[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

PÈRE LOUIS-BERTRAND CASTEL

L’HOMME MORAL OPPOSÉ
A L’HOMME PHYSIQUE

[Toulouse, 1756==Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto Édition; t. XV, pp. 77-251]

[79]

L’HOMME MORAL OPPOSÉ
A L’HOMME
PHYSIQUE,

Ou Réfutation du Discours sur l’origine de l’Inégalité.

LETTRES PHILOSOPHIQUES.

LETTRE PREMIERE

MONSIEUR, c’est avec la plus grande amitié & le zele le plus vis, mais le moins amer, que je vais vous adresser quelques lettres au sujet de votre Discours sur l’origine & les fondemens de l’inégalité parmi les hommes. Vous avez mérité tout-à-fait cette amitié & ce zele, par la façon franche & naïve dont vous vous présentâtes à moi en arrivant à Paris, il y a peut-être douze à quinze ans, & il me parut que vous étiez content de la franchise & de la naïveté avec laquelle je répondis à la vôtre, jusqu’à vous donner entrée auprès de quelques personnes distinguées, capables d’honorer votre mérite & de récompenser vos talens. Il ne tint qu’à vous d’aller en avant dans la triple carriere, de la littérature, de la fortune & de l’honneur, que je crus vous ouvrir.

Vous me parûtes, en Philosophe un peu altier, dédaigner [80] les deux dernières carrieres, des honneurs & de la fortune, pour vous borner à la littérature & aux talens, nommément à celui de la poésie & de la musique, qui sont en effet les plus brillans, & dans lesquels vous vous étiez exercé avant votre arrivée à Paris. Vous me parlâtes même d’un opéra dont la poésie & la musique étoient de votre façon. Il me convenoit d’en désapprouver le projet & le sujet. Votre goût de musique étoit assez françois, mais vos vers sentoient un peu trop la province, & la province étrangère. D’autres vous en firent appercevoir les défauts, soit du vers, soit de la langue & de la rime même; & peu-à-peu vous prîtes le ton d’une musique, sinon Italienne, du moins un peu plus recherchée & travaillée, à l’école de Mondonville, de le Clerc, & surtout de Rameau, pour qui j’aurois voulu vous inspirer un peu plus de reconnoissance & de respect. Car les talens doivent se respecter, & les leurs sont plus connus que les vôtres.

Mais vous êtes né vous-même, & votre génie autant que votre naissance & votre éducation, sous le beau nom de philosophie, vous ont rendu indépendant de tout ce que vous appellez formalités & vices de société. Je vous perdis de vue dès que vous voulûtes jouer le rôle de mécontent de la fortune & de vos amis. Je ne vous revis qu’un moment à votre retour de Venise, & vous ne reparûtes sur la scene qu’à votre discours couronné à Dijon contre les lettres, les sciences & les arts. Je pris tout cela pour un discours de parade & un paradoxe ingénieux, assez bien écrit même, & d’un goût & d’un ton assez françois.

Votre discours sur ou contre la musique, il y a deux ans, [81] me révolta un peu plus, en révoltant tout-à-fait contre vous nos plus illustres articles. C’est que vous y paroissiez vous-même un homme tout-à-fait révolté contre une nation aimable & gracieuse qui vous a ouvert son sein, non ce me semble, pour le déchirer de si près, non hos quaesitum munus in usus. Votre parti est pris: vous ne sauriez reculer dans vos prétentions. Votre bel esprit que j’admire, est tout-à-fait cabré. Plus on vous a contredit, parce que vous contredisiez vous-même, plus vous vous êtes monté en esprit de contradiction. Paradoxes sur paradoxes, il n’y en a plus désormais qui puissent vous arrêter. Fallût-il brûler le temple d’Ephese, il ne seroit point trop riche & trop fameux pour combler la mesure de gloire qui doit, à votre avis, vous signaler. Eh! Monsieur, eh! mon cher Monsieur, voyez, reconnoissez le piége que vous tend votre génie même, beau si vous voulez, mais dangereux par l’événement. Parce qu’on veut sauver les sciences, & les lettres des coups que vous leur portez, vous attaquez les arts. On défend les arts, & voilà que vous portez des coups terribles au gouvernement, à la police qui régle les rangs, à la religion qui les légitime, à la société, à l’humanité même, qui en sont les premiers fondemens.

Il ne vous manque plus que d’attaquer les personnes, & de dire à chacun le mal qu’on voit bien que vous en devez penser; car vous semez dans toute notre nation un esprit de critique, un levain d’aigreur qui est capable d’altérer notre caractere, naturellement sociable & bienfaisant envers les étrangers. A qui en avez-vous? quelles sont vos prétentions? en quoi vous a-t-on offensé? pourquoi vouloir dissoudre une société [82] aussi douce que la nôtre? Tous les étrangers nous louent spécialement par-là. Ils accusent, il est vrai, notre société d’un peu de frivole, & nous ne le nions pas; c’est même par ce brillant que nous leur imposons le plus. Notre société est un peu enfantine, & par-là d’autant plus gracieuse & aimable.

Sérieux dans le sérieux, il y a long-tans que j’ai observé que nous étions frivoles dans le frivole. Je conviens que cela même est dans nos moeurs, & que notre caractere résulte de celui de notre gouvernement, le plus parfait, le plus ancien qui soit dans l’Europe, parce qu’il a le mélange de force & de suavité dont la plupart des autres n’ont que les extrémités. Notre gouvernement est absolu, mais je crois que vous avez tort de le traiter de despotique. Vous êtes réfuté par vous-même, ne fût-ce que par cette frivolité de moeurs, de caractere & de société, qui ne peut résulter que de la grande & très-honnête liberté, après laquelle les autres courent mais dont nous jouissons de tout tans, d’autant mieux que nous en parlons & y pensons moins.

Comme je veux vous traiter un peu en malade avec une sorte de respect, agréez que je vous parle quelquefois, souvent même comme si je parlois de vous à un autre, qui n’est point vous. Cette façon est dans notre langue la marque du plus grand respect. On ne dit point vous à ceux que l’on veut honorer, beaucoup moins lorsque ce vous peut les faire rougir de honte ou de pudeur. M. R. & d’autres se sont plaint de nous, (on entend ce nous-là), & de ce que, par des écrits ou des discours anonymes ou secrets, nous attaquions, selon eux, leur licence ou leur religion. Ce sont des ménagemens [83] &des discrétions de zele, dont on est bien souvent obligé de se servir. Je suis ma propre façon de penser, naïve & même peu discrete, en affichant mon nom & ma conduite à côté du nom & de la conduite de M. R. pour en infirmer un peu je l’avoue, la trop grande autorité, s’il étoit dit qu’on n’ose lui dire en face du public, tout ce qu’on pense de bien, sinon de lui, du moins pour lui & pour le public.

Je ne le dissimule pas, j’en fais une profession ouverte, franche & noble, religieuse même de réfuter de point en point, le plus solidement qu’il me sera possible, le dernier écrit & tous les écrits de M. R. La religion, la qualité de François, le titre d’homme de Lettres, d’Académicien même m’autorisent. Je me sens un vrai zele pour M. R. Je voudrois le convertir, qu’on me passe le terme; oui, le convertir à Dieu, à l’Eglise, au Roi, à la France, aux Lettres, aux Arts, à la société, à l’humanité: toutes choses pour lesquelles je lui connois des talens.

Ne craignez rien, Monsieur, je ne veux en rien triompher de vous si ce n’est de votre coeur; je ne veux en rien vous faire rougir de honte, mais de pudeur. Agnosce, ô Homo, dignitatem tuam, veux-je vous dire avec un saint PÈRE. Oui, Monsieur, c’est à vous-même que vous manquez en manquant, aux sciences, à la société, à l’humanité que Dieu a créée, réparée, prise même avec tant de respect, l’ayant faite à son image, & unie à sa propre personne. Je suis donc, Monsieur, votre très-humble, &c.

[84]

LETTRE II

Oui, Monsieur, je respecte avant toutes choses l’image Dieu qui est en vous, ne fût-ce que pour vous donner l’exemple de la respecter vous-même; car voilà le sens unique de ce qu’on dit tous les jours, qu’un honnête homme doit respecter lui-même. Enfin, M. R. dédie son nouveau livre à la République de Geneve. Cela est bien, mais il n’est pas bien de fonder tous ses remercîmens à sa Patrie sur la seule liberté prétendue dont elle laisse jouir ses sujets ou plutôt ses citoyens. Car le nom de sujet n’est pas du goût de M. R. qui dit en propres termes, que s’il avoir eu à choisir le lieu de sa naissance, il auroit voulu vivre & mourir libre....& que personne dans l’Etat n’eût pu se dire au-dessus de la loi. Cela s’entend trop bien.

Mais l’Auteur n’est pas chiche dés plus fortes expressions pour se faire mieux entendre. Car, dit il, s’il y a un chef national, & un autre chef étranger, quelque partage d’autorité qu’ils pussent faire, il est impossible que l’un ou l’autre soient bien obéis, & que l’Etat soit bien gouverné. Comme absolument je ne veux point trop jettera d’odieux sur M. R je me contente d’observer que par le chef national il ne peu entendre que le Roi, & par le chef étranger le Pape & les Evêques. Seulement je prie M. R. de croire qu’il n’y a point ici de partage d’autorité, personne ne partageant avec le Roi l’autorité toute entiere qu’il a sur son Royaume, l’autorité [85] du Pape & des Évêques étant d’un ordre tout-à-fait à part, & n’allant qu’à augmenter celle du Roi sans partage ni diminution quelconque, en redoublement même de l’une & de j’autre, en raison doublée, disent les Géometres. Car il est faux que dans le concert de ces deux autorités, il soit impossible que l’un ou l’autre soient bien obéis, & que l’Etat soit bien gouverné; puisqu’au contraire dans le bon gouvernement de l’Etat le Roi maintient l’Eglise & la protege efficacement, & que l’Eglise ne prêche que la fidélité & l’obéissance au Roi. Il n’y a jamais eu que les Calvinistes & les Albigeois ou leurs pareils, qui ayent prêché & exercé la révolte aux loix de l’Etat & de l’Eglise dont les intérêts ne sauroient se diviser.

M. R. devoir éviter avec soin tout ce qui peut fonder le reproche de Philosophes cyniques, qu’on ne fait que trop à ceux qui critiquent tout, à propos & hors de propos: car après avoir dit qu’un chien est bon, lorsqu’il aboie à propos, il ajoute«qu’on hait l’importunité de ces animaux bruyans qui troublent sans cesse le repos public, & dont les avertissement continuels & déplacés ne se sont pas même écouter au moment qu’ils sont nécessaires.» Je suppose que c’est de lui-même que M. R. parle si naïvement.

Monsieur, en ami je n’aurois pas voulu, si vous m’aviez consulté, que vous eussiez dit que vous étiez réduit à finir «dans d’autres climats, une infirme & languissante carriere, regrettant inutilement le repos & la paix dont une jeunesse imprudente vous a privé.» On ne sait que penser de votre expatriation & de cette jeunesse imprudente qui vous y a réduit. Il ne me convient pas de voir plus clair ni plus loin que [86] ce que vous en dites: mais le monde est malin, & vous avez, & vous vous faites bien des ennemis.

