous l’êtes, comment avez-vous pu vous résoudre à l’employer? Renoncez-y mon ami, ce mot ne va point dans votre bouche; il est plus déshonorant pour l’homme dur qui s’en sert que pour le malheureux qui le porte. Je ne déciderai point si ces détracteurs de l’aumône ont tort ou raison; ce que je sais, c’est que mon mari, qui ne cede point en bon sens à vos philosophes & qui m’a souvent rapporté tout ce qu’ils disent là-dessus pour étouffer dans le coeur la pitié naturelle & l’exercer à l’insensibilité, m’a toujours paru mépriser ces discours & n’a point désapprouvé ma conduite. Son raisonnement est simple. On souffre, dit-il & l’on entretient à grands frais des multitudes de professions inutiles dont plusieurs ne servent qu’à corrompre & gâter les moeurs. A ne regarder l’état de mendiant que comme un métier, loin qu’on en ait rien de pareil à craindre, on n’y trouve que de quoi nourrir en nous les sentimens d’intérêt & d’humanité qui devroient [207] unir tous les hommes. Si l’on veut le considérer par le talent, pourquoi ne récompenserais-je pas l’éloquence de ce mendiant qui me remue le coeur & me porte à le secourir, comme je paye un comédien qui me fait verser quelques larmes stériles? Si l’un me fait aimer les bonnes actions d’autrui, l’autre me porte à en faire moi-même; tout ce qu’on sent à la tragédie s’oublie à l’instant qu’on en sort, mais la mémoire des malheureux qu’on a soulagés donne un plaisir qui renaît sans cesse. Si le grand nombre des mendians est onéreux à l’Etat, de combien d’autres professions qu’on encourage & qu’on tolere n’en peut-on pas dire autant! C’est au souverain de faire en sorte qu’il n’y ait point de mendiants; mais pour les rebuter de leur profession* [* Nourrir les mendians c’est, disent-ils, former des pépinieres de voleurs; & tout au contraire, c’est empécher qu’ils ne le deviennent. Je conviens qu’il ne faut pas encourager les pauvres à se faire mendians, mais quand une fois ils le sont, il faut les nourrir, de peur qu’ils ne se fassent voleurs. Rien n’engage tant a changer de profession que de ne pouvoir vivre dans la sienne: or tous ceux qui ont ont une fois goûté de ce metier oisis prennent tellement le travail en aversion qu’ils aiment mieux voler & se faire pendre, que de reprendre l’usage de leurs bras. Un liard est bientôt demandé & refusé, mais vingt liards auroient payé le fouper d’un pauvre que vingt refus peuvent impatienter. Qui efl-ce qui voudroit jamais refuser une si legere aumône, s’il songeoit qu’elle peut fauver deux hommes, l’un du crime & l’autre de la mort? J’ai lu quelque part que les mendians sont une vermine qui s’attache aux riches. Il est naturel que les enfans s’attachent aux peres; mais ces peres opulens & durs les meconnoissent & laissent aux pauvres le soin de lws nourir.] faut-il rendre les citoyens inhumains & dénaturés? Pour moi, continua Julie, sans avoir ce que les pauvres sont à l’Etat, je sais qu’ils sont tous mes freres, [208] & que je ne puis, sans une inexcusable dureté, leur refuser le foible secours qu’ils me demandent. La plupart sont des vagabonds, j’en conviens; mais je connois trop les peines de la vie pour ignorer par combien de malheurs un honnête homme peut se trouver réduit à leur sort; & comment puis-je être sûre que l’inconnu qui vient implorer au nom de Dieu mon assistance & mendier un pauvre morceau de pain, n’est pas peut-être cet honnête homme prêt à périr de misere & que mon refus va réduire au désespoir? L’aumône que je fais donner à la porte est légere. Un demi-crutz* [*Petite monnie du pays.] & un morceau de pain sont ce qu’on ne refuse à personne; on donne une ration double à ceux qui sont évidemment estropiés. S’ils en trouvent autant sur leur route dans chaque maison aisée, cela suffit pour les faire vivre en chemin & c’est tout ce qu’on doit au mendiant étranger qui passe. Quand ce ne seroit pas pour eux un secours réel, c’est au moins un témoignage qu’on prend part à leur peine, un adoucissement à la dureté du refus, une sorte de salutation qu’on leur rend. Un demi-crutz & un morceau de pain ne coûtent guere plus à donner & sont une réponse plus honnête qu’un Dieu vous assiste! comme si les dons de Dieu n’étoient pas dans la main des hommes & qu’il eût d’autres greniers sur la terre que les magasins des riches! Enfin, quoi qu’on puisse penser de ces infortunés, si l’on ne doit rien au gueux qui mendie, au moins se doit-on à soi-même de rendre honneur à l’humanité souffrante [209] ou à son image & de ne point s’endurcir le coeur à l’aspect de ses miseres.

Voilà comment j’en use avec ceux qui mendient pour ainsi dire sans prétexte & de bonne foi: à l’égard de ceux qui se disent ouvriers & se plaignent de manquer d’ouvrage, il y a toujours ici pour eux des outils & du travail qui les attendent. Par cette méthode on les aide, on met leur bonne volonté à l’épreuve; & les menteurs le savent si bien, qu’il ne s’en présente plus chez nous.

C’est ainsi, milord, que cette ame angélique trouve toujours dans ses vertus de quoi combattre les vaines subtilités dont les gens cruels pallient leurs vices. Tous ces soins & d’autres semblables sont mis par elle au rang de ses plaisirs & remplissent une partie du tems que lui laissent ses devoirs les plus chéris. Quand, après s’être acquittée de tout ce qu’elle doit aux autres, elle songe ensuite à elle-même, ce qu’elle fait pour se rendre la vie agréable peut encore être compté parmi ses vertus; tant son motif est toujours louable & honnête & tant il y a de tempérance & de raison dans tout ce qu’elle accorde à ses desirs! Elle veut plaire à son mari qui aime à la voir contente & gaie; elle veut inspirer à ses enfans le goût des innocens plaisirs que la modération, l’ordre & la simplicité font valoir & qui détournent le coeur des passions impétueuses. Elle s’amuse pour les amuser, comme la colombe amollit dans son estomac le grain dont elle veut nourrir ses petits.

Julie a l’âme & le corps également sensibles. La même délicatesse regne dans ses sentimens & dans ses organes. Elle [210] étoit fait pour connoître & goûter tous les plaisirs & long-tems elle n’aima si cherement la vertu même que comme la plus douce des voluptés. Aujourd’hui qu’elle sent en paix cette volupté suprême, elle ne se refuse aucune de celles qui peuvent s’associer avec celle-là: mais sa maniere de les goûter ressemble à l’austérité de ceux qui s’y refusent & l’art de jouir est pour elle celui des privations; non de ces privations pénibles & douloureuses qui blessent la nature & dont son auteur dédaigne l’hommage insensé, mais des privations passageres & modérées qui conservent à la raison son empire & servant d’assaisonnement au plaisir en préviennent le dégoût & l’abus. Elle prétend que tout ce qui tient aux sens & n’est pas nécessaire à la vie change de nature aussi-tôt qu’il tourne en habitude, qu’il cesse d’être un plaisir en devenant un besoin, que c’est à la fois une chaîne qu’on se donne & une jouissance don on se prive & que prévenir toujours les desirs n’est pas l’art de les contenter, mais de les éteindre. Tout celui qu’elle emploie à donner du prix aux moindres choses est de se les refuser vingt fois pour en jouir une. Cette ame simple se conserve ainsi son premier ressort: son goût ne s’use point; elle n’a jamais besoin de le ranimer par des excès & je la vois souvent savourer avec délices un plaisir d’enfant qui seroit insipide à tout autre.

Un objet plus noble qu’elle se propose encore en cela est de rester maîtresse d’elle-même, d’accoutumer ses passions à l’obéissance & de plier tous ses desirs à la regle. C’est un nouveau moyen d’être heureuse; car on ne jouit sans inquiétude que de ce qu’on peut perdre sans peine; & si le vrai bonheur [211] appartient au sage, c’est parce qu’il est de tous les hommes celui à qui la fortune peut le moins ôter.

Ce qui me paroît le plus singulier dans sa tempérance, c’est qu’elle la suit sur les mêmes raisons qui jettent les voluptueux dans l’exces. La vie est courte, il est vrai, dit-elle; c’est une raison d’en user jusqu’au bout & de dispenser avec art sa durée, afin d’en tirer le meilleur parti qu’il est possible. Si un jour de satiété nous ôte un an de jouissance, c’est une mauvaise philosophie d’aller toujours jusqu’où le désir nous mene, sans considérer si nous ne serons pas plustôt au bout de nos facultés que notre carriere & si notre coeur épuisé ne mourra point avant nous. Je vois que ces vulgaires Epicuriens pour ne vouloir jamais perdre une occasion les perdent toutes & toujours ennuyés au sein des plaisirs n’en savent jamais trouver aucun. Ils prodiguent le tems qu’ils pensent économiser & se ruinent comme les avares pour ne savoir rien perdre à propos. Je me trouve bien de la maxime opposée & je crois que j’aimerois encore mieux sur ce point trop de sévérité que de relâchement. Il m’arrive quelquefois de rompre une partie de plaisir par la seule raison qu’elle m’en fait trop; en la renouant j’en jouis deux fois. Cependant, je m’exerce à conserver sur moi l’empire de ma volonté; & j’aime mieux être taxée de caprice que de me laisser dominer par mes fantaisies.

Voilà sur quel principe on fonde ici les douceurs de la vie & les choses de pur agrément. Julie a du penchant à la gourmandise, & dans les soins qu’elle donne à toutes les parties du ménage, la cuisine sur-tout n’est pas négligée. La [212] table se sent de l’abondance générale; mais cette abondance n’est point ruineuse; il y regne une sensualité sans rafinement; tous les mets sont communs, mais excellens dans leurs especes; l’apprêt en est simple & pourtant exquis. Tout ce qui n’est que d’appareil, tout ce qui tient à l’opinion, tous les plats fins & recherchés, dont la rareté fait tout le prix & qu’il faut nommer pour les trouver bons, en sont bannis à jamais; & même, dans la délicatesse & le choix de ceux qu’on se permet, on s’abstient journellement de certaines choses qu’on réserve pour donner à quelque repas un air de fête qui les rend plus agréables sans être plus dispendieux. Que croiriez-vous que sont ces mets si sobrement ménagés? Du gibier rare? Du poisson de mer? Des productions étrangeres? Mieux que tout cela; quelque excellent légume du pays, quelqu’un des savoureux herbages qui croissent dans nos jardins, certains poissons du lac apprêtés d’une certaine maniere, certains laitages de nos montagnes, quelque pâtisserie à l’allemande, à quoi l’on joint quelque piece de la chasse des gens de la maison: voilà tout l’extraordinaire qu’on y remarque; voilà ce qui couvre & orne la table, ce qui excite & contente notre appétit les jours de réjouissance. Le service est modeste & champêtre, mais propre & riant; la grace & le plaisir y sont, la joie & l’appétit l’assaisonnent. Des surtouts dorés autour desquels on meurt de faim, des cristaux pompeux chargés de fleurs pour tout dessert, ne remplissent point la place des mets; on n’y sait point l’art de nourrir l’estomac par les yeux, mais on y sait celui d’ajouter du charme à la bonne chére, de manger [213] beaucoup sans s’incommoder, de s’égayer à boire sans altérer sa raison, de tenir table long-tems sans ennui & d’en sortir toujours sans dégoût.

Il y a au premier étage une petite salle à manger différente de celle où l’on mange ordinairement, laquelle est au rez-de-chaussée. Cette salle particuliere est à l’angle de la maison & éclairée de deux côtés; elle donne par l’un sur le jardin, au-delà duquel on voit le lac à travers les arbres; par l’autre on aperçoit ce grand coteau de vignes qui commencent d’étaler aux yeux les richesses qu’on y recueillera dans deux mois. Cette piece est petite: mais ornée de tout ce qui peut la rendre agréable & riante. C’est là que Julie donne ses petits festins à son pere, à son mari, à sa cousine, à moi, à elle-même & quelquefois à ses enfans. Quand elle ordonne d’y mettre le couvert on sait d’avance ce que cela veut dire & M. de Wolmar l’appelle en riant le salon d’Apollon; mais ce salon ne differe pas moins de celui de Lucullus par le choix des convives que par celui des mets. Les simples hôtes n’y sont point admis, jamais on n’y mange quand on a des étrangers; c’est l’asile inviolable de la confiance, de l’amitié, de la liberté. C’est la société des coeurs qui lie en ce lieu celle de la table; elle est une sorte d’initiation à l’intimité & jamais il ne s’y rassemble que des gens qui voudroient n’être plus séparés. Milord, la fête vous attend & c’est dans cette salle que vous ferez ici votre premier repas.

Je n’eus pas d’abord le même honneur. Ce ne fut qu’à mon retour de chez Mde. d’Orbe que je fus traité dans [214] le salon d’Apollon. Je n’imaginois pas qu’on pût rien ajouter d’obligeant à la réception qu’on m’avoit faite; mais ce souper me donna d’autres idées. J’y trouvai je ne sais quel délicieux mélange de familiarité, de plaisir, d’union, d’aisance, que je n’avois point encore éprouvé. Je me sentois plus libre sans qu’on m’eût averti de l’être; il me sembloit que nous nous entendions mieux qu’auparavant. L’éloignement des domestiques m’invitoit à n’avoir plus de réserve au fond de mon coeur; & c’est là qu’à l’instance de Julie je repris l’usage, quitté depuis tant d’années, de boire avec mes hôtes du vin pur à la fin du repas.

Ce souper m’enchanta: j’aurois voulu que tous nos repas se fussent passés de même. Je ne connaissois point cette charmante salle, dis-je à Mde. de Wolmar; pourquoi n’y mangez-vous pas toujours? - Voyez, dit-elle, elle est si jolie! ne serait-ce pas dommage de la gâter? Cette réponse me parut trop loin de son caractere pour n’y pas soupçonner quelque sens caché. Pourquoi du moins, repris-je, ne rassemblez-vous pas toujours autour de vous les mêmes commodités qu’on trouve ici, afin de pouvoir éloigner vos domestiques & causer plus en liberté? - C’est, me répondit-elle encore, que cela seroit trop agréable & que l’ennui d’être toujours à son aise est enfin le pire de tous. Il ne m’en falut pas davantage pour concevoir son systeme; & je jugeai qu’en effet l’art d’assaisonner les plaisirs n’est que celui d’en être avare.

Je trouve qu’elle se met avec plus de soin qu’elle ne faisoit autrefois. La seule vanité qu’on lui ait jamais reprochée [215] étoit de négliger son ajustement. L’orgueilleuse avoit ses raisons & ne me laissoit point de prétexte pour méconnoître son empire. Mais elle avoit beau faire, l’enchantement étoit trop fort pour me sembler naturel; je m’opiniâtrois à trouver de l’art dans sa négligence; elle se seroit coiffée d’un sac que je l’aurois accusée de coquetterie. Elle n’auroit pas moins de pouvoir aujourd’hui; mais elle dédaigne de l’employer; & je dirois qu’elle affecte une parure plus recherchée pour ne sembler plus qu’une jolie femme, si je n’avois découvert la cause de ce nouveau soin. J’y fus trompé les premiers jours; & sans songer qu’elle n’étoit pas mise autrement qu’à mon arrivée où je n’étois point attendu, j’osai m’attribuer l’honneur de cette recherche. Je me désabusai durant l’absence de M. de Wolmar. Des le lendemain ce n’étoit plus cette élégance de la veille dont l’oeil ne pouvoit se lasser, ni cette simplicité touchante & voluptueuse qui m’enivroit autrefois; c’étoit une certaine modestie qui parle au coeur par les yeux, qui n’inspire que du respect & que la beauté rend plus imposante. La dignité d’épouse & de mere régnoit sur tous ses charmes; ce regard timide & tendre étoit devenu plus grave; & l’on eût dit qu’un air plus grand & plus noble avoit voilé la douceur de ses traits. Ce n’étoit pas qu’il y eût la moindre altération dans son maintien ni dans ses manieres; son égalité, sa candeur, ne connurent jamais les simagrées; elle usoit seulement du talent naturel aux femmes de changer quelquefois nos sentimens & nos idées par un ajustement différent, par une coiffure d’une autre forme, par une robe d’une autre couleur & d’exercer [216] sur les coeurs l’empire du goût en faisant de rien quelque chose. Le jour qu’elle attendoit son mari de retour, elle retrouva l’art d’animer ses grâces naturelles sans les couvrir; elle étoit éblouissante en sortant de sa toilette; je trouvai qu’elle ne savoit pas moins effacer la plus brillante parure qu’orner la plus simple; & je me dis avec dépit, en pénétrant l’objet de ses soins: En fit-elle jamais autant pour l’amour?

Ce goût de parure s’étend de la maîtresse de la maison à tout ce qui la compose. Le maître, les enfans, les domestiques, les chevaux, les bâtiments, les jardins, les meubles, tout est tenu avec un soin qui marque qu’on n’est pas au-dessous de la magnificence, mais qu’on la dédaigne. Ou plutôt la magnificence y est en effet, s’il est vrai qu’elle consiste moins dans la richesse de certaines choses que dans un bel ordre du tout qui marque le concert des parties & l’unité d’intention de l’ordonnateur.* [* Cela me paroit incontestable. Il y a de la magnificence dans la symétrie d’un grand Palais; il n’y en a point dans une foule de maisons confusément entassées. Il y a de la magnificence dans l’uniforme d’un Régiment en bataille; il n’y en a point dans le peuple qui le regarde, quoiqu’il ne s’y trouve peut-être point un seul homme dont l’habit en particulier ne vaille que celui d’un soldat. En un mot, la véritable magnificence n’est l’ordre rendu sensible dans le grand; ce qui fait que de tous les spectacles imaginables, le plus magnifique est celui de la nature.] Pour moi, je trouve au moins que c’est une idée plus grande & plus noble de voir dans une maison simple & modeste un petit nombre de gens heureux d’un bonheur commun, que de voir [217] régner dans un palais la discorde & le trouble & chacun de ceux qui l’habitent chercher sa fortune & son bonheur dans la ruine d’un autre & dans le désordre général. La maison bien réglée est une & forme un tout agréable à voir: dans le palais on ne trouve qu’un assemblage confus de divers objets dont la liaison n’est qu’apparente. Au premier coup d’oeil on croit voir une fin commune; en y regardant mieux on est bientôt détrompé.

A ne consulter que l’impression la plus naturelle, il sembleroit que, pour dédaigner l’éclat & le luxe, on a moins besoin de modération que de goût. La symétrie & la régularité plaît à tous les yeux. L’image du bien-être & de la félicité touche le coeur humain qui en est avide; mais un vain appareil qui ne se rapporte ni à l’ordre ni au bonheur & n’a pour objet que de frapper les yeux, quelle idée favorable à celui qui l’étale peut-il exciter dans l’esprit du spectateur? L’idée du goût? Le goût ne paraît-il pas cent fois mieux dans les choses simples que dans celles qui sont offusquées de richesse? L’idée de la commodité? Y a-t-il rien de plus incommode que le faste?* [*Le bruit des gens d’une maison trouble incessamment le repos du maitre; il ne peut rien cacher a tant d’Argus. La foule de ses creanciers lui fait payer cher celle de ses admirateurs. Ses appartemens sont si superbes qu’il est forcé de coucher dans un bouge pour être a son aise & son singe est quelquefois mieux logé que lui. S’il veut diner, il dépend de son cuisinier & jamais de sa faim; s’il veut sortir, il est a la erci de ses chevaux; mille embarras l’arretent dans les rues; il brule d’arrive & ne fait plus qu’il a des jambes. Chloé l’attend, les boues le retiennent, le poids de l’or de son habit l’accable & il ne peut faire vingt pas à pied: mais s’il perd un rendez-vous avec sa maitresse, il en est bien dédommagé par les passans; chacun remarque sa livrée, l’admire & dit tout haut que c’est Monsieur un tel.] L’idée de la grandeur? C’est précisément le contraire. Quand je vois qu’on a voulu faire un grand palais, je me demande aussi-tôt pourquoi ce palais n’est pas plus grand. Pourquoi celui [218] qui a cinquante domestiques n’en a-t-il pas cent? Cette belle vaisselle d’argent, pourquoi n’est-elle pas d’or? Cet homme qui dore son carrosse, pourquoi ne dore-t-il pas ses lambris? Si ses lambris sont dorés, pourquoi son toit ne l’est-il pas? Celui qui voulut bâtir une haute tour faisoit bien de la vouloir porter jusqu’au ciel; autrement il eût eu beau l’élever, le point où il se fût arrêté n’eût servi qu’à donner de plus loin la preuve de son impuissance. O homme petit & vain! montre-moi ton pouvoir, je te montrerai ta misere.

Au contraire, un ordre de choses où rien n’est donné à l’opinion, où tout a son utilité réelle & qui se borne aux vrais besoins de la nature, n’offre pas seulement un spectacle approuvé par la raison, mais qui contente les yeux & le coeur, en ce que l’homme ne s’y voit que sous des rapports agréables, comme se suffisant à lui-même, que l’image de sa foiblesse n’y paroit point & que ce riant tableau n’excite jamais de réflexions attristantes. Je défie aucun homme sensé de contempler une heure durant le palais d’un prince & le faste qu’on y voit briller, sans tomber dans la mélancolie & déplorer le sort de l’humanité. Mais l’aspect de cette maison & de la vie uniforme & simple de ses habitans répand dans l’âme des spectateurs un charme secret [219] qui ne fait qu’augmenter sans cesse. Un petit nombre de gens doux & paisibles, unis par des besoins mutuels & par une réciproque bienveillance, y concourt par divers soins à une fin commune: chacun trouvant dans son état tout ce qu’il faut pour en être content & ne point désirer d’en sortir, on s’y attache comme y devant rester toute la vie & la seule ambition qu’on garde est celle d’en bien remplir les devoirs. Il y a tant de modération dans ceux qui commandent & tant de zele dans ceux qui obéissent que des égaux eussent pu distribuer entre eux les mêmes emplois sans qu’aucun se fût plaint de son partage. Ainsi nul n’envie celui d’un autre; nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l’augmentation du bien commun; les maîtres mêmes ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environnent. On ne sauroit qu’ajouter ni que retrancher ici, parce qu’on n’y trouve que les choses utiles & qu’elles y sont toutes; en sorte qu’on n’y souhaite rien de ce qu’on n’y voit pas & qu’il n’y a rien de ce qu’on y voit dont on puisse dire: pourquoi n’y en a-t-il pas davantage? Ajoutez-y du galon, des tableaux, un lustre, de la dorure, à l’instant vous appauvrirez tout. En voyant tant d’abondance dans le nécessaire & nulle trace de superflu, on est porté à croire que, s’il n’y est pas, c’est qu’on n’a pas voulu qu’il y fût & que, si on le voulait, il y régneroit avec la même profusion. En voyant continuellement les biens refluer au dehors par l’assistance du pauvre, on est porté à dire: Cette maison ne peut contenir toutes ses richesses. Voilà, ce me semble, la véritable magnificence.

[220] Cet air d’opulence m’effraya moi-même quand je fus instruit de ce qui servoit à l’entretenir. Vous vous ruinez, dis-je à M. & Mde. de Wolmar; il n’est pas possible qu’un si modique revenu suffise à tant de dépenses. Ils se mirent à rire & me firent voir que, sans rien retrancher dans leur maison, il ne tiendroit qu’à eux d’épargner beaucoup & d’augmenter leur revenu plutôt que de se ruiner. Notre grand secret pour être riches, me dirent-ils, est d’avoir peu d’argent & d’éviter, autant qu’il se peut, dans l’usage de nos biens, les échanges intermédiaires entre le produit & l’emploi. Aucun de ces échanges ne se fait sans perte & ces pertes multipliées réduisent presque à rien d’assez grands moyens, comme à force d’être brocantée une belle boîte d’or devient un mince colifichet. Le transport de nos revenus s’évite en les employant sur le lieu, l’échange s’en évite encore en les consommant en nature; & dans l’indispensable conversion de ce que nous avons de trop en ce qui nous manque, au lieu des ventes & des achats pécuniaires qui doublent le préjudice, nous cherchons des échanges réels où la commodité de chaque contractant tienne lieu de profit à tous deux.

Je conçois, leur dis-je, les avantages de cette méthode; mais elle ne me paroit pas sans inconvénient. Outre les soins importuns auxquels elle assujettit, le profit doit être plus apparent que réel; & ce que vous perdez dans le détail de la régie de vos biens l’emporte probablement sur le gain que feroient avec vous vos fermiers; car le travail se fera toujours avec plus d’économie & la récolte avec plus [221] de soin par un paysan que par vous. C’est une erreur, me répondit Wolmar; le paysan se soucie moins d’augmenter le produit que d’épargner sur les frais, parce que les avances lui sont plus pénibles que les profits ne lui sont utiles; comme son objet n’est pas tant de mettre un fonds en valeur que d’y faire peu de dépense, s’il s’assure un gain actuel c’est bien moins en améliorant la terre qu’en l’épuisant & le mieux qui puisse arriver est qu’au lieu de l’épuiser il la néglige. Ainsi pour un peu d’argent comptant recueilli sans embarras, un propriétaire oisif prépare à lui ou à ses enfans de grandes pertes, de grands travaux & quelquefois la ruine de son patrimoine.

D’ailleurs, poursuivit M. de Wolmar, je ne disconviens pas que je ne fasse la culture de mes terres à plus grands frais que ne feroit un fermier; mais aussi le profit du fermier c’est moi qui le fais & cette culture étant beaucoup meilleure le produit est beaucoup plus grand; de sorte qu’en dépensant davantage, je ne laisse pas de gagner encore. Il y a plus; cet excès de dépense n’est qu’apparent & produit réellement une très-grande économie: car, si d’autres cultivoient nos terres, nous serions oisifs; il faudroit demeurer à la ville, la vie y seroit plus chere; il nous faudroit des amusemens qui nous coûteroient beaucoup plus que ceux que nous trouvons ici & nous seroient moins sensibles. Ces soins que vous appelez importuns font à la fois nos devoirs & nos plaisirs; grace à la prévoyance avec laquelle on les ordonne, ils ne sont jamais pénibles; ils nous tiennent lieu d’une foule de fantaisies ruineuses dont la vie champêtre prévient ou détruit [222] le goût & tout ce qui contribue à notre bien-être devient pour nous un amusement.

Jettez les yeux tout autour de vous, ajoutoit ce judicieux pere de famille, vous n’y verrez que des choses utiles, qui ne nous coûtent presque rien & nous épargnent mille vaines dépenses. Les seules denrées du cru couvrent notre table, les seules étoffes du pays composent presque nos meubles & nos habits: rien n’est méprisé parce qu’il est commun, rien n’est estimé parce qu’il est rare. Comme tout ce qui vient de loin est sujet à être déguisé ou falsifié, nous nous bornons, par délicatesse autant que par modération, au choix de ce qu’il y a de meilleur aupres de nous & dont la qualité n’est pas suspecte. Nos mets sont simples, mais choisis. Il ne manque à notre table pour être somptueuse que d’être servie loin d’ici; car tout y est bon, tout y seroit rare & tel gourmand trouveroit les truites du lac bien meilleures s’il les mangeoit à Paris.

La même regle a lieu dans le choix de la parure, qui, comme vous voyez, n’est pas négligée; mais l’élégance y préside seule, la richesse ne s’y montre jamais, encore moins la mode. Il y a une grande différence entre le prix que l’opinion donne aux choses & celui qu’elles ont réellement. C’est à ce dernier seul que Julie s’attache; & quand il est question d’une étoffe, elle ne cherche pas tant si elle est ancienne ou nouvelle que si elle est bonne & si elle lui sied. Souvent même la nouveauté seule est pour elle un motif d’exclusion, quand cette nouveauté donne aux choses un prix qu’elles n’ont pas, ou qu’elles ne sauroient garder.

[223] Considérez encore qu’ici l’effet de chaque chose vient moins d’elle-même que de son usage & de son accord avec le reste; de sorte qu’avec des parties de peu de valeur Julie a fait un tout d’un grand prix. Le goût aime à créer, à donner seul la valeur aux choses. Autant la loi de la mode est inconstante & ruineuse, autant la sienne est économe & durable. Ce que le bon goût approuve une fois est toujours bien; s’il est rarement à la mode, en revanche il n’est jamais ridicule & dans sa modeste simplicité il tire de la convenance des choses des regles inaltérables & sûres, qui restent quand les modes ne sont plus.

Ajoutez enfin que l’abondance du seul nécessaire ne peut dégénérer en abus, parce que le nécessaire a sa mesure naturelle & que les vrais besoins n’ont jamais d’exces. On peut mettre la dépense de vingt habits en un seul & manger en un repas le revenu d’une année; mais on ne sauroit porter deux habits en même temps, ni dîner deux fois en un jour. Ainsi l’opinion est illimitée, au lieu que la nature nous arrête de tous côtés; & celui qui, dans un état médiocre, se borne au bien-être ne risque point de se ruiner.

Voilà, mon cher, continuoit le sage Wolmar, comment avec de l’économie & des soins on peut se mettre au-dessus de sa fortune. Il ne tiendroit qu’à nous d’augmenter la nôtre sans changer notre maniere de vivre; car il ne se fait ici presque aucune avance qui n’ait un produit pour objet & tout ce que nous dépensons nous rend de quoi dépenser beaucoup plus.

He bien! milord, rien de tout cela ne paroit au premier [224] coup d’oeil. par-tout un air de profusion couvre l’ordre qui le donne. Il faut du tems pour apercevoir des loix somptuaires qui menent à l’aisance & au plaisir & l’on a d’abord peine à comprendre comment on jouit de ce qu’on épargne. En y réfléchissant le contentement augmente, parce qu’on voit que la source en est intarissable & que l’art de goûter le bonheur de la vie sert encore à le prolonger. Comment se lasserait-on d’un état si conforme à la nature? Comment épuiserait-on son héritage en l’améliorant tous les jours? Comment ruinerait-on sa fortune en ne consommant que ses revenus? Quand chaque année on est sûr de la suivante, qui peut troubler la paix de celle qui court? Ici le fruit du labeur passé soutient l’abondance présente & le fruit du labeur présent annonce l’abondance à venir; on jouit à la fois de ce qu’on dépense & de ce qu’on recueille & les divers tems se rassemblent pour affermir la sécurité du présent.

Je suis entré dans tous les détails du ménage & j’ai par-tout vu régner le même esprit. Toute la broderie & la dentelle sortent du gynécée; toute la toile est filée dans la basse-cour ou par de pauvres femmes que l’on nourrit. La laine s’envoie à des manufactures dont on tire en échange des draps pour habiller les gens; le vin, l’huile & le pain se font dans la maison; on a des bois en coupe réglée autant qu’on en peut consommer; le boucher se paye en bétail; l’épicier reçoit du blé pour ses fournitures; le salaire des ouvriers & des domestiques se prend sur le produit des terres qu’ils font valoir; le loyer des maisons de la ville suffit pour l’ameublement de celles qu’on habite; les rentes sur les fonds publics [225] fournissent à l’entretien des maîtres & au peu de vaisselle qu’on se permet; la vente des vins & des blés qui restent donne un fonds qu’on laisse en réserve pour les dépenses extraordinaires: fonds que la prudence de Julie ne laisse jamais tarir & que sa charité laisse encore moins augmenter. Elle n’accorde aux choses de pur agrément que le profit du travail qui se fait dans sa maison, celui des terres qu’ils ont défrichées, celui des arbres qu’ils ont fait planter, etc. Ainsi, le produit & l’emploi se trouvant toujours compensés par la nature des choses, la balance ne peut être rompue & il est impossible de se déranger.

Bien plus, les privations qu’elle s’impose par cette volupté tempérante dont j’ai parlé sont à la fois de nouveaux moyens de plaisir & de nouvelles ressources d’économie. Par exemple, elle aime beaucoup le café; chez sa mere elle en prenoit tous les jours; elle en a quitté l’habitude pour en augmenter le goût; elle s’est bornée à n’en prendre que quand elle a des hôtes & dans le salon d’Apollon, afin d’ajouter cet air de fête à tous les autres. C’est une petite sensualité qui la flatte plus, qui lui coûte moins & par laquelle elle aiguise & regle à la fois sa gourmandise. Au contraire, elle met à deviner & à satisfaire les goûts de son pere & de son mari une attention sans relâche, une prodigalité naturelle & pleine de grâces, qui leur fait mieux goûter ce qu’elle leur offre par le plaisir qu’elle trouve à le leur offrir. Ils aiment tous deux à prolonger un peu la fin du repas, à la Suisse: elle ne manque jamais, après le souper, de faire servir une bouteille de vin plus délicat, plus vieux que celui de l’ordinaire. [226] Je fus d’abord la dupe des noms pompeux qu’on donnoit à ces vins, qu’en effet je trouve excellents; & les buvant comme étant des lieux dont ils portoient les noms, je fis la guerre à Julie d’une infraction si manifeste à ses maximes; mais elle me rappela en riant un passage de Plutarque, où Flaminius compare les troupes asiatiques d’Antiochus, sous mille noms barbares, aux ragoûts divers sous lesquels un ami lui avoit déguisé la même viande. Il en est de même, dit-elle, de ces vins étrangers que vous me reprochez. Le Rancio, le Cherez, le Malaga, le Chassaigne, le Syracuse, dont vous buvez avec tant de plaisir, ne sont en effet que des vins de Lavaux diversement préparés & vous pouvez voir d’ici le vignoble qui produit toutes ces boissons lointaines. Si elles sont inférieures en qualité aux vins fameux dont elles portent les noms, elles n’en ont pas les inconvénients; & comme on est sûr de ce qui les compose, on peut au moins les boire sans risque. J’ai lieu de croire, continua-t-elle, que mon pere & mon mari les aiment autant que les vins les plus rares. Les siens, me dit alors M. de Wolmar, ont pour nous un goût dont manquent tous les autres: c’est le plaisir qu’elle a pris à les préparer. - Ah! reprit-elle, ils seront toujours exquis.

Vous jugez bien qu’au milieu de tant de soins divers le désoeuvrement & l’oisiveté qui rendent nécessaires la compagnie, les visites & les sociétés extérieures, ne trouvent guere ici de place. On fréquente les voisins assez pour entretenir un commerce agréable, trop peu pour s’y assujettir. Les hôtes sont toujours bien venus & ne sont jamais désirés. [227] On ne voit précisément qu’autant de monde qu’il faut pour se conserver le goût de la retraite; les occupations champêtres tiennent lieu d’amusements; & pour qui trouve au sein de sa famille une douce société, toutes les autres sont bien insipides. La maniere dont on passe ici le tems est trop simple & trop uniforme pour tenter beaucoup de gens;* [*Je crois qu’un de nos beaux esprits voyageant dans ce pays là, reçu & caressé dans cette maison à son passage, feroit ensuite à ses amis une relation bien plaisante de la vie de manans qu’on y mene. Au reste, je vois par les lettres de Miladi Catesby que ce goût n’est pas particulier à la France & que c’est apparemment aussi l’usage en Angleterre de tourner ses hôtes en ridicules, pour prix de leur hospitalité.] mais, c’est par la disposition du coeur de ceux qui l’ont adoptée qu’elle leur est intéressante. Avec une ame saine peut-on s’ennuyer à remplir les plus chers & les plus charmans devoirs de l’humanité & à se rendre mutuellement la vie heureuse? Tous les soirs, Julie, contente de sa journée, n’en désire point une différente pour le lendemain & tous les matins elle demande au Ciel un jour semblable à celui de la veille; elle fait toujours les mêmes choses parce qu’elles sont bien & qu’elle ne connaît rien de mieux à faire. Sans doute elle jouit ainsi de toute la félicité permise à l’homme. Se plaire dans la durée de son état, n’est-ce pas un signe assuré qu’on y vit heureux?

Si l’on voit rarement ici de ces tas de désoeuvrés qu’on appelle bonne compagnie, tout ce qui s’y rassemble intéresse le coeur par quelque endroit avantageux & rachete quelques ridicules par mille vertus. De paisibles campagnards, sans monde & sans politesse, mais bons, simples, honnêtes & [228] contens de leur sort; d’anciens officiers retirés du service; des commerçans ennuyés de s’enrichir; de sages meres de famille qui amenent leurs filles à l’école de la modestie & des bonnes moeurs: voilà le cortege que Julie aime à rassembler autour d’elle. Son mari n’est pas fâché d’y joindre quelquefois de ces aventuriers corrigés par l’âge & l’expérience, qui, devenus sages à leurs dépens, reviennent sans chagrin cultiver le champ de leur pere qu’ils voudroient n’avoir point quitté. Si quelqu’un récite à table les événemens de sa vie, ce ne sont point les aventures merveilleuses du riche Sindbad racontant au sein de la mollesse orientale comment il a gagné ses trésors; ce sont les relations plus simples de gens sensés que les caprices du sort & les injustices des hommes ont rebutés des faux biens vainement poursuivis, pour leur rendre le goût des véritables.

Croiriez-vous que l’entretien même des paysans a des charmes pour ces ames élevées avec qui le sage aimeroit à s’instruire? Le judicieux Wolmar trouve dans la naiveté villageoise des caracteres plus marqués, plus d’hommes pensant par eux-mêmes, que sous le masque uniforme des habitans des villes, où chacun se montre comme sont les autres plutôt que comme il est lui-même. La tendre Julie trouve en eux des coeurs sensibles aux moindres caresses & qui s’estiment heureux de l’intérêt qu’elle prend à leur bonheur. Leur coeur ni leur esprit ne sont point façonnés par l’art; ils n’ont point appris à se former sur nos modeles & l’on n’a pas peur de trouver en eux l’homme de l’homme au lieu de celui de la nature.

[229] Souvent dans ses tournées M. de Wolmar rencontre quelque bon vieillard dont le sens & la raison le frappent & qu’il se plaît à faire causer. Il l’amene à sa femme; elle lui fait un accueil charmant, qui marque non la politesse & les airs de son état, mais la bienveillance & l’humanité de son caractere. On retient le bonhomme à dîner: Julie le place à côté d’elle, le sert, le caresse, lui parle avec intérêt, s’informe de sa famille, de ses affaires, ne sourit point de son embarras, ne donne point une attention gênante à ses manieres rustiques, mais le met à l’aise par la facilité des siennes & ne sort point avec lui de ce tendre & touchant respect dû à la vieillesse infirme qu’honore une longue vie passée sans reproche. Le vieillard enchanté se livre à l’épanchement de son coeur; il semble reprendre un moment la vivacité de sa jeunesse. Le vin bu à la santé d’une jeune dame en réchauffe mieux son sang à demi glacé. Il se ranime à parler de son ancien temps, de ses amours, de ses campagnes, des combats où il s’est trouvé, du courage de ses compatriotes, de son retour au pays, de sa femme, de ses enfans, des travaux champêtres, des abus qu’il a remarqués, des remedes qu’il imagine. Souvent des longs discours de son âge sortent d’excellens préceptes moraux, ou des leçons d’agriculture; & quand il n’y auroit dans les choses qu’il dit que le plaisir qu’il prend à les dire, Julie en prendroit à les écouter.

Elle passe après le dîner dans sa chambre & en rapporte un petit présent de quelque nippe convenable à la femme ou aux filles du vieux bonhomme. Elle le lui fait offrir par les [230] enfans & réciproquement il rend aux enfans quelque don simple & de leur goût dont elle l’a secretement chargé pour eux. Ainsi se forme de bonne heure l’étroite & douce bienveillance qui fait la liaison des états divers. Les enfans s’accoutument à honorer la vieillesse, à estimer la simplicité & à distinguer le mérite dans tous les rangs. Les paysans, voyant leurs vieux peres fêtés dans une maison respectable & admis à la table des maîtres ne se tiennent point offensés d’en être exclus; ils ne s’en prennent point à leur rang, mais à leur âge; ils ne disent point: Nous sommes trop pauvres, mais: Nous sommes trop jeunes pour être ainsi traités; l’honneur qu’on rend à leurs vieillards & l’espoir de le partager un jour les consolent d’en être privés & les excitent à s’en rendre dignes.

Cependant le vieux bonhomme, encore attendri des caresses qu’il a reçues, revient dans sa chaumiere, empressé de montrer à sa femme & à ses enfans les dons qu’il leur apporte. Ces bagatelles répandent la joie dans toute une famille qui voit qu’on a daigné s’occuper d’elle. Il leur raconte avec emphase la réception qu’on lui a faite, les mets dont on l’a servi, les vins dont il a goûté, les discours obligeans qu’on lui a tenus, combien on s’est informé d’eux, l’affabilité des maîtres, l’attention des serviteurs & généralement ce qui peut donner du prix aux marques d’estime & de bonté qu’il a reçues; en le racontant il en jouit une seconde fois & toute la maison croit jouir aussi des honneurs rendus à son chef. Tous bénissent de concert cette famille illustre & généreuse qui donne exemple aux grands & refuge aux petits, qui ne [231] dédaigne point le pauvre & rend honneur aux cheveux blancs. Voilà l’encens qui plait aux ames bienfaisantes. S’il est des bénédictions humaines que le Ciel daigné exaucer, ce ne sont point celles qu’arrachent la flatterie & la bassesse en présence des gens qu’on loue; mais celles que dicte en secret un coeur simple & reconnoissant au coin d’un foyer rustique.

C’est ainsi qu’un sentiment agréable & doux peut couvrir de son charme une vie insipide à des coeurs indifférens: c’est ainsi que les soins, les travaux, la retraite peuvent devenir des amusemens par l’art de les diriger. Une ame saine peut donner du goût à des occupations communes, comme la santé du corps fait trouver bons les alimens les plus simples. Tous ces gens ennuyés qu’on amuse avec tant de peine doivent leur dégoût à leurs vices & ne perdent le sentiment du plaisir qu’avec celui du devoir. Pour Julie, il lui est arrivé précisément le contraire & des soins qu’une certaine langueur d’âme lui eût laissé négliger autrefois, lui deviennent intéressans par le motif qui les inspire. Il faudroit être insensible pour être toujours sans vivacité. La sienne s’est développée par les mêmes causes qui la réprimoient autrefois. Son coeur cherchoit la retraite & la solitude pour se livrer en paix aux affections dont il étoit pénétré; maintenant elle a pris une activité nouvelle en formant de nouveaux liens. Elle n’est point de ces indolentes meres de famille, contentes d’étudier quand il faut agir, qui perdent à s’instruire des devoirs d’autrui le tems qu’elles devroient mettre à remplir les leurs. Elle pratique aujourd’hui ce qu’elle apprenoit autrefois. Elle n’étudie plus, elle ne lit plus; elle agit. Comme [232] elle se leve une heure plus tard que son mari, elle se couche aussi plus tard d’une heure. Cette heure est le seul tems qu’elle donne encore à l’étude & la journée ne lui paroit jamais assez longue pour tous les soins dont elle aime à la remplir.

Voilà milord, ce que j’avois à vous dire sur l’économie de cette maison & sur la vie privée des maîtres qui la gouvernent. Contens de leur sort, ils en jouissent paisiblement; contens de leur fortune, ils ne travaillent pas à l’augmenter pour leurs enfans, mais à leur laisser, avec l’héritage qu’ils ont reçu, des terres en bon état, des domestiques affectionnés, le goût du travail, de l’ordre, de la modération & tout ce qui peut rendre douce & charmante à des gens sensés la jouissance d’un bien médiocre, aussi sagement conservé qu’il fut honnêtement acquis.

[233]

LETTRE III.*
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

[*Deux lettres écrites en différens tems rouloient sur le sujet de celle-ci, ce qui occasionnoit bien des répétitions inutiles. Pour les retrancher, j’ai réuni ces deux lettres en une seule. Au reste, sans prétendre justifier l’excessive longueur de plusieurs des lettres dont ce recueil est composé, je remarquerai que les lettres des solitaires sont longues & rares, celles des gens du monde fréquentes & courtes. Il ne faut qu’observer cette différence pour en sentir a l’instant la raison.]

Nous avons eu des hôtes ces jours derniers. Ils sont repartis hier & nous recommençons entre nous trois une société d’autant plus charmante qu’il n’est rien resté dans le fond des coeurs qu’on veuille se cacher l’un à l’autre. Quel plaisir je goûte à reprendre un nouvel être qui me rend digne de votre confiance! Je ne reçois pas une marque d’estime de Julie & de son mari que je ne me dise avec une certaine fierté d’âme: Enfin j’oserai me montrer à lui. C’est par vos soins, c’est sous vos yeux, que j’espere honorer mon état présent de mes fautes passées. Si l’amour éteint jette l’âme dans l’épuisement, l’amour subjugué lui donne, avec la conscience de sa victoire, une élévation nouvelle & un attrait plus vif pour tout ce qui est grand & beau. Voudrait-on perdre le fruit d’un sacrifice qui nous a coûté si cher? Non, milord; je sens qu’à votre exemple mon coeur va mettre à profit tous les ardens sentimens qu’il a vaincus. Je sens qu’il [234] faut avoir été ce que je fus pour devenir ce que je veux être.

Apres six jours perdus aux entretiens frivoles des gens indifférents, nous avons passé aujourd’hui une matinée à l’anglaise, réunis & dans le silence, goûtant à la fois le plaisir d’être ensemble & la douceur du recueillement. Que les délices de cet état sont connues de peu de gens! Je n’ai vu personne en France en avoir la moindre idée. La conversation des amis ne tarit jamais, disent-ils. Il est vrai, la langue fournit un babil facile aux attachemens médiocres; mais l’amitié, milord, l’amitié! Sentiment vif & céleste, quels discours sont dignes de toi? Quelle langue ose être ton interprete? Jamais ce qu’on dit à son ami peut-il valoir ce qu’on sent à ses côtés? Mon Dieu! qu’une main serrée, qu’un regard animé, qu’une étreinte contre la poitrine, que le soupir qui la suit, disent de choses & que le premier mot qu’on prononce est froid après tout cela! O veillées de Besançon! momens consacrés au silence & recueillis par l’amitié! O Bomston, ame grande, ami sublime! non, je n’ai point avili ce que tu fis pour moi & ma bouche ne t’en a jamais rien dit.

Il est sûr que cet état de contemplation fait un des grands charmes des hommes sensibles. Mais j’ai toujours trouvé que les importuns empêchoient de le goûter & que les amis ont besoin d’être sans témoin pour pouvoir ne se rien dire qu’à leur aise. On veut être recueillis, pour ainsi dire, l’un dans l’autre: les moindres distractions sont désolantes, la moindre contrainte est insupportable. Si quelquefois [235] le coeur porte un mot à la bouche, il est si doux de pouvoir le prononcer sans gêne! Il semble qu’on n’ose penser librement ce qu’on n’ose dire de même; il semble que la présence d’un seul étranger retienne le sentiment & comprime des ames qui s’entendroient si bien sans lui.

Deux heures se sont ainsi écoulées entre nous dans cette immobilité d’extase, plus douce mille fois que le froid repos des Dieux d’Epicure. Après le déjeuner, les enfans sont entrés comme à l’ordinaire dans la chambre de leur mere; mais au lieu d’aller ensuite s’enfermer avec eux dans le gynécée selon sa coutume, pour nous dédommager en quelque sorte du tems perdu sans nous voir, elle les a fait rester avec elle & nous ne nous sommes point quittés jusqu’au dîner. Henriette, qui commence à savoir tenir l’aiguille, travailloit assise devant la Fanchon, qui faisoit de la dentelle & dont l’oreiller posoit sur le dossier de sa petite chaise. Les deux garçons feuilletoient sur une table un recueil d’images dont l’aîné expliquoit les sujets au cadet. Quand il se trompait, Henriette attentive & qui sait le recueil par coeur, avoit soin de le corriger. Souvent, feignant d’ignorer à quelle estampe ils étaient, elle en tiroit un prétexte de se lever, d’aller & venir de sa chaise à la table & de la table à la chaise. Ces promenades ne lui déplaisoient pas & lui attiroient toujours quelque agacerie de la part du petit mali; quelquefois même il s’y joignoit un baiser que sa bouche enfantine sait mal appliquer encore, mais dont Henriette, déjà plus savante, lui épargne volontiers la façon. Pendant [236] ces petites leçons, qui se prenoient & se donnoient sans beaucoup de soin, mais aussi sans la moindre gêne, le cadet comptoit furtivement des onchets de buis qu’il avoit cachés sous le livre.

Madame de Wolmar brodoit pres de la fenêtre vis-à-vis des enfans; nous étions, son mari & moi, encore autour de la table à thé, lisant la gazette, à laquelle elle prêtoit assez peu d’attention. Mais à l’article de la maladie du roi de France & de l’attachement singulier de son peuple, qui n’eut jamais d’égal que celui des Romains pour Germanicus, elle a fait quelques réflexions sur le bon naturel de cette nation douce & bienveillante, que toutes haissent & qui n’en hait aucune, ajoutant qu’elle n’envioit du rang suprême que le plaisir de s’y faire aimer. N’enviez rien, lui a dit son mari d’un ton qu’il m’eût dû laisser prendre; il y a long-tems que nous sommes tous vos sujets. A ce mot, son ouvrage est tombé de ses mains; elle a tourné la tête & jetté sur son digne époux un regard si touchant, si tendre, que j’en ai tressailli moi-même. Elle n’a rien dit: qu’eût-elle dit qui valût ce regard? Nos yeux se sont aussi rencontrés. J’ai senti, à la maniere dont son mari m’a serré la main, que la même émotion nous gagnoit tous trois & que la douce influence de cette ame expansive agissoit autour d’elle & triomphoit de l’insensibilité même.

C’est dans ces dispositions qu’a commencé le silence dont je vous parlais: vous pouvez juger qu’il n’étoit pas de froideur & d’ennui. Il n’étoit interrompu que par le petit manege des enfans; encore, aussi-tôt que nous avons cessé de [237] parler, ont-ils modéré par imitation leur caquet, comme craignant de troubler le recueillement universel. C’est la petite surintendante qui la premiere s’est mise à baisser la voix, à faire signe aux autres, à courir sur la pointe du pied; & leurs jeux sont devenus d’autant plus amusans que cette légere contrainte y ajoutoit un nouvel intérêt. Ce spectacle, qui sembloit être mis sous nos yeux pour prolonger notre attendrissement, a produit son effet naturel.

Ammutiscon le lingue, e parlan l’alme.*

[*Les langues se taisent mais les coeurs parlent.]

Que de choses se sont dites sans ouvrir la bouche! Que d’ardens sentimens se sont communiqués sans la froide entremise de la parole! Insensiblement Julie s’est laissée absorber à celui qui dominoit tous les autres. Ses yeux se sont tout-à-fait fixés sur ses trois enfans & son coeur, ravi dans une si délicieuse extase, animoit son charmant visage de tout ce que la tendresse maternelle eut jamais de plus touchant.

Livrés nous-mêmes à cette double contemplation, nous nous laissions entraîner Wolmar & moi, à nos rêveries, quand les enfans qui les causoient les ont fait finir. L’aîné, qui s’amusoit aux images, voyant que les onchets empêchoient son frere d’être attentif, a pris le tems qu’il les avoit rassemblés & lui donnant un coup sur la main, les a fait sauter par la chambre. Marcellin s’est mis à pleurer; & sans s’agiter pour le faire taire, Mde. de Wolmar a dit à Fanchon d’emporter les onchets. L’enfant s’est tu sur [238] le champ, mais les onchets n’ont pas moins été emportés sans qu’il ait recommencé de pleurer, comme je m’y étois attendu. Cette circonstance, qui n’étoit rien, m’en a rappellé beaucoup d’autres auxquelles je n’avois fait nulle attention; & je ne me souviens pas, en y pensant, d’avoir vu d’enfans à qui l’on parlât si peu & qui fussent moins incommodes. Ils ne quittent presque jamais leur mere & à peine s’aperçoit-on qu’ils soient là. Ils sont vifs, étourdis, sémillants, comme il convient à leur âge, jamais importuns ni criards & l’on voit qu’ils sont discrets avant de savoir ce que c’est que discrétion. Ce qui m’étonnoit le plus dans les réflexions où ce sujet m’a conduit, c’étoit que cela se fît comme de soi-même & qu’avec une si vive tendresse pour ses enfans Julie se tourmentât si peu autour d’eux. En effet, on ne la voit jamais s’empresser à les faire parler ou taire, ni à leur prescrire ou défendre ceci ou cela. Elle ne dispute point avec eux, elle ne les contrarie point dans leurs amusements; on diroit qu’elle se contente de les voir & de les aimer & que, quand ils ont passé leur journée avec elle, tout son devoir de mere est rempli.

Quoique cette paisible tranquillité me parût plus douce à considérer que l’inquiete sollicitude des autres meres, je n’en étois pas moins frappé d’une indolence qui s’accordoit mal avec mes idées. J’aurois voulu qu’elle n’eût pas encore été contente avec tant de sujets de l’être: une activité superflue sied si bien à l’amour maternel! Tout ce que je voyois de bon dans ses enfans, j’aurois voulu l’attribuer à ses soins; j’aurois voulu qu’ils dussent moins à la nature & [239] davantage à leur mere; je leur aurois presque désiré des défauts, pour la voir plus empressée à les corriger.

Apres m’être occupé long-tems de ces réflexions en silence, je l’ai rompu pour les lui communiquer. Je vois, lui ai-je dit, que le Ciel récompense la vertu des meres par le bon naturel des enfans; mais ce bon naturel veut être cultivé. C’est des leur naissance que doit commencer leur éducation. Est-il un tems plus propre à les former que celui où ils n’ont encore aucune forme à détruire? Si vous les livrez à eux-mêmes des leur enfance, à quel âge attendrez-vous d’eux de la docilité? Quand vous n’auriez rien à leur apprendre, il faudroit leur apprendre à vous obéir. Vous apercevez-vous, a-t-elle répondu, qu’ils me désobéissent? Cela seroit difficile, ai-je dit, quand vous ne leur commandez rien. Elle s’est mise à sourire en regardant son mari; & me prenant par la main, elle m’a mené dans le cabinet où nous pouvions causer tous trois sans être entendus des enfants.

C’est là que, m’expliquant à loisir ses maximes, elle m’a fait voir sous cet air de négligence la plus vigilante attention qu’ait jamais donnée la tendresse maternelle. Longtemps, m’a-t-elle dit, j’ai pensé comme vous sur les instructions prématurées; & durant ma premiere grossesse, effrayé de tous mes devoirs & des soins que j’aurois bientôt à remplir, j’en parlois souvent à M. de Wolmar avec inquiétude. Quel meilleur guide pouvais-je prendre en cela, qu’un observateur éclairé qui joignoit à l’intérêt d’un pere le sang-froid d’un philosophe? Il remplit & passa mon attente; il dissipa mes [240] préjugés & m’apprit à m’assurer avec moins de peine un succes beaucoup plus étendu. Il me fit sentir que la premiere & la plus importante éducation, celle précisément que tout le monde oublie,* [*Locke lui-meme, le sage Locke l’a oubliée; il dit bien ce qu’on doit exiger des enfans que ce qu’il faut faire pour l’obtenir.] est de rendre un enfant propre à être élevé. Une erreur commune à tous les parens qui se piquent de lumieres est de supposer leurs enfans raisonnables des leur naissance & de leur parler comme à des hommes avant même qu’ils sachent parler. La raison est l’instrument qu’on pense employer à les instruire; au lieu que les autres instrumens doivent servir à former celui-là & que de toutes les instructions propres à l’homme, celle qu’il acquiert le plus tard & le plus difficilement est la raison même. En leur parlant des leur bas âge une langue qu’ils n’entendent point, on les accoutume à se payer de mots, à en payer les autres, à contrôler tout ce qu’on leur dit, à se croire aussi sages que leurs maîtres, à devenir disputeurs & mutins; & tout ce qu’on pense obtenir d’eux par des motifs raisonnables, on ne l’obtient en effet que par ceux de crainte ou de vanité qu’on est toujours forcé d’y joindre.

Il n’y a point de patience que ne lasse enfin l’enfant qu’on veut élever ainsi; & voilà comment, ennuyés, rebutés, excédés de l’éternelle importunité dont ils leur ont donné l’habitude eux-mêmes, les parents, ne pouvant plus supporter le tracas des enfans, sont forcés de les éloigner d’eux en les livrant à des maîtres; comme si l’on pouvoit jamais espérer d’un précepteur plus de patience & de douceur que n’en peut avoir un pere.

[241] La nature, a continué Julie, veut que les enfans soient enfans avant que d’être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces qui n’auront ni maturité ni saveur & ne tarderont pas à se corrompre; nous aurons de jeunes docteurs & de vieux enfans. L’enfance a des manieres de voir, de penser, de sentir qui lui sont propres. Rien n’est moins sensé que d’y vouloir substituer les nôtres & j’aimerois autant exiger qu’un enfant eût cinq pieds de haut que du jugement à dix ans.

La raison ne commence à se former qu’au bout de plusieurs années & quand le corps a pris une certaine consistance. L’intention de la nature est donc que le corps se fortifie avant que l’esprit s’exerce. Les enfans sont toujours en mouvement; le repos & la réflexion sont l’aversion de leur âge; une vie appliquée & sédentaire les empêche de croître & de profiter; leur esprit ni leur corps ne peuvent supporter la contrainte. Sans cesse enfermés dans une chambre avec des livres, ils perdent toute leur vigueur; ils deviennent délicats, foibles, mal-sains, plutôt hébétés que raisonnables & l’ame se sent toute la vie du dépérissement du corps.