Vous aimez à vous personnifier; d’autres diroient à faire, à être un personnage. A quoi bon parler d’un vertueux citoyen de qui vous avec reçu le jour? Il n’y a qu’un Prince ou un Seigneur enfin à qui il fût permis de braver ainsi l’inégalité des conditions. Un homme comme vous dans l’aveu fastueux de la médiocrité de sa condition, ne peut par l’égalité à quoi, il aspire, que révolter ses supérieurs qu’il veut ouvertement rabaisser jusqu’à lui. Vous savez, vous voyez les façons politiques, économiques, civiles & polies dont on vit en France, avec quelle décence les rangs y sont réglés, les conditions étiquetées, combien par le droit de leur naissance, de leurs, dignités, de leurs richesses les grands y vivent au-dessus des petits, sans orgueil même & sans injustice, & combien les petits sans bassesse, mais non sans modestie, y sont respectueux envers les grands.

D’ailleurs, vos maximes républicaines ne vont pas à nos moeurs. Je doute qu’à Geneve on osât dans le bas étage dont vous vous glorifiez, braver en face, de graves & respectables Magistrats que vous êtes obligé, en titre, de traiter de souverains Seigneurs, & qui le sont en effet. Vous nous feriez soupçonner que vous avez été forcé de sortir de votre patrie, par votre humeur intolérante, qui se faisoit bien mieux remarquer, donnoit sans doute plus d’ombrage & devenoit plus personnelle pour les particuliers, dans un petit Etat comme celui-là, où l’on se voit & où l’on se mesure de près: au lieu qu’ici vous vous perdez dans l’immensité d’une grande nation, [87] qui sous voit d’assez loin ou d’assez haut, pour rire & se faire un jeu de tous les efforts impuissans que vous faites pour lui faire dire, que vous êtes là.

A votre place je craindrois d’être l’homme du jour, qu’on va voir ou qu’on appelle chez soi par curiosité. Et parlant du vertueux citoyen de qui vous tenez le jour «je le vois encore, dites-vous, vivant du travail de ses mains, & nourrissant son ame des vérités les plus sublimes. Je vois Tacite, Plutarque & Grotius mêlés devant lui avec les instruments de son métier.»

Cela est-il beau? Je doute qu’il le soit en France, où le goût décide de tout en genre de beauté. Les artisans eux-mêmes en concluront que cela devoit faire un mauvais ouvrier, dont ils ne seront pas surpris de voir l’héritier obligé de chercher fortune hors de la maison paternelle: & les gens de bon sens & d’honneur seront d’avis, que ce bon homme auroit mieux fait d’occuper Monsieur son cher fils, des instrumens & des façons de son métier, que de la lecture de Plutarque, Tacite ou Grotius.

Aussi M. R. avoue que «les égaremens d’une folle jeunesse lui firent oublier durant un tans de si sages leçons.» Il n’auroit pas dû se citer lui-même comme une exception à ce qu’il dit que tous les citoyens de Geneve sont comme son pere «des hommes instruits & sensés, dont sous des noms d’ouvriers & de peuple, on a chez les autres nations des idées si-basses & si fausses.» M. R. ne veut pas qu’on méprise le peuple & les ouvriers, & lui il veut bien mépriser les autres peuple & les nations qui en pensent autrement. En France ni dans les [88] Etats policés on ne méprise point le peuple & les ouvriers, lorsqu’ils sont sages, habiles, modestes & respectueux. On ne méprise les ouvriers, que parce que communément ils sont sans éducation, sans science & sans mal habiles dans leur profession, & que sur le tout ils sont grossiers, jaloux de la fortune d’autrui, mauvais chrétiens, méprisans eux-mêmes, & sujets à bien des défauts & des vices bas & crapuleux. M. R. ne veut que dire aux Magistrats de Geneve & à tout le monde, que son pere sans être distingué par la condition, étoit pour-tant, Messieurs & Messeigneurs, comme tout le peuple de Geneve, vos égaux par l’éducation. Calomnie pure de dire qu’en France on n’éleve pas mieux le bourgeois que le peuple, & les gens nobles que les bourgeois. Je suis bon témoin du contraire. Je suis,

M. votre, &c.

LETTRE III

MONSIEUR, comme dès l’Epître dédicatoire, où les autres ne sont souvent qu’ennuyer leurs Mécenes mêmes par des éloges pleins de fadeur, vous préludez par des hostilités aux grandes batailles dont votre discours est rempli contre le genre-humain, je ne suis pas surpris de vous voir vous y déclarer l’ennemi de l’univers.

Votre but décidé, est d’abord de démêler l’homme artificiel de l’homme originaire & naturel. Vous n’en parlez, dites-vous, qu’en Philosophe, & ce qui est pis, qu’en Physicien [89] & c’est là-dessus que vous proposez un problême à résoudre. «Quelles expériences seroient nécessaires pour parvenir à connoître l’homme naturel, & quels sont les moyens de faire ces expériences au sein de la société.» Regardez-vous donc l’homme comme un être tout physique? Cela paroît, puisque vous n’invoquez que les expériences physiques pour le connoître, pour le deviner. L’homme est pourtant selon l’Ecriture, l’Evangile & le Catéchisme, selon l’expérience même, un être tout moral & tout surnaturel, dont le corps comme l’esprit & la raison sont subordonnés à la foi & à toutes les vertus théologales & théologiques, aux vertus morales du moins.

On a beau faire des abstractions, & se dire Philosophe & demi, beau dire qu’on ne consulte que la raison. Moyse le seul qui ait droit d’en parler, nous dit positivement que Dieu forma l’homme du limon de la terre, & voilà le physique & le pur physique: mais Moyse ajoute tout de suite & dans la même phrase, que Dieu inspira sur la face de cet homme physique un souffle de vie qui fit de l’homme une ame vivante. Formavit igitur Dominus Deus hominem de limo terre, & inspiravit in faciem ejus spiraculum vitae, & factus est homo in animam viventem.

Voilà ce que toute la Philosophie & beaucoup moins toute la Physique du monde ne sauroit deviner si elle n’est chrétienne. Mais voilà ce qu’elle tâche toujours d’éluder & de méconnoître. Le passage précédent a deux parties bien marquées. Dans la premiere il s’agit du corps de l’homme & de la forme corporelle, mais non de l’homme ni de la forme de l’homme. Le [90] corps de l’homme n’est point l’homme, c’est l’ame qui en est la forme raisonnable, vivante & animale même & animée.

Dieu avant tout cela avoir dit: faisons l’homme à notre image & à notre ressemblance. Croira-t-on que par son corps seul, par son être purement physique, par la nature physique & corporelle l’homme est l’image & la ressemblance de Dieu? Il ne seroit pas même l’image de la bête, qui dans le fond ne laisse pas d’avoir une ame vivante. Car les reptiles mêmes sont nommés des ames vivantes, reptile animoe viventis, aussi-bien que les poissons, & les plus terrestres animaux nommés par Moyse animam viventem in genere suo.

De sorte qu’on pourroit s’y méprendre & confondre l’ame de l’homme avec celle des animaux, si la condition d’être inspirée de Dieu & de son souffle, & sur-tout d’être l’image ressemblante de Dieu ne relevoit l’homme absolument au-dessus des purs animaux. Car c’est cette qualité d’image de Dieu cent fois répétée par Moyse, par toute l’Ecriture & par toutes sortes de traditions divines & humaines, qui est le propre spécifique de cette divine humanité, que M. R. ne fait que ravaler & comme traîner dans les boues à tout propos.

«Laissant donc, dit-il, tous les livres scientifiques, qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, & méditant sur les premieres & plus simples opérations de l’ame humaine, j’y crois voir deux principes antérieurs à la raison dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être & à la conservation de nous-mêmes, & l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr & souffrir tout être sensible, & principalement nos semblables.»

[91] M. R. ne veut pas voir les hommes tels qu’ils se sont faits. Et comment donc veut-il les deviner si ce n’est par leurs œuvres, & par les œuvres les plus immédiates & les plus caractéristiques? Le bon sens, comme l’Evangile nous invite à connoître l’arbre par le fruit, & l’homme d’hier par l’homme d’aujourd’hui, l’homme invisible par l’homme visible, & qui frappe & affecte intimement tous nos sens intérieurs & extérieurs. M. R. s’enfonce, je dirois presque s’embourbe dans ce que l’homme animal a de plus grossier. Encore jugeroit-on assez bien de l’homme par les sentimens. C’est même la pierre de touche & l’étiquette du jour. Notre siecle, en cela sort délicat & fort éclairé, n’apprécie désormais les hommes que par les sentimens. Mais M. R. nous ramene en premiere & je le crains en derniere instance aux sensations, les plus antérieures à l’intelligence & à la raison.

Son projet, son plan est formé, décidé, arrêté de juger de l’homme par le physique en excluant le moral, par l’animal & nullement par le raisonnable. Ce qui est si vrai, que par la sensibilité grossiere où il nous remonte, s’il ne nous dégrade, il prétend bien que nous tenons aux purs animaux, autant au moins qu’aux hommes; de sorte que la loi de ne faire aucun mal à son prochain, & de lui faire du bien, regarde, selon lui, autant la bête que l’homme, & que la bête est autant que l’homme, notre prochain. L’Auteur le dit en propres termes à la fin de la page 43. Je ne puis gagner sur moi d’en copier les paroles.

Permettez-moi, M. R. de vous adresser la parole comme Dieu l’adressoit à Job en une circonstance qui a un air de celle-ci. [92] Où étiez vous donc, M. lorsque Dieu créoit & constituoit l’homme tel qu’il devoit être plutôt que tel qu’il est, à son image très-ressemblante, composé cependant d’un corps & d’une ame, dont l’union fort intime le rend comme tout spirituel, orné en petit de tous les attributs de la Divinité, ayant des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des sens extérieurs & intérieurs pour tout apprécier, tout discerner, pour mettre la main à tout, à l’ouvrage même de Dieu, aux plantes, aux fleurs, aux fruits, à la terre, & la rendre fertile, aux animaux mêmes & s’en servir, ut operaretur & custodiret illum. Et cet illum veut dire un beau paradis de délices, une terre ornée en jardin, une nature vraie, naïve, bonne & belle.

Et ce jardin même embelli en paradis délicieux avoir, en perspective & à son horison, à son lambris & à sa voûte, un paradis supérieur, magnifiquement, majestueusement lumineux, & brillant, comme un but & un terme auquel cet homme moitié céleste au moins devoit aboutir ou s’élever en triomphe, & porté par les Anges mêmes? Où étiez-vous, M. R. vous qui voulez nous dire l’état primitif & originaire de l’homme & de toutes choses? Car voilà comme Moyse, ce grand législateur de l’ancien peuple de Dieu; & comme Jésus-Christ, le vrai législateur des fideles, des chrétiens de tous les tans, & comme la religion & l’église nous le disent, sans qu’aucun autre, fût-ce un Ange, ait droit de nous en parler autrement. Vous direz des systêmes, des hypotheses; voilà des faits, voilà l’histoire même.