Quand toutes ces instructions prématurées profiteroient à leur jugement autant qu’elles y nuisent, encore y auroit-il un très-grand inconvénient à les leur donner indistinctement & sans égard à celles qui conviennent par préférence au génie de chaque enfant. Outre la constitution commune à l’espece, chacun apporte en naissant un tempérament particulier qui détermine son génie & son caractere & qu’il ne s’agit ni de changer ni de contraindre, mais de former & de perfectionner. [242] Tous les caracteres sont bons & sains en eux-mêmes, selon M. de Wolmar. Il n’y a point, dit-il, d’erreurs dans la nature;* [*Cette doctrine si vraie me surprend dans M. De Wolmar; on verra bientôt pourquoi.] tous les vices qu’on impute au naturel sont l’effet des mauvaises formes qu’il a reçues. Il n’y a point de scélérat dont les penchans mieux dirigés n’eussent produit de grandes vertus. Il n’y a point d’esprit faux dont on n’eût tiré des talens utiles en le prenant d’un certain biais, comme ces figures difformes & monstrueuses qu’on rend belles & bien proportionnées en les mettant à leur point de vue. Tout concourt au bien commun dans le systeme universel. Tout homme a sa place assignée dans le meilleur ordre des choses; il s’agit de trouver cette place & de ne pas pervertir cet ordre. Qu’arrive-t-il d’une éducation commencée des le berceau & toujours sous une même formule, sans égard à la prodigieuse diversité des esprits? Qu’on donne à la plupart des instructions nuisibles ou déplacées, qu’on les prive de celles qui leur conviendraient, qu’on gêne de toutes parts la nature, qu’on efface les grandes qualités de l’âme pour en substituer de petites & d’apparentes qui n’ont aucune réalité; qu’en exerçant indistinctement aux mêmes choses tant de talens divers, on efface les uns par les autres, on les confond tous; qu’apres bien des soins perdus à gâter dans les enfans les vrais dons de la nature, on voit bientôt ternir cet éclat passager & frivole qu’on leur préfere, sans que le naturel étouffé revienne jamais; qu’on perd à la fois ce qu’on a détruit & ce qu’on a fait; qu’enfin, pour le prix de tant de [243] peine indiscretement prise, tous ces petits prodiges deviennent des esprits sans force & des hommes sans mérite, uniquement remarquables par leur foiblesse & par leur inutilité.

J’entends ces maximes, ai-je dit à Julie; mais j’ai peine à les accorder avec vos propres sentimens sur le peu d’avantage qu’il y a de développer le génie & les talens naturels de chaque individu, soit pour son propre bonheur, soit pour le vrai bien de la société. Ne vaut-il pas infiniment mieux former un parfoit modele de l’homme raisonnable & de l’honnête homme, puis rapprocher chaque enfant de ce modele par la force de l’éducation, en excitant l’un, en retenant l’autre, en réprimant les passions, en perfectionnant la raison, en corrigeant la nature?... - Corriger la nature! a dit Wolmar en m’interrompant; ce mot est beau; mais, avant que de l’employer, il faloit répondre à ce que Julie vient de vous dire.

Une réponse très péremptoire, à ce qu’il me semblait, étoit de nier le principe; c’est ce que j’ai fait. Vous supposez toujours que cette diversité d’esprits & de génies qui distingue les individus est l’ouvrage de la nature; & cela n’est rien moins qu’évident. Car enfin, si les esprits sont différents, ils sont inégaux; & si la nature les a rendus inégaux, c’est en douant les uns préférablement aux autres d’un peu plus de finesse de sens, d’étendue de mémoire, ou de capacité d’attention. Or, quant aux sens & à la mémoire, il est prouvé par l’expérience que leurs divers degrés d’étendue & de perfection ne sont point la mesure de l’esprit des hommes; & quant à la capacité d’attention, elle dépend [244] uniquement de la force des passions qui nous animent; & il est encore prouvé que tous les hommes sont, par leur nature, susceptibles de passions assez fortes pour les douer du degré d’attention auquel est attachée la supériorité de l’esprit.

Que si la diversité des esprits, au lieu de venir de la nature, étoit un effet de l’éducation, c’est-à-dire de diverses idées, des divers sentimens qu’excitent en nous des l’enfance les objets qui nous frappent, les circonstances où nous nous trouvons & toutes les impressions que nous recevons, bien loin d’attendre pour élever les enfans qu’on connût le caractere de leur esprit, il faudroit au contraire se hâter de déterminer convenablement ce caractere par une éducation propre à celui qu’on veut leur donner.

A cela il m’a répondu que ce n’étoit pas sa méthode de nier ce qu’il voyait, lorsqu’il ne pouvoit l’expliquer. Regardez, m’a-t-il dit, ces deux chiens qui sont dans la cour; ils sont de la même portée. Ils ont été nourris & traités de même, ils ne se sont jamais quittés. Cependant l’un des deux est vif, gai, caressant, plein d’intelligence; l’autre, lourd, pesant, hargneux & jamais on n’a pu lui rien apprendre. La seule différence des tempéramens a produit en eux celle des caracteres, comme la seule différence de l’organisation intérieure produit en nous celle des esprits; tout le reste a été semblable... Semblable? ai-je interrompu; quelle différence! Combien de petits objets ont agi sur l’un & non pas sur l’autre! combien de petites circonstances les ont frappés diversement sans que vous vous en soyez aperçu!

[245] Bon! a-t-il repris, vous voilà raisonnant comme les astrologues. Quand on leur opposoit que deux hommes nés sous le même aspect avoient des fortunes si diverses, ils rejetoient bien loin cette identité. Ils soutenoient que, vu la rapidité des cieux, il y avoit une distance immense du theme de l’un de ces hommes à celui de l’autre & que, si l’on eût pu remarquer les deux instans précis de leurs naissances, l’objection se fût tournée en preuve.

Laissons, je vous prie, toutes ces subtilités & nous en tenons à l’observation. Elle nous apprend qu’il y a des caracteres qui s’annoncent presque en naissant & des enfans qu’on peut étudier sur le sein de leur nourrice. Ceux-là font une classe à part & s’élevent en commençant de vivre. Mais quant aux autres qui se développent moins vite, vouloir former leur esprit avant de le connoître, c’est s’exposer à gâter le bien que la nature a fait & à faire plus mal à sa place. Platon votre maître ne soutenait-il pas que tout le savoir humain, toute la philosophie ne pouvoit tirer d’une ame humaine que ce que la nature y avoit mis, comme toutes les opérations chimiques n’ont jamais tiré d’aucun mixte qu’autant d’or qu’il en contenoit déjà? Cela n’est vrai ni de nos sentimens ni de nos idées; mais cela est vrai de nos dispositions à les acquérir. Pour changer l’organisation intérieure; pour changer un caractere, il faudroit changer le tempérament dont il dépend. Avez-vous jamais oui dire qu’un emporté soit devenu flegmatique & qu’un esprit méthodique & froid ait acquis de l’imagination? Pour moi, je trouve qu’il seroit tout [246] aussi aisé de faire un blond d’un brun & d’un sot un homme d’esprit. C’est donc en vain qu’on prétendroit refondre les divers esprits sur un modele commun. On peut les contraindre & non les changer: on peut empêcher les hommes de se montrer tels qu’ils sont, mais non les faire devenir autres; & s’ils se déguisent dans le cours ordinaire de la vie, vous les verrez dans toutes les occasions importantes reprendre leur caractere originel & s’y livrer avec d’autant moins de regle qu’ils n’en connaissent plus en s’y livrant. Encore une fois, il ne s’agit point de changer le caractere & de plier le naturel, mais au contraire de le pousser aussi loin qu’il peut aller, de le cultiver & d’empêcher qu’il ne dégénere; car c’est ainsi qu’un homme devient tout ce qu’il peut être & que l’ouvrage de la nature s’acheve en lui par l’éducation. Or, avant de cultiver le caractere il faut l’étudier, attendre paisiblement qu’il se montre, lui fournir les occasions de se montrer & toujours s’abstenir de rien faire plutôt que d’agir mal à propos. A tel génie il faut donner des ailes, à d’autres des entraves; l’un veut être pressé, l’autre retenu; l’un veut qu’on le flatte & l’autre qu’on l’intimide: il faudroit tantôt éclairer, tantôt abrutir. Tel homme est fait pour porter la connoissance humaine jusqu’à son dernier terme; à tel autre il est même funeste de savoir lire. Attendons la premiere étincelle de la raison; c’est elle qui fait sortir le caractere & lui donne sa véritable forme; c’est par elle aussi qu’on le cultive & il n’y a point avant la raison de véritable éducation pour l’homme.

Quant aux maximes de Julie que vous mettez en opposition, [247] je ne sais ce que vous y voyez de contradictoire. Pour moi je les trouve parfaitement d’accord. Chaque homme apporte en naissant un caractere, un génie & des talens qui lui sont propres. Ceux qui sont destinés à vivre dans la simplicité champêtre n’ont pas besoin, pour être heureux, du développement de leurs facultés & leurs talens enfouis sont comme les mines d’or du Valais que le bien public ne permet pas qu’on exploite. Mais dans l’état civil, où l’on a moins besoin de bras que de tête & où chacun doit compte à soi-même & aux autres de tout son prix, il importe d’apprendre à tirer des hommes tout ce que la nature leur a donné, à les diriger du côté où ils peuvent aller le plus loin & sur-tout à nourrir leurs inclinations de tout ce qui peut les rendre utiles. Dans le premier cas, on n’a d’égard qu’à l’espece, chacun fait ce que font tous les autres; l’exemple est la seule regle, l’habitude est le seul talent & nul n’exerce de son ame que la partie commune à tous. Dans le second, on s’applique à l’individu, à l’homme en général; on ajoute en lui tout ce qu’il peut avoir de plus qu’un autre: on le suit aussi loin que la nature le mene; & l’on en fera le plus grand des hommes s’il a ce qu’il faut pour le devenir. Ces maximes se contredisent si peu, que la pratique en est la même pour le premier âge. N’instruisez point l’enfant du villageois, car il ne lui convient pas d’être instruit. N’instruisez pas l’enfant du citadin, car vous ne savez encore quelle instruction lui convient. En tout état de cause, laissez former le corps jusqu’à ce que la raison commence à poindre; alors c’est le moment de la cultiver.

[248] Tout cela me paraîtroit fort bien, ai-je dit, si je n’y voyois un inconvénient qui nuit fort aux avantages que vous attendez de cette méthode; c’est de laisser prendre aux enfans mille mauvaises habitudes qu’on ne prévient que par les bonnes. Voyez ceux qu’on abandonne à eux-mêmes; ils contractent bientôt tous les défauts dont l’exemple frappe leurs yeux, parce que cet exemple est commode à suivre & n’imitent jamais le bien, qui coûte plus à pratiquer. Accoutumés à tout obtenir, à faire en toute occasion leur indiscrete volonté, ils deviennent mutins, têtus, indomptables... - Mais, a repris M. de Wolmar, il me semble que vous avez remarqué le contraire dans les nôtres & que c’est ce qui a donné lieu à cet entretien. - Je l’avoue, ai-je dit & c’est précisément ce qui m’étonne. Qu’a-t-elle fait pour les rendre dociles? Comment s’y est-elle prise? Qu’a-t-elle substitué au joug de la discipline? - Un joug bien plus inflexible, a-t-il dit à l’instant, celui de la nécessité. Mais, en vous détaillant sa conduite elle vous fera mieux entendre ses vues. Alors il l’a engagée à m’expliquer sa méthode; & après une courte pause, voici à peu pres comme elle m’a parlé.

Heureux les enfans bien nés, mon aimable ami! Je ne présume pas autant de nos soins que M. de Wolmar. Malgré ses maximes, je doute qu’on puisse jamais tirer un bon parti d’un mauvais caractere & que tout naturel puisse être tourné à bien; mais, au surplus, convaincue de la bonté de sa méthode, je tâche d’y conformer en tout ma conduite dans le gouvernement de la famille. Ma premiere espérance est que des méchans ne seront pas sortis de mon sein; la seconde est [249] d’élever assez bien les enfans que Dieu m’a donnés, sous la direction de leur pere, pour qu’ils aient un jour le bonheur de lui ressembler. J’ai tâché pour cela de m’approprier les regles qu’il m’a prescrites, en leur donnant un principe moins philosophique & plus convenable à l’amour maternel: c’est de voir mes enfans heureux. Ce fut le premier voeu de mon coeur en portant le doux nom de mere & tous les soins de mes jours sont destinés à l’accomplir. La premiere fois que je tins mon fils aîné dans mes bras, je songeai que l’enfance est presque un quart des plus longues vies, qu’on parvient rarement aux trois autres quarts & que c’est une bien cruelle prudence de rendre cette premiere portion malheureuse pour assurer le bonheur du reste, qui peut-être ne viendra jamais. Je songeai que, durant la foiblesse du premier âge, la nature assujettit les enfans de tant de manieres, qu’il est barbare d’ajouter à cet assujettissement l’empire de nos caprices en leur ôtant une liberté si bornée & dont ils peuvent si peu abuser. Je résolus d’épargner au mien toute contrainte autant qu’il seroit possible, de lui laisser tout l’usage de ses petites forces & de ne gêner en lui nul des mouvemens de la nature. J’ai déjà gagné à cela deux grands avantages: l’un, d’écarter de son ame naissante le mensonge, la vanité, la colere, l’envie, en un mot tous les vices qui naissent de l’esclavage & qu’on est contraint de fomenter dans les enfans pour obtenir d’eux ce qu’on en exige; l’autre, de laisser fortifier librement son corps par l’exercice continuel que l’instinct lui demande. Accoutumé tout comme les paysans à courir tête nue au soleil, au froid, à s’essouffler, à se mettre [250] en sueur, il s’endurcit comme eux aux injures de l’air & se rend plus robuste en vivant plus content. C’est le cas de songer à l’âge d’homme & aux accidens de l’humanité. Je vous l’ai déjà dit, je crains cette pusillanimité meurtriere qui, à force de délicatesse & de soins, affaiblit, effémine un enfant, le tourmente par une éternelle contrainte, l’enchaîne par mille vaines précautions, enfin l’expose pour toute sa vie aux périls inévitables dont elle veut le préserver un moment & pour lui sauver quelques rhumes dans son enfance, lui prépare de loin des fluxions de poitrine, des pleurésies, des coups de soleil & la mort étant grand.

Ce qui donne aux enfans livrés à eux-mêmes la plupart des défauts dont vous parliez, c’est lorsque, non contens de faire leur propre volonté, ils la font encore faire aux autres & cela par l’insensée indulgence des meres à qui l’on ne complaît qu’en servant toutes les fantaisies de leur enfant. Mon ami, je me flatte que vous n’avez rien vu dans les miens qui sentît l’empire & l’autorité, même avec le dernier domestique & que vous ne m’avez pas vue non plus applaudir en secret aux fausses complaisances qu’on a pour eux. C’est ici que je crois suivre une route nouvelle & sûre pour rendre à la fois un enfant libre, paisible, caressant, docile & cela par un moyen fort simple, c’est de le convaincre qu’il n’est qu’un enfant.

A considérer l’enfance en elle-même, y a-t-il au monde un être plus foible, plus misérable, plus à la merci de tout ce qui l’environne, qui ait si grand besoin de pitié, d’amour, de protection, qu’un enfant? Ne semble-t-il pas que c’est [251] pour cela que les premieres voix qui lui sont suggérées par la nature sont les cris & les plaintes; qu’elle lui a donné une figure si douce & un air si touchant, afin que tout ce qui l’approche s’intéresse à sa foiblesse & s’empresse à le secourir? Qu’y a-t-il donc de plus choquant, de plus contraire à l’ordre, que de voir un enfant impérieux & mutin, commander à tout ce qui l’entoure, prendre impudemment un ton de maître avec ceux qui n’ont qu’à l’abandonner pour le faire périr & d’aveugles parens approuvant cette audace l’exercer à devenir le tyran de sa nourrice, en attendant qu’il devienne le leur?

Quant à moi je n’ai rien épargné pour éloigner de mon fils la dangereuse image de l’empire & de la servitude & pour ne jamais lui donner lieu de penser qu’il fût plutôt servi par devoir que par pitié. Ce point est, peut-être, le plus difficile & le plus important de toute l’éducation & c’est un détail qui ne finiroit point que celui de toutes les précautions qu’il m’a fallu prendre, pour prévenir en lui cet instinct si prompt à distinguer les services mercenaires des domestiques, de la tendresse des soins maternels.

L’un des principaux moyens que j’aye employés a été, comme je vous l’ai dit, de le bien convaincre de l’impossibilité où le tient son âge de vivre sans notre assistance. Après quoi je n’ai pas eu peine à lui montrer que tous les secours qu’on est forcé de recevoir d’autrui sont des actes de dépendance; que les domestiques ont une véritable supériorité sur lui, en ce qu’il ne sauroit se passer d’eux, tandis qu’il ne leur est bon à rien; de sorte que, bien loin de tirer vanité de [252] leurs services, il les reçoit avec une sorte d’humiliation, comme un témoignage de sa foiblesse & il aspire ardemment au tems où il sera assez grand & assez fort pour avoir l’honneur de se servir lui-même.

Ces idées, ai-je dit, seroient difficiles à établir dans des maisons où le pere & la mere se font servir comme des enfans; mais dans celle-ci, où chacun, à commencer par vous, a ses fonctions à remplir & où le rapport des valets aux maîtres n’est qu’un échange perpétuel de services & de soins, je ne crois pas cet établissement impossible. Cependant il me reste à concevoir comment des enfans accoutumés à voir prévenir leurs besoins n’étendent pas ce droit à leurs fantaisies, ou comment ils ne souffrent pas quelquefois de l’humeur d’un domestique qui traitera de fantaisie un véritable besoin.

Mon ami, a repris Mde. de Wolmar, une mere peu éclairée se fait des monstres de tout. Les vrais besoins sont très bornés dans les enfans comme dans les hommes & l’on doit plus regarder à la durée du bien-être qu’au bien-être d’un seul moment. Pensez-vous qu’un enfant qui n’est point gêné puisse assez souffrir de l’humeur de sa gouvernante, sous les yeux d’une mere, pour en être incommodé? Vous supposez des inconvéniens qui naissent de vices déjà contractés, sans songer que tous mes soins ont été d’empêcher ces vices de naître. Naturellement les femmes aiment les enfans. La mésintelligence ne s’éleve entre eux que quand l’un veut assujettir l’autre à ses caprices. Or cela ne peut arriver ici, ni sur l’enfant dont on n’exige rien, ni sur la gouvernante à [253] qui l’enfant n’a rien à commander. J’ai suivi en cela tout le contre-pied des autres meres, qui font semblant de vouloir que l’enfant obéisse au domestique & veulent en effet que le domestique obéisse à l’enfant. Personne ici ne commande ni n’obéit; mais l’enfant n’obtient jamais de ceux qui l’approchent qu’autant de complaisance qu’il en a pour eux. Par là, sentant qu’il n’a sur tout ce qui l’environne d’autre autorité que celle de la bienveillance, il se rend docile & complaisant; en cherchant à s’attacher les coeurs des autres, le sien s’attache à eux à son tour; car on aime en se faisant aimer, c’est l’infaillible effet de l’amour-propre; & de cette affection réciproque, née de l’égalité, résultent sans effort les bonnes qualités qu’on prêche sans cesse à tous les enfans, sans jamais en obtenir aucune.

J’ai pensé que la partie la plus essentielle de l’éducation d’un enfant, celle dont il n’est jamais question dans les éducations les plus soignées, c’est de lui bien faire sentir sa misere, sa foiblesse, sa dépendance & comme vous a dit mon mari, le pesant joug de la nécessité que la nature impose à l’homme; & cela, non seulement afin qu’il soit sensible à ce qu’on fait pour lui alléger ce joug, mais sur-tout afin qu’il connaisse de bonne heure en quel rang l’a placé la Providence, qu’il ne s’éleve point au-dessus de sa portée & que rien d’humain ne lui semble étranger à lui.

Induits des leur naissance par la mollesse dans laquelle ils sont nourris, par les égards que tout le monde a pour eux, par la facilité d’obtenir tout ce qu’ils désirent, à penser que tout doit céder à leurs fantaisies, les jeunes gens entrent dans [254] le monde avec cet impertinent préjugé & souvent ils ne s’en corrigent qu’à force d’humiliations, d’affronts & de déplaisirs. Or je voudrois bien sauver à mon fils cette seconde & mortifiante éducation, en lui donnant par la premiere une plus juste opinion des choses. J’avois d’abord résolu de lui accorder tout ce qu’il demanderait, persuadée que les premiers mouvemens de la nature sont toujours bons & salutaires. Mais je n’ai pas tardé de connoître qu’en se faisant un droit d’être obéis les enfans sortoient de l’état de nature presque en naissant & contractoient nos vices par notre exemple, les leurs par notre indiscrétion. J’ai vu que si je voulois contenter toutes ses fantaisies, elles croîtroient avec ma complaisance; qu’il y auroit toujours un point où il faudroit s’arrêter & où le refus lui deviendroit d’autant plus sensible qu’il y seroit moins accoutumé. Ne pouvant donc, en attendant la raison, lui sauver tout chagrin, j’ai préféré le moindre & le plustôt passé. Pour qu’un refus lui fût moins cruel, je l’ai plié d’abord au refus; & pour lui épargner de longs déplaisirs, des lamentations, des mutineries, j’ai rendu tout refus irrévocable. Il est vrai que j’en fais le moins que je puis & que j’y regarde à deux fois avant que d’en venir là. Tout ce qu’on lui accorde est accordé sans condition des la premiere demande & l’on est très indulgent là-dessus, mais il n’obtient jamais rien par importunité; les pleurs & les flatteries sont également inutiles. Il en est si convaincu, qu’il a cessé de les employer; du premier mot il prend son parti & ne se tourmente pas plus de voir fermer un cornet de bonbons qu’il voudroit manger, qu’envoler un oiseau qu’il [255] voudroit tenir, car il sent la même impossibilité d’avoir l’un & l’autre. Il ne voit rien dans ce qu’on lui ôte, sinon qu’il ne l’a pu garder; ni dans ce qu’on lui refuse, sinon qu’il n’a pu l’obtenir; & loin de battre la table contre laquelle il se blesse, il ne battroit pas la personne qui lui résiste. Dans tout ce qui le chagrine il sent l’empire de la nécessité, l’effet de sa propre foiblesse, jamais l’ouvrage du mauvais vouloir d’autrui... Un moment! dit-elle un peu vivement, voyant que j’allois répondre; je pressens votre objection; j’y vois venir à l’instant.

Ce qui nourrit les criailleries des enfans, c’est l’attention qu’on y fait, soit pour leur céder, soit pour les contrarier. Il ne leur faut quelquefois pour pleurer tout un jour, que s’apercevoir qu’on ne veut pas qu’ils pleurent. Qu’on les flatte ou qu’on les menace, les moyens qu’on prend pour les faire taire sont tous pernicieux & presque toujours sans effet. Tant qu’on s’occupe de leurs pleurs, c’est une raison pour eux de les continuer; mais ils s’en corrigent bientôt quand ils voyent qu’on n’y prend pas garde; car, grands & petits, nul n’aime à prendre une peine inutile. Voilà précisément ce qui est arrivé à mon aîné. C’étoit d’abord un petit criard qui étourdissoit tout le monde; & vous êtes témoin qu’on ne l’entend pas plus à présent dans la maison que s’il n’y avoit point d’enfant. Il pleure quand il souffre; c’est la voix de la nature qu’il ne faut jamais contraindre; mais il se tait à l’instant qu’il ne souffre plus. Aussi fais-je une très-grande attention à ses pleurs, bien sûre qu’il n’en verse jamais en vain. Je gagne à cela de savoir à point [256] nommé quand il sent de la douleur & quand il n’en sent pas, quand il se porte bien & quand il est malade; avantage qu’on perd avec ceux qui pleurent par fantaisie & seulement pour se faire apaiser. Au reste j’avoue que ce point n’est pas facile à obtenir des nourrices & des gouvernantes: car, comme rien n’est plus ennuyeux que d’entendre toujours lamenter un enfant & que ces bonnes femmes ne voyent jamais que l’instant présent, elles ne songent pas qu’à faire taire l’enfant aujourd’hui il en pleurera demain davantage. Le pis est que l’obstination qu’il contracte tire à conséquence dans un âge avancé. La même cause qui le rend criard à trois ans le rend mutin à douze, querelleur à vingt, impérieux à trente & insupportable toute sa vie.

Je viens maintenant à vous, me dit-elle en souriant. Dans tout ce qu’on accorde aux enfans ils voyent aisément le désir de leur complaire; dans tout ce qu’on en exige ou qu’on leur refuse ils doivent supposer des raisons sans les demander. C’est un autre avantage qu’on gagne à user avec eux d’autorité plutôt que de persuasion dans les occasions nécessaires: car, comme il n’est pas possible qu’ils n’aperçoivent quelquefois la raison qu’on a d’en user ainsi, il est naturel qu’ils la supposent encore quand ils sont hors d’état de la voir. Au contraire, des qu’on a soumis quelque chose à leur jugement, ils prétendent juger de tout, ils deviennent sophistes, subtils, de mauvaise foi, féconds en chicanes, cherchant toujours à réduire au silence ceux qui ont la foiblesse de s’exposer à leurs petites lumieres. Quand on est contraint de leur rendre compte des choses qu’ils ne sont [257] point en état d’entendre, ils attribuent au caprice la conduite la plus prudente, sitôt qu’elle est au-dessus de leur portée. En un mot, le seul moyen de les rendre dociles à la raison n’est pas de raisonner avec eux, mais de les bien convaincre que la raison est au-dessus de leur âge: car alors ils la supposent du côté où elle doit être, à moins qu’on ne leur donne un juste sujet de penser autrement. Ils savent bien qu’on ne veut pas les tourmenter quand ils sont sûrs qu’on les aime; & les enfans se trompent rarement là-dessus. Quand donc je refuse quelque chose aux miens, je n’argumente point avec eux, je ne leur dis point pourquoi je ne veux pas, mais je fois en sorte qu’ils le voient, autant qu’il est possible & quelquefois après coup. De cette maniere ils s’accoutument à comprendre que jamais je ne les refuse sans en avoir une bonne raison, quoiqu’ils ne l’aperçoivent pas toujours.

Fondée sur le même principe, je ne souffrirai pas non plus que mes enfans se mêlent dans la conversation des gens raisonnables & s’imaginent sottement y tenir leur rang comme les autres, quand on y souffre leur babil indiscret. Je veux qu’ils répondent modestement & en peu de mots quand on les interroge, sans jamais parler de leur chef & sur-tout sans qu’ils s’ingerent à questionner hors de propos les gens plus âgés qu’eux auxquels ils doivent du respect.

En vérité, Julie, dis-je en l’interrompant, voilà bien de la rigueur pour une mere aussi tendre! Pythagore n’étoit pas plus sévere à ses disciples que vous l’êtes aux vôtres. [258] Non seulement vous ne les traitez pas en hommes, mais on diroit que vous craignez de les voir cesser trop tôt d’être enfans. Quel moyen plus agréable & plus sûr peuvent-ils avoir de s’instruire que d’interroger sur les choses qu’ils ignorent les gens plus éclairés qu’eux? Que penseroient de vos maximes les dames de Paris, qui trouvent que leurs enfans ne jasent jamais assez tôt ni assez longtemps & qui jugent de l’esprit qu’ils auront étant grands par les sottises qu’ils débitent étant jeunes? Wolmar me dira que cela peut être bon dans un pays où le premier mérite est de bien babiller & où l’on est dispensé de penser pourvu qu’on parle. Mais vous qui voulez faire à vos enfans un sort si doux, comment accorderez-vous tant de bonheur avec tant de contrainte & que devient parmi toute cette gêne la liberté que vous prétendez leur laisser?

Quoi donc? a-t-elle repris à l’instant, est-ce gêner leur liberté que de les empêcher d’attenter à la nôtre & ne sauraient-ils être heureux à moins que toute une compagnie en silence n’admire leurs puérilités? Empêchons leur vanité de naître, ou du moins arrêtons-en les progres; c’est là vraiment travailler à leur félicité; car la vanité de l’homme est la source de ses plus grandes peines & il n’y a personne de si parfait & de si fêté, à qui elle ne donne encore plus de chagrins que de plaisir.* [*Si jamais la vanité fit quelque heureux sur la terre, à coup fût ces heureux là n’étoit qu’un sot.]

Que peut penser un enfant de lui-même, quand il voit autour de lui tout un cercle de gens sensés l’écouter, [259] l’agacer, l’admirer, attendre avec un lâche empressement les oracles qui sortent de sa bouche & se récrier avec des retentissemens de joie à chaque impertinence qu’il dit? La tête d’un homme auroit bien de la peine à tenir à tous ces faux applaudissements; jugez de ce que deviendra la sienne! Il en est du babil des enfans comme des prédictions des almanachs. Ce seroit un prodige si, sur tant de vaines paroles, le hazard ne fournissoit jamais une rencontre heureuse. Imaginez ce que font alors les exclamations de la flatterie sur une pauvre mere déjà trop abusée par son propre coeur & sur un enfant qui ne sait ce qu’il dit & se voit célébrer! Ne pensez pas que pour démêler l’erreur je m’en garantisse: non, je vois la faute & j’y tombe; mais si j’admire les reparties de mon fils, au moins je les admire en secret; il n’apprend point, en me les voyant applaudir, à devenir babillard & vain & les flatteurs, en me les faisant répéter, n’ont pas le plaisir de rire de ma faiblesse.

Un jour qu’il nous étoit venu du monde, étant allée donner quelques ordres, je vis en rentrant quatre ou cinq grands nigauds occupés à jouer avec lui & s’apprêtant à me raconter d’un air d’emphase je ne sais combien de gentillesses qu’ils venoient d’entendre & dont ils sembloient tout émerveillés. Messieurs, leur dis-je assez froidement, je ne doute pas que vous ne sachiez faire dire à des marionnettes de fort jolies choses; mais j’espere qu’un jour mes enfans seront hommes, qu’ils agiront & parleront d’eux-mêmes & alors j’apprendrai toujours dans la joie de mon coeur tout ce qu’ils auront dit & fait de bien. Depuis qu’on a vu que cette maniere [260] de faire sa cour ne prenoit pas, on joue avec mes enfans comme avec des enfans, non comme avec Polichinelle; il ne leur vient plus de compere & ils en valent sensiblement mieux depuis qu’on ne les admire plus.

A l’égard des questions, on ne les leur défend pas indistinctement. Je suis la premiere à leur dire de demander doucement en particulier à leur pere ou à moi tout ce qu’ils ont besoin de savoir; mais je ne souffre pas qu’ils coupent un entretien sérieux pour occuper tout le monde de la premiere impertinence qui leur passe par la tête. L’art d’interroger n’est pas si facile qu’on pense. C’est bien plus l’art des maîtres que des disciples; il faut avoir déjà beaucoup appris de choses pour savoir demander ce qu’on ne sait pas. Le savant sait & s’enquiert, dit un proverbe indien; mais l’ignorant ne sait pas même de quoi s’enquérir.* [*Ce proverbe est tiré de Chardin. Tome 5. Pag. 170. In-12.] Faute de cette science préliminaire, les enfans en liberté ne font presque jamais que des questions ineptes qui ne servent à rien, ou profondes & scabreuses, dont la solution passe leur portée; & puisqu’il ne faut pas qu’ils sachent tout, il importe qu’ils n’aient pas le droit de tout demander. Voilà pourquoi, généralement parlant, ils s’instruisent mieux par les interrogations qu’on leur fait que par celles qu’ils font eux-mêmes.

Quand cette méthode leur seroit aussi utile qu’on croit, la premiere & la plus importante science qui leur convient n’est-elle pas d’être discrets & modestes? & y en a-t-il quelque autre qu’ils doivent apprendre au préjudice de celle-là? [261] Que produit donc dans les enfans cette émancipation de parole avant l’âge de parler & ce droit de soumettre effrontément les hommes à leur interrogatoire? De petits questionneurs babillards, qui questionnent moins pour s’instruire que pour importuner, pour occuper d’eux tout le monde & qui prennent encore plus de goût à ce babil par l’embarras où ils s’apperçoivent que jettent quelquefois leurs questions indiscretes, en sorte que chacun est inquiet aussi-tôt qu’ils ouvrent la bouche. Ce n’est pas tant un moyen de les instruire que de les rendre étourdis & vains; inconvénient plus grand à mon avis que l’avantage qu’ils acquierent par là n’est utile; car par degrés l’ignorance diminue, mais la vanité ne fait jamais qu’augmenter.

Le pis qui pût arriver de cette réserve trop prolongée seroit que mon fils en âge de raison eût la conversation moins légere, le propos moins vif & moins abondant; & en considérant combien cette habitude de passer sa vie à dire des riens rétrécit l’esprit je regarderois plutôt cette heureuse stérilité comme un bien que comme un mal. Les gens oisifs toujours ennuyés d’eux-mêmes s’efforcent de donner un grand prix à l’art de les amuser & l’on diroit que le savoir-vivre consiste à ne dire que de vaines paroles, comme à ne faire que des dons inutiles: mais la société humaine a un objet plus noble & ses vrais plaisirs ont plus de solidité. L’organe de la vérité, le plus digne organe de l’homme, le seul dont l’usage le distingue des animaux, ne lui a point été donné pour n’en pas tirer un meilleur parti qu’ils ne font de leurs cris. Il se dégrade au-dessous d’eux quand il parle pour [262] ne rien dire & l’homme doit être homme jusque dans ses délassements. S’il y a de la politesse à étourdir tout le monde d’un vain caquet, j’en trouve une bien plus véritable à laisser parler les autres par préférence, à faire plus grand cas de ce qu’ils disent que de ce qu’on diroit soi-même & à montrer qu’on les estime trop pour croire les amuser par des niaiseries. Le bon usage du monde, celui qui nous y fait le plus rechercher & chérir, n’est pas tant d’y briller que d’y faire briller les autres & de mettre, à force de modestie, leur orgueil plus en liberté. Ne craignons pas qu’un homme d’esprit, qui ne s’abstient de parler que par retenue & discrétion, puisse jamais passer pour un sot. Dans quelque pays que ce puisse être, il n’est pas possible qu’on juge un homme sur ce qu’il n’a pas dit & qu’on le méprise pour s’être tu. Au contraire, on remarque en général que les gens silencieux en imposent, qu’on s’écoute devant eux & qu’on leur donne beaucoup d’attention quand ils parlent; ce qui, leur laissant le choix des occasions & faisant qu’on ne perd rien de ce qu’ils disent, met tout l’avantage de leur côté. Il est si difficile à l’homme le plus sage de garder toute sa présence d’esprit dans un long flux de paroles, il est si rare qu’il ne lui échappe des choses dont il se repent à loisir, qu’il aime mieux retenir le bon que risquer le mauvais. Enfin, quand ce n’est pas faute d’esprit qu’il se tait, s’il ne parle pas, quelque discret qu’il puisse être, le tort en est à ceux qui sont avec lui.

Mais il y a bien loin de six ans à vingt: mon fils ne sera [263] pas toujours enfant & à mesure que sa raison commencera de naître, l’intention de son pere est bien de la laisser exercer. Quant à moi, ma mission ne va pas jusque-là. Je nourris des enfans & n’ai pas la présomption de vouloir former des hommes. J’espere, dit-elle en regardant son mari, que de plus dignes mains se chargeront de ce noble emploi. Je suis femme & mere, je sais me tenir à mon rang. Encore une fois, la fonction dont je suis chargée n’est pas d’élever mes fils, mais de les préparer pour être élevés.

Je ne fois même en cela que suivre de point en point le systeme de M. de Wolmar; & plus j’avance, plus j’éprouve combien il est excellent & juste & combien il s’accorde avec le mien. Considérez mes enfans & sur-tout l’aîné; en connaissez-vous de plus heureux sur la terre, de plus gais, de moins importuns? Vous les voyez sauter, rire, courir toute la journée, sans jamais incommoder personne. De quels plaisirs, de quelle indépendance leur âge est-il susceptible, dont ils ne jouissent pas ou dont ils abusent? Ils se contraignent aussi peu devant moi qu’en mon absence. Au contraire, sous les yeux de leur mere ils ont toujours un peu plus de confiance; & quoique je sois l’auteur de toute la sévérité qu’ils éprouvent, ils me trouvent toujours la moins sévere, car je ne pourrois supporter de n’être pas ce qu’ils aiment le plus au monde.

Les seules loix qu’on leur impose aupres de nous sont celles de la liberté même, savoir, de ne pas plus gêner la compagnie qu’elle ne les gêne, de ne pas crier plus haut [264] qu’on ne parle; & comme on ne les oblige point de s’occuper de nous, je ne veux pas non plus qu’ils prétendent nous occuper d’eux. Quand ils manquent à de si justes lois, toute leur peine est d’être à l’instant renvoyés & tout mon art, pour que c’en soit une, de faire qu’ils ne se trouvent nulle part aussi bien qu’ici. A cela pres, on ne les assujettit à rien; on ne les force jamais de rien apprendre; on ne les ennuie point de vaines corrections; jamais on ne les reprend; les seules leçons qu’ils reçoivent sont des leçons de pratique prises dans la simplicité de la nature. Chacun, bien instruit là-dessus, se conforme à mes intentions avec une intelligence & un soin qui ne me laissent rien à désirer & si quelque faute est à craindre, mon assiduité la prévient ou la répare aisément.

Hier, par exemple, l’aîné, ayant ôté un tambour au cadet, l’avoit fait pleurer. Fanchon ne dit rien; mais une heure après, au moment que le ravisseur en étoit le plus occupé, elle le lui reprit: il la suivoit en le lui redemandant & pleurant à son tour. Elle lui dit: Vous l’avez pris par force à votre frere; je vous le reprends de même. Qu’avez-vous à dire? Ne suis-je pas la plus forte? Puis elle se mit à battre la caisse à son imitation, comme si elle y eût pris beaucoup de plaisir. Jusque-là tout étoit à merveille. Mais quelque tems après elle voulut rendre le tambour au cadet: alors je l’arrêtai; car ce n’étoit plus la leçon de la nature & de là pouvoit noître un premier germe d’envie entre les deux freres. En perdant le tambour, le cadet supporta la dure loi de la nécessité; l’aîné sentit son injustice, [265] tous deux connurent leur foiblesse & furent consolés le moment d’apres.

Un plan si nouveau & si contraire aux idées reçues m’avoit d’abord effarouché. A force de me l’expliquer, ils m’en rendirent enfin l’admirateur; & je sentis que, pour guider l’homme, la marche de la nature est toujours la meilleure. Le seul inconvénient que je trouvais à cette méthode & cet inconvénient me parut fort grand, c’étoit de négliger dans les enfans la seule faculté qu’ils aient dans toute sa vigueur & qui ne fait que s’affaiblir en avançant en âge. Il me sembloit que, selon leur propre systeme, plus les opérations de l’entendement étoient faibles, insuffisantes, plus on devoit exercer & fortifier la mémoire, si propre alors à soutenir le travail. C’est elle, disais-je, qui doit suppléer à la raison jusqu’à sa naissance & l’enrichir quand elle est née. Un esprit qu’on n’exerce à rien devient lourd & pesant dans l’inaction. Le semence ne prend point dans un champ mal préparé & c’est une étrange préparation pour apprendre à devenir raisonnable que de commencer par être stupide. Comment, stupide! s’est écriée aussi-tôt Mde. de Wolmar. Confondriez-vous deux qualités aussi différentes & presque aussi contraires que la mémoire & le jugement?* [*Cela ne me paroit pas bien vu. Rien n’est si nécessaire au jugement que la mémoire: il est vrai que ce n’est pas mémoire des mots.] Comme si la quantité des choses mal digérées & sans liaison dont on remplit une tête encore foible n’y faisoit pas plus de tort que de profit à la raison! J’avoue que de toutes les facultés [266] de l’homme la mémoire est la premiere qui se développe & la plus commode à cultiver dans les enfans; mais, à votre avis, lequel est à préférer de ce qu’il leur est le plus aisé d’apprendre, ou de ce qu’il leur importe le plus de savoir?

Regardez à l’usage qu’on fait en eux de cette facilité, à la violence qu’il faut leur faire, à l’éternelle contrainte où il les faut assujettir pour mettre en étalage leur mémoire & comparez l’utilité qu’ils en retirent au mal qu’on leur fait souffrir pour cela. Quoi? forcer un enfant d’étudier des langues qu’il ne parlera jamais, même avant qu’il ait bien appris la sienne; lui faire incessamment répéter & construire des vers qu’il n’entend point & dont toute l’harmonie n’est pour lui qu’au bout de ses doigts; embrouiller son esprit de cercles & de spheres dont il n’a pas la moindre idée; l’accabler de mille noms de villes & de rivieres qu’il confond sans cesse & qu’il rapprend tous les jours: est-ce cultiver sa mémoire au profit de son jugement & tout ce frivole acquis vaut-il une seule des larmes qu’il lui coûte? Si tout cela n’étoit qu’inutile, je m’en plaindrois moins; mais n’est-ce rien que d’instruire un enfant à se payer de mots & à croire savoir ce qu’il ne peut comprendre? Se pourrait-il qu’un tel amas ne nuisît point aux premieres idées dont on doit meubler une tête humaine & ne vaudrait-il pas mieux n’avoir point de mémoire que de la remplir de tout ce fatras au préjudice des connoissances nécessaires dont il tient la place?

Non, si la nature a donné au cerveau des enfans cette souplesse qui le rend propre à recevoir toutes sortes d’impressions, [267] ce n’est pas pour qu’on y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, de sphere, de géographie & tous ces mots sans aucun sens pour leur âge & sans aucune utilité pour quelque âge que ce soit, dont on accable leur triste & stérile enfance; mais c’est pour que toutes les idées relatives à l’état de l’homme, toutes celles qui se rapportent à son bonheur & l’éclairent sur ses devoirs, s’y tracent de bonne heure en caracteres ineffaçables & lui servent à se conduire, pendant sa vie, d’une maniere convenable à son être & à ses facultés.

Sans étudier dans les livres, la mémoire d’un enfant ne reste pas pour cela oisive: tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend le frappe & il s’en souvient; il tient registre en lui-même des actions, des discours des hommes; & tout ce qui l’environne est le livre dans lequel, sans y songer, il enrichit continuellement sa mémoire, en attendant que son jugement puisse en profiter. C’est dans le choix de ces objets, c’est dans le soin de lui présenter sans cesse ceux qu’il doit connoître & de lui cacher ceux qu’il doit ignorer, que consiste le véritable art de cultiver la premiere de ses facultés; & c’est par là qu’il faut tâcher de lui former un magasin de connoissances qui serve à son éducation durant la jeunesse & à sa conduite dans tous les temps. Cette méthode, il est vrai, ne forme point de petits prodiges & ne fait pas briller les gouvernantes & les précepteurs; mais elle forme des hommes judicieux, robustes, sains de corps & d’entendement, qui, sans s’être fait admirer étant jeunes, se font honorer étant grands.

[268] Ne pensez pas pourtant, continua Julie, qu’on néglige ici tout-à-fait ces soins dont vous faites un si grand cas. Une mere un peu vigilante tient dans ses mains les passions de ses enfans. Il y a des moyens pour exciter & nourrir en eux le désir d’apprendre ou de faire telle ou telle chose; & autant que ces moyens peuvent se concilier avec la plus entiere liberté de l’enfant & n’engendrent en lui nulle semence de vice, je les emploie assez volontiers, sans m’opiniâtrer quand le succes n’y répond pas; car il aura toujours le tems d’apprendre, mais il n’y a pas un moment à perdre pour lui former un bon naturel; & M. de Wolmar a une telle idée du premier développement de la raison, qu’il soutient que quand son fils ne sauroit rien à douze ans, il n’en seroit pas moins instruit à quinze, sans compter que rien n’est moins nécessaire que d’être savant & rien plus que d’être sage & bon.

Vous savez que notre aîné lit déjà passablement. Voici comment lui est venu le goût d’apprendre à lire. J’avois dessein de lui dire de tems en tems quelque fable de La Fontaine pour l’amuser & j’avois déjà commencé, quand il me demanda si les corbeaux parlaient. A l’instant je vis la difficulté de lui faire sentir bien nettement la différence de l’apologue au mensonge: je me tirai d’affaire comme je pus; & convaincue que les fables sont faites pour les hommes, mais qu’il faut toujours dire la vérité nue aux enfans, je supprimai La Fontaine. Je lui substituai un recueil de petites histoires intéressantes & instructives, la plupart tirées de la Bible, puis voyant que l’enfant prenoit goût à mes [269] contes, j’imaginai de les lui rendre encore plus utiles, en essayant d’en composer moi-même d’aussi amusans qu’il me fut possible & les appropriant toujours au besoin du moment. Je les écrivois à mesure dans un beau livre orné d’images, que je tenois bien enfermé & dont je lui lisois de tems en tems quelques contes, rarement, peu longtemps & répétant souvent les mêmes avec des commentaires, avant de passer à de nouveaux. Un enfant oisif est sujet à l’ennui; les petits contes servoient de ressource: mais quand je le voyois le plus avidement attentif, je me souvenois quelquefois d’un ordre à donner & je le quittois à l’endroit le plus intéressant, en laissant négligemment le livre. aussi-tôt il alloit prier sa bonne, ou Fanchon, ou quelqu’un, d’achever la lecture; mais comme il n’a rien à commander à personne & qu’on étoit prévenu, l’on n’obéissoit pas toujours. L’un refusait, l’autre avoit à faire, l’autre balbutioit lentement & mal, l’autre laissait, à mon exemple, un conte à moitié. Quand on le vit bien ennuyé de tant de dépendance, quelqu’un lui suggéra secretement d’apprendre à lire, pour s’en délivrer & feuilleter le livre à son aise. Il goûta ce projet. Il falut trouver des gens assez complaisans pour vouloir lui donner leçon: nouvelle difficulté qu’on n’a poussée qu’aussi loin qu’il faloit. Malgré toutes ces précautions, il s’est lassé trois ou quatre fois: on l’a laissé faire. Seulement je me suis efforcée de rendre les contes encore plus amusants; & il est revenu à la charge avec tant d’ardeur, que, quoiqu’il n’y ait pas six mois qu’il a tout de bon commencé d’apprendre, il sera bientôt en état de lire seul le recueil.

[270] C’est à peu pres ainsi que je tâcherai d’exciter son zele & sa volonté pour acquérir les connoissances qui demandent de la suite & de l’application & qui peuvent convenir à son âge; mais quoiqu’il apprenne à lire, ce n’est point des livres qu’il tirera ces connoissances; car elles ne s’y trouvent point & la lecture ne convient en aucune maniere aux enfans. Je veux aussi l’habituer de bonne heure à nourrir sa tête d’idées & non de mots: c’est pourquoi je ne lui fais jamais rien apprendre par coeur.

Jamais! interrompis-je: c’est beaucoup dire; car encore faut-il bien qu’il sache son catéchisme & ses prieres. - C’est ce qui vous trompe, reprit-elle. A l’égard de la priere, tous les matins & tous les soirs je fais la mienne à haute voix dans la chambre de mes enfans & c’est assez pour qu’ils l’apprennent sans qu’on les y oblige: quant au catéchisme, ils ne savent ce que c’est. - Quoi! Julie, vos enfans n’apprennent pas leur catéchisme? - Non, mon ami, mes enfans n’apprennent pas leur catéchisme. - Comment? ai-je dit tout étonné, une mere si pieuse!... Je ne vous comprends point. & pourquoi vos enfans n’apprennent-ils pas leur catéchisme? - Afin qu’ils le croient un jour, dit-elle: j’en veux faire un jour des chrétiens. - Ah! j’y suis, m’écriai-je; vous ne voulez pas que leur foi ne soit qu’en paroles, ni qu’ils sachent seulement leur religion, mais qu’ils la croient; & vous pensez avec raison qu’il est impossible à l’homme de croire ce qu’il n’entend point. - Vous êtes bien difficile, me dit en souriant M. de Wolmar: seriez-vous chrétien, par hazard? - Je m’efforce de l’être, lui dis-je avec fermeté. [271] Je crois de la Religion tout ce que j’en puis comprendre & respecte le reste sans le rejetter. Julie me fit un signe d’approbation & nous reprîmes le sujet de notre entretien.

Après être entrée dans d’autres détails qui m’ont fait concevoir combien le zele maternel est actif, infatigable & prévoyant, elle a conclu, en observant que sa méthode se rapportoit exactement aux deux objets qu’elle s’étoit proposés, savoir de laisser développer le naturel des enfans & de l’étudier. Les miens ne sont gênés en rien, dit-elle & ne sauroient abuser de leur liberté; leur caractere ne peut ni se dépraver ni se contraindre; on laisse en paix renforcer leur corps & germer leur jugement; l’esclavage n’avilit point leur ame; les regards d’autrui ne font point fermenter leur amour-propre; ils ne se croient ni des hommes puissans, ni des animaux enchaînés, mais des enfans heureux & libres. Pour les garantir des vices qui ne sont pas en eux, ils ont, ce me semble, un préservatif plus fort que des discours qu’ils n’entendroient point, ou dont ils seroient bientôt ennuyés. C’est l’exemple des moeurs de tout ce qui les environne. Ce sont les entretiens qu’ils entendent, qui sont ici naturels à tout le monde & qu’on n’a pas besoin de composer exprès pour eux; c’est la paix & l’union dont ils sont témoins; c’est l’accord qu’ils voient régner sans cesse & dans la conduite respective de tous & dans la conduite & les discours de chacun.

Nourris encore dans leur premiere simplicité, d’où leur viendroient des vices dont ils n’ont point vu d’exemple, des [272] passions qu’ils n’ont nulle occasion de sentir, des préjugés que rien ne leur inspire? Vous voyez qu’aucune erreur ne les gagne, qu’aucun mauvais penchant ne se montre en eux. Leur ignorance n’est point entêtée, leurs desirs ne sont point obstinés; les inclinations au mal sont prévenues; la nature est justifiée; & tout me prouve que les défauts dont nous l’accusons ne sont point son ouvrage, mais le nôtre.

C’est ainsi que, livrés au penchant de leur coeur sans que rien le déguise ou l’altere, nos enfans ne reçoivent point une forme extérieure & artificielle, mais conservent exactement celle de leur caractere originel; c’est ainsi que ce caractere se développe journellement à nos yeux sans réserve & que nous pouvons étudier les mouvemens de la nature jusque dans leurs principes les plus secrets. Sûrs de n’être jamais ni grondés ni punis, ils ne savent ni mentir ni se cacher; & dans tout ce qu’ils disent, soit entre eux, soit à nous, ils laissent voir sans contrainte tout ce qu’ils ont au fond de l’âme. Libres de babiller entre eux toute la journée, ils ne songent pas même à se gêner un moment devant moi. Je ne les reprends jamais, ni ne les fais taire, ni ne feins de les écouter & ils diroient les choses du monde les plus blâmables que je ne ferois pas semblant d’en rien savoir: mais, en effet, je les écoute avec la plus grande attention sans qu’ils s’en doutent; je tiens un registre exact de ce qu’ils font & de ce qu’ils disent; ce sont les productions naturelles du fonds qu’il faut cultiver. Un propos vicieux dans leur bouche est une herbe étrangere dont le vent apporta la graine: si je la coupe par une réprimande, [273] bientôt elle repoussera; au lieu de cela, j’en cherche en secret la racine & j’ai soin de l’arracher. Je ne suis, m’a-t-elle dit en riant, que la servante du jardinier; je sarcle le jardin, j’en ôte la mauvaise herbe; c’est à lui de cultiver la bonne.

Convenons aussi qu’avec toute la peine que j’aurois pu prendre il faloit être aussi bien secondée pour espérer de réussir & que le succes de mes soins dépendoit d’un concours de circonstances qui ne s’est peut-être jamais trouvé qu’ici. Il faloit les lumieres d’un pere éclairé pour démêler, à travers les préjugés établis, le véritable art de gouverner les enfans des leur naissance; il faloit toute sa patience pour se prêter à l’exécution sans jamais démentir ses leçons par sa conduite; il faloit des enfans bien nés, en qui la nature eût assez fait pour qu’on pût aimer son seul ouvrage; il faloit n’avoir autour de soi que des domestiques intelligents & bien intentionnés, qui ne se lassassent point d’entrer dans les vues des maîtres: un seul valet brutal ou flatteur eût suffi pour tout gâter. En vérité, quand on songe combien de causes étrangeres peuvent nuire aux meilleurs desseins & renverser les projets les mieux concertés, on doit remercier la fortune de tout ce qu’on fait de bien dans la vie & dire que la sagesse dépend beaucoup du bonheur.

Dites, me suis-je écrié, que le bonheur dépend encore plus de la sagesse. Ne voyez-vous pas que ce concours dont vous vous félicitez est votre ouvrage & que tout ce qui vous approche est contraint de vous ressembler? Meres de [274] famille, quand vous vous plaignez de n’être pas secondées, que vous connaissez mal votre pouvoir! Soyez tout ce que vous devez être, vous surmonterez tous les obstacles; vous forcerez chacun de remplir ses devoirs, si vous remplissez bien tous les vôtres. Vos droits ne sont-ils pas ceux de la nature? Malgré les maximes du vice, ils seront toujours chers au coeur humain. Ah! veuillez être femmes & meres & le plus doux empire qui soit sur la terre sera aussi le plus respecté.

En achevant cette conversation, Julie a remarqué que tout prenoit une nouvelle facilité depuis l’arrivée d’Henriette. Il est certain, dit-elle, que j’aurois besoin de beaucoup moins de soins & d’adresse, si je voulois introduire l’émulation entre les deux freres; mais ce moyen me paroit trop dangereux; j’aime mieux avoir plus de peine & ne rien risquer. Henriette supplée à cela: comme elle est d’un autre sexe, leur aînée, qu’ils l’aiment tous deux à la folie & qu’elle a du sens au-dessus de son âge, j’en fais en quelque sorte leur premiere gouvernante & avec d’autant plus de succes que ses leçons leur sont moins suspectes.

Quant à elle, son éducation me regarde; mais les principes en sont si différens qu’ils méritent un entretien à part. Au moins puis-je bien dire d’avance qu’il sera difficile d’ajouter en elle aux dons de la nature & qu’elle vaudra sa mere elle-même, si quelqu’un au monde la peut valoir.

Milord, on vous attend de jour en jour & ce devroit être ici ma derniere lettre. Mais je comprends ce qui prolonge [275] votre séjour à l’armée & j’en frémis. Julie n’en est pas moins inquiete: elle vous prie de nous donner plus souvent de vos nouvelles & vous conjure de songer, en exposant votre personne, combien vous prodiguez le repos de vos amis. Pour moi je n’ai rien à vous dire. Faites votre devoir; un conseil timide ne peut non plus sortir de mon coeur qu’approcher du vôtre. Cher Bomston, je le sais trop, la seule mort digne de ta vie seroit de verser ton sang pour la gloire de ton pays; mais ne dois-tu nul compte de tes jours à celui qui n’a conservé les siens que pour toi?

LETTRE IV.
DE MILORD EDOUARD A SAINT PREUX

Je vois par vos deux dernieres lettres qu’il m’en manque une antérieure à ces deux-là, apparemment la premiere que vous m’ayez écrite à l’armée & dans laquelle étoit l’explication des chagrins secrets de Mde. de Wolmar. Je n’ai point reçu cette lettre & je conjecture qu’elle pouvoit être dans la malle d’un courrier qui nous a été enlevé. Répétez-moi donc, mon ami, ce qu’elle contenait: ma raison s’y perd & mon coeur s’en inquiete; car, encore une fois, si le bonheur & la paix ne sont pas dans l’âme de Julie, où sera leur asile ici-bas?

Rassurez-la sur les risques auxquels elle me croit exposé; [276] nous avons affaire à un ennemi trop habile pour nous en laisser courir; avec une poignée de monde il rend toutes nos forces inutiles & nous ôte par-tout les moyens de l’attaquer. Cependant, comme nous sommes confiants, nous pourrions bien lever des difficultés insurmontables pour de meilleurs généraux & forcer à la fin les François de nous battre. J’augure que nous payerons cher nos premiers succes & que la bataille gagnée à Dettingue, nous en fera perdre une en Flandre. Nous avons en tête un grand capitaine; ce n’est pas tout, il a la confiance de ses troupes; & le soldat françois qui compte sur son général est invincible. Au contraire, on en a si bon marché quand il est commandé par des courtisans qu’il méprise & cela arrive si souvent, qu’il ne faut qu’attendre les intrigues de cour & l’occasion pour vaincre à coup sûr la plus brave nation du continent. Ils le savent fort bien eux-mêmes. Milord Marlborough, voyant la bonne mine & l’air guerrier d’un soldat pris à Bleinheim,* [*C’est le nom que les Anglois donnent à la bataille d’Hochstet.] lui dit: S’il y eût eu cinquante mille hommes comme toi à l’armée française, elle ne se fût pas ainsi laissé battre. - Eh morbleu! repartit le grenadier, nous avions assez d’hommes comme moi; il ne nous en manquoit qu’un comme vous. Or, cet homme comme lui commande à présent l’armée de France & manque à la nôtre; mais nous ne songeons guere à cela.