C’est l’origine de la société que vous voulez nous donner Monsieur. Encore Moyse nous la donne-t-il, non par des systêmes [93] & par une philosophie physique, mais par maniere simple d’histoire & par voie de fait, qui est ici la seule voie de droit. L’écriture & la religion n’ont rien de mieux spécifié que cela. Dieu fait l’homme parfait de corps, de coeur & d’esprit dans un beau paradis, destiné à un paradis encore plus beau, qui est Dieu même dans toute sa gloire, sa splendeur & ses délices. Encore Dieu ne le trouve-t-il pas assez bien, uniquement parce qu’il est seul, sans compagnie, sans aide & sans société.

Ah! M. mon cher M. R., frémissez de la solitude sauvage où vous voulez nous ramener avec vous, loin de nous, loin de vous. Voilà l’oracle contre lequel je vous prie, je vous supplie & vous conjure de ne pas vous révolter. Non est bonum. Non est bonum hominem esse solum, solum, solum. Et puis, faciamus illi adjutorium simile sibi.

Or l’homme n’étoit pourtant pas absolument seul. Dieu étoit là d’abord. Il y avoir du reste une multitude innombrable de poissons, d’oiseaux, de reptiles, & sur-tout d’animaux, lions, éléphans, singes, chevaux, &c. tous parfaits en leur genre, variés à l’infini, & aux ordres d’Adam qui étoit leur maître, & comme leur Dieu sur la terre......Mais je m’apperçois que ma lettre peur vous ennuyer par son sérieux. Je suis, Monsieur, votre, &c.

[94]

LETTRE IV

Ce n’est pas moi, Monsieur, qui m’ennuye à vous conter le vrai de tout. Je ne voulois même, dans la lettre précédente que vous dire un mot de tout ceci en suivant de près votre systême. Mais mon propre discours m’a séduit. Toutes les fois que je parle de ce premier moment de notre félicité sur la terre, je ne puis trouver la fin de mon discours, beaucoup moins pour donner audience (pardon) au vôtre, qui n’a, je vous l’avoue, rien de flatteur pour moi, ni je crois, pour personne, qui ait la figure d’homme.

Enfin je viendrai à vous, plutôt même peut-être que vous, ne voudrez m’y rappeller. En attendant, permettez que, sans trop m’écarter de vous, j’entre dans l’Esprit de Dieu qui ne fait rien (peut-on le dire décemment) sans réflexion, & voyant Adam seul de son espece, appelle autour de lui tous les animaux, & invertit en quelque façon Adam du pouvoir & du talent de les appeller à son aide & en sa compagnie, s’il daigne les croire dignes de lui.

Dieu juge les animaux peu dignes d’Adam, il veut en quelque façon voir si adam en jugera de même; ut videret quid vocturet ea. Dieu dès cette origine traite l’homme avec une sorte de respect. Il respecte son image, & sur-tout son intelligence & sa liberté. Dieu merci Adam n’en dégénere pas pour cette fois. Il se respecte lui-même. Des animaux n’étoient point capables de lui imposer. Il ne va pas tout-d’un-coup se familiariser [95] avec eux, apprendre d’eux à végéter, à brouter, se coucher au pied d’un arbre comme eux, & apprendre même d’eux à avoir de l’instinct comme le veut M. R. Dieu en présent hors & au-dedans d’Adam qui est son image. Adam consulte Dieu il se consulte lui-même, & nomme chaque animal par son nom, appellant le lion le fort, l’éléphant le grand, le cheval le coursier, le boeuf l’utile, le singe le malin, le renard le fin, le serpent le rusé, &c.

Et Dieu par Moyse dit avec une sorte de complaisance, qu’Adam n’en a pas manqué un seul, qu’à chacun il a dit son nom, omne enim quod vocavit Adam animoe viventis, ipsum est nomen ejus. Et Dieu & Moyse sur-tout en sont comme étonnés, de voir Adam si habile pour son coup d’essai, que d’avoir pénétré d’un seul regard dans la nature intime de tous les animaux, d’avoir démêlé leurs talens, reconnu leurs instincts, &c. On loue Aristote & Alexandre même d’une histoire des Animaux.

Il étoit bien question d’écrire une histoire? Adam n’en avoit pas besoin; tous les jours il voyoit & revoyoit les animaux & toute la nature qui n’avoit rien de plus mystérieux pour lui que cette portion animée; & il revoyoit tout cela comme des animaux, des bêtes qui n’avoient chacune que la petite portion d’intelligence dont il avoit lui seul la plénitude, & dont aucune n’étoit digne de rompre la solitude dont il aspiroit sans cesse à se délivrer. Car toutes ces façons, vues & revues de Dieu & d’Adam n’aboutissoient qu’à ce mot: Adoe verò non inveniebatur adjutor similis ejus, c’est-à-dire, il n’y avoir point là de société pour Adam.

[96] Voilà la conséquence de tout ce qui précède: immisit ergo Dominus Deus soporem in Adam, Dieu envoya donc un assoupissement, un sommeil pendant lequel il lui ôta une côte dont il forma Eve, sa seule & propre compagne désormais. Or, comme Adam en voyant tous les animaux les uns après les autres, les avoit très-bien reconnus incapables de sa société & dignes uniquement d’être ses esclaves, dès qu’il vit Eve, il la reconnut sa compagne, & en propres termes l’os de ses os, la chair de sa chair, en un mot sa chere moitié; hoc nunc os ex ossibus meis, &c moitié inséparable, & pour laquelle lui Adam étoit prêt à se détacher de tout, & par l’événement même à se détacher de Dieu; relinquet homo....& adhoerebit uxori suoe.

Ce mot adhoerebit en opposition au relinquet, marque une société bien forte & bien intime, plus morale cependant & théologique que physique, & qui d’un seul mot renverse avec tout ce qui précédé toute la doctrine & les prétentions & le livre de M. R. Car d’abord il péche dans le grand principe de rechercher le principe de la société humaine dans le pur physique & dans de prétendues expériences qu’il voudroit qu’on fît & que par conséquent personne n’a faites, ne sera & ne peut faire.

C’est une réflexion à faire, que dans tout cela, dans tout ce que l’Ecriture dit de l’origine de la société humaine, il n’y a pas un mot de physique, je dis de physique naturelle & de naturalisme; puisque la création d’Adam est antérieure à la physique & aux loix de la physique humaine, de la nature physique de l’homme, & que la création ou génération d’Eve n’a [97] rien de physique & de naturel.

Enfin personne ne peut savoir mieux qu’Adam son histoire, sa nature, ses premieres actions, ses plus naturels & intimes sentimens. Il n’y a que lui & ses successeurs, enfans & petits-enfans, qui ayent pu en transmettre la tradition jusqu’à Moyse, & par Moyse jusqu’à nous. Adam, comme on dit, y étoit lorsque tout cela se fit, & Dieu prévoyant les excès de nos Philosophes soit-disant modernes, & pour nous garantir de leur séduction, a voulu, cela est sûr, que Moyse, l’Ecriture & l’Evangile fussent un rempart inébranlable, & bâti sur la pierre ferme à l’épreuve de toutes les séductions de l’enfer.

Il y auroit trop d’orgueil à vouloir qu’Adam n’y eût rien entendu, & à prétendre en même tans que l’on est soi-même mieux instruit qu’Adam, que toute l’humanité & toute l’Eglise sur un article qui surement n’est point du ressort de la philosophie & de la raison ordinaire, & est tout historique tout de fait & de pure tradition. Qu’avons-nous à faire de toute cette physique manquée, pour embrouiller tout cela?

Je suis persuadé que M. R. n’a pas senti toute la conséquence de la façon de traiter un point si délicat. Il a trop voulu aller à l’origine de la société humaine. Il n’a pas pris garde que St. Paul en avoit fait un mystere & un sacrement, & reconnu dans la société originaire d’Eve & d’Adam l’union de J. C. avec son Eglise: Hoc sacramentum magnum est, in Christo dico & in Ecclesiâ. Ce qui n’a rien de surprenant, l’Eglise étant dans sa notion correcte une assemblée & une société, & la société même des hommes fideles en J. C. & cette divine [98] Eglise. étant éternelle & de tous les tans, ayant commencé dès ce moment de la société même d’Eve & d’Adam, figures précises & expresses de l’Eglise & de J. C.

Dieu évidemment n’a jamais pensé à faire les hommes qu’en société, en communauté de sentimens & de religion. Et le Verbe par qui & pour qui tout a été fait, & sans qui rien n’a été fait, a toujours été l’unique lien de la société humaine, lien fort supérieur au physique, en force autant qu’en dignité. Car Messieurs nos Philosophes qui ne connoissent que le physique & qui ne voyent rien de plus fort, parce que tous leurs sens en sont saisis & affectés, devroient se défier un peu & beaucoup de leurs prétendues expériences, & tout-à-fait de leurs systêmes, le plus souvent peu conformes à la raison, & toujours par malheur contraires à la foi. Je reviens donc à vous, M. R. pour vous dire combien je suis votre très-humble, &c.

LETTRE V

Je ne veux point, Monsieur, jetter sur vous plus d’odieux que vous n’en jettez vous-même. Je serois même bien fâché de vous donner tout celui auquel vous vous exposez. J’ai un vrai zele, Dieu merci, de charité & d’amitié. Mais amicus Plato, amicus Arisioteles, magis amica veritas. Vous convenez en passant que cet état de nature où vous voulez prendre l’homme naturel comme sur le fait, c’est-à-dire, le deviner, [99] n’a jamais existe; ce qui n’est pourtant pas si exactement vrai: mais on peut vous le passer.

Vous convenez même que «la religion nous ordonne de croire que Dieu lui-même ayant tiré les hommes de cet état de nature, ils sont inégaux, parce qu’il a voulu qu’ils le fussent, que tout ce qu’il y a à dire là-dessus ne sont que des conjectures tirées de la seule nature de l’homme & des êtres qui l’environnent, sur ce qu’auroit pu devenir le genre-humain, s’il fût resté abandonné à lui-même.»

Il n’est pas exact de dire, que Dieu a tiré les hommes de cet état de nature. Ils n’y ont jamais été; & par où pouvez-vous donc savoir, & sur quoi pouvez-vous conjecturer ce qu’auroit pu devenir le genre humain s’il fût resté abandonné à lui-même, à la merci de sa nature & des êtres qui l’environnent.

Je conviens que les Théologiens orthodoxes ne laissent pas d’en proposer l’hypothese, mais ils la modifient beaucoup, & la corrigent des excès philosophiques auxquels vous la livrez. Ils sont toujours de l’homme dans l’état de pure nature, un être moral, sociable & soumis à des devoirs naturels envers Dieu, envers ses pareils & envers toute la nature environnante, soit physique, soit animale. Au lieu que vous réduisez l’homme au pur physique & à la pure animalité; ce qui est purement déiste, & peut-être épicurien: car vous y mettez beaucoup de hasard, & très-peu de sollicitude ou point du tout, de la part de Dieu. Est-ce des Dieux d’Epicure que vous nous parlez? Je le crains.