Quoi qu’il en soit, je veux voir les manœuvres du reste de cette campagne & j’ai résolu de rester à l’armée jusqu’à ce qu’elle entre en quartiers. Nous gagnerons tous à ce [277] délai. La saison étant trop avancée pour traverser les monts, nous passerons l’hiver où vous êtes & n’irons en Italie qu’au commencement du printemps. Dites à M. & Mde. de Wolmar que je fais ce nouvel arrangement pour jouir à mon aise du touchant spectacle que vous décrivez si bien & pour voir Mde. d’Orbe établie avec eux. Continuez, mon cher, à m’écrire avec le même soin & vous me ferez plus de plaisir que jamais. Mon équipage a été pris & je suis sans livres; mais je lis vos lettres.

LETTRE V.
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Quelle joie vous me donnez en m’annonçant que nous passerons l’hiver à Clarens! Mais que vous me la faites payer cher en prolongeant votre séjour à l’armée! Ce qui me déplaît sur-tout, c’est de voir clairement qu’avant notre séparation le parti de faire la campagne étoit déjà pris & que vous ne m’en voulûtes rien dire. Milord, je sens la raison de ce mystere & ne puis vous en savoir bon gré. Me mépriseriez-vous assez pour croire qu’il me fût bon de vous survivre, ou m’avez-vous connu des attachemens si bas, que je les préfere à l’honneur de mourir avec mon ami? Si je ne méritois pas de vous suivre, il faloit me laisser à Londres; vous m’auriez moins offensé que de m’envoyer ici.

[278] Il est clair par la derniere de vos lettres qu’en effet une des miennes s’est perdue & cette perte a dû vous rendre les deux lettres suivantes fort obscures à bien des égards; mais les éclaircissemens nécessaires pour les bien entendre viendront à loisir. Ce qui presse le plus à présent est de vous tirer de l’inquiétude où vous êtes sur le chagrin secret de Mde. de Wolmar.

Je ne vous redirai point la suite de la conversation que j’eus avec elle après le départ de son mari. Il s’est passé depuis bien des choses qui m’en ont fait oublier une partie & nous la reprîmes tant de fois durant son absence, que je m’en tiens au sommaire pour épargner des répétitions.

Elle m’apprit donc que ce même époux qui faisoit tout pour la rendre heureuse étoit l’unique auteur de toute sa peine & que plus leur attachement mutuel étoit sincere, plus il lui donnoit à souffrir. Le diriez-vous, milord? Cet homme si sage, si raisonnable, si loin de toute espece de vice, si peu soumis aux passions humaines, ne croit rien de ce qui donne un prix aux vertus & dans l’innocence d’une vie irréprochable, il porte au fond de son coeur l’affreuse paix des méchans. La réflexion qui naît de ce contraste augmente la douleur de Julie; & il semble qu’elle lui pardonneroit plutôt de méconnoître l’auteur de son être, s’il avoit plus de motifs pour le craindre ou plus d’orgueil pour le braver. Qu’un coupable apaise sa conscience aux dépens de sa raison, que l’honneur de penser autrement que le vulgaire anime celui qui dogmatise, cette erreur au moins se conçoit; mais, poursuit-elle en soupirant, pour un si honnête [279] homme & si peu vain de son savoir, c’étoit bien la peine d’être incrédule!

Il faut être instruit du caractere des deux époux; il faut les imaginer concentrés dans le sein de leur famille; & se tenant l’un à l’autre lieu du reste de l’univers; il faut connoître l’union qui regne entre eux dans tout le reste, pour concevoir combien leur différend sur ce seul point est capable d’en troubler les charmes. M. de Wolmar, élevé dans le rite grec, n’étoit pas fait pour supporter l’absurdité d’un culte aussi ridicule. Sa raison, trop supérieure à l’imbécile joug qu’on lui vouloit imposer, le secoua bientôt avec mépris; & rejetant à la fois tout ce qui lui venoit d’une autorité si suspecte, forcé d’être impie, il se fit athée.

Dans la suite, ayant toujours vécu dans des pays catholiques, il n’apprit pas à concevoir une meilleure opinion de la foi chrétienne par celle qu’on y professe. Il n’y vit d’autre religion que l’intérêt de ses ministres. Il vit que tout y consistoit encore en vaines simagrées, plâtrées un peu plus subtilement par des mots qui ne signifioient rien; il s’aperçut que tous les honnêtes gens y étoient unanimement de son avis & ne s’en cachoient guere; que le clergé même, un peu plus discretement, se moquoit en secret de ce qu’il enseignoit en public; & il m’a protesté souvent qu’apres bien du tems & des recherches, il n’avoit trouvé de sa vie que trois prêtres qui crussent en Dieu.* [*A Dieu ne plaise que je veuille approuver ces assertions dures & téméraires; j’affirme seulement qu’il y a des gens qui les font & dont la conduite du clergé de tous les pays & de toutes les sectes, n’autorise que trop souvent l’indiserétion. Mais loin que mon dessein dans cette note soit de me mettre lâchement à couvert, voici bien nettement mon propre sentiment fut ce point. C’est que nul vrai croyant ne sauroit être intolérant ni persécuteur. Si j’étois Magistrat & que la loi portât peine de mort contre les athées, je commencerois par faire brûler comme tel quiconque en viendroit dénoncer un autre.] [280] En voulant s’éclaircir de bonne foi sur ces matieres, il s’étoit enfoncé dans les ténebres de la métaphysique, où l’homme n’a d’autres guides que les systemes qu’il y porte; & ne voyant par-tout que doutes & contradictions, quand enfin il est venu parmi des chrétiens, il y est venu trop tard; sa foi s’étoit déjà fermée à la vérité, sa raison n’étoit plus accessible à la certitude; tout ce qu’on lui prouvoit détruisant plus un sentiment qu’il n’en établissoit un autre, il a fini par combattre également les dogmes de toute espece & n’a cessé d’être athée que pour devenir sceptique.

Voilà le mari que le Ciel destinoit à cette Julie en qui vous connaissez une foi si simple & une piété si douce. Mais il faut avoir vécu aussi familierement avec elle que sa cousine & moi, pour savoir combien cette ame tendre est naturellement portée à la dévotion. On diroit que rien de terrestre ne pouvant suffire au besoin d’aimer dont elle est dévorée, cet excès de sensibilité soit forcé de remonter à sa source. Ce n’est point comme sainte Thérese un coeur amoureux qui se donne le change & veut se tromper d’objet; c’est un coeur vraiment intarissable que l’amour ni l’amitié n’ont pu épuiser & qui porte ses affections surabondantes [281] au seul Etre digne de les absorber.* [*Comment! Dieu n’aura donc que les restes des créatures? Au contraire, ce que les créatures peuvent occuper du coeur humain est si peu de chose, que quand on croit l’avoir rempli d’elles, il est encore vide. Il faut un objet infini pour le remplir.] L’amour de Dieu ne le détache point des créatures; il ne lui donne ni dureté ni aigreur. Tous ces attachemens produits par la même cause, en s’animant l’un par l’autre en deviennent plus charmans & plus doux & pour moi je crois qu’elle seroit moins dévote, si elle aimoit moins tendrement son pere, son mari, ses enfans, sa cousine & moi-même.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que plus elle l’est, moins elle croit l’être, qu’elle se plaint de sentir en elle-même une ame aride qui ne sait point aimer Dieu. On a beau faire, dit-elle souvent, le coeur ne s’attache que par l’entremise des sens ou de l’imagination qui les représente & le moyen de voir ou d’imaginer l’immensité du grand Etre?* [*Il est certain qu’il faut se fatiguer l’ame pour l’élever aux sublimes idées de la Divinité; un culte plus sensible repose l’esprit du peuple. Il aime qu’on lui offre des objets de piété qui le dispensent de penser a Dieu. Sur ces maximes les Catholiques ont-ils mal fait de remplir leurs Légendes, leurs Calendriers, leurs Eglises, de petits Anges, de beaux garçons & de jolies saintes? L’enfant Jésus entre les bras d’une mere charmante & modeste, est en même tems un des plus touchans & des plus agréables spectacles que la dévotion Chrétienne puisse offrir aux yeux des fideles.] Quand je veux m’élever à lui je ne sais où je suis; n’appercevant aucun rapport entre lui & moi, je ne sais par où l’atteindre, je ne vois ni ne sens plus rien, je me trouve dans une espece d’anéantissement & si j’osois juger d’autrui [282] par moi-même, je craindrois que les extases des mystiques ne vinssent moins d’un coeur plein que d’un cerveau vide.

Que faire donc, continua-t-elle, pour me dérober aux fantômes d’une raison qui s’égare? Je substitue un culte grossier, mais à ma portée, à ces sublimes contemplations qui passent mes facultés. Je rabaisse à regret la majesté divine; j’interpose entre elle & moi des objets sensibles; ne la pouvant contempler dans son essence, je la contemple au moins dans ses oeuvres, je l’aime dans ses bienfaits; mais, de quelque maniere que je m’y prenne, au lieu de l’amour pur qu’elle exige, je n’ai qu’une reconnaissance intéressée à lui présenter.

C’est ainsi que tout devient sentiment dans un coeur sensible. Julie ne trouve dans l’univers entier que sujets d’attendrissement & de gratitude: par-tout elle aperçoit la bienfaisante main de la Providence; ses enfans sont le cher dépôt qu’elle en a reçu; elle recueille ses dons dans les productions de la terre; elle voit sa table couverte par ses soins; elle s’endort sous sa protection; son paisible réveil lui vient d’elle; elle sent ses leçons dans les disgrâces & ses faveurs dans les plaisirs; les biens dont jouit tout ce qui lui est cher sont autant de nouveaux sujets d’hommages; si le Dieu de l’univers échappe à ses faibles yeux, elle voit par-tout le pere commun des hommes. Honorer ainsi ses bienfaits suprêmes, n’est-ce pas servir autant qu’on peut l’Etre infini?

Concevez, milord, quel tourment c’est de vivre dans la [283] retraite avec celui qui partage notre existence & ne peut partager l’espoir qui nous la rend chére; de ne pouvoir avec lui ni bénir les œuvres de Dieu, ni parler de l’heureux avenir que nous promet sa bonté; de le voir insensible, en faisant le bien, à tout ce qui le rend agréable à faire & par la plus bizarre inconséquence, penser en impie & vivre en chrétien! Imaginez Julie à la promenade avec son mari: l’une admirant, dans la riche & brillante parure que la terre étale, l’ouvrage & les dons de l’auteur de l’univers; l’autre ne voyant en tout cela qu’une combinaison fortuite, où rien n’est lié que par une force aveugle. Imaginez deux époux sincerement unis, n’osant, de peur de s’importuner mutuellement, se livrer, l’un aux réflexions, l’autre aux sentimens que leur inspirent les objets qui les entourent & tirer de leur attachement même le devoir de se contraindre incessamment. Nous ne nous promenons presque jamais, Julie & moi, que quelque vue frappante & pittoresque ne lui rappelle ces idées douloureuses. Hélas! dit-elle avec attendrissement, le spectacle de la nature, si vivant, si animé pour nous, est mort aux yeux de l’infortuné Wolmar & dans cette grande harmonie des êtres où tout parle de Dieu d’une voix si douce, il n’aperçoit qu’un silence éternel.

Vous qui connaissez Julie, vous qui savez combien cette ame communicative aime à se répandre, concevez ce qu’elle souffriroit de ces réserves, quand elles n’auroient d’autre inconvénient qu’un si triste partage entre ceux à qui tout doit être commun. Mais des idées plus funestes s’élevent, malgré qu’elle en ait, à la suite de celle-là. Elle a beau vouloir rejetter [284] ces terreurs involontaires, elles reviennent la troubler à chaque instant. Quelle horreur pour une tendre épouse d’imaginer l’Etre suprême vengeur de sa divinité méconnue, de songer que le bonheur de celui qui fait le sien doit finir avec sa vie & de ne voir qu’un réprouvé dans le pere de ses enfans! A cette affreuse image, toute sa douceur la garantit à peine du désespoir; & la religion, qui lui rend amere l’incrédulité de son mari, lui donne seule la force de la supporter. Si le ciel, dit-elle souvent, me refuse la conversion de cet honnête homme, je n’ai plus qu’une grace à lui demander, c’est de mourir la premiere.

Telle est, milord, la trop juste cause de ses chagrins secrets; telle est la peine intérieure qui semble charger sa conscience de l’endurcissement d’autrui & ne lui devient que plus cruelle par le soin qu’elle prend de la dissimuler. L’athéisme, qui marche à visage découvert chez les papistes, est obligé de se cacher dans tout pays où, la raison permettant de croire en Dieu, la seule excuse des incrédules leur est ôtée. Ce systeme est naturellement désolant: s’il trouve des partisans chez les grands & les riches qu’il favorise, il est par-tout en horreur au peuple opprimé & misérable, qui, voyant délivrer ses tyrans du seul frein propre à les contenir, se voit encore enlever dans l’espoir d’une autre vie la seule consolation qu’on lui laisse en celle-ci. Mde. de Wolmar sentant donc le mauvais effet que feroit ici le pyrrhonisme de son mari & voulant sur-tout garantir ses enfans d’un si dangereux exemple, n’a pas eu de peine à [285] engager au secret un homme sincere & vrai, mais discret, simple, sans vanité & fort éloigné de vouloir ôter aux autres un bien dont il est fâché d’être privé lui-même. Il ne dogmatise jamais, il vient au temple avec nous, il se conforme aux usages établis; sans professer de bouche une foi qu’il n’a pas, il évite le scandale & fait sur le culte réglé par les loix tout ce que l’Etat peut exiger d’un citoyen.

Depuis pres de huit ans qu’ils sont unis, la seule Mde. d’Orbe est du secret, parce qu’on le lui a confié. Au surplus, les apparences sont si bien sauvées & avec si peu d’affectation, qu’au bout de six semaines passées, ensemble dans la plus grande intimité, je n’avois pas même conçu le moindre soupçon & n’aurois peut-être jamais pénétré la vérité sur ce point, si Julie elle-même ne me l’eût apprise.

Plusieurs motifs l’ont déterminée à cette confidence. Premierement, quelle réserve est compatible avec l’amitié qui regne entre nous? N’est-ce pas aggraver ses chagrins à pure perte que s’ôter la douceur de les partager avec un ami? De plus, elle n’a pas voulu que ma présence fût plus long-tems un obstacle aux entretiens qu’ils ont souvent ensemble sur un sujet qui lui tient si fort au coeur. Enfin, sachant que vous deviez bientôt venir nous joindre, elle a désiré, du consentement de son mari, que vous fussiez d’avance instruit de ses sentiments; car elle attend de votre sagesse un supplément à nos vains efforts & des effets dignes de vous.

[286] Le tems qu’elle choisit pour me confier sa peine m’a fait soupçonner une autre raison dont elle n’a eu garde de me parler. Son mari nous quittait; nous restions seuls: nos coeurs s’étoient aimés; ils s’en souvenoient encore; s’ils s’étoient un instant oubliés, tout nous livroit à l’opprobre. Je voyois clairement qu’elle avoit craint ce tête-à-tête & tâché de s’en garantir & la scene de Meillerie m’a trop appris que celui des deux qui se défioit le moins de lui-même devoit seul s’en défier.

Dans l’injuste crainte que lui inspiroit sa timidité naturelle, elle n’imagina point de précaution plus sûre que de se donner incessamment un témoin qu’il fallût respecter, d’appeller en tiers le juge integre & redoutable qui voit les actions secretes & sait lire au fond des coeurs. Elle s’environnoit de la majesté suprême; je voyois Dieu sans cesse entre elle & moi. Quel coupable désir eût pu franchir une telle sauvegarde? Mon coeur s’épuroit au feu de son zele & je partageois sa vertu.

Ces graves entretiens remplirent presque tous nos tête-à-tête durant l’absence de son mari; & depuis son retour nous les reprenons fréquemment en sa présence. Il s’y prête comme s’il étoit question d’un autre; & sans mépriser nos soins, il nous donne souvent de bons conseils sur la maniere dont nous devons raisonner avec lui. C’est cela même qui me fait désespérer du succes; car, s’il avoit moins de bonne foi, l’on pourroit attaquer le vice de l’âme qui nourriroit son incrédulité; mais, s’il n’est question que de convaincre, où chercherons-nous des lumieres qu’il n’ait point eues & [287] des raisons qui lui aient échappé? Quand j’ai voulu disputer avec lui, j’ai vu que tout ce que je pouvois employer d’argumens avoit été déjà vainement épuisé par Julie & que ma sécheresse étoit bien loin de cette éloquence du coeur & de cette douce persuasion qui coule de sa bouche. Milord, nous ne ramenerons jamais cet homme; il est trop froid & n’est point méchant: il ne s’agit pas de le toucher; la preuve intérieure ou de sentiment lui manque & celle-là seule peut rendre invincibles toutes les autres.

Quelque soin que prenne sa femme de lui déguiser sa tristesse, il la sent & la partage: ce n’est pas un oeil aussi clairvoyant qu’on abuse. Ce chagrin dévoré ne lui en est que plus sensible. Il m’a dit avoir été tenté plusieurs fois de céder en apparence & de feindre, pour la tranquilliser, des sentimens qu’il n’avoit pas; mais une telle bassesse d’âme est trop loin de lui. Sans en imposer à Julie, cette dissimulation n’eût été qu’un nouveau tourment pour elle. La bonne foi, la franchise, l’union des coeurs qui console de tant de maux, se fût éclipsée entre eux. Etait-ce en se faisant moins estimer de sa femme qu’il pouvoit la rassurer sur ses craintes? Au lieu d’user de déguisement avec elle, il lui dit sincerement ce qu’il pense; mais il le dit d’un ton si simple, avec si peu de mépris des opinions vulgaires, si peu de cette ironique fierté des esprits forts, que ces tristes aveux donnent bien plus d’affliction que de colere à Julie & que, ne pouvant transmettre à son mari ses sentimens & ses espérances, elle en cherche avec plus de soin à rassembler autour de lui ces douceurs passageres auxquelles il borne sa félicité. [288] Ah! dit-elle avec douleur, si l’infortuné fait son paradis en ce monde, rendons-le-lui au moins aussi doux qu’il est possible.* [*Combien ce sentiment plein d’humanité n’est-il pas plus naturel que le zele affreux des perfécuteurs, toujours occupés à tourmenter les incrédules, comme pour les damner des cette vie & se faire les précurseurs des démons? Je ne cesserai jamais de le redire; c’est que ces perfécuteurs là ne sont point des croyans; ce sont des fourbes.]

Le voile de tristesse dont cette opposition de sentimens couvre leur union prouve mieux que toute autre chose l’invincible ascendant de Julie, par les consolations dont cette tristesse est mêlée & qu’elle seule au monde étoit peut-être capable d’y joindre. Tous leurs démêlés, toutes leurs disputes sur ce point important, loin de se tourner en aigreur, en mépris, en querelles, finissent toujours par quelque scene attendrissante, qui ne fait que les rendre plus chers l’un à l’autre.

Hier, l’entretien s’étant fixé sur ce texte, qui revient souvent quand nous ne sommes que trois, nous tombâmes sur l’origine du mal; & je m’efforçois de montrer que non seulement il n’y avoit point de mal absolu & général dans le systeme des êtres, mais que même les maux particuliers étoient beaucoup moindres qu’ils ne le semblent au premier coup d’oeil & qu’à tout prendre ils étoient surpassés de beaucoup par les biens particuliers & individuels. Je citois à M. de Wolmar son propre exemple; & pénétré du bonheur de sa situation, je la peignois avec des traits si vrais qu’il en parut ému lui-même. Voilà, dit-il en m’interrompant, [289] les séductions de Julie. Elle met toujours le sentiment à la place des raisons & le rend si touchant qu’il faut toujours l’embrasser pour toute réponse: ne serait-ce point de son maître de philosophie, ajouta-t-il en riant, qu’elle auroit appris cette maniere d’argumenter?

Deux mois plustôt la plaisanterie m’eût déconcerté cruellement; mais le tems de l’embarras est passé: je n’en fis que rire à mon tour; & quoique Julie eût un peu rougi, elle ne parut pas plus embarrassé que moi. Nous continuâmes. Sans disputer sur la quantité du mal, Wolmar se contentoit de l’aveu qu’il falut bien faire, que, peu ou beaucoup, enfin le mal existe; & de cette seule existence il déduisoit défaut de puissance, d’intelligence ou de bonté, dans la premiere cause. Moi, de mon côté, je tâchois de montrer l’origine du mal physique dans la nature de la matiere & du mal moral dans la liberté de l’homme. Je lui soutenois que Dieu pouvoit tout faire, hors de créer d’autres substances aussi parfaites que la sienne & qui ne laissassent aucune prise au mal. Nous étions dans la chaleur de la dispute quand je m’aperçus que Julie avoit disparu. Devinez où elle est, me dit son mari voyant que je la cherchois des yeux. Mais, dis-je, elle est allée donner quelque ordre dans le ménage. - Non, dit-il, elle n’auroit point pris pour d’autres affaires le tems de celle-ci; tout se fait sans qu’elle me quitte & je ne la vois jamais rien faire. Elle est donc dans la chambre des enfans? Tout aussi peu: ses enfans ne lui sont pas plus chers que mon salut. He bien! repris-je, ce qu’elle fait, je n’en sais rien, mais je suis très sûr qu’elle [290] ne s’occupe qu’à des soins utiles. Encore moins, dit-il froidement; venez, venez, vous verrez si j’ai bien deviné.

Il se mit à marcher doucement; je le suivis sur la pointe du pied. Nous arrivâmes à la porte du cabinet: elle étoit fermée; il l’ouvrit brusquement. Milord, quel spectacle! Je vis Julie à genoux, les mains jointes & tout en larmes. Elle se leve avec précipitation, s’essuyant les yeux, se cachant le visage & cherchant à s’échapper. On ne vit jamais une honte pareille. Son mari ne lui laissa pas le tems de fuir. Il courut à elle dans une espece de transport. chére épouse, lui dit-il en l’embrassant, l’ardeur même de tes voeux trahit ta cause. Que leur manque-t-il pour être efficaces? Va, s’ils étoient entendus, ils seroient bientôt exaucés. - Ils le seront, lui dit-elle d’un ton ferme & persuadé; j’en ignore l’heure & l’occasion. Puissé-je l’acheter aux dépens de ma vie! mon dernier jour seroit le mieux employé.

Venez, milord, quittez vos malheureux combats, venez remplir un devoir plus noble. Le sage préfere-t-il l’honneur de tuer des hommes aux soins qui peuvent en sauver un?* [*Il y avoit ici une grande lettre de Milord Edourd à Julie. Dans la suite il sera parlé de cette lettre, mais pour de bonnes raisons j’ai été forcé de la supprimer.]

[291]

LETTRE VI.
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Quoi! même après la séparation de l’armée, encore un voyage à Paris! Oubliez-vous donc tout-à-fait Clarens & celle qui l’habite? Nous êtes-vous moins cher qu’à Milord Hyde? Etes-vous plus nécessaire à cet ami qu’à ceux qui vous attendent ici? Vous nous forcez à faire des voeux opposés aux vôtres & vous me faites souhaiter d’avoir du crédit à la cour de France pour vous empêcher d’obtenir les passe-ports que vous en attendez. Contentez-vous toutefois: allez voir votre digne compatriote. Malgré lui, malgré vous, nous serons vengés de cette préférence & quelque plaisir que vous goûtiez à vivre avec lui, je sais que quand vous serez avec nous, vous regretterez le tems que vous ne nous aurez pas donné.

En recevant votre lettre, j’avois d’abord soupçonné qu’une commission secrete... quel plus digne médiateur de paix!... Mais les Rois donnent-ils leur confiance à des hommes vertueux! Osent-ils écouter la vérité? Savent-ils même honorer le vrai mérite?... Non, non, cher Edouard, vous n’êtes pas fait pour le ministere & je pense trop bien de vous pour croire que si vous n’étiez pas né Pair d’Angleterre, vous le fussiez jamais devenu.

Viens, ami, tu seras mieux à Clarens qu’à la Cour. O quel hiver nous allons passer tous ensemble, si l’espoir de [292] notre réunion ne m’abuse pas! Chaque jour la prépare, en ramenant ici quelqu’une de ces ames privilégiées qui sont si cheres l’une à l’autre, qui sont si dignes de s’aimer & qui semblent n’attendre que vous pour se passer du reste de l’univers. En apprenant quel heureux hazard a fait passer ici la partie adverse du baron d’Etange vous avez prévu tout ce qui devoit arriver de cette rencontre & ce qui est arrivé réellement.* [*On voit qu’il manque ici plusieurs lettres intermédiaires, ainsi qu’en beaucoup d’autre endroits. Le lecteur dira qu’on se tire sort commodément d’affaire avec de pareilles omissions & je suis tout-à-fait de son avis.] Ce vieux plaideur, quoique inflexible & entier presque autant que son adversaire, n’a pu résister à l’ascendant qui nous a tous subjugués. Après avoir vu Julie, après l’avoir entendue, après avoir conversé avec elle, il a eu honte de plaider contre son pere. Il est parti pour Berne si bien disposé & l’accommodement est actuellement en si bon train, que sur la derniere lettre du baron nous l’attendons de retour dans peu de jours.

Voilà ce que vous aurez déjà sçu par M. de Wolmar; mais ce que probablement vous ne savez point encore, c’est que Mde. d’Orbe, ayant enfin terminé ses affaires, est ici depuis jeudi & n’aura plus d’autre demeure que celle de son amie. Comme j’étois prévenu du jour de son arrivée, j’allai au-devant d’elle à l’insu de Mde. de Wolmar qu’elle vouloit surprendre & l’ayant rencontrée au deçà de Lutri, je revins sur mes pas avec elle.

Je la trouvai plus vive & plus charmante que jamais, mais [293] inégale, distraite, n’écoutant point, répondant encore moins, parlant sans suite & par saillies, enfin livrée à cette inquiétude dont on ne peut se défendre sur le point d’obtenir ce qu’on a fortement désiré. On eût dit à chaque instant qu’elle trembloit de retourner en arriere. Ce départ, quoique long-tems différé, s’étoit fait si à la hâte que la tête en tournoit à la maîtresse & aux domestiques. Il régnoit un désordre risible dans le menu bagage qu’on amenait. A mesure que la femme de chambre craignoit d’avoir oublié quelque chose, Claire assuroit toujours l’avoir fait mettre dans le coffre du carrosse; & le plaisant, quand on y regarda, fut qu’il ne s’y trouva rien du tout.

Comme elle ne vouloit pas que Julie entendît sa voiture, elle descendit dans l’avenue, traversa la cour en courant comme une folle & monta si précipitamment qu’il falut respirer après la premiere rampe avant d’achever de monter. M. de Wolmar vint au-devant d’elle: elle ne put lui dire un seul mot.

En ouvrant la porte de la chambre, je vis Julie assise vers la fenêtre & tenant sur ses genoux la petite Henriette, comme elle faisoit souvent. Claire avoit médité un beau discours à sa maniere, mêlé de sentiment & de gaieté; mais, en mettant le pied sur le seuil de la porte, le discours, la gaieté, tout fut oublié; elle vole à son amie en s’écriant avec un emportement impossible à peindre: Cousine, toujours, pour toujours, jusqu’à la mort! Henriette, apercevant sa mere, saute & court au-devant d’elle, en criant aussi, Maman! Maman! de toute sa force & la rencontre si rudement que la pauvre [294] petite tomba du coup. Cette subite apparition, cette chute, la joie, le trouble, saisirent Julie à tel point, que, s’étant levée en étendant les bras avec un cri très aigu, elle se laissa retomber & se trouva mal. Claire, voulant relever sa fille, voit pâlir son amie: elle hésite, elle ne sait à laquelle courir. Enfin, me voyant relever Henriette, elle s’élance pour secourir Julie défaillante & tombe sur elle dans le même état.

Henriette, les apercevant toutes deux sans mouvement, se mit à pleurer & pousser des cris qui firent accourir la Fanchon: l’une court à sa mere, l’autre à sa maîtresse. Pour moi, saisi, transporté, hors de sens, j’errois à grands pas par la chambre sans savoir ce que je faisais, avec des exclamations interrompues & dans un mouvement convulsif dont je n’étois pas le maître. Wolmar lui-même, le froid Wolmar se sentit ému. O sentiment! sentiment! douce vie de l’âme! quel est le coeur de fer que tu n’as jamais touché? Quel est l’infortuné mortel à qui tu n’arrachas jamais de larmes? Au lieu de courir à Julie, cet heureux époux se jeta sur un fauteuil pour contempler avidement ce ravissant spectacle. Ne craignez rien, dit-il en voyant notre empressement; ces scenes de plaisir & de joie n’épuisent un instant la nature que pour la ranimer d’une vigueur nouvelle; elles ne sont jamais dangereuses. Laissez-moi jouir du bonheur que je goûte & que vous partagez. Que doit-il être pour vous! Je n’en connus jamais de semblable & je suis le moins heureux des six.

Milord, sur ce premier moment, vous pouvez juger du [295] reste. Cette réunion excita dans toute la maison un retentissement d’allégresse & une fermentation qui n’est pas encore calmée. Julie; hors d’elle-même, étoit dans une agitation où je ne l’avois jamais vue; il fut impossible de songer à rien de toute la journée qu’à se voir & s’embrasser sans cesse avec de nouveaux transports. On ne s’avisa pas même du salon d’Apollon; le plaisir étoit par-tout, on n’avoit pas besoin d’y songer. A peine le lendemain eut-on assez de sang-froid pour préparer une fête. Sans Wolmar tout seroit allé de travers. Chacun se para de son mieux. Il n’y eut de travail permis que ce qu’il en faloit pour les amusements. La fête fut célébrée, non pas avec pompe, mais avec délire; il y régnoit une confusion qui la rendoit touchante & le désordre en faisoit le plus bel ornement.

La matinée se passa à mettre Mde. d’Orbe en possession de son emploi d’intendante ou de maîtresse d’hôtel; & elle se hâtoit d’en faire les fonctions avec un empressement d’enfant qui nous fit rire. En entrant pour dîner dans le beau salon, les deux cousines virent de tous côtés leurs chiffres unis & formés avec des fleurs. Julie devina dans l’instant d’où venoit ce soin: elle m’embrassa dans un saisissement de joie. Claire, contre son ancienne coutume, hésita d’en faire autant. Wolmar lui en fit la guerre; elle prit en rougissant le parti d’imiter sa cousine. Cette rougeur que je remarquai trop me fit un effet que je ne saurois dire, mais je ne me sentis pas dans ses bras sans émotion.

L’apres-midi il y eut une belle collation dans le gynécée, [296] où pour le coup le maître & moi fûmes admis. Les hommes tirerent au blanc une mise donnée par Mde. d’Orbe. Le nouveau venu l’emporta, quoique moins exercé que les autres. Claire ne fut pas la dupe de son adresse; Hanz lui-même ne s’y trompa pas & refusa d’accepter le prix; mais tous ses camarades l’y forcerent & vous pouvez juger que cette honnêteté de leur part ne fut pas perdue.

Le soir, toute la maison, augmentée de trois personnes, se rassembla pour danser. Claire sembloit parée par la main des Grâces; elle n’avoit jamais été si brillante que ce jour-là. Elle dansait, elle causait, elle riait, elle donnoit ses ordres; elle suffisoit à tout. Elle avoit juré de m’excéder de fatigue; & après cinq ou six contredanses très vives tout d’une haleine, elle n’oublia pas le reproche ordinaire que je dansois comme un philosophe. Je lui dis, moi, qu’elle dansoit comme un lutin, qu’elle ne faisoit pas moins de ravage & que j’avois peur qu’elle ne me laissât reposer ni jour ni nuit. Au contraire, dit-elle, voici de quoi vous faire dormir tout d’une piece; & à l’instant elle me reprit pour danser.

Elle étoit infatigable; mais il n’en étoit pas ainsi de Julie; elle avoit peine à se tenir, les genoux lui trembloient en dansant; elle étoit trop touchée pour pouvoir être gaie. Souvent on voyoit des larmes de joie couler de ses yeux; elle contemploit sa cousine avec une sorte de ravissement; elle aimoit à se croire l’étrangere à qui l’on donnoit la fête & à regarder Claire comme la maîtresse de la maison qui l’ordonnait. Après le souper je tirai des fusées que j’avois [297] apportées de la Chine & qui firent beaucoup d’effet. Nous veillâmes fort avant dans la nuit. Il falut enfin se quitter, Mde. d’Orbe étoit lasse ou devoit l’être & Julie voulut qu’on se couchât de bonne heure.

Insensiblement le calme renaît & l’ordre avec lui. Claire, toute folâtre qu’elle est, sait prendre, quand il lui plaît, un ton d’autorité qui en impose. Elle a d’ailleurs du sens, un discernement exquis, la pénétration de Wolmar, la bonté de Julie & quoique extrêmement libérale, elle ne laisse pas d’avoir aussi beaucoup de prudence; en sorte que, restée veuve si jeune & chargée de la garde-noble de sa fille, les biens de l’une & de l’autre n’ont fait que prospérer dans ses mains: ainsi l’on n’a pas lieu de craindre que, sous ses ordres, la maison soit moins bien gouvernée qu’auparavant. Cela donne à Julie le plaisir de se livrer tout entiere à l’occupation qui est le plus de son goût, savoir, l’éducation des enfans; & je ne doute pas qu’Henriette ne profite extrêmement de tous les soins dont une de ses meres aura soulagé l’autre. Je dis ses meres; car, à voir la maniere dont elles vivent avec elle, il est difficile de distinguer la véritable; & des étrangers qui nous sont venus aujourd’hui sont ou paraissent là-dessus encore en doute. En effet, toutes deux l’appellent Henriette, ou ma fille, indifféremment. Elle appelleMaman l’une & l’autre petite Maman; la même tendresse regne de part & d’autre; elle obéit également à toutes deux. S’ils demandent aux dames à laquelle elle appartient, chacune répond: A moi. S’ils interrogent Henriette, il se trouve qu’elle a deux meres; on seroit embarrassé [298] à moins. Les plus clairvoyans se décident pourtant à la fin pour Julie. Henriette, dont le pere étoit blond, est blonde comme elle & lui ressemble beaucoup. Une certaine tendresse de mere se peint encore mieux dans ses yeux si doux que dans les regards plus enjoués de Claire. La petite prend aupres de Julie un air plus respectueux, plus attentif sur elle-même. Machinalement elle se met plus souvent à ses côtés, parce que Julie a plus souvent quelque chose à lui dire. Il faut avouer que toutes les apparences sont en faveur de la petite Maman; & je me suis apperçu que cette erreur est si agréable aux deux cousines, qu’elle pourroit bien être quelquefois volontaire & devenir un moyen de leur faire sa cour.

Milord, dans quinze jours il ne manquera plus ici que vous. Quand vous y serez, il faudra mal penser de tout homme dont le coeur cherchera sur le reste de la terre des vertus, des plaisirs, qu’il n’aura pas trouvés dans cette maison.

[299]

LETTRE VII.
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Il y a trois jours que j’essaye chaque soir de vous écrire. Mais, après une journée laborieuse, le sommeil me gagne en rentrant: le matin, des le point du jour, il faut retourner à l’ouvrage. Une ivresse plus douce que celle du vin me jette au fond de l’âme un trouble délicieux & je ne puis dérober un moment à des plaisirs devenus tout nouveaux pour moi.

Je ne conçois pas quel séjour pourroit me déplaire avec la société que je trouve dans celui-ci. Mais savez-vous en quoi Clarens me plaît pour lui-même? C’est que je m’y sens vraiment à la campagne & que c’est presque la premiere fois que j’en ai pu dire autant. Les gens de ville ne savent point aimer la campagne; ils ne savent pas même y être: à peine, quand ils y sont, savent-ils ce qu’on y fait. Ils en dédaignent les travaux, les plaisirs; ils les ignorent: ils sont chez eux comme en pays étranger; je ne m’étonne pas qu’ils s’y déplaisent. Il faut être villageois au village, ou n’y point aller; car qu’y va-t-on faire? Les habitans de Paris qui croient aller à la campagne n’y vont point: ils portent Paris avec eux. Les chanteurs, les beaux esprits, les auteurs, les parasites, sont le cortege qui les suit. Le jeu, la musique, la comédie y sont leur seule occupation.* [*Il y faut ajouter la chasse. Encore la font-ils si commodément qu’ils n’en ont pas la motié de la fatigue ni du plaisir. Mais je n’entame point ici cet article de la chasse, il fournit trop pour être traité dans une note. J’aurai peut-être occasion d’en parler ailleurs.] [300] Leur table est couverte comme à Paris; ils y mangent aux mêmes heures; on leur y sert les mêmes mets avec le même appareil; ils n’y font que les mêmes choses: autant valoit y rester; car, quelque riche qu’on puisse être & quelque soin qu’on ait pris, on sent toujours quelque privation & l’on ne sauroit apporter avec soi Paris tout entier. Ainsi cette variété qui leur est si chére, ils la fuient; ils ne connaissent jamais qu’une maniere de vivre & s’en ennuient toujours.

Le travail de la campagne est agréable à considérer & n’a rien d’assez pénible en lui-même pour émouvoir à compassion. L’objet de l’utilité publique & privée le rend intéressant; & puis, c’est la premiere vocation de l’homme: il rappelle à l’esprit une idée agréable & au coeur tous les charmes de l’âge d’or. L’imagination ne reste point froide à l’aspect du labourage & des moissons. La simplicité de la vie pastorale & champêtre a toujours quelque chose qui touche. Qu’on regarde les prés couverts de gens qui fanent & chantent & des troupeaux épars dans l’éloignement: insensiblement on se sent attendrir sans savoir pourquoi. Ainsi quelquefois encore la voix de la nature amollit nos coeurs farouches; & quoiqu’on l’entende avec un regret inutile, elle est si douce qu’on ne l’entend jamais sans plaisir.

[301] J’avoue que la misere qui couvre les champs en certains pays où le publicain dévore les fruits de la terre, l’âpre avidité d’un fermier avare, l’inflexible rigueur d’un maître inhumain ôtent beaucoup d’attrait à ces tableaux. Des chevaux étiques prês d’expirer sous les coups, de malheureux paysans exténués de jeûnes, excédés de fatigue & couverts de haillons, des hameaux de masures offrent un triste spectacle à la vue; on a presque regret d’être homme quand on songe aux malheureux dont il faut manger le sang. Mais quel charme de voir de bons & sages régisseurs faire de la culture de leurs terres l’instrument de leurs bienfaits, leurs amusemens, leurs plaisirs; verser à pleines mains les dons de la Providence; engraisser tout ce qui les entoure, hommes & bestiaux, des biens dont regorgent leurs granges, leurs caves, leurs greniers; accumuler l’abondance & la joie autour d’eux & faire du travail qui les enrichit une fête continuelle! Comment se dérober à la douce illusion que ces objets font naître? On oublie son siecle & ses contemporains; on se transporte au tems des Patriarches; on veut mettre soi-même la main à l’oeuvre, partager les travaux rustiques & le bonheur qu’on y voit attaché. O tems de l’amour & de l’innocence, où les femmes étoient tendres & modestes, où les hommes étoient simples & vivoient contens! O Rachel! fille charmante & si constamment aimée, heureux celui qui pour t’obtenir ne regretta pas quatorze ans d’esclavage! O douce éleve de Noémi! heureux le bon vieillard dont tu réchauffois les pieds & le coeur! Non, jamais la beauté ne regne avec plus d’empire qu’au milieu des soins champêtres. C’est là que les [302] grâces sont sur leur trône, que la simplicité les pare, que la gaieté les anime & qu’il faut les adorer malgré soi. Pardon, milord, je reviens à nous.

Depuis un mois les chaleurs de l’automne apprêtoient d’heureuses vendanges; les premieres gelées en ont amené l’ouverture;* [*On vendange fort tard dans le pays de Vaud; parce que la principale récolte est en vins blancs & que la gelée leur est salutaire.] le pampre grillé, laissant la grappe à découvert, étale aux yeux les dons du pere Lyée & semble inviter les mortels à s’en emparer. Toutes les vignes chargées de ce fruit bienfaisant que le Ciel offre aux infortunés pour leur faire oublier leur misere; le bruit des tonneaux, des cuves, les légrefass * [*Sorte de soudre ou de grand tonneau du pays.] qu’on relie de toutes parts; le chant des vendangeuses dont ces coteaux retentissent; la marche continuelle de ceux qui portent la vendange au pressoir; le rauque son des instrumens rustiques qui les anime au travail; l’aimable & touchant tableau d’une allégresse générale qui semble en ce moment étendu sur la face de la terre; enfin le voile de brouillard que le soleil éleve au matin comme une toile de théâtre pour découvrir à l’oeil un si charmant spectacle: tout conspire à lui donner un air de fête; & cette fête n’en devient que plus belle à la réflexion, quand on songe qu’elle est la seule où les hommes aient sçu joindre l’agréable à l’utile.

M. de Wolmar, dont ici le meilleur terrain consiste en vignobles, a fait d’avance tous les préparatifs nécessaires. Les cuves, le pressoir, le cellier, les futailles, n’attendoient que [303] la douce liqueur pour laquelle ils sont destinés. Mde. de Wolmar s’est chargée de la récolte; le choix des ouvriers, l’ordre & la distribution du travail la regardent. Mde. d’Orbe préside aux festins de vendange & au salaire des ouvriers selon la police établie, dont les loix ne s’enfreignent jamais ici. Mon inspection à moi est de faire observer au pressoir les directions de Julie, dont la tête ne supporte pas la vapeur des cuves; & Claire n’a pas manqué d’applaudir à cet emploi, comme étant tout-à-fait du ressort d’un buveur.

Les tâches ainsi partagées, le métier commun pour remplir les vides est celui de vendangeur. Tout le monde est sur pied de grand matin: on se rassemble pour aller à la vigne. Mde. d’Orbe, qui n’est jamais assez occupée au gré de son activité, se charge, pour surcroît, de faire avertir & tancer les paresseux & je puis me vanter qu’elle s’acquitte envers moi de ce soin avec une maligne vigilance. Quant au vieux baron, tandis que nous travaillons tous, il se promene avec un fusil & vient de tems en tems m’ôter aux vendangeuses pour aller avec lui tirer des grives, à quoi l’on ne manque pas de dire que je l’ai secretement engagé; si bien que j’en perds peu à peu le nom de philosophe pour gagner celui de fainéant, qui dans le fond n’en differe pas de beaucoup.

Vous voyez, par ce que je viens de vous marquer du baron, que notre réconciliation est sincere & que Wolmar a lieu d’être content de sa seconde épreuve.* [*Ceci s’entendra mieux par l’extrait suivant d’une lettre de Julie qui n’est pas dans ce recueil. «Voilà, me dit M. De Wolmar en me tirant à part, le seconde épreuve que je lui destinois. S’il n’eût pas caressé votre pere je me serois défié de lui. Mais, dis-je, comment concilier ces caresses & votre épreuve avec l’antipathie que vous avez vous-même trouvée entre eux? Elle n’existe plus, reprit-il; les préjugés de votre pere ont fait à St. Preux tout le mal qu’ils pouvoient lui faire; il n’en a plus rien à craindre, il ne les hait plus, il les plaint. Le Baron de son côté ne le craint plus; il a le coeur bon, il sent qu’il lui a fait bien du mal, il en a pitié. Je vois qu’ils seront fort bin ensemble & se verront avec plaisir. Aussi des cet instant, je compte sur lui tout-à-fait.»] Moi, de la [304] haine pour le pere de mon amie! Non, quand j’aurois été son fils, je ne l’aurois pas plus parfaitement honoré. En vérité, je ne connois point d’homme plus droit, plus franc, plus généreux, plus respectable à tous égards que ce bon gentilhomme. Mais la bizarrerie de ses préjugés est étrange. Depuis qu’il est sûr que je ne saurois lui appartenir, il n’y a sorte d’honneur qu’il ne me fasse; & pourvu que je ne sois pas son gendre, il se mettroit volontiers au-dessous de moi. La seule chose que je ne puis lui pardonner, c’est quand nous sommes seuls de railler quelquefois le prétendu philosophe sur ses anciennes leçons. Ces plaisanteries me sont ameres & je les reçois toujours fort mal; mais il rit de ma colere & dit: Allons tirer des grives, c’est assez pousser d’arguments. Puis il crie en passant: Claire, Claire, un bon souper à ton maître, car je vais lui faire gagner de l’appétit. En effet, à son âge il court les vignes avec son fusil tout aussi vigoureusement que moi & tire incomparablement mieux. Ce qui me venge un peu de ses railleries, c’est que devant sa fille il n’ose plus souffler; & la petite écoliere n’en impose guere moins à son pere même qu’à son précepteur. Je reviens à nos vendanges.

[305] Depuis huit jours que cet agréable travail nous occupe, on est à peine à la moitié de l’ouvrage. Outre les vins destinés pour la vente & pour les provisions ordinaires, lesquels n’ont d’autre façon que d’être recueillis avec soin, la bienfaisante fée en prépare d’autres plus fins pour nos buveurs; & j’aide aux opérations magiques dont je vous ai parlé, pour tirer d’un même vignoble des vins de tous les pays. Pour l’un, elle fait tordre la grappe quand elle est mûre & laisse flétrir au soleil sur la souche; pour l’autre, elle fait égrapper le raisin & trier les grains avant de les jetter dans la cuve; pour un autre, elle fait cueillir avant le lever du soleil du raisin rouge & le porter doucement sur le pressoir couvert encore de sa fleur & de sa rosée pour en exprimer du vin blanc. Elle prépare un vin de liqueur en mêlant dans les tonneaux du moût réduit en sirop sur le feu, un vin sec, en l’empêchant de cuver, un vin d’absinthe pour l’estomac,* [*En Suisse on boit beaucoup de vin d’absynthe; & en général, comme les herbes des Alpes ont plus de vertu que dans les plaines, on y fait plus d’usage des infusions.] un vin muscat avec des simples. Tous ces vins différens ont leur apprêt particulier; toutes ces préparations sont saines & naturelles; c’est ainsi qu’une économe industrie supplée à la diversité des terrains & rassemble vingt climats en un seul.

Vous ne sauriez concevoir avec quel zele, avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante, on rit toute la journée & le travail n’en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité; tout le monde est égal & personne ne s’oublie. Les [306] Dames sont sans airs, les paysannes sont décentes, les hommes badins & non grossiers. C’est à qui trouvera les meilleures chansons, à qui fera les meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. L’union même engendre les folâtres querelles; & l’on ne s’agace mutuellement que pour montrer combien on est sûr les uns des autres. On ne revient point ensuite faire chez soi les messieurs; on passe aux vignes toute la journée: Julie y a fait une loge où l’on va se chauffer quand on a froid & dans laquelle on se réfugie en cas de pluie. On dîne avec les paysans & à leur heure, aussi bien qu’on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un peu grossiere, mais bonne, saine & chargée d’excellens légumes. On ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche & de leurs complimens rustauds; pour les mettre à leur aise, on s’y prête sans affectation. Ces complaisances ne leur échappent pas, ils y sont sensibles; & voyant qu’on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s’en tiennent d’autant plus volontiers dans la leur. A dîner, on amene les enfans & ils passent le reste de la journée à la vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voyent arriver! O bienheureux enfans! disent-ils en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu prolonge vos jours aux dépens des nôtres! Ressemblez à vos pere & meres & soyez comme eux la bénédiction du pays! Souvent en songeant que la plupart de ces hommes ont porté les armes & savent manier l’épée & le mousquet aussi bien que la serpette & la houe, en voyant Julie au milieu d’eux si charmante & si respectée recevoir, elle & ses enfans, leurs touchantes acclamations, [307] je me rappelle l’illustre & vertueuse Agrippine montrant son fils aux troupes de Germanicus. Julie! femme incomparable! vous exercez dans la simplicité de la vie privée le despotique empire de la sagesse & des bienfaits: vous êtes pour tout le pays un dépôt cher & sacré que chacun voudroit défendre & conserver au prix de son sang; & vous vivez plus surement, plus honorablement au milieu d’un peuple entier qui vous aime, que les rois entourés de tous leurs soldats.

Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nourrit & loge les ouvriers tout le tems de la vendange; & même le dimanche, après le prêche du soir, on se rassemble avec eux & l’on danse jusqu’au souper. Les autres jours on ne se sépare point non plus en rentrant au logis, hors le baron qui ne soupe jamais & se couche de fort bonne heure & Julie qui monte avec ses enfans chez lui jusqu’à ce qu’il s’aille coucher. A cela pres, depuis le moment qu’on prend le métier de vendangeur jusqu’à celui qu’on le quitte, on ne mêle plus la vie citadine à la vie rustique. Ces saturnales sont bien plus agréables & plus sages que celles des Romains. Le renversement qu’ils affectoient étoit trop vain pour instruire le maître ni l’esclave; mais la douce égalité qui regne ici rétablit l’ordre de la nature, forme une instruction pour les uns, une consolation pour les autres & un lien d’amitié pour tous.* [*Si de-là naît un commun état de fête, non moins doux à ceux qui descendent qu’à ceux qui montent, ne s’ensuit-il pas que tous les états sont presque indifférens par eux-mêmes, poutvu qu’on puisse & qu’on veuille en sortir quelquefois? Les gueux sont malheureux parce qu’ils sont toujours gueux; les Rois sont malheureux parce qu’ils sont toujours Rois. Les états moyens, dont on sort plus aisément offrent des plaisirs au-dessus & au-dessous de foi; ils étendent aussi les lumieres de ceux qui les remplissent, en leur donnant plus de préjuges à connoitre & plus de degrés à comparer. Voilà, ce me semble, la principale raison pourquoi c’est généralement dans les conditions médiocres qu’on trouve les hommes les plus heureux & du meiller sens.]

[308] Le lieu d’assemblée est une salle à l’antique avec une grande cheminée où l’on fait bon feu. La piece est éclairée de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capuchons de fer-blanc pour intercepter la fumée & réfléchir la lumiere. Pour prévenir l’envie & les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces bonnes gens qu’ils ne puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer d’autre opulence que le choix du bon dans les choses communes & un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe & l’appareil des festins n’y sont pas, mais l’abondance & la joie y sont. Tout le monde se met à table, maîtres, journaliers, domestiques; chacun se leve indifféremment pour servir, sans exclusion, sans préférence & le service se fait toujours avec grace & avec plaisir. On boit à discrétion; la liberté n’a point d’autres bornes que l’honnêteté. La présence de maîtres si respectés contient tout le monde & n’empêche pas qu’on ne soit à son aise & gai. Que s’il arrive à quelqu’un de s’oublier, on ne trouble point la fête par des réprimandes; mais il est congédié sans rémission des le lendemain.

Je me prévaux aussi des plaisirs du pays & de la saison. [309] Je reprends la liberté de vivre à la Valaisanne & de boire assez souvent du vin pur; mais je n’en bois point qui n’ait été versé de la main d’une des deux cousines. Elles se chargent de mesurer ma soif à mes forces & de ménager ma raison. Qui sait mieux qu’elles comment il la faut gouverner & l’art de me l’ôter & de me la rendre? Si le travail de la journée, la durée & la gaieté du repas, donnent plus de force au vin versé de ces mains chéries, je laisse exhaler mes transports sans contrainte; ils n’ont plus rien que je doive taire, rien que gêne la présence du sage Wolmar. Je ne crains point que son oeil éclairé lise au fond de mon coeur & quand un tendre souvenir y veut renaître, un regard de Claire lui donne le change, un regard de Julie m’en fait rougir.

Apres le souper on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre; chacun dit sa chanson tour à tour. Quelquefois les vendangeuses chantent en choeur toutes ensemble, ou bien alternativement à voix seule & en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles romances dont les airs ne sont pas piquants; mais ils ont je ne sais quoi d’antique & de doux qui touche à la longue. Les paroles sont simples, naives, souvent tristes; elles plaisent pourtant. Nous ne pouvons nous empêcher, Claire de sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand nous retrouvons dans ces chansons des tours & des expressions dont nous nous sommes servis autrefois. Alors, en jetant les yeux sur elles & me rappelant les tems éloignés, un tressaillement me prend, un poids insupportable me tombe tout à coup sur le coeur, [310] & me laisse une impression funeste qui ne s’efface qu’avec peine. Cependant je trouve à ces veillées une sorte de charme que je ne puis vous expliquer & qui m’est pourtant fort sensible. Cette réunion des différens états, la simplicité de cette occupation, l’idée de délassement, d’accord, de tranquillité, le sentiment de paix qu’elle porte à l’âme, a quelque chose d’attendrissant qui dispose à trouver ces chansons plus intéressantes. Ce concert des voix de femmes n’est pas non plus sans douceur. Pour moi, je suis convaincu que de toutes les harmonies il n’y en a point d’aussi agréable que le chant à l’unisson & que, s’il nous faut des accords, c’est parce que nous avons le goût dépravé. En effet, toute l’harmonie ne se trouve-t-elle pas dans un son quelconque? & qu’y pouvons-nous ajouter, sans altérer les proportions que la nature a établies dans la force relative des sons harmonieux? En doublant les uns & non pas les autres, en ne les renforçant pas en même rapport, n’ôtons-nous pas à l’instant ces proportions? La nature a tout fait le mieux qu’il étoit possible; mais nous voulons faire mieux encore & nous gâtons tout.

Il y a une grande émulation pour ce travail du soir aussi bien que pour celui de la journée; & la filouterie que j’y voulois employer m’attira hier un petit affront. Comme je ne suis pas des plus adroits à teiller & que j’ai souvent des distractions, ennuyé d’être toujours noté pour avoir fait le moins d’ouvrage, je tirois doucement avec le pied des chenevottes de mes voisins pour grossir mon tas; mais cette impitoyable Mde. d’Orbe, s’en étant aperçue, fit signe [311] à Julie, qui m’ayant pris sur le fait, me tança séverement. Monsieur le fripon, me dit-elle tout haut, point d’injustice, même en plaisantant; c’est ainsi qu’on s’accoutume à devenir méchant tout de bon & qui pis est, à plaisanter encore.

Voilà comment se passe la soirée. Quand l’heure de la retraite approche, Mde. de Wolmar dit, allons tirer le feu d’artifice. A l’instant, chacun prend son paquet de chenevottes, signe honorable de son travail; on les porte en triomphe au milieu de la cour, on les rassemble en tas, on en fait un trophée, on y met le feu; mais n’a pas cet honneur qui veut; Julie l’adjuge, en présentant le flambeau à celui ou celle qui a fait ce soir là le plus d’ouvrage; fût-ce elle-même, elle se l’attribue sans façon. L’auguste cérémonie est accompagnée d’acclamations & de battemens de mains. Les chenevottes font un feu clair & brillant qui s’éleve jusqu’aux nues, un vrai feu de joie autour duquel on saute, on rit. Ensuite on offre à boire à toute l’assemblée; chacun boit à la santé du vainqueur & va se coucher content d’une journée passée dans le travail, la gaieté, l’innocence & qu’on ne seroit pas fâché de recommencer le lendemain, le surlendemain & toute sa vie.

[312]

LETTRE VIII.
DE SAINT PREUX A M. DE WOLMAR

Jouissez, cher Wolmar, du fruit de vos soins. Recevez les hommages d’un coeur épuré, qu’avec tant de peine vous avez rendu digne de vous être offert. Jamais homme n’entreprit ce que vous avez entrepris; jamais homme ne tenta ce que vous avez exécuté; jamais ame reconnaissante & sensible ne sentit ce que vous m’avez inspiré. La mienne avoit perdu son ressort, sa vigueur, son être; vous m’avez tout rendu. J’étois mort aux vertus ainsi qu’au bonheur; je vous dois cette vie morale à laquelle je me sens renaître. O mon bienfaiteur! ô mon pere! en me donnant à vous tout entier, je ne puis vous offrir, comme à Dieu même, que les dons que je tiens de vous.

Faut-il vous avouer ma foiblesse & mes craintes? Jusqu’à présent je me suis toujours défié de moi. Il n’y a pas huit jours que j’ai rougi de mon coeur & cru toutes vos bontés perdues. Ce moment fut cruel & décourageant pour la vertu: grace au ciel, grace à vous, il est passé pour ne plus revenir. Je ne me crois plus guéri seulement parce que vous me le dites, mais parce que je le sens. Je n’ai plus besoin que vous me répondiez de moi; vous m’avez mis en état d’en répondre moi-même. Il m’a fallu séparer de vous & d’elle pour savoir ce que je pouvois être sans [313] votre appui. C’est loin des lieux qu’elle habite que j’apprends à ne plus craindre d’en approcher.

J’écris à Mde. d’Orbe, le détail de notre voyage. Je ne vous le répéterai point ici. Je veux bien que vous connaissiez toutes mes faiblesses, mais je n’ai pas la force de vous les dire. Cher Wolmar, c’est ma derniere faute: je me sens déjà si loin que je n’y songe point sans fierté; mais l’instant en est si pres encore que je ne puis l’avouer sans peine. Vous qui sûtes pardonner mes égarements, comment ne pardonneriez-vous pas la honte qu’a produit leur repentir?

Rien ne manque plus à mon bonheur; Milord m’a tout dit. Cher ami, je serai donc à vous? J’éleverai donc vos enfans? L’aîné des trois élevera les deux autres? Avec quelle ardeur je l’ai désiré! Combien l’espoir d’être trouvé digne d’un si cher emploi redoubloit mes soins pour répondre aux vôtres! Combien de fois j’osai montrer là-dessus mon empressement à Julie! Qu’avec plaisir j’interprétois souvent en ma faveur vos discours & les siens! Mais quoiqu’elle fût sensible à mon zele & qu’elle en parût approuver l’objet, je ne la vis point entrer assez précisément dans mes vues pour oser en parler plus ouvertement. Je sentis qu’il faloit mériter cet honneur & ne pas le demander. J’attendois de vous & d’elle ce gage de votre confiance & de votre estime. Je n’ai point été trompé dans mon espoir: mes amis, croyez-moi, vous ne serez point trompés dans le vôtre.