Dès que l’homme est un animal raisonnable, jamais Dieu, [100] qui fait tout pour sa gloire, ne le dispensera de tendre à le connoître, à l’aimer, & à l’adorer, à l’honorer comme son créateur, son bienfaiteur, & l’auteur actuel de la vie, de la santé & de tout le détail de biens, respiration, lumiere, nourriture, bien-aise dont il jouit à tous les instans.

C’est à deviner encore si les purs animaux dans leur simple instinct sont capables de quelque connoissance, de quelque intelligence morale, relative à leur sorte de liberté, de spontanéité; mais s’ils en sont capables, je croirois, sans hésiter, qu’encore ont-ils aussi des devoirs moraux, relatifs à la gloire de Dieu, au respect qu’ils doivent à l’homme, & une sorte de bienfaisance sociable entr’eux & envers toute la nature ouvrage de Dieu respectable pour eux. Qui sait & qui peut savoir si, n’ayant point ce qui s’appelle des idées claires & intuitives des choses, ils n’en ont pas au moins ce que nous appellons des sentimens qui tiennent le milieu entre les idées & les sensations grossiéres, dont on ne doute pas que les animaux ne soient sans cesse affectés.

J’ai donné il y a vingt ans, cette distinction d’idées, de sentimens & de sensations dans des Lettres sur la double Musique oculaire & auriculaire, Lettres adressées au nombre de six dans nos Journaux au célébre Président de Montesquieu, qui vient de mourir, hélas! entre mes mains. Je définissois alors le sentiment une idée enveloppée ou la réunion & le concert de plusieurs idées, & la sensation un sentiment enveloppé ou la réunion & le concert de plusieurs sentimens. On pourroit définir la sensation un sentiment confus, & le sentiment une confusion d’idées. Dieu n’a que des idées La [101] bête n’a peut-être que des sensations, l’homme a des sentimens; ce qui n’empêche pas qu’il n’ait aussi des idées, comme raisonnable, & des sensations, comme animal. Je suis, M. Votre, &c.

LETTRE VI

Monsieur, ne croyez pas que mes Lettres vous soient simplement adressées comme une critique. Je vous les dédie comme un ouvrage de physique & de philosophie antidéiste, dont seulement je crois que vous avez besoin, pour empêcher le public d’être séduit par vos raisonnemens un peu outrés.

En entrant en matiere, pour mieux connoître l’homme, «vous le dépouillez de tous les dons surnaturels qu’il a pu recevoir, & de toutes les qualités artificielles qu’il n’a pu acquérir que par de longs progrès.» Quelle façon de raissonner! Quoi! pour connoître l’homme, vous lui ôtez tout ce qu’il a, tout ce qu’il est de mieux? Dépouillez-le donc aussi de son esprit, & réduisez-le au corporel, au matérialisme pur. Cette façon n’y va que trop.

M. R. veut tout tirer de sa tête, & faire éclore l’homme & l’humanité de son cerveau. L’homme, selon lui, n’est point ce que Dieu le fait en l’ornant de toute façon, mais ce qu’il le fait lui M. R. en le dénuant de tout; tel, prétend-il qu’il a dû sortir des mains de la nature. La voilà cette nature que M. R. invoque comme une bonne mere, en excluant formellement [102] Dieu & ses bienfaits surnaturels, traités d’artificiels parce qu’ils ne sont pas physiquement naturels; comme si Dieu en faisant l’homme avoit dû ou prétendu faire un être purement physique, purement naturel, un corps sans ame.

C’est après ce dépouillement de tout ce que l’homme a de mieux, & qu’il a eu par le bienfait de Dieu depuis le premier moment de sa création, que M. R, se plaît à le contempler & à nous le faire contempler sans rougir. Et c’est alors qu’il dit avec satisfaction. «Je vois, dit-il, un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres; mais, à tout se prendre, organisé le plus avantageusement de tous.» Encore pourroit-on demander à M. R. comment il voit l’homme mieux organisé que tout autre? Y a-t-il d’Anatomiste au monde qui puisse décider cette question que M. R. tranche ici de sa pleine autorité? On peut présumer que l’homme est le mieux organisé de tous les animaux. Mais je crains que M. R. ne veuille trop réduire l’homme, sa raison, son esprit à cette meilleure organisation.

En un mot l’homme primitif, naturel & orginaire de M. R. n’est qu’un animal, seulement capable de devenir raisonnable avec le tans, & en vérité pour son malheur. Notre Auteur ne le perd plus de vue depuis qu’il l’a réduit à son animalité originaire. Suivons-le. Je le vois, dit-il, se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre. Comme M. R. est le créateur de cet homme animal, il en fait les honneurs, le tourne, le retourne, le prodigue, en un mot, l’éleve à sa façon, ou le donne à élever aux autres animaux en titre. L’homme, les [103] hommes dispersés parmi eux (les animaux) observant, imitent leur industrie, & s’élevent ainsi jusqu’à des bêtes. Ce n’est point là un trait, c’est un systême, celui de tout le Livre.

De forte qu’en venant au monde, l’homme, tel que Dieu l’a fait apparemment, n’a pas même l’instinct des bêtes, qui sont, selon l’Auteur, les nourrices, les gouvernantes, les gouverneurs, précepteurs, instituteurs à qui il confie la grande éducation de l’homme, jusqu’à être chargées de lui donner de l’instinct, un instinct animal inclusivement. Pour le moins, Dieu donne à l’homme naissant un PÈRE & une mere, des oncles & des tantes, des freres & des sœurs, des voisins & des amis, des Princes mêmes & des Magistrats surveillants son éducation. Mais par manière de problême, je demande si l’homme de M. R. n’est pas un champignon, un serpent un ver à la façon de Diodore de Sicile!

L’Auteur paroît faire des façons, pour dire que son homme originaire est un sauvage. Il y vient ensuite, & le dit enfin tout net. La premiere qualité de ce sauvage nud & aguerri aux injures de l’air, est de devenir robuste & vigoureux, s’il est né fort; & de périr, s’il est né foible: en quoi l’Auteur loue la bonne nature d’avoir pourvu au dépérissement d’une créature inutile. Ce raisonnement s’appelle de la philosophie. La nature est encore sort applaudie d’avoir fait naître cet animal unique, sans armes de défense, parce que cela lui donne. l’industrie d’en faire, & peu-à-peu l’esprit des arts; esprit de corruption, au dire de M. R.

Car c’est-là ce qui gâte tout, que cet animal né sauvage, [104] solitaire, sans armes, talent ni esprit, ni instinct même, si ce n’eût celui de boire, de manger & dormir, parvient pourtant à la longue à surpasser ses maîtres, les animaux, & à avoir de l’esprit, des armes & des arts, à force, sans doute de réfléchir & de méditer, ce que les autres animaux ont la sagesse de ne pas faire; sans quoi ils acquerroient de l’esprit, & avec le tans, des arts, des sciences & une société; toute choses contre nature, & l’effet d’une nature dépravée. Car en propres termes, M. R. dit à ce propos: & «il ose presque assurer que l’état de réflexion est contre nature, & que l’homme qui médite est un animal dépravé. Je suis M. votre. très, &c.

LETTRE VII

Monsieur, on voit que la vie libre des Sauvages vous a pris au coeur. Vous louez sur-tout leur bonne constitution, & leur exemption de la plupart des maladies qui nous infestent. Point de respect humain: chacun a sa vocation: au lieu de vous amuser inutilement à critiquer la nôtre, peut-être que les infirmités dont vous vous plaignez, ne sont l’effet que de cette vie civile, à laquelle vous vous prêtez à contre-coeur, & dont vous vous plaignez aussi. Aude hospes contemnere opes, &c. Tous les jours la France envoie des colonies aux Sauvages de la Louisianne ou du Canada.

Encore trouverois-je la vie de nos Sauvages ordinaires, trop [105] sociable pour vous; ils ne sont peut-être pas aussi bêtes & animaux que vous les voulez, que vous les faites du moins: & réellement vous ne voulez pas qu’on juge des vôtres par ceux que nous avons sous les yeux. Vos sauvages sont isolés, & jettés au hasard pêle-mêle avec les bêtes dans les forêts. Les nôtres ont chacun PÈRE, mere, femmes, enfans, parens, amis & compatriotes, avec qui ils vivent en corps de village & de nation, en société de loix, de devoirs & d’intérêts, de guerre même & de paix & de religion.

«Ce n’est pas, dites-vous, un si grand malheur à ces premiers hommes, ni sur-tout un si grand obstacle à leur conservation, que la nudité, le défaut d’habitation & la privation de toutes ces inutilités que nous croyons nécessaires... Il est clair, ajoutez-vous, que le premier qui se fit des habits ou un logement, se donne en cela des choses peu nécessaires, puisqu’il s’en étoit passé jusqu’àlors, & qu’on ne voit pas pourquoi il n’eût pu supporter, homme fait, un genre de vie, qu’il supportoit dès son enfance.»

Voilà, par exemple, un genre de philosophie, que comme philosophe, je n’ai jamais compris, & qui a pourtant comme prévalu en France depuis Descartes, & dont Newton ne nous a pas corrigé, de raisonner à perte de vue & avec affirmation sur des hypotheses évidemment, positivement fausses, & directement contraires à l’histoire la mieux reçue & aux faits les plus positifs, sans parler de la foi, de la tradition, de la religion. Et comment les Philosophes veulent-ils être crus, lorsqu’ils disent qu’ils cherchent la vérité.

Il est positivement faux, que le premier qui se fit des habits, [106] fit des choses peu nécessaire, faux & contre la décence, la pudeur & la foi, que parce que le premier homme s’en étoit pas étoit passé jusqu’àlors, il pût s’en passer désormais. Rien n’est mieux marqué dans l’histoire la plus incontestable du genre-humains. 1°. Qu’Adam & Eve, innocens & nuds, ne rougissoient point de leur nudité, & n’avoient nul besoin d’habits contre le froid le chaud, le vent les bêtes, &c. 2°. Que le péché étant arrivé, Adam & Eve rougirent l’un de l’autre, & chacun de lui même. 3°. Que Dieu même eut la bonté de leur faire des habits de peau & de leur apprendre à en faire. De sorte que je suis surpris que les savans Erudits ne remarquent pas que de tous les arts le premier & le plus ancien est celui-là; & que les tailleurs ne se vantent pas d’être les premiers artistes de l’univers.

Une chose remaquable, c’est que Moyse n’articule d’autre saison de se faire des habits, que la pudeur. M. R. me permettra de lui reprocher qu’il s’honore peu devant les honnêtes gens, lorsqu’il veut s’honorer devant les prétendus Philosophes par des raisons physiques, qu’encore il ne trouve pas puisqu’il dit qu’il n’y en a pas, & qu’il ne voit pas pourquoi, &c. M. R. est-il physicien? je le demande.

M. R. manie l’homme, son semblable, le semblable de Dieu, l’égal presque de J. C. avec trop peu de respect & & de pudeur. Mais c’est à moi de remarquer la différence de la philosophie sacrée & de la philosophie profane. Celle-ci, toute physique, toute matérialiste, toute fausse dans les hypotheses même, toute contraire aux bonnes moeurs, ne va qu’à décrier ses auteurs, dont réellement le monde fait peu de cas, & ne [107] fait qu’en rire s’il n’en est pas indigné. Au lieu que la philosophie sacrée, toute vraie & toute historique, est la décence même, & la regle constante de nos moeurs. Car M. R. qui ne voit pas pourquoi lé premier homme s’habilla, voit pourtant tous les jours tous les hommes & lui-même s’habiller par pudeur & par besoin.

Que va-t-il s’embarrasser d’un premier homme fictif, dont il n’a aucunes nouvelles à nous donner, & qu’il convient même qui n’a jamais existé? Gens comme lui, qui n’en savent pas plus que les autres, doivent se contenter de voir les hommes tels qu’ils sont, & tels qu’ils ont évidemment toujours été dans les positions extrêmes où il les met sans nécessité.

Sur les arts, l’Auteur croit qu’il a fallu bien des siecles, pour trouver le simple art de faire du feu. Il nous croit sans doute comme les Pongos, espece de singes, qui se chaussent volontiers au premier feu qu’ils rencontrent; mais ne s’avisent jamais d’en allumer, manque de le savoir. Mais les langues & le simple art de la parole poussent à bout la philosophie généalogique de M. R. On ne voit chez lui pas le moindre vestige, le moindre indice, qu’il ait jamais lu ou entendu parler de la Genese, qui est justement la vraie philosophie généalogique de Moyse, où sans se piquer de philosophie & de recherche, ce saint Législateur n’a eu la peine que de dire le vrai historique des choses, sous la dictée du St. Esprit, & la lueur pure de la tradition.

Réellement les Philosophes & les savans Erudits sont à plaindre avec leurs systêmes, de vouloir éternellement deviner les [108] origines de toutes choses, tandis que Moyse nous les donne tout au vrai dans sa Genese ou dans son Pentateuque, & cela sans mystere, sans ambiguité; & dans son historique le plus simple & le plus naïf. C’est de ce ton que Caïn est dit avoir bâti Enochia, la premiere ville de l’univers; Jubal, avoir inventé la musique à cordes & à vent, Tubalcaïn, avoir inventé la métallurgie à la fonte & au marteau; Enos, avoir mis le premier en regle le culte du Seigneur; Noé, avoir bâti l’arche ou le premier vaisseau, avoir planté la vigne; ses enfans, avoir bâti Babylone & sa tour, &c.

Or, je ne me crois pas un plus grand, mais bien un plus, vrai philosophe que M. R. en fâchant tout cela, tel que Moyse me l’apprend. Pour ce qui est des langues, dont M. R. est si en peine de découvrir l’invention, ignore-t-il qu’Adam parloit à Dieu dans le jardin des délices, qu’il nomma de leur nom tous les animaux; que dès qu’il vit Eve, il devint disert, éloquent, prophète & comme poëte en sa faveur, avec toute la décence possible, & d’un ton digne de Dieu même, qui étoit présent & la lui présentoit? Je suis, M. votre très-humble, &c.

[109]

LETTRE VIII

Monsieur, j’ai ri, je vous l’avoue, lorsqu’après tout cela je vous ai vu nous dire: «Je dirois bien comme beaucoup d’autres, que les langues sont nées dans le commerce des peres, des meres & des enfans.» En voilà, je crois la clef: M. R. ne veut rien dire comme les autres. Il y trouve, dit-il, des objections insolubles, & des fautes de raisonnement. Le grand défaut qu’il y trouve, est que cela nous dit bien comment les sociétés une fois faites, s’entretiennent; mais non comment elles se sont faites originairement.

Mais voilà justement un raisonnement, où je trouve moi-même un grand défaut de philosophie. Toute la saine philosophie réclame ici contre l’esprit très-particulier de l’Auteur, qui ignore tout net que la conservation des choses est une répétition continuée de leur premiere création. Et réellement le commerce des peres, meres & enfans, ayant, selon la nature & les intentions révélées de Dieu, formé la premiere & toutes les premieres sociétés; je défie de trouver d’autre raison que ce commerce, de la conservation de toutes les sociétés naturelles, qui ont subsisté ou subsistent encore sur la terre, chez les Sauvages comme chez les peuples policés.

M. R. manie les hommes originaires, naturels & primitifs comme des troupeaux d’animaux sauvages, qui ont besoin de quelqu’un qui les maintienne dans cette espece de société. Encore ce beau mot de troupeaux, dont mon style pourroit rougir, [110] est-il de M. R. & dans son style naturel. Adam a beau dire & prédire à la vue d’Eve, que l’homme quittera pere & mere pour s’attacher à sa femme, adhoerebit, & ce qu’Adam a prédit, a beau se vérifier à chaque instant depuis six mille ans.

«Au, lieu, dit M. R. que dans cet état primitif n’ayant ni maisons ni cabanes, ni propriété d’aucune espece, chacun se logeoit au-hasard, & souvent pour une seule nuit. Les mâles & les femelles s’unissoient fortuitement selon la rencontre, l’occasion & le desir, sans que la parole fût un interprête fort nécessaire des choses qu’ils avoient à se dire. Ils se quittoient avec la même facilité.» Quelle brutalité!

Car voilà comme on traite ce que St. Paul, je le répète, traite de grand sacrement, & de mystere même dès la fondation de l’église de J. C. C’est ébranler les fondemens de l’église que d’ébranler, comme fait M. R. ceux de la société humaine, surnaturellement élevée à Dieu par J. C. dès le premier instant d’Eve & d’Adam.

Il y a ici une observation fine ou délicate à faire, sur la sorte de profondeur superficielle dont M. R. ne laisse pas de traiter son sujet. On ne voit pas d’abord pourquoi à l’occasion des langues, cet Auteur s’embrouille dans des dissertations qui touchent fortement au fond de la question de la société. Il est fâcheux pour M. R. d’ignorer le fond de la religion qui influe de très-près dans tout cela.

Comme dans le vrai le plus théologique, c’est le Verbe de Dieu qui a fait le monde & la société, & pour qui spécialement le monde & la société humaine ont été faits, la parole qui est le principal lien de la société, & qui est en nous l’image [111] spécifique du Verbe, ne peut manquer de venir ici à la traverse de toutes les dissertations profondes de M. R., qui du reste ne s’y pique pas d’une grande profondeur théologique ni morale même, rapportant tout absolument à la pure physique & à la nature; nature d’autant plus capable de lui faire tout prendre à gauche, quelle est la pure nature corrompue, & que par un travers étonnant il la prend constamment pour la premiere nature innocente, saine & digne de l’homme & de Dieu.

M. R. n’est pas théologien: il in convient assez, ses pareils s’en vantent même. Ces Messieurs croient que tout est dit, lorsqu’ils ont dit: Je suis Philosophe& ne suis pas Théologien. Et tant pis s’ils ne le sont pas. La philosophie est, selon Cicéron même, la science des choses divines & humaines, & est par conséquent une théologie en premiere instance.

Eternellement la philosophie profane est en divorce avec la philosophie sacrée, qui est la théologie. Eternellement celle-ci réclame contre celle-là, & la foi même contre la raison. Tout est sacré en quelque sorte comme ouvrage de Dieu & il n’y a de profane que ce que nous profanons. On a beau faire, la foi tient à tout, & tout ce qui n’est pas pour elle est contr’elle à coup sûr: je ne connois que la géométrie qui soit de pure raison, de pure idée claire & démonstrative.

Pour le moins tout a été fait pour J. C. comme médiateur, & comme homme-Dieu;, & tout lui est relatif & subordonné. Pour le moins tous nos systêmes les plus physiques doivent avoir une relation & une subordination intime au théologique, & la raison à la foi qui est la raison de Dieu. Par [112] exemple, dans tout son raisonnement, M. R. ne fait pas moindre attention à cette vraie lumière qui illumine en propre termes tout homme venant en ce monde. Erat lux vera quoe illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum. M. R. paroît totalement ignorer la religion chrétienne.

Je suis &c.

LETTRE IX

Monsieur, rien ne prouve mieux que vous heurtez la religion, faute de la connoître, & je veux le supposer, sans mauvais dessein, que de vous voir prendre positivement l’état de votre Sauvage solitaire & animal pour l’état d’innocence primitive, pour l’état même d’une félicité & comme d’un paradis terrestre; & au contraire la vie civile, réguliere & économique, politique même pour le propre état de dégradation & de corruption de notre nature.

Tout ce dont je vous blâme, c’est d’écrire si souvent amplement, si affirmativement & avec tant de fracas & de tracas sur des matieres qui ne sont en rien de votre compétence & de votre ressort. Sentez donc, Monsieur, que ce aigrit les coeurs & ameute les esprits, & nous fait tomber des mains les vraies sciences, les arts utiles, & peut vous nuit à vous-même beaucoup à la fin. Un homme d’une imagination forte, qui n’a qu’un but &qui y va toujours, est un homme à craindre, & ressemble bien à ce qu’on apppelle un enthousiaste, un illuminé. Et vous ayez vu que sur la seule musique [113] Italienne ou Françoise, vous avez, il y a deux ans, pensé faire une sorte de révolution dans les arts, si ce n’est dans les mœurs.

Pour le coup, ce seroit bien dans nos moeurs que vous mettriez de l’indécence & du vice même, si on vouloit croire que l’homme dans son état même d’innocence, dès qu’il a assouvi au hasard son appétit brutal avec la première femme qu’il rencontre sous un chêne ou au bord d’un ruisseau, laisse là la mere & l’enfant, & n’y pense plus. Vous êtes, il est vrai, force de convenir que la mere soigne l’enfant, & l’allaite pendant un tans, mais sans aucun sentiment de la nature, selon vous, & plus pour son propre besoin, ce sont vos termes, & pour se délivrer d’un lait qui l’incommode que pour le besoin de l’enfant, & pour lui prolonger une vie qu’elle lui a donnée pour son propre plaisir. Quelle inhumanité! Quelle non humanité!

Je ne crois pas qu’un systême si dénué de sentimens, ait été imaginé ou adopté avant M. R. Il va de suite dans ce contre-torrent de la nature. Dès que l’enfant peut se pourvoir, la mere le laisse, il laisse la mere, & va brouter en solitude de son espece avec les autres animaux. Pour le moins notre siecle, qui fait cas des sentimens, ne goûtera point un systême de gueuserie & de bêtise, dans lequel ni PÈRE, ni mere, ni enfans n’ont de droit ni de fait aucun sentiment naturel l’un pour l’autre.

Voici la fin du systême: il s’agit d’inventer les langues, & M. R. n’en peut venir à bout. Ni PÈRE, ni mere, ni enfans ne savent parler. Le PÈRE & la mere n’en ont nul besoin pour [114] se dire qu’ils sont bêtes & animaux grossiers. Il n’y a que l’enfant qui par malheur pour lui ait des besoins. C’est donc à lui de les expliquer à sa mere, qui du reste n’est pas obligée de les deviner. «L’enfant, dit l’Auteur, a plus de choses à dire à la mere que la mere à l’enfant. C’est donc lui qui doit faire les plus grands frais de l’invention des langues, & la langue qu’il emploie doit être en grande partie son propre ouvrage.» Cela est nouveau.

Voilà bien manifestement l’écueil du systême de M. R. Il a voulu tout réduire à la physique atomique & corpusculaire, en un mot matérialiste, & il n’a trouvé dans cette nature non sentante, non sentimentée aucune ressource pour expliquer les sentimens les plus naturels &les plus ordinaires, les plus faciles, les plus vifs même de l’humanité. Rien ne démontre même mieux que nous avons une ame, un coeur, un esprit, que l’embarras de M. R. qui du reste se fait bien tort, j’en suis fâché, en s’établissant dans le monde & dans un monde plein de sentimens & d’honneur, pour un homme qui ne sent rien, &c.

Jusqu’ici, au reste, PÈRE, mere, nourrices, précepteurs, maîtres ont appris aux enfans à parler, & le propre tourment des enfans a été d’apprendre les langues qu’on leur montre à grand’peine, à grands frais. Point, M. R. veut que ce soient les enfans qui inventent les langues, & les montrent à PÈRE, mere, nourrices & précepteurs. La tour Babel qui confondit & embrouilla beaucoup ses constructeurs, auroit pourtant été ici le dénouement & la résolution facile du problême qui embrouille & confond M. R.

[115] Il est vrai que ce fut un miracle ou Dieu inventa & apprit aux hommes vingt & trente langues tout d’un coup. M. R. a lu peut-être Horace, sur-tout à l’endroit où cet affranchi loue M. son pereavec assez de décence. M. R. ne veut point de Deus in machinâ qui dénoue une intrigue, digne pourtant de lui, dignus vindice nodus; & il veut qu’un enfant qui vient de naître invente une langue pour expliquer ses besoins, qui sont grands, il est vrai. Mais l’enfant pleure & la mere l’entend assez. Car il ne faut qu’un mot pour tirer M. R. de son embarras, ne voulût-il pas même que Dieu y fit un miracle.

Mais je ne puis pas m’empêcher de dire, que M. R. calomnie la nature même, & Dieu à plus forte raison, lorsqu’il dit en termes clairs: «qu’on voit du moins au peu de soin qu’a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels, & de leur faciliter l’usage de la parole, combien elle a peu préparé la sociabilité, & combien elle a peu mis du sien dans tout ce qu’ils ont fait pour en établir les liens naturels.» Quoi! Dieu qui met Adam dans un paradis de délices, qui le constitue maître des animaux & des fruits, qui dit que l’homme solitaire n’est pas bien, qui lui crée exprès une compagne, qui la tire de sa chair & de ses os, qui fonde la constitution de l’Eglise même sur leur sociabilité! Quoi! Adam qui reconnoît par sentiment, par pressentiment & en prophête sa destination naturelle & surnaturelle, qui dit relinquet, qui se sert du mot adhaerebit, &c. Quoi! Dieu & l’homme ont pris peu de soin, &c.

M. R. va jusqu’à dire que dans cet état de nature «un homme n’a pas plus besoin d’un homme, qu’un linge ou un loup [116] de son semblable.» Comme on profane l’image de Dieu! Et l’adjutor similis ejus & le faciamus adjutorium simile sibi de l’Ecriture sainte! Encore un singe & un loup ont-ils besoin de leurs semblables, ne fût-ce que pour se propager selon l’nature & de l’ordre exprès du Créateur, qui a dit expressément aux bêtes mêmes en les bénissant: Crescite & multiplicamini & replete, &c. Je suis, &c.

LETTRE X

Voici comment M. R. explique l’état d’innocence, où j’ai dit qu’il constituoit les hommes naturels il les caractérise «ne pouvant être bons ni méchans, n’ayant ni vertus ni vices, n’ayant nulles relations morales, ni devoirs connus.» C’est une innocence négative: celle d’Adam étoit positive & méritoire. Il pouvoir être bon, ou méchant, il avoit des vertus il pouvoit contracter des vices, comme en effet il en contracta. Il avoit des relations morales, théologiques même avec Dieu, Eve & ses descendans il avoit des devoirs d’aimer Dieu sans doute & de l’adorer, & sur-tout de lui obéir en ne mangeant pas du fruit défendu, dont le précepte est clairement intimé d’abord à Adam tout seul, & ensuite à lui & à Eve.

L’éloquence humaine & de bel-esprit, à force de vouloir tout caractériser ne caractérise rien, parce qu’elle ne le fait que par une abondance d’expressions & de paroles recherchées, & le plus souvent antithétiques, qui se détruisent, elles-mêmes, [117] se contrarient, s’énervent, & qui pour trop dire ne disent rien. Et puis les trois quarts qui se mêlent d’éloquence ou de style n’y entendent souvent rien, & tous ne sont ni des Virgiles, ni des Cicérons. Et Cicéron & Virgile n’ont après tout qu’une éloquence ou un style de recherche, d’ambition, & d’ostentation qui n’est que d’artifice, & ne va qu’à faire paroître vrai ce qui est faux, ou faux ce qui est vrai. L’Ecriture sainte n’a besoin que du vrai qu’elle dit, pour le faire goûter, pour le faire entendre du moins.

On croiroit que M. R. a beaucoup Hobbes en vue, pour le réfuter dans ce que son systême a d’impie: on ne voit pourtant pas que l’impiété de Hobbes le révolte beaucoup; s’il la réfute, c’est en la couvrant, en l’effaçant. Hobbes n’est impie, qu’en ce qu’il suppose l’homme capable d’impiété. L’homme n’ayant de soi ni vertus ni vices, ni relations morales, ni devoirs connus, ne sauroit être impie, quoi qu’il fasse, non plus que la bête brute & animale.

L’homme de Hobbes est bête jusqu’à l’impiété: celui de M. R. est impie jusqu’à la bêtise. Il n’est pas impie, mais il n’est pas pieux: il n’est rien de moral. Ce n’est que de la matiere peu-à-peu organisée, & enfin devenue animée & capable à la longue de se développer en esprit, pour s’exhaler tôt ou tard à rien, à force de s’affiner. Voilà la physique encore mal déduite & très-équivoquement énoncée.

La premiere vertu que M. R. donne à son suppôt d’humanité, devenu sociable, ou en voie ou en vue, de le devenir, c’est la pitié, vertu animale & de pur tempérament, selon l’Auteur, qui charmé de cette belle découverte, va réformer [118] jusqu’à l’Evangille, sur le double commandement de l’amour de Dieu & du prochain: commandement le plus exprès, le plus clairement intimé, le plus souvent répété par Moyse, par Jésus-Christ, par les Apôtres & par tous les Législateur les plus idolâtres, par la nature même la plus corrompue. Hoc maximum mandatum, diliges Deum tuum: secundum verò simile huic, diliges proximum tuum, &c.

D’abord M. R. ne dit pas un mot du premier, qui regarde Dieu; il ne devoit même en rien dire, ne pouvant dans son systême fonder l’amour de Dieu sur la pitié: Dieu ne peut qu’avoir pitié de nous, & jamais nous faire pitié, si ce n’est comme homme sur la croix. Ainsi donc, & en vertu de sa pitié pour nous, M. R. lui auroit commandé de nous aimer. Il n’établit donc cette filiation de pitié & d’amour ou de charité, que d’homme à homme, d’animal à animal, ou même d’animal à homme & d’homme à animal. La pitié même de M. R. ne va pas jusqu’à l’amour & à la charité envers le prochain.

Quoi qu’il en soit, M. R. dit que c’est la pitié «qui au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée, fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle, bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente, fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible.»

Je ne puis m’en taire, M. R. voilà des excès terribles. Vous osez substituer vos maximes à celles de Dieu même & de la raison, & de la nature, autant que de la foi. Vous traitez de maxime [119] sublime la plus simple maxime & la premiere du christianisme, & paganisme même, & de la premiere humanité, vous la trairez de maxime de justice raisonnée. On voit bien que vous n’écartez les Jurisconsultes & les Moralistes, que manque de les connoître & de connoître les plus simples maximes du droit des gens, des nations, des hommes en général. Vous sauriez, si vous les connoissiez, que la Jurisprudence & la Morale, comme la Théologie distinguent les devoirs de justice, des devoirs de charité, & que vous péchez ici contre les premiers principes, encore traitez-vous cela de justice raisonnée & de maximes sublimes.

Or, en traitant les deux premiers commandemens de Dieu de sublimes, quoiqu’ils ne le soient que pour la nature corrompue, vous insinuez fortement qu’ils sont impraticables, & du reste inutiles, puisque la maxime que vous osez lui opposer, vous la traitez de moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente. Vous tendez des piéges à la charité, en la mettant à un si haut prix. Je suis, Monsieur, votre, &c.

LETTRE XI

Mais voyons M. votre maxime en elle-même: j’ai peur que vous ne prêchiez les mauvaises moeurs. Vous mettez d’abord en premiere loi, le bien propre que chacun, non pas se doit faire, mais se veut à lui-même se veut à lui-même, fût)ce aux dépens d-autrui. Fais ton bien, ditez-vous, c’est le rem rem d’Horace, si [120] possis rectè, si non, quocumque modo rem. Fais ton bien avant tout, tout ce qui le paroît, fût-il le mai d’autrui: seulement ne lui fais pas de mal plus que ton bien ne le demande, fais-lui du mal le moins que tu pourras; c’est-à-dire, à proportion de la pitié seule que tu pourras avoir de lui.

Car la pitié est la seule regle de charité, de justice même que M. R. donne ici à l’humanité naissante & primitive, & cette pitié n’est selon lui que machinale & pire qu’animale, purement brute, physique & sensitive. Qu’on juge si elle peut avoir lieu dans les momens, ou l’intérêt propre nous fait avec âpreté courir à notre propre bien, sans autre discernement de l’intérêt d’autrui.

On dit communément que quelqu’un qui est bien à son aise, n’a gueres pitié des malheureux, n’y pense gueres, ne conçoit pas même qu’on puisse être malheureux. Beaucoup moins est-on sensible à cette pitié, lorsqu’on est dans la poursuite actuelle du bien qu’on pense uniquement à se faire à soi-même? Vous le permettez, Seigneur, que ces prétendue philosophes, qui touchent à vos œuvres en esprit de critique & de déisme tout pur tombent dans des passions d’ignominie, dans des miseres de raisonnemens à faire eux-mêmes pitié aux plus vulgaires esprits.

Pitié d’esprit pour la plupart des spectateurs, mais pitié de coeur, de charité, d’amitié, de religion pour quelqu’un comme moi, qui voudrois bien rendre salutaire à M. R. la petite ignominie à quoi Dieu le livre ici, non en vérité pour le perdre mais si je le puis & si Dieu m’y aide efficacement, pour le convertir, le guérir & le sauver.

[121] Allons, M. R. mon cher M. R. un peu de philosophie chrétienne, un peu de courage encore. Vous ne finissez pas, je n’ai donc pas tout dit. Je ne veux que vos paroles pour vous en faire rougir salutairement, pour vous en faire demander pardon à Dieu, au Roi & aux François, à jamais déshonorés par vous, s’il étoit dit qu’en France on vient de Geneve pour prêcher tout cela impunément.

Votre Sauvage, dites-vous, est tel que «toute femme est bonne pour lui, que chacun y’attend l’impulsion de la nature, s’y livre sans choix, &c.» Ceux qui en ont voulu à M. R. & qui vouloient l’empêcher d’imprimer, se seroient moins bien vengés de lui, qu’en le laissant les venger lui-même. Je crois que c’est un service qu’ils ont rendu à la religion, à l’état, aux arts, aux sciences, à la société, à l’humanité, en lui laissant prêter sa plume à tous les esprits mécréans & dyscoles de l’univers.

Il se réfute, il les réfute lui-même en exposant au grand jour ce tas d’horreurs, d’inepties, de miseres qui se couvroient de fleurs & de mille beaux semblans sous les mains de nos beaux esprits, les Bayles, les ceci & les cela. M. R. est peut-être le seul qui ait pû dire tout cela sans rougir jusqu’ici.

J’exhorte les bons amis de M. R. s’il en a, d’en rougir salutairement pour lui & pour eux: s’ils sont François & chrétiens originaires, je crois qu’ils n’ont pas besoin d’y être exhortés. Le François n’est pas méchant dans le fond. Il ne l’est que jusqu’au petit mot, fin, ingénieux, badin. Il n’a point cette âpreté, cette suite de malice, cette constance de ne rougir de rien. Un mot, une épigramme, un vaudeville, il n’en [122] fait pas davantage contre la religion, le gouvernement ou les moeurs.

«Le devoir d’une éternelle fidélité, dit-il, ne sert qu’à faire des adulteres, & les loix mêmes de la continence & de l’honneur étendent nécessairement la débauche, & multiplient les avortemens.» Voilà constamment comme il argumente contre le bien par le mal qui arrive de son inobservation. La force de son raisonnement consiste en ce qu’il n’y auroit point de mal s’il n’y avoir point de bien; & c’est le bien qui a tort, selon lui, de tout le mal qui arrive dans ce monde. C’est-à-dire, que si tout étoit mal il n’y auroit point de mal, & le mal au contraire seroit alors la cause du bien.

Il y a à cela une sorte de vrai sophistique & ridicule, que je me contente de traiter de puérilité & de foiblesse d’esprit prétendu fort. C’est comme si on rendoit la regle responsable de l’obliquité ou de la tortuosité d’une ligne droite, le compas responsable de l’inégalité des rayons d’un cercle mal fait, la justice des injustices qui arrivent, les gens d’esprit responsables des sots, la vertu du vice, le paradis de l’enfer, & Dieu même de tout le mal de cet univers. Ce n’est que trop la façon sophistique de nos philosophes esprits-forts, déistes & raisonneurs. Ils s’en prennent réellement à Dieu, qui a tout prévu & tout créé, de leurs propres vices & de leurs malheurs. Et réellement s’il n’y avoir point de Dieu, ou que Dieu fût un Dieu méchant & vicieux, il n’y auroit ni vice ni méchanceté, n’y ayant personne pour l’en convaincre ou l’en punir.

Constamment tous les raisonnemens qui se sont en tout tans [123] contre Dieu & sa providence, sont des sophismes pareils, tout aussi faciles à convaincre de foiblesse & de puérilité. Leurs Auteurs s’appellent pourtant sans façon eux-mêmes des philosophes, des beaux esprits, des esprits-forts.

M. R. confond la voie de fait avec la voie de droit. Parce que nous sommes en société, tous nos vices, quoique contraires à la société & proscrits par elle, sont, selon lui, les vices de la société, dont la société est cause, & qui n’arriveroient pas, prétend-il, si nous n’étions pas en société. Je suis, M. R. malgré cela, votre, &c.

LETTRE XII

Monsieur, vous prouveriez tout aussi-bien qu’une chambre est la cause morale & physique des crimes qui s’y commettent, sur-tout lorsqu’on ne les y commet que parce qu’on s’y sent à l’abri des témoins que l’on a voulu éviter en s’y renfermant. Communément on cherche-la solitude, & l’on se dérobe avec soin, aux yeux de la société, lorsqu’on veut se livrer au vol, à l’homicide & aux autres passions de la nature corrompue. Qui doute, selon votre belle façon d’argumenter, que la société n’en soit complice par là même qu’elle ne l’est pas.

C’est ainsi que les arts, les lettres & les sciences pervertissent, selon lui, les savans, les artistes & les littérateurs. Le bien toujours chez lui la cause du mal; ce qui seroit bien, s’il vouloit dire que le bien rend le mal plus inexcusable. Car du [124] reste, omnis peccans ignorans, est une maxime d’éternelle vérité. Non, dit M. R. c’est la science & non l’ignorance qui fait tout le mal de l’univers. Erasme, je crois, pour badiner fit l’éloge de la folie. M. R. est l’apologiste de la bêtise. Un autre Rousseau plus fameux a dit pourtant que tout vice est issu d’ânerie.

Je suis surpris qu’à tout propos M. R. ne cite pas le nitimur in vetitum, qui est fort vrai dans son bon sens historique & de fait, mais n’empêche pas & ne doit pas empêcher Dieu & les législateurs, de défendre ceci & cela. C’est Saint Paul & non M. R. qui raisonne juste sur les désordres que la loi, soit de Dieu, soit des hommes ne laisse pas en un sens d’occasionner ou de dévoiler & de faire éclater, sans les causer, en empêchant leur fréquence & leur prescription contre l’ordre & le vrai primitif de tout bien. Sans la loi, sans la société, sans les arts, sans la science, nous ne serions pas moins désordonnés & vicieux; nous le serions même évidemment da vantage, nous serions barbares, féroces, sauvages, brutaux purs animaux, pures bêtes brutes.

M. R. en convient assez, mais c’est justement là la fin de son systême. Il n’y aurait plus alors de mal, tout étant mal, & la pure bête n’étant plus responsable de sa bêtise, qui n’auroit plus que du physique & rien de moral, d’humain, de théologique & de divin, plus de devoirs, plus de moeurs, plus de relations, plus rien de bon, c’est-à-dire, de mauvais: car voilà le propre systême de M. R. bien détaillé & bien énoncé: selon lui, le bien est mal & le mal est bien, dicentes bonun malum, &c.

[125]Jusques-là, ce n’est que la premiere partie du discours de M. R. Il vient à la seconde partie, page 69. Il la commence par ces mots. «Celui qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, & trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, que de meurtres, de miseres & d’horreurs, n’eût point épargné au genre-humain, celui qui, arrachant les pieux, ou comblant le fossé eût crié à ses semblables, gardez-vous d’écouter cet imposteur: vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, & que la terre n’eût à personne!»

M. R. veut-il donc éternellement être le seul savant, avec ses systêmes d’imagination? veut-il nous faire oublier toute notre science d’histoire & de fait & d’une histoire sacrée & toue divine, qu’il contrarie avec trop d’indécence, manque, je veux le croire, de la savoir, ce qui l’excuse jusqu’à un certain point. Positivement Dieu dit à Adam & à Eve en société, en les bénissant: Crescite & multiplicamini, & replete terram, & subjicite eam, & dominamini piscibus maris & volatilibus coeli, & universis animantibus quae moventur super terram. Dixit que Deus, ecce dedi vobis omnem herbam & universa ligna, &c. Et après le déluge, il répete tout cela à-peu-près dans les mêmes termes à Noé & à ses enfans, en les bénissant: Crescite & multiplicamini, & replète terram....Et terror vester ac tremor sit....Omnes pisces maris manui tuœ traditi funt.....Quasi olera virentia, tradidi vobis omnia, &c.

Il est étonnant après ces paroles de Dieu même, que M. R. [126] ose dire que les fruits sont à tous, & que la terre n’est à personne. Est-il de donation plus expresse que celle de Dieu à Adam, à Noé & à ses enfans? Il est vrai que M. R. ne dit pas un mot de Dieu dans tour ceci. Il représente toujours la terre & ses fruits, comme étant là de hasard, ou par le simple acte physique d’une nature mécanique & matérielle; & hommes, de même, comme les fruits naturels, & les productions physiques d’une même nature, je ne sais quelle, sans autre droit d’y être que parce qu’ils y sont, n’examinant ni d’où ils viennent, ni où ils vont, ni pourquoi ils passent par-là. Je ne puis me dispenser de dire à M. R. qu’il a bien tort de si fort méconnoître Dieu dans ses plus beaux ouvrages, & de prendre & de soutenir ce ton de législateur despotique & absolu, comme si toute la nature étoit en sa disposition.

Et qu’a-t-on à faire de toutes ses hypotheses fantasques ou fantastiques, tandis que nous ayons l’histoire de tout cela dans nos mains & à tous momens sous nos yeux? Car on ne nourrit que de cela tous nos enfans, & M. R. ne sait pas qu’en France, dans les colleges, dans les couvens, dans les maisons bourgeoises mêmes, nulle éducation réguliere ne va sans cela, sans parler des catéchismes, des prônes, des sermons, où tout cela est sans cesse rebattu; à Geneve même, je suis persuadé que tout cela va en regle. Mais M. R. nous apprend qu’un jeunesse imprudente, ne lui a laissé apprendre que Plutarque, Tacite ou Grotius, dont encore ne fait-il nul cas.

Pour le moins, dans l’arche, Noé vivoit en société avec ses enfans, sa femme & les leurs, au nombre de huit personnes bien unies de coeur, d’esprit, de moeurs & de religion. On sort [127] de l’arche, les enfans se multiplient, l’ordre de se disperser & de remplir la terre arrive: Noé le leur intime. A Sem il donne l’Orient & l’Asie, à Japhet, l’Europe ou l’Occident, laissant à Cham l’Afrique, par voie de concession, plutôt que de donation, à cause de la malédiction tombée immédiatement sur Chanaan, & indirectement sur son PÈRE, ses freres, &c.

Jusques-là, la société persevere, s’accroît au nombre de cent, de quatre cent mille hommes, & peut-être d’un ou deux millions, sans que ces hommes déjà un peu pervers pensent trop à rompre leur société primitive. Peut-être s’y résolvent-ils, au moins les plus pieux, les plus obéissans à leur PÈRE commun Noé & à Dieu, qui les multiplioit à force, pour les y forcer.

Pour gagner du tans, Nembrod peut-être, & les plus déterminés des Chamites mal partagés & réfractaires à la dispersion, proposent de faire & sont une ville immense, Babylone & une tour, sous le beau prétexte de se rendre célébres à la postérité. Mais, que sait-on! comme un filet, dans lequel ils veulent envahir tout le genre-humain.

Dieu n’en aura pas le démenti: il confond tous ces projets ambitieux: il confond les langues, & force toutes ces têtes des nations à se séparer; & la société primitive et, au gré de Dieu même, partagée en trois & peut-être en cent & en mille sociétés nationales, que Dieu veut mener à son but.

Mais Nembrod non plus & ses pareils fils de Chus & petits-fils de Cham, n’en veulent point démordre, & tandis que Cham va, pour obéir à Dieu, se perdre en Afrique, Nembrod, grand chasseur & guerrier, s’empare de Babylone, & en frustre Sem ou son descendant Assur, qui va de son côté [128] bâtir & fonder Ninive. C’est Nembrod, c’est Assur, qui en disant, ceci est à moi, fondent les deux premiers Empires, selon les Auteurs profanes mêmes, Troque Pompée, Justin, &c. mais non la premiere ou les premieres sociétés.

De sorte que c’est la société, l’association unanime des hommes, qui a fait Babylone, & toutes les villes primitives, & non Babylone ni aucune autre qui ont fait la société quoi qu’en dise M. R. dont je suis le très-humble, &c.

LETTRE XIII

Monsieur, je cherche en vous réfutant à vous excuse de toute façon, de mon mieux au moins; & s’il le faut, j’aime mieux rejetter sur un défaut d’esprit ce que d’autres rejetteroient sur l’excès de votre coeur. La servante de la Fontaine disoit bien de son maître mourant, qu’il étoit plus bête que méchant. Au talent près du gracieux, naïf de la Fontaine, je crois que dans votre naïveté un peu farouche, vous lui ressemblez beaucoup. Si vous étiez méchant vous seriez plus fin & plus adroit à nous répéter, à nous dire au moins que «le premier sentiment qui porta Adam à multiplier son espece fut un sentiment aveugle, dépourvu de tout sentiment du cœur, ne produisant qu’un acte purement animal. Vous ajoutez que le besoin satisfait, les deux sexes ne se reconnoissoient plus, & l’enfant même n’étoit plus rien à sa mere, si-tôt qu’il pouvoit se passer d’elle.» Quelle horreur! quelle horreur!

[129] Vous faites donc d’Adam ou de tel autre homme pareil un homme sans sentiment, ou, ce qui va au même, d’un sentiment aveugle & purement animal. Et quand je dis Adam, les deux sexes peuvent vous tenir compte des beaux sentimens ou non sentimens que vous leur prêtez ou ne leur prêtez pas. Vous ne vous lassez pas d’insulter cette pauvre humanité, image de Dieu pourtant.

J’observe que ce que vous traitez d’acte purement animal, l’Ecriture le qualifie d’acte spirituel de connoissance enfin. Adam verò cognovit uxorem suam Evam. L’Ecriture sainte toujours décente & respectueuse pour nous-mêmes, nous caractérise toujours à nobiliori parte, comme disent les Philosophes, qui n’en sont pas plus méprisables, parce que vous les méprisez.

On croiroit, Monsieur, qu’à force de nous faire rougir des avilissemens où vous nous ravalez, vous voudriez nous faire perdre l’habitude naturelle de rougir de tout cela; vous vous trompez, & c’est à moi spécialement de vous détromper. Car n’aimant ni à réfuter ni à critiquer, vous êtes peut-être le premier & le seul, avec qui je ne rougisse pas d’une critique & d’une réfutation, à visage découvert.

De tous ceux qui se mêlent de philosophie, de géométrie, de physique même dans ce siecle, où les grands philosophes, physiciens & géometres ne manquent pas, je me suis regardé, vous l’avoue, comme le plus directement attaqué par vos nommes brutes, bêtes & animaux physiques. J’aime l’esprit, je ne dissimule pas: si j’étois capable d’hérésie, je serois bien plutôt Mallebranche que Spinosa, Vous tournez tant que vous [130] pouvez-la spiritualité en matérialisme, je tournerois au contraire le matérialisme en spiritualité.

Je conçois assez, je crois du moins très-bien la création, telle qu’elle est & que Moyse nous la donne: mais je dois vous dire, que j’ai peut-être moins de peine à concevoir la création des esprits que celle des corps. Le Créateur n’est-il pas tout esprit? Or il n’est corps en rien. Pour créer l’homme ou le produire, il en a pris la matiere déjà toute créé dans le limon de la terre; mais l’esprit il ne l’a pris que dans lui-même, dans son souffle; & pour le moins corps n’ayant été qu’une formation, formavit, l’esprit a été d’une toute nouvelle & pure création, une inspiration, & inspiravit. C’est ma façon, je ne perds pas un mot de l’Ecriture sainte, pas une syllabe, pas une circonstance. Elle n’en dit point trop, mais elle en dit assez, elle a prévu mes besoins présens d’esprit avec vous.

Enfin nous sommes corps dont je rougis, & esprit dont me voilà tout fier, & fier, je le répète, vis-à-vis de vous, & de vos hommes bêtes & presque tous matiere. Or l’esprit, vous me l’avouerez tout au moins, est la plus noble partie de moi-même & de nous-mêmes; car vous en avez, & même beaucoup, quoique vous n’en fassiez pas semblant, si ce n’est peut-être en ce que vous voudriez en avoir tout seul ou au moins plus que nous tous, savans & artistes, professeurs & académiciens.

Je veux vous dire sur tout ce que vous savez, je crois, que comme votre philosophie ramene tout au pur physique, matériel & tout au plus animal; ma physique au contraire ramene [131] tout au moral, spirituel théologique même. Oui, Descartes, Newton sur-tout, sont tous corpusculaires & matérialistes dans la physique, ce que je ne condamne pas, leur physique étant celle de tous les tans, & l’Eglise même ne la blâmant point par-là.

Or vous savez que cette physique que même je l’ai dès mon premier ouvrage du Traité de la pesanteur en 1724, affranchie à moitié du regne de la matiere, & que j’ai associé le moralisme & la liberté même que vous aimez tant, au mécanisme, & la légéreté comme spirituelle à la pesanteur brute des corps; jusqu’à démontrer, depuis peu, que cette légèreté étoit la vraie & l’unique cause physique de cette pesanteur. En un mot j’ai introduit avec distinction le moralisme dans le pur physique, & vous vous efforcez d’introduire le pur physique dans le pur moralisme, jusqu’à en étouffer totalement celui-ci. Vous voilà donc mon agresseur, & je ne fais que me défendre contre vous ou de vous.

L’homme tel qu’il est, est le propre regne du moralisme & de la liberté. Laissez-moi ce champ de bataille-là au moins, sauf à moi, je ne le cache pas, d’en faire le champ de bataille du monde même le plus physique le plus mécanique, le plus matériel. Si faut-il un homme pour remonter la machine à laquelle vous ne faites que l’asservir si indécemment. Vos prétentions sont terribles, les miennes sont grandes; non, je ne m’en cache pas.

Le fougueux Langely, qui de sang altéré,

Maître du monde entier, s’y trouve trop serré.

Je l’ai presque dit, ce fougueux Langely, c’est moi. Mais [132] il n’y a point de fougue à cela. Je n’ai que le coeur, je n’ai que l’ambition d’un homme, en société du reste de tous les hommes. Car Alexandre vouloit être seul maître du monde entier, & moi je ne veux l’être qu’en société de tous les hommes, & de Dieu même, & sur-tout, sans vous exclure vous-même, Monsieur, d’une si belle société.

Au besoin je ne craindrois pas, Monsieur, tous vos Philosophes physiques ou physiciens, qui voudroient me nier que le monde entier, fait pour Dieu, est fait aussi pour l’homme l’homme-Dieu, ajouterois-je tout de suite, fièrement pour lui, modestement pour moi, & pour vous-même qui étant fils & frere de cet homme-Dieu, entrez, si vous le voulez, en part de sa gloire & de ses intérêts.

J’aime à finir cette lettre par un point de vue si grand, si noble & si consolant. Je suis donc, Monsieur, comme vous voyez noblement, votre très-humble, &c.

LETTRE XIV

Vous avez beau, Monsieur, crier contre la réflexion & la méditation. Il faut que vous soyez long-tans aguerri ou aigri contre le genre-humain, &, en vrai misanthrope, contre vous-même par conséquent, ou que vous soyez né bien antipathique avec l’humanité qui est en vous-même, quoiqu’elle y soit pourtant la propre image la plus ressemblante de Dieu & de la Divinité.

[133] Si avant que d’y être, vous aviez pu décider de votre fort dans ce monde, vous auriez voulu naître a Geneve, quoique vous nous ayez averti que vous ne vouliez point y vivre ni y mourir. Ce n’est pas le seul point de contradiction à concilier dans votre systême. Mais je gagerois bien, à vous voir de si mauvaise humeur contre l’humanité, que, si vous en aviez été le maître, vous n’auriez pas voulu naître homme, mais, &c. La liberté à laquelle vous aspirez, est bien grande, & bien rétroactive à votre naissance & à votre être même.

Aucun mot vil ou méchant contre ces pauvres hommes, vos peres & meres, freres & citoyens pourtant, ne vous échappe. & vous nous les peignez isolés d’abord parmi les bêtes, & puis vivant peu-à-peu & à la longue en troupeaux, préludans de loin à la société civile & politique, où vous les menez lentement & de loin à loin.

Il faut tout dire, l’origine des langues & l’invention de la parole, est pour vous le rocher de Sysiphe ou la roue d’Ixion, le tonneau même des Danaïdes, que vous ne pouvez jamais combler ou fixer. Vous voilà bien embarrassé. Voici comment je m’en tirerois à votre place. Quand Dieu vit Adam a prés l’avoir fait, Dieu dit équivalemment: Voilà une belle image, un beau tableau, une belle statue, il n’y manque que la parole. Il fit donc Eve, & dès-lors Adam parla. C’est le fait, hoc nunc os ex, &c. & devant tous les connoisseurs Eve fut l’organe naturel de la parole passive & active, répassive & réactive d’Adam. C’est toujours de nos moeurs humaines, qu’il faut tirer de pareilles conjectures sur les hommes naturels, originaires & primitifs.

[134] C’est bien M. R. qui se tire de cette grande difficulté des langues par un coup de théâtre, par le Deus in machina, lui qui vouloit que l’enfant au maillot fût l’inventeur de la parole de toutes les langues de l’univers: car chaque enfant auroit fait sa langue, sans doute, comme chaque terroir produit ses fruits, ses animaux & ses hommes par conséquent, selon Diodore & les Grecs, qui ne nous parlent que d’hommes aborigenes.

Enfin, enfin, parturient montes, les inventeurs des langues sont un troupeau ou une troupe d’hommes & de femmes déjà rassemblés en société, qui, habitant sur une langue de terre avancée dans la mer, se sont vus tout d’un coup, par un tremblement de terre ou autre événement pareil, détachés du continent où ils n’ont pu se faire entendre désormais que par des porte-voix, sans doute, ou par des lettres & des courriers, des paquebots. Et voilà les langues inventées à jamais, quoiqu’un peu tard. Mais il vaut mieux tard que jamais, dit-on.

Oui, il a fallu un coup de tonnerre, un ébranlement de la machine du monde pour apprendre à un enfant à dire maman, papa, & aux hommes à épeler ba, be, bi, bo, bu. Et voilà, dit M. R. en termes clairs, «comment des Insulaires ont porté parmi nous l’usage de la parole. Il est très-vraisemblable, ajoute-t-il, que la société & les langues ont pris naissance dans les Isles, & s’y sont perfectionnées avant que d’être communes dans le continent.» Est-ce de la physique que cela?

Il est heureux que nos Philosophes, émules du Créateur, ne trouvant rien de vrai dans l’Ecriture sainte, trouvent de telles [135] bagatelles d’histoire, fictive & systématique ou hypostatique, très-vraisemblables. C’est bien là qu’on peut dire avec Virgile:

Qui Bavium non odit, amet tua carmina Maevi.

Et voilà à-peu-près, pour que le public ne l’ignore, les grands