Vous savez qu’à la suite de nos conversations sur l’éducation de vos enfans j’avois jetté sur le papier quelques idées [314] qu’elles m’avoient fournies & que vous approuvâtes. Depuis mon départ, il m’est venu de nouvelles réflexions sur le même sujet & j’ai réduit le tout en une espece de systeme que je vous communiquerai quand je l’aurai mieux digéré, afin que vous l’examiniez à votre tour. Ce n’est qu’apres notre arrivée à Rome, que j’espere pouvoir le mettre en état de vous être montré. Ce systeme commence où finit celui de Julie, ou plutôt il n’en est que la suite & le développement; car tout consiste à ne pas gâter l’homme de la nature en l’appropriant à la société.

J’ai recouvré ma raison par vos soins: redevenu libre & sain de coeur, je me sens aimé de tout ce qui m’est cher, l’avenir le plus charmant se présente à moi: ma situation devroit être délicieuse; mais il est dit que je n’aurai jamais l’âme en paix. En approchant du terme de notre voyage, j’y vois l’époque du sort de mon illustre ami; c’est moi qui dois pour ainsi dire en décider. Saurai-je faire au moins une fois pour lui ce qu’il a fait si souvent pour moi? Saurai-je remplir dignement le plus grand, le plus important devoir de ma vie? Cher Wolmar, j’emporte au fond de mon coeur toutes vos leçons, mais, pour savoir les rendre utiles, que ne puis-je de même emporter votre sagesse! Ah! si je puis voir un jour Edouard heureux; si, selon son projet & le vôtre, nous nous rassemblons tous pour ne nous plus séparer, quel voeu me restera-t-il à faire? Un seul, dont l’accomplissement ne dépend ni de vous, ni de moi, ni de personne au monde, mais de celui qui doit un prix aux vertus de votre épouse & compte en secret vos bienfaits.

[315]

LETTRE IX.
DE SAINT PREUX A MDE. D’ORBE

Où êtes-vous, charmante cousine? Où êtes-vous, aimable confidente de ce foible coeur que vous partagez à tant de titres & que vous avez consolé tant de fois? Venez, qu’il verse aujourd’hui dans le vôtre l’aveu de sa derniere erreur. N’est-ce pas à vous qu’il appartient toujours de le purifier & sait-il se reprocher encore les torts qu’il vous a confessés? Non, je ne suis plus le même & ce changement vous est dû: c’est un nouveau coeur que vous m’avez fait & qui vous offre ses prémices; mais je ne me croirai délivré de celui que je quitte qu’apres l’avoir déposé dans vos mains. O vous qui l’avez vu naître, recevez ses derniers soupirs.

L’eussiez-vous jamais pensé? le moment de ma vie où je fus le plus content de moi-même fut celui où je me séparai de vous. Revenu de mes longs égarements, je fixois à cet instant la tardive époque de mon retour à mes devoirs. Je commençois à payer enfin les immenses dettes de l’amitié, en m’arrachant d’un séjour si chéri pour suivre un bienfaiteur, un sage, qui, feignant d’avoir besoin de mes soins, mettoit le succes des siens à l’épreuve. Plus ce départ m’étoit douloureux, plus je m’honorai d’un pareil sacrifice. Après avoir perdu la moitié de ma vie à nourrir une passion malheureuse, je consacrois l’autre à la justifier, [316] à rendre par mes vertus un plus digne hommage à celle qui reçut si long-tems tous ceux de mon coeur. Je marquois hautement le premier de mes jours où je ne faisois rougir de moi ni vous, ni elle, ni rien de tout ce qui m’étoit cher.

Milord Edouard avoit craint l’attendrissement des adieux & nous voulions partir sans être apperçus; mais, tandis que tout dormoit encore, nous ne pûmes tromper votre vigilante amitié. En apercevant votre porte entrouverte & votre femme de chambre au guet, en vous voyant venir au-devant de nous, en entrant & trouvant une table à thé préparée, le rapport des circonstances me fit songer à d’autres temps; & comparant ce départ à celui dont il me rappeloit l’idée, je me sentis si différent de ce que j’étois alors, que, me félicitant d’avoir Edouard pour témoin de ces différences, j’espérai bien lui faire oublier à Milan l’indigne scene de Besançon. Jamais je ne m’étois senti tant de courage: je me faisois une gloire de vous le montrer; je me parois aupres de vous de cette fermeté que vous ne m’aviez jamais vue & je me glorifiois en vous quittant de paroître un moment à vos yeux tel que j’allois être. Cette idée ajoutoit à mon courage; je me fortifiois de votre estime; & peut-être vous eussé-je dit adieu d’un oeil sec, si vos larmes coulant sur ma joue n’eussent forcé les miennes de s’y confondre.

Je partis le coeur plein de tous mes devoirs, pénétré sur-tout de ceux que votre amitié m’impose & bien résolu d’employer le reste de ma vie à la mériter. Edouard passant [317] en revue toutes mes fautes, me remit devant les yeux un tableau qui n’étoit pas flatté; & je connus par sa juste rigueur à blâmer tant de faiblesses, qu’il craignoit peu de les imiter. Cependant il feignoit d’avoir cette crainte; il me parloit avec inquiétude de son voyage de Rome & des indignes attachemens qui l’y rappeloient malgré lui; mais je jugeai facilement qu’il augmentoit ses propres dangers pour m’en occuper davantage & m’éloigner d’autant plus de ceux auxquels j’étois exposé.

Comme nous approchions de Villeneuve, un laquais qui montoit un mauvais cheval se laissa tomber & se fit une légere contusion à la tête. Son maître le fit saigner & voulut coucher là cette nuit. Ayant dîné de bonne heure, nous prîmes des chevaux pour aller à Bex voir la saline; & Milord ayant des raisons particulieres qui lui rendoient cet examen intéressant, je pris les mesures & le dessin du bâtiment de graduation; nous ne rentrâmes à Villeneuve qu’à la nuit. Après le souper, nous causâmes en buvant du punch & veillâmes assez tard. Ce fut alors qu’il m’apprit quels soins m’étoient confiés & ce qui avoit été fait pour rendre cet arrangement praticable. Vous pouvez juger de l’effet que fit sur moi cette nouvelle; une telle conversation n’amenoit pas le sommeil. Il falut pourtant enfin se coucher.

En entrant dans la chambre qui m’étoit destinée, je la reconnus pour la même que j’avois occupée autrefois en allant à Sion. A cet aspect je sentis une impression que j’aurois peine à vous rendre. J’en fus si vivement frappé, que je crus redevenir à l’instant tout ce que j’étois alors; dix [318] années s’effacerent de ma vie & tous mes malheurs furent oubliés. Hélas! cette erreur fut courte & le second instant me rendit plus accablant le poids de toutes mes anciennes peines. Quelles tristes réflexions succéderent à ce premier enchantement! Quelles comparaisons douloureuses s’offrirent à mon esprit! Charmes de la premiere jeunesse, délices des premieres amours, pourquoi vous retracer encore à ce coeur accablé d’ennuis & surchargé de lui-même! O temps, tems heureux, tu n’es plus! J’aimais, j’étois aimé. Je me livrois dans la paix de l’innocence aux transports d’un amour partagé. Je savourois à longs traits le délicieux sentiment qui me faisoit vivre. La douce vapeur de l’espérance enivroit mon coeur; une extase, un ravissement, un délire, absorboit toutes mes facultés. Ah! sur les rochers de Meillerie, au milieu de l’hiver & des glaces, d’affreux abîmes devant les yeux, quel être au monde jouissoit d’un sort comparable au mien?... & je pleurais! & je me trouvois à plaindre & la tristesse osoit approcher de moi!... Que serai-je donc aujourd’hui que j’ai tout possédé, tout perdu?... J’ai bien mérité ma misere, puisque j’ai si peu senti mon bonheur... Je pleurois alors... Tu pleurais... Infortuné, tu ne pleures plus... Tu n’as pas même le droit de pleurer... Que n’est-elle pas morte! osai-je m’écrier dans un transport de rage; oui, je serois moins malheureux; j’oserois me livrer à mes douleurs; j’embrasserois sans remords sa froide tombe; mes regrets seroient dignes d’elle; je dirais: Elle entend mes cris, elle voit mes pleurs, mes gémissemens la touchent, elle approuve & reçoit mon pur hommage... J’aurois [319] au moins l’espoir de la rejoindre... Mais elle vit, elle est heureuse... Elle vit & sa vie est ma mort & son bonheur est mon supplice; & le ciel, après me l’avoir arrachée, m’ôte jusqu’à la douceur de la regretter!... Elle vit, mais non pas pour moi; elle vit pour mon désespoir.

Je suis cent fois plus loin d’elle que si elle n’étoit plus. Je me couchai dans ces tristes idées. Elles me suivirent durant mon sommeil & le remplirent d’images funebres. Les ameres douleurs, les regrets, la mort, se peignirent dans mes songes & tous les maux que j’avois soufferts reprenoient à mes yeux cent formes nouvelles pour me tourmenter une seconde fois. Un rêve sur-tout, le plus cruel de tous, s’obstinoit à me poursuivre; & de fantôme en fantôme toutes leurs apparitions confuses finissoient toujours par celui-là.

Je crus voir la digne mere de votre amie dans son lit expirante & sa fille à genoux devant elle, fondant en larmes, baisant ses mains & recueillant ses derniers soupirs. Je revis cette scene que vous m’avez autrefois dépeinte & qui ne sortira jamais de mon souvenir. O ma mere, disoit Julie d’un ton à me navrer l’âme, celle qui vous doit le jour vous l’ôte! Ah! reprenez votre bienfait! sans vous il n’est pour moi qu’un don funeste. - Mon enfant, répondit sa tendre mere... il faut remplir son sort... Dieu est juste... tu seras mere à ton tour... Elle ne put achever. Je voulus lever les yeux sur elle, je ne la vis plus. Je vis Julie à sa place; je la vis, je la reconnus, quoique son visage [320] fût couvert d’un voile. Je fais un cri, je m’élance pour écarter le voile, je ne pus l’atteindre; j’étendois les bras, je me tourmentois & ne touchois rien. Ami, calme-toi, me dit-elle d’une voix foible: le voile redoutable me couvre; nulle main ne peut l’écarter. A ce mot je m’agite & fais un nouvel effort: cet effort me réveille; je me trouve dans mon lit, accablé de fatigue & trempé de sueur & de larmes.

Bientôt ma frayeur se dissipe, l’épuisement me rendort; le même songe me rend les mêmes agitations; je m’éveille & me rendors une troisieme fois. Toujours ce spectacle lugubre, toujours ce même appareil de mort, toujours ce voile impénétrable échappe à mes mains & dérobe à mes yeux l’objet expirant qu’il couvre.

A ce dernier réveil ma terreur fut si forte que je ne la pus vaincre étant éveillé. Je me jette à bas de mon lit sans savoir ce que je faisais. Je me mets à errer par la chambre, effrayé comme un enfant des ombres de la nuit, croyant me voir environné de fantômes & l’oreille encore frappée de cette voix plaintive dont je n’entendis jamais le son sans émotion. Le crépuscule, en commençant d’éclairer les objets, ne fit que les transformer au gré de mon imagination troublée. Mon effroi redouble & m’ôte le jugement; après avoir trouvé ma porte avec peine, je m’enfuis de ma chambre, j’entre brusquement dans celle d’Edouard: j’ouvre son rideau & me laisse tomber sur son lit en m’écriant hors d’haleine: C’en est fait, je ne la verrai plus! Il s’éveille en sursaut, il saute à ses armes, se [321] croyant surpris par un voleur. A l’instant, il me reconnoît; je me reconnois moi-même & pour la seconde fois de ma vie je me vois devant lui dans la confusion que vous pouvez concevoir.

Il me fit asseoir, me remettre & parler. Sitôt qu’il sçut de quoi il s’agissoit, il voulut tourner la chose en plaisanterie; mais voyant que j’étois vivement frappé & que cette impression ne seroit pas facile à détruire, il changea de ton. Vous ne méritez ni mon amitié ni mon estime, me dit-il assez durement; si j’avois pris pour mon laquais le quart des soins que j’ai pris pour vous, j’en aurois fait un homme; mais vous n’êtes rien. Ah! lui dis-je, il est trop vrai. Tout ce que j’avois de bon me venoit d’elle: je ne la reverrai jamais; je ne suis plus rien. Il sourit & m’embrassa. Tranquillisez-vous aujourd’hui, me dit-il, demain vous serez raisonnable. Je me charge de l’événement. Après cela, changeant de conversation, il me proposa de partir. J’y consentis, on fit mettre les chevaux, nous nous habillâmes. En entrant dans la chaise, Milord dit un mot à l’oreille du postillon & nous partîmes.

Nous marchions sans rien dire. J’étois si occupé de mon funeste rêve que je n’entendois & ne voyois rien. Je ne fis pas même attention que le lac, qui la veille étoit à ma droite, étoit maintenant à ma gauche. Il n’y eut qu’un bruit de pavé qui me tira de ma léthargie & me fit appercevoir avec un étonnement facile à comprendre, que nous rentrions dans Clarens. A trois cens pas de la grille Milord fit arrêter & me tirant à l’écart, vous voyez, me dit-il, [322] mon projet; il n’a pas besoin d’explication. Allez, visionnaire, ajouta-t-il en me serrant la main, allez la revoir. Heureux de ne montrer vos folies qu’à des gens qui vous aiment! Hâtez-vous; je vous attends; mais sur-tout ne revenez qu’apres avoir déchiré ce fatal voile tissu dans votre cerveau.

Qu’aurais-je dit? Je partis sans répondre. Je marchois d’un pas précipité que la réflexion ralentit en approchant de la maison. Quel personnage allais-je faire? Comment oser me montrer? De quel prétexte couvrir ce retour imprévu? Avec quel front irais-je alléguer mes ridicules terreurs & supporter le regard méprisant du généreux Wolmar? Plus j’approchais, plus ma frayeur me paraissoit puérile & mon extravagance me faisoit pitié. Cependant un noir pressentiment m’agitoit encore & je ne me sentois point rassuré. J’avançois toujours, quoique lentement & j’étois déjà pres de la cour quand j’entendis ouvrir & refermer la porte de l’Elysée. N’en voyant sortir personne, je fis le tour en dehors & j’allai par le rivage côtoyer la voliere autant qu’il me fut possible. Je ne tardai pas de juger qu’on en approchait. Alors, prêtant l’oreille, je vous entendis parler toutes deux; & sans qu’il me fût possible de distinguer un seul mot, je trouvai dans le son de votre voix je ne sais quoi de languissant & de tendre qui me donna de l’émotion & dans la sienne un accent affectueux & doux à son ordinaire, mais paisible & serein, qui me remit à l’instant & qui fit le vrai réveil de mon rêve.

[323] Sur-le-champ je me sentis tellement changé que je me moquai de moi-même & de mes vaines alarmes. En songeant que je n’avois qu’une haie & quelques buissons à franchir pour voir pleine de vie & de santé celle que j’avois cru ne revoir jamais, j’abjurai pour toujours mes craintes, mon effroi, mes chimeres & je me déterminai sans peine à repartir, même sans la voir. Claire, je vous le jure, non seulement je ne la vis point, mais je m’en retournai fier de ne l’avoir point vue, de n’avoir pas été foible & crédule jusqu’au bout & d’avoir au moins rendu cet honneur à l’ami d’Edouard de le mettre au-dessus d’un songe.

Voilà, chére cousine, ce que j’avois à vous dire & le dernier aveu qui me restoit à vous faire. Le détail du reste de notre voyage n’a plus rien d’intéressant; il me suffit de vous protester que depuis lors non seulement Milord est content de moi, mais que je le suis encore plus moi-même, qui sens mon entiere guérison bien mieux qu’il ne la peut voir. De peur de lui laisser une défiance inutile, je lui ai caché que je ne vous avois point vues. Quand il me demanda si le voile étoit levé; je l’affirmai sans balancer & nous n’en avons plus parlé. Oui, cousine, il est levé pour jamais, ce voile dont ma raison fut long-tems offusquée. Tous mes transports inquiets sont éteints. Je vois tous mes devoirs & je les aime. Vous m’êtes toutes deux plus cheres que jamais; mais mon coeur ne distingue plus l’une de l’autre & ne sépare point les inséparables.

Nous arrivâmes avant-hier à Milan. Nous en repartons [324] apres-demain. Dans huit jours nous comptons être à Rome & j’espere y trouver de vos nouvelles en arrivant. Qu’il me tarde de voir ces deux étonnantes personnes qui troublent depuis si long-tems le repos du plus grand des hommes! O Julie! ô Claire! il faudroit votre égale pour mériter de le rendre heureux.

LETTRE X.
DE MDE. D’ORBE A SAINT PREUX

Nous attendions tous de vos nouvelles avec impatience & je n’ai pas besoin de vous dire combien vos lettres ont fait de plaisir à la petite communauté; mais ce que vous ne devinerez pas de même, c’est que de toute la maison je suis peut-être celle qu’elles ont le moins réjouie. Ils ont tous appris que vous aviez heureusement passé les Alpes; moi, j’ai songé que vous étiez au delà.

A l’égard du détail que vous m’avez fait, nous n’en avons rien dit au baron & j’en ai passé à tout le monde quelques soliloques fort inutiles. M. de Wolmar a eu l’honnêteté de ne faire que se moquer de vous; mais Julie n’a pu se rappeler les derniers momens de sa mere sans de nouveaux regrets & de nouvelles larmes. Elle n’a remarqué de votre rêve que ce qui ranimoit ses douleurs.

Quant à moi, je vous dirai, mon cher maître, que je ne suis plus surprise de vous voir en continuelle admiration [325] de vous-même, toujours achevant quelque folie & toujours commençant d’être sage; car il y a long-tems que vous passez votre vie à vous reprocher le jour de la veille & à vous applaudir pour le lendemain.

Je vous avoue aussi que ce grand effort de courage, qui, si pres de nous, vous a fait retourner comme vous étiez venu, ne me paroit pas aussi merveilleux qu’à vous. Je le trouve plus vain que sensé & je crois qu’à tout prendre j’aimerois autant moins de force avec un peu plus de raison. Sur cette maniere de vous en aller, pourrait-on vous demander ce que vous êtes venu faire? Vous avez eu honte de vous montrer, comme si la douceur de voir ses amis n’effaçoit pas cent fois le petit chagrin de leur raillerie! N’étiez-vous pas trop heureux de venir nous offrir votre air effaré pour nous faire rire? Eh bien donc! je ne me suis pas moquée de vous alors; mais je m’en moque tant plus aujourd’hui, quoique, n’ayant pas le plaisir de vous mettre en colere, je ne puisse pas rire de si bon coeur.

Malheureusement il y a pis encore: c’est que j’ai gagné toutes vos terreurs sans me rassurer comme vous. Ce rêve a quelque chose d’effrayant qui m’inquiete & m’attriste malgré que j’en aie. En lisant votre lettre je blâmois vos agitations; en la finissant j’ai blâmé votre sécurité. L’on ne sauroit voir à la fois pourquoi vous étiez si ému & pourquoi vous êtes devenu si tranquille. Par quelle bizarrerie avez-vous gardé les plus tristes pressentiments, jusqu’au moment où vous avez pu les détruire & ne l’avez pas voulu? Un pas, un [326] geste, un mot, tout étoit fini. Vous vous étiez alarmé sans raison, vous vous êtes rassuré de même; mais vous m’avez transmis la frayeur que vous n’avez plus & il se trouve qu’ayant eu de la force une seule fois en votre vie, vous l’avez eue à mes dépens. Depuis votre fatale lettre un serrement de coeur ne m’a pas quittée; je n’approche point de Julie sans trembler de la perdre; à chaque instant je crois voir sur son visage la pâleur de la mort; & ce matin, la pressant dans mes bras, je me suis sentie en pleurs sans savoir pourquoi. Ce voile! ce voile!... Il a je ne sais quoi de sinistre qui me trouble chaque fois que j’y pense. Non, je ne puis vous pardonner d’avoir pu l’écarter sans l’avoir fait & j’ai bien peur de n’avoir plus désormois un moment de contentement que je ne vous revoie aupres d’elle. Convenez aussi qu’apres avoir si long-tems parlé de philosophie, vous vous êtes montré philosophe à la fin bien mal à propos. Ah! rêvez & voyez vos amis; cela vaut mieux que de les fuir & d’être un sage.

Il paroit, par la lettre de Milord à M. de Wolmar, qu’il songe sérieusement à venir s’établir avec nous. Sitôt qu’il aura pris son parti là-bas & que son coeur sera décidé, revenez tous deux heureux & fixés; c’est le voeu de la petite communauté & sur-tout celui de votre amie,

Claire d’Orbe.

P.S. Au reste, s’il est vrai que vous n’avez rien entendu de notre conversation dans l’Elysée, c’est [327] peut-être tant mieux pour vous; car vous me savez assez alerte pour voir les gens sans qu’ils m’aperçoivent & assez maligne pour persifler les écouteurs.

LETTRE XI.
DE M. DE WOLMAR A SAINT PREUX

J’écris à Milord Edouard & je lui parle de vous si au long qu’il ne me reste en vous écrivant à vous-même qu’à vous renvoyer à sa lettre. La vôtre exigeroit peut-être de ma part un retour d’honnêtetés; mais vous appeler dans ma famille, vous traiter en frere, en ami, faire votre soeur de celle qui fut votre amante, vous remettre l’autorité paternelle sur mes enfans, vous confier mes droits après avoir usurpé les vôtres; voilà les complimens dont je vous ai cru digne. De votre part, si vous justifiez ma conduite & mes soins, vous m’aurez assez loué. J’ai tâché de vous honorer par mon estime; honorez-moi par vos vertus. Tout autre éloge doit être banni d’entre nous.

Loin d’être surpris de vous voir frappé d’un songe, je ne vois pas trop pourquoi vous vous reprochez de l’avoir été. Il me semble que pour un homme à systemes ce n’est pas une si grande affaire qu’un rêve de plus.

Mais ce que je vous reprocherois volontiers, c’est moins l’effet [328] de votre songe que son espece & cela par une raison fort différente de celle que vous pourriez penser Un tyran fit autrefois mourir un homme qui, dans un songe, avoit cru le poignarder. Rappelez-vous la raison qu’il donna de ce meurtre & faites-vous-en l’application. Quoi! vous allez décider du sort de votre ami & vous songez à vos anciennes amours! Sans les conversations du soir précédent, je ne vous pardonnerois jamais ce rêve-là. Pensez le jour à ce que vous allez faire à Rome, vous songerez moins la nuit à ce qui s’est fait à Vevai.

La Fanchon est malade; cela tient ma femme occupée & lui ôte le tems de vous écrire. Il y a ici quelqu’un qui supplée volontiers à ce soin. Heureux jeune homme! tout conspire à votre bonheur; tous les prix de la vertu vous recherchent pour vous forcer à les mériter. Quant à celui de mes bienfaits, n’en chargez personne que vous-même; c’est de vous seul que je l’attends.

[329]

LETTRE XII.
DE SAINT PREUX A M. DE WOLMAR

Que cette lettre demeure entre vous & moi. Qu’un profond secret cache à jamais les erreurs du plus vertueux des hommes. Dans quel pas dangereux je me trouve engagé! O mon sage & bienfaisant ami, que n’ai-je tous vos conseils dans la mémoire comme j’ai vos bontés dans le coeur! Jamais je n’eus si grand besoin de prudence & jamais la peur d’en manquer ne nuisit tant au peu que j’en ai. Ah! où sont vos soins paternels, où sont vos leçons, vos lumieres? Que deviendrai-je sans vous? Dans ce moment de crise je donnerois tout l’espoir de ma vie pour vous avoir ici durant huit jours.

Je me suis trompé dans toutes mes conjectures; je n’ai fait que des fautes jusqu’à ce moment. Je ne redoutois que la marquise. Après l’avoir vue, effrayé de sa beauté, de son adresse, je m’efforçois d’en détacher tout-à-fait l’âme noble de son ancien amant. Charmé de le ramener du côté d’où je ne voyois rien à craindre, je lui parlois de Laure avec l’estime & l’admiration qu’elle m’avoit inspirée; en relâchant son plus fort attachement par l’autre, j’espérois les rompre enfin tous les deux.

Il se prêta d’abord à mon projet; il outra même la complaisance & voulant peut-être punir mes importunités par un peu d’alarmes, il affecta pour Laure encore plus d’empressement [330] qu’il ne croyoit en avoir. Que vous dirai-je aujourd’hui? Son empressement est toujours le même, mais il n’affecte plus rien. Son coeur, épuisé par tant de combats, s’est trouvé dans un état de foiblesse dont elle a profité. Il seroit difficile à tout autre de feindre long-tems de l’amour aupres d’elle; jugez pour l’objet même de la passion qui la consume. En vérité, l’on ne peut voir cette infortunée sans être touché de son air & de sa figure; une impression de langueur & d’abattement qui ne quitte point son charmant visage, en éteignant la vivacité de sa physionomie, la rend plus intéressante; & comme les rayons du soleil échappés à travers les nuages, ses yeux ternis par la douleur lancent des feux plus piquants. Son humiliation même a toutes les grâces de la modestie: en la voyant on la plaint, en l’écoutant on l’honore; enfin je dois dire, à la justification de mon ami, que je ne connois que deux hommes au monde qui puissent rester sans risque aupres d’elle.

Il s’égare, ô Wolmar! je le vois, je le sens; je vous l’avoue dans l’amertume de mon coeur. Je frémis en songeant jusqu’où son égarement peut lui faire oublier ce qu’il est & ce qu’il se doit. Je tremble que cet intrépide amour de la vertu, qui lui fait mépriser l’opinion publique, ne le porte à l’autre extrémité & ne lui fasse braver encore les loix sacrées de la décence & de l’honnêteté. Edouard Bomston faire un tel mariage!... vous concevez!... sous les yeux de son ami!... qui le permet!... qui le souffre!... & qui lui doit tout!... Il faudra [331] qu’il m’arrache le coeur de sa main avant de la profaner ainsi.

Cependant, que faire? Comment me comporter? Vous connoissez sa violence. On ne gagne rien avec lui par les discours & les siens depuis quelque tems ne sont pas propres à calmer mes craintes. J’ai feint d’abord de ne pas l’entendre. J’ai fait indirectement parler la raison en maximes générales: à son tour il ne m’entend point. Si j’essaye de le toucher un peu plus au vif, il répond des sentences & croit m’avoir réfuté. Si j’insiste, il s’emporte, il prend un ton qu’un ami devroit ignorer & auquel l’amitié ne sait point répondre. Croyez que je ne suis en cette occasion ni craintif, ni timide; quand on est dans son devoir, on n’est que trop tenté d’être fier; mais il ne s’agit pas ici de fierté, il s’agit de réussir & de fausses tentatives peuvent nuire aux meilleurs moyens. Je n’ose presque entrer avec lui dans aucune discussion; car je sens tous les jours la vérité de l’avertissement que vous m’avez donné, qu’il est plus fort que moi de raisonnement & qu’il ne faut point l’enflammer par la dispute.

Il paroit d’ailleurs un peu refroidi pour moi. On diroit que je l’inquiete. Combien avec tant de supériorité à tous égards un homme est rabaissé par un moment de foiblesse! le grand, le sublime Edouard a peur de son ami, de sa créature, de son éleve! il semble même, par quelques mots jettés sur le choix de son séjour s’il ne se marie pas, vouloir tenter ma fidélité par mon intérêt. Il sait bien que je ne dois ni ne veux le quitter. O Wolmar! je ferai mon [332] devoir & suivrai par-tout mon bienfaiteur. Si j’étois lâche & vil, que gagnerais-je à ma perfidie? Julie & son digne époux confieraient-ils leurs enfans à un traître?

Vous m’avez dit souvent que les petites passions ne prennent jamais le change & vont toujours à leur fin, mais qu’on peut armer les grandes contre elles-mêmes. J’ai cru pouvoir ici faire usage de cette maxime. En effet, la compassion, le mépris des préjugés, l’habitude, tout ce qui détermine Edouard en cette occasion échappe à force de petitesse & devient presque inattaquable; au lieu que le véritable amour est inséparable de la générosité & que par elle on a toujours sur lui quelque prise. J’ai tenté cette voie indirecte & je ne désespere plus du succes. Ce moyen paroit cruel; je ne l’ai pris qu’avec répugnance. Cependant, tout bien pesé, je crois rendre service à Laure elle-même. Que ferait-elle dans l’état auquel elle peut monter, qu’y montrer son ancienne ignominie? Mais qu’elle peut être grande en demeurant ce qu’elle est! Si je connois bien cette étrange fille, elle est faite pour jouir de son sacrifice plus que du rang qu’elle doit refuser.

Si cette ressource me manque, il m’en reste une de la part du gouvernement à cause de la religion; mais ce moyen ne doit être employé qu’à la derniere extrémité & au défaut de tout autre; quoi qu’il en soit, je n’en veux épargner aucun pour prévenir une alliance indigne & déshonnête. O respectable Wolmar! je suis jaloux de votre estime durant tous les momens de ma vie. Quoi que puisse vous écrire Edouard, quoi que vous puissiez entendre dire [333] souvenez-vous qu’à quelque prix que ce puisse être, tant que mon coeur battra dans ma poitrine, jamais Lauretta Pisana ne sera ladi Bomston.

Si vous approuvez mes mesures, cette lettre n’a pas besoin de réponse. Si je me trompe, instruisez-moi; mais hâtez-vous, car il n’y a pas un moment à perdre. Je ferai mettre l’adresse par une main étrangere. Faites de même en me répondant. Après avoir examiné ce qu’il faut faire, brûlez ma lettre & oubliez ce qu’elle contient. Voici le premier & le seul secret que j’aurai eu de ma vie à cacher aux deux cousines: si j’osois me fier davantage à mes lumieres, vous-même n’en sauriez jamais rien.* [*Pour bien entendre cette lettre & la troisieme de la sixieme partie, il faudroit savoir les aventures de Milord Edouard; & j’avois d’abord résolu de les ajouter à ce recueil. En y repensant, je n’ai pu me résoudre à gâter la simplicité de l’histoire des deux amans par le romanesque de la sienne. Il vaut mieux laisser quelque chose à deviner au lecteur.* * Les Aventures de Milord Edouard ont été ajoutées à cette édition.]

LETTRE XIII.
DE MDE. DE WOLMAR A MDE. D’ORBE

Le courrier d’Italie sembloit n’attendre pour arriver que le moment de ton départ, comme pour te punir de ne l’avoir différé qu’à cause de lui. Ce n’est pas moi qui ai fait cette jolie découverte; c’est mon mari qui a remarqué [334] qu’ayant fait mettre les chevaux à huit heures, tu tardas de partir jusqu’à onze, non pour l’amour de nous, mais après avoir demandé vingt fois s’il en étoit dix, parce que c’est ordinairement l’heure où la poste passe.

Tu es prise, pauvre cousine; tu ne peux plus t’en dédire. Malgré l’augure de la Chaillot, cette Claire si folle, ou plutôt si sage, n’a pu l’être jusqu’au bout: te voilà dans les mêmes las * [*Je n’ai pas voulu laisser lacs, à cause de la prononciation genevoise remarquée par Mde. D’Orbe, dans la Lettre cinquieme de la sixieme partie.]dont tu pris tant de peine à me dégager & tu n’as pu conserver pour toi la liberté que tu m’as rendue. Mon tour de rire est-il donc venu? chére amie, il faudroit avoir ton charme & tes grâces pour savoir plaisanter comme toi & donner à la raillerie elle-même l’accent tendre & touchant des caresses. & puis quelle différence entre nous! De quel front pourrais-je me jouer d’un mal dont je suis la cause & que tu t’es fait pour me l’ôter? Il n’y a pas un sentiment dans ton coeur qui n’offre au mien quelque sujet de reconnaissance & tout, jusqu’à ta foiblesse, est en toi l’ouvrage de ta vertu. C’est cela même qui me console & m’égaye. Il faloit me plaindre & pleurer de mes fautes; mais on peut se moquer de la mauvaise honte qui te fait rougir d’un attachement aussi pur que toi.

Revenons au courrier d’Italie & laissons un moment les moralités. Ce seroit trop abuser de mes anciens titres; car il est permis d’endormir son auditoire, mais non pas [335] de l’impatienter. Eh bien donc! ce courrier que je fais si lentement arriver, qu’a-t-il apporté? Rien que de bien sur la santé de nos amis & de plus une grande lettre pour toi. Ah! bon! je te vois déjà sourire & reprendre haleine; la lettre venue te fait attendre plus patiemment ce qu’elle contient.

Elle a pourtant bien son prix encore, même après s’être fait désirer; car elle respire une si... Mais je ne veux te parler que de nouvelles & surement ce que j’allois dire n’en est pas une.

Avec cette lettre, il en est venu une autre de Milord Edouard pour mon mari & beaucoup d’amitiés pour nous. Celle-ci contient véritablement des nouvelles & d’autant moins attendues que la premiere n’en dit rien. Ils devoient le lendemain partir pour Naples, où Milord a quelques affaires & d’où ils iront voir le Vésuve... Conçois-tu, ma chére, ce que cette vue a de si attrayant? Revenus à Rome, Claire, pense, imagine... Edouard est sur le point d’épouser... non, grace au ciel, cette indigne marquise; il marque, au contraire, qu’elle est fort mal. Qui donc? Laure, l’aimable Laure, qui... Mais pourtant... quel mariage!... Notre ami n’en dit pas un mot. aussi-tôt après ils partiront tous trois & viendront ici prendre leurs derniers arrangements. Mon mari ne m’a pas dit quels; mais il compte toujours que Saint-Preux nous restera.

Je t’avoue que son silence m’inquiete un peu. J’ai peine à voir clair dans tout cela; j’y trouve des situations bizarres & des jeux du coeur humain qu’on n’entend gueres. [336] Comment un homme aussi vertueux a-t-il pu se prendre d’une passion si durable pour une aussi méchante femme que cette marquise? Comment elle-même, avec un caractere violent & cruel, a-t-elle pu concevoir & nourrir un amour aussi vif pour un homme qui lui ressembloit si peu, si tant est cependant qu’on puisse honorer du nom d’amour une fureur capable d’inspirer des crimes? Comment un jeune coeur aussi généreux, aussi tendre, aussi désintéressé que celui de Laure, a-t-il pu supporter ses premiers désordres? Comment s’en est-il retiré par ce penchant trompeur fait pour égarer son sexe & comment l’amour, qui perd tant d’honnêtes femmes, a-t-il pu venir à bout d’en faire une? Dis-moi, ma Claire, désunir deux coeurs qui s’aimoient sans se convenir; joindre ceux qui se convenoient sans s’entendre; faire triompher l’amour de l’amour même; du sein du vice & de l’opprobre tirer le bonheur & la vertu; délivrer son ami d’un monstre en lui créant pour ainsi dire une compagne... infortunée, il est vrai, mais aimable, honnête même, au moins si, comme je l’ose croire, on peut le redevenir; dis, celui qui auroit fait tout cela serait-il coupable? celui qui l’auroit souffert serait-il à blâmer?

Ladi Bomston viendra donc ici! ici, mon ange! Qu’en penses-tu? après tout, quel prodige ne doit pas être cette étonnante fille, que son éducation perdit, que son coeur a sauvée & pour qui l’amour fut la route de la vertu! Qui doit plus l’admirer que moi qui fis tout le contraire & que mon penchant seul égara quand tout concouroit à me [337] bien conduire? Je m’avilis moins il est vrai; mais me suis-je élevée comme elle? Ai-je évité tant de pieges & fait tant de sacrifices? Du dernier degré de la honte elle a sçu remonter au premier degré de l’honneur: elle est plus respectable cent fois que si jamais elle n’eût été coupable. Elle est sensible & vertueuse; que lui faut-il pour nous ressembler!. S’il n’y a point de retour aux fautes de la jeunesse quel droit ai-je à plus d’indulgence? Devant qui dois-je espérer de trouver grâce & à quel honneur pourrais-je prétendre en refusant de l’honorer?

He bien! cousine, quand ma raison me dit cela, mon coeur en murmure; & sans que je puisse expliquer pourquoi, j’ai peine à trouver bon qu’Edouard ait fait ce mariage & que son ami s’en soit mêlé. O l’opinion! l’opinion! Qu’on a de peine à secouer son joug! Toujours elle nous porte à l’injustice; le bien passé s’efface par le mal présent; le mal passé ne s’effacera-t-il jamais par aucun bien?

J’ai laissé voir à mon mari mon inquiétude sur la conduite de Saint-Preux dans cette affaire. Il semble, ai-je dit, avoir honte d’en parler à ma cousine. Il est incapable de lâcheté, mais il est foible... trop d’indulgence pour les fautes d’un ami... - Non, m’a-t-il dit, il a fait son devoir; il le fera, je le sais; je ne puis rien vous dire de plus; mais Saint-Preux est un honnête garçon. Je réponds de lui, vous en serez contente... Claire, il est impossible que Wolmar me trompe & qu’il se trompe. Un discours si positif m’a fait rentrer en moi-même: j’ai compris que [338] tous mes scrupules ne venoient que de fausse délicatesse & que, si j’étois moins vaine & plus équitable, je trouverois ladi Bomston plus digne de son rang.

Mais laissons un peu ladi Bomston & revenons à nous. Ne sens-tu point trop, en lisant cette lettre, que nos amis reviendront plustôt qu’ils n’étoient attendus & le coeur ne te dit-il rien? Ne bat-il point à présent plus fort qu’à l’ordinaire, ce coeur trop tendre & trop semblable au mien? Ne songe-t-il point au danger de vivre familierement avec un objet chéri, de le voir tous les jours, de loger sous le même toit? & si mes erreurs ne m’ôterent point ton estime, mon exemple ne te fait-il rien craindre pour toi? Combien dans nos jeunes ans la raison, l’amitié, l’honneur, t’inspirerent pour moi de craintes que l’aveugle amour me fit mépriser! C’est mon tour maintenant, ma douce amie; & j’ai de plus, pour me faire écouter, la triste autorité de l’expérience. Ecoute-moi donc tandis qu’il est temps, de peur qu’apres avoir passé la moitié de ta vie à déplorer mes fautes, tu ne passes l’autre à déplorer les tiennes. sur-tout ne te fie plus à cette gaieté folâtre qui garde celles qui n’ont rien à craindre & perd celles qui sont en danger. Claire! Claire! tu te moquois de l’amour une fois, mais c’est parce que tu ne le connaissois pas; & pour n’en avoir pas senti les traits, tu te croyois au-dessus de ses atteintes. Il se venge & rit à son tour. Apprends à te défier de sa traîtresse joie, ou crains qu’elle ne te coûte un jour bien des pleurs. chére amie, il est tems de te montrer à toi-même; car jusqu’ici tu ne t’es pas bien vue: tu [339] t’es trompée sur ton caractere & tu n’as pas sçu t’estimer ce que tu valais. Tu t’es fiée aux discours de la Chaillot: sur ta vivacité badine elle te jugea peu sensible; mais un coeur comme le tien étoit au-dessus de sa portée. La Chaillot n’étoit pas faite pour te connoître; personne au monde ne t’a bien connue, excepté moi seule. Notre ami même a plutôt senti que vu tout ton prix. Je t’ai laissé ton erreur tant qu’elle a pu t’être utile; à présent qu’elle te perdrait, il faut te l’ôter.

Tu es vive & te crois peu sensible. Pauvre enfant, que tu t’abuses! ta vivacité même prouve le contraire! N’est-ce pas toujours sur des choses de sentiment qu’elle s’exerce? N’est-ce pas de ton coeur que viennent les grâces de ton enjouement? Tes railleries sont des signes d’intérêt plus touchans que les complimens d’un autre: tu caresses quand tu folâtres; tu ris, mais ton rire pénetre l’âme; tu ris, mais tu fais pleurer de tendresse & je te vois presque toujours sérieuse avec les indifférents.

Si tu n’étois que ce que tu prétends être, dis-moi ce qui nous uniroit si fort l’une à l’autre. Où seroit entre nous le lien d’une amitié sans exemple? Par quel prodige un tel attachement serait-il venu chercher par préférence un coeur si peu capable d’attachement? Quoi! celle qui n’a vécu que pour son amie ne sait pas aimer! celle qui voulut quitter pere, époux, parents & son pays, pour la suivre, ne sait préférer l’amitié à rien! & qu’ai-je donc fait, moi qui porte un coeur sensible? Cousine, je me suis laissé aimer; & j’ai beaucoup fait, avec toute ma sensibilité, de te rendre une amitié qui valût la tienne.

[340] Ces contradictions t’ont donné de ton caractere l’idée la plus bizarre qu’une folle comme toi pût jamais concevoir, c’est de te croire à la fois ardente amie & froide amante. Ne pouvant disconvenir du tendre attachement dont tu te sentois pénétrée, tu crus n’être capable que de celui-là. Hors ta Julie, tu ne pensois pas que rien pût t’émouvoir au monde: comme si les coeurs naturellement sensibles pouvoient ne l’être que pour un objet & que, ne sachant aimer que moi, tu m’eusses pu bien aimer moi-même! Tu demandois plaisamment si l’âme avoit un sexe. Non, mon enfant, l’âme n’a point de sexe; mais ses affections les distinguent & tu commences trop à le sentir. Parce que le premier amant qui s’offrit ne t’avoit pas émue, tu crus aussi-tôt ne pouvoir l’être; parce que tu manquois d’amour pour ton soupirant, tu crus n’en pouvoir sentir pour personne. Quand il fut ton mari, tu l’aimas pourtant & si fort que notre intimité même en souffrit; cette ame si peu sensible sçut trouver à l’amour un supplément encore assez tendre pour satisfaire un honnête homme.

Pauvre cousine, c’est à toi désormois de résoudre tes propres doutes; & s’il est vrai Ch’un1 freddo amante e mal sicuro amico2

*1[*Ce vers est renversé de l’original, &, n’en déplaise aux belles Dames, le sens del’auteur est plus véritable & plus beau.]

*2[*Qu’un froid amant est un peu sûr ami.]

j’ai grand’peur d’avoir maintenant une raison de trop pour [341] compter sur toi; mais il faut que j’acheve de te dire là-dessus tout ce que je pense.

Je soupçonne que tu as aimé sans le savoir, bien plutôt que tu ne crois, ou du moins, que le même penchant qui me perdit t’eût séduite si je ne t’avois prévenue. Conçois-tu qu’un sentiment si naturel & si doux puisse tarder si long-tems à naître? Conçois-tu qu’à l’âge où nous étions on puisse impunément se familiariser avec un jeune homme aimable, ou qu’avec tant de conformité dans tous nos goûts, celui-ci seul ne nous eût pas été commun? Non, mon ange, tu l’aurois aimé, j’en suis sûre, si je ne l’eusse aimé la premiere. Moins foible & non moins sensible, tu aurois été plus sage que moi sans être plus heureuse. Mais quel penchant eût pu vaincre dans ton ame honnête l’horreur de la trahison & de l’infidélité? L’amitié te sauva des piéges de l’amour; tu ne vis plus qu’un ami dans l’amant de ton amie & tu rachetas ainsi ton coeur aux dépens du mien.

Ces conjectures ne sont pas même si conjectures que tu penses & si je voulois rappeler des tems qu’il faut oublier, il me seroit aisé de trouver dans l’intérêt que tu croyois ne prendre qu’à moi seule, un intérêt non moins vif pour ce qui m’étoit cher. N’osant l’aimer, tu voulois que je l’aimasse; tu jugeas chacun de nous nécessaire au bonheur de l’autre & ce coeur, qui n’a point d’égal au monde, nous en chérit plus tendrement tous les deux. Sois sûre que sans ta propre foiblesse tu m’aurois été moins indulgente; mais tu te serois reprochée sous le nom de jalousie une juste sévérité. Tu ne [342] te sentois pas en droit de combattre en moi le penchant qu’il eût fallu vaincre; & craignant d’être perfide plutôt que sage, en immolant ton bonheur au nôtre, tu crus avoir assez fait pour la vertu.

Ma Claire, voilà ton histoire; voilà comment ta tyrannique amitié me force à te savoir gré de ma honte & à te remercier de mes torts. Ne crois pas pourtant que je veuille t’imiter en cela; je ne suis pas plus disposée à suivre ton exemple que toi le mien & comme tu n’as pas à craindre mes fautes, je n’ai plus, grace au ciel, tes raisons d’indulgence. Quel plus digne usage ai-je à faire de la vertu que tu m’as rendue, que de t’aider à la conserver?

Il faut donc te dire encore mon avis sur ton état présent. La longue absence de notre maître n’a pas changé tes dispositions pour lui: ta liberté recouvrée & son retour ont produit une nouvelle époque dont l’amour a sçu profiter. Un nouveau sentiment n’est pas né dans ton coeur; celui qui s’y cacha si long-tems n’a fait que se mettre plus à l’aise. Fiere d’oser te l’avouer à toi-même, tu t’es pressée de me le dire. Cet aveu te sembloit presque nécessaire pour le rendre tout-à-fait innocent; en devenant un crime pour ton amie, il cessoit d’en être un pour toi; & peut-être ne t’es-tu livrée au mal que tu combattois depuis tant d’années, que pour mieux achever de m’en guérir.

J’ai senti tout cela, ma chére; je me suis peu alarmée d’un penchant qui me servoit de sauvegarde & que tu n’avois point à te reprocher. Cet hiver que nous avons passé tous ensemble au sein de la paix & de l’amitié m’a donné [343] plus de confiance encore, en voyant que, loin de rien perdre de ta gaieté, tu semblois l’avoir augmentée. Je t’ai vue tendre, empressée, attentive, mais franche dans tes caresses, naive dans tes jeux, sans mystere, sans ruses en toutes choses; & dans tes plus vives agaceries la joie de l’innocence réparoit tout.

Depuis notre entretien de l’Elysée je ne suis plus contente de toi. Je te trouve triste & rêveuse. Tu te plais seule autant qu’avec ton amie; tu n’as pas changé de langage, mais d’accent; tes plaisanteries sont plus timides; tu n’oses plus parler de lui si souvent: on diroit que tu crains toujours qu’il ne t’écoute & l’on voit à ton inquiétude que tu attends de ses nouvelles plutôt que tu n’en demandes.

Je tremble, bonne cousine, que tu ne sentes pas tout ton mal & que le trait ne soit enfoncé plus avant que tu n’as paru le craindre. Crois-moi, sonde bien ton coeur malade; dis-toi bien, je le répete, si, quelque sage qu’on puisse être, on peut sans risque demeurer long-tems avec ce qu’on aime & si la confiance qui me perdit est tout-à-fait sans danger pour toi. Vous êtes libres tous deux, c’est précisément ce qui rend les occasions plus suspectes. Il n’y a point dans un coeur vertueux de foiblesse qui cede au remords & je conviens avec toi qu’on est toujours assez forte contre le crime; mais, hélas! qui peut se garantir d’être foible? Cependant regarde les suites, songe aux effets de la honte. Il faut s’honorer pour être honorée. Comment peut-on mériter le respect d’autrui sans en avoir pour soi-même & [344] où s’arrêtera dans la route du vice celle qui fait le premier pas sans effroi? Voilà ce que je dirois à ces femmes du monde pour qui la morale & la religion ne sont rien & qui n’ont de loi que l’opinion d’autrui. Mais toi, femme vertueuse & chrétienne, toi qui vois ton devoir & qui l’aimes, toi qui connois & suis d’autres regles que les jugemens publics, ton premier honneur est celui que te rend ta conscience & c’est celui-là qu’il s’agit de conserver.

Veux-tu savoir quel est ton tort en toute cette affaire? C’est, je te le redis, de rougir d’un sentiment honnête que tu n’as qu’à déclarer pour le rendre innocent.* [*Pourquoi l’Editeur laisse-t-il les continuelles répétitions dont cette lettre est pleine, ainsi que beaucoup d’autres? Par une raison fort simple; c’est qu’il ne se soucie point du tout que ces lettres plaisent à ceux qui feront cette question.] Mais avec toute ton humeur folâtre rien n’est si timide que toi. Tu plaisantes pour faire la brave & je vois ton pauvre coeur tout tremblant; tu fais avec l’amour, dont tu feins de rire, comme ces enfans qui chantent la nuit quand ils ont peur. O chére amie! souviens-toi de l’avoir dit mille fois, c’est la fausse honte qui mene à la véritable & la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal. L’amour en lui-même est-il un crime? N’est-il pas le plus pur ainsi que le plus doux penchant de la nature? N’a-t-il pas une fin bonne & louable? Ne dédaigne-t-il pas les ames basses & rampantes? N’anime-t-il pas les ames grandes & fortes? N’anoblit-il pas tous leurs sentiments? Ne double-t-il [345] pas leur être? Ne les éleve-t-il pas au-dessus d’elles-mêmes? Ah! si, pour être honnête & sage, il faut être inaccessible à ses traits, dis, que reste-t-il pour la vertu sur la terre? Le rebut de la nature & les plus vils des mortels.

Qu’as-tu donc fait que tu puisses te reprocher? N’as-tu pas fait choix d’un honnête homme? N’est-il pas libre? Ne l’es-tu pas? Ne mérite-t-il pas toute ton estime? N’as-tu pas toute la sienne? Ne seras-tu pas trop heureuse de faire le bonheur d’un ami si digne de ce nom, de payer de ton coeur & de ta personne les anciennes dettes de ton amie & d’honorer en l’élevant à toi le mérite outragé par la fortune?

Je vois les petits scrupules qui t’arrêtent: démentir une résolution prise & déclarée, donner un successeur au défunt, montrer sa foiblesse au public, épouser un aventurier, car les ames basses, toujours prodigues de titres flétrissans, sauront bien trouver celui-ci; voilà donc les raisons sur lesquelles tu aimes mieux te reprocher ton penchant que le justifier & couver tes feux au fond de ton coeur que les rendre légitimes! Mais, je te prie, la honte est-elle d’épouser celui qu’on aime, ou de l’aimer sans l’épouser? Voilà le choix qui te reste à faire. L’honneur que tu dois au défunt est de respecter assez sa veuve pour lui donner un mari plutôt qu’un amant; & si ta jeunesse te force à remplir sa place, n’est-ce pas rendre encore hommage à sa mémoire de choisir un homme qui lui fut cher?

[346] Quant à l’inégalité, je croirois t’offenser de combattre une objection si frivole, lorsqu’il s’agit de sagesse & de bonnes moeurs. Je ne connois d’inégalité déshonorante que celle qui vient du caractere ou de l’éducation. A quelque état que parvienne un homme imbu de maximes basses, il est toujours honteux de s’allier à lui; mais un homme élevé dans des sentimens d’honneur est l’égal de tout le monde; il n’y a point de rang où il ne soit à sa place. Tu sais quel étoit l’avis de ton pere même, quand il fut question de moi pour notre ami. Sa famille est honnête quoique obscure; il jouit de l’estime publique, il la mérite. Avec cela, fût-il le dernier des hommes, encore ne faudrait-il pas balancer; car il vaut mieux déroger à la noblesse qu’à la vertu & la femme d’un charbonnier est plus respectable que la maîtresse d’un prince.

J’entrevois bien encore une autre espece d’embarras dans la nécessité de te déclarer la premiere; car, comme tu dois le sentir, pour qu’il ose aspirer à toi, il faut que tu le lui permettes; & c’est un des justes retours de l’inégalité, qu’elle coûte souvent au plus élevé des avances mortifiantes. Quant à cette difficulté, je te la pardonne & j’avoue même qu’elle me paraîtroit fort grave si je ne prenois soin de la lever. J’espere que tu comptes assez sur ton amie pour croire que ce sera sans te compromettre: de mon côté, je compte assez sur le succes pour m’en charger avec confiance; car, quoi que vous m’ayez dit autrefois tous deux sur la difficulté de transformer une amie en maîtresse, si je connois bien un coeur dans lequel j’ai trop appris à lire, je ne [347] crois pas qu’en cette occasion l’entreprise exige une grande habileté de ma part. Je te propose donc de me laisser charger de cette négociation afin que tu puisses te livrer au plaisir que te fera son retour, sans mystere, sans regret, sans danger, sans honte. Ah! cousine, quel charme pour moi de réunir à jamais deux coeurs si bien faits l’un pour l’autre & qui se confondent depuis si long-tems dans le mien! Qu’ils s’y confondent mieux encore s’il est possible; ne soyez plus qu’un pour vous & pour moi. Oui, ma Claire, tu serviras encore ton amie en couronnant ton amour; & j’en serai plus sûre de mes propres sentiments, quand je ne pourrai plus les distinguer entre vous.

Que si, malgré mes raisons, ce projet ne te convient pas, mon avis est qu’à quelque prix que ce soit nous écartions de nous cet homme dangereux, toujours redoutable à l’une ou à l’autre; car, quoi qu’il arrive, l’éducation de nos enfans nous importe encore moins que la vertu de leurs meres. Je te laisse le tems de réfléchir sur tout ceci durant ton voyage: nous en parlerons après ton retour.

Je prends le parti de t’envoyer cette lettre en droiture à Geneve, parce que tu n’as dû coucher qu’une nuit à Lausanne & qu’elle ne t’y trouveroit plus. Apporte-moi bien des détails de la petite république. Sur tout le bien qu’on dit de cette ville charmante, je t’estimerois heureuse de l’aller voir, si je pouvois faire cas des plaisirs qu’on achete aux dépens de ses amis. Je n’ai jamais aimé le luxe & je le hais maintenant de t’avoir ôtée à moi pour je ne sais [348] combien d’années. Mon enfant, nous n’allâmes ni l’une ni l’autre faire nos emplettes de noce à Geneve; mais, quelque mérite que puisse avoir ton frere, je doute que ta belle-soeur soit plus heureuse avec sa dentelle de Flandre & ses étoffes des Indes que nous dans notre simplicité. Je te charge pourtant, malgré ma rancune, de l’engager à venir faire la noce à Clarens. Mon pere écrit au tien & mon mari à la mere de l’épouse, pour les en prier. Voilà les lettres, donne-les & soutiens l’invitation de ton crédit renaissant: c’est tout ce que je puis faire pour que la fête ne se fasse pas sans moi; car je te déclare qu’à quelque prix que ce soit je ne veux pas quitter ma famille. Adieu, cousine: un mot de tes nouvelles & que je sache au moins quand je dois t’attendre. Voici le deuxieme jour depuis ton départ & je ne sais plus vivre si long-tems sans toi.

P.S. Tandis que j’achevois cette lettre interrompue, Mlle Henriette se donnoit les airs d’écrire aussi de son côté. Comme je veux que les enfans disent toujours ce qu’ils pensent & non ce qu’on leur fait dire, j’ai laissé la petite curieuse écrire tout ce qu’elle a voulu sans y changer un seul mot. Troisieme lettre ajoutée à la mienne. Je me doute bien que ce n’est pas encore celle que tu cherchois du coin de l’oeil en furetant ce paquet. Pour celle-là, dispense-toi de l’y chercher plus longtemps, car tu ne la trouveras pas. Elle est adressée à Clarens; c’est à Clarens qu’elle doit être lue: arrange-toi là-dessus.

[349]

LETTRE XIV.
D’HENRIETTE A SA MERE

Où êtes-vous donc, Maman? On dit que vous êtes à Geneve & que c’est si loin, si loin, qu’il faudroit marcher deux jours tout le jour pour vous atteindre: voulez-vous donc faire aussi le tour du monde? Mon petit papa est parti ce matin pour Etange; mon petit grand-papa est à la chasse; ma petite maman vient de s’enfermer pour écrire; il ne reste que ma mie Pernette & ma mie Fanchon. Mon Dieu! je ne sais plus comment tout va; mais depuis le départ de notre bon ami, tout le monde s’éparpille. Maman, vous avez commencé la premiere. On s’ennuyoit déjà bien quand vous n’aviez plus personne à faire endêver. Oh! c’est encore pis depuis que vous êtes partie; car la petite maman n’est pas non plus de si bonne humeur que quand vous y êtes. Maman, mon petit mali se porte bien; mais il ne vous aime plus, parce que vous ne l’avez pas fait sauter hier comme à l’ordinaire. Moi, je crois que je vous aimerois encore un peu si vous reveniez bien vite, afin qu’on ne s’ennuyât pas tant. Si vous voulez m’appaiser tout-à-fait, apportez à mon petit Mali quelque chose qui lui fasse plaisir. Pour l’appaiser, lui, vous aurez bien l’esprit de trouver aussi ce qu’il faut faire. Ah mon Dieu! si notre bon ami étoit ici, comme il l’auroit déjà deviné! mon bel éventail est tout brisé; mon ajustement bleu n’est plus qu’un chiffon; ma [350] piece de blonde est en loques; mes mitaines à jouer ne valent plus rien. Bonjour, maman; il faut finir ma lettre, car la petite Maman vient de finir la sienne & sort de son cabinet. Je crois qu’elle a les yeux rouges, mais je n’ose le lui dire; mais en lisant ceci elle verra bien que je l’ai vu. Ma bonne maman, que vous êtes méchante, si vous faites pleurer ma petite maman!

P.S. J’embrasse mon grand-papa, j’embrasse mes oncles, j’embrasse ma nouvelle tante & sa maman; j’embrasse tout le monde excepté vous. Maman, vous m’entendez bien; je n’ai pas pour vous de si longs bras.

Fin de la cinquieme Partie.

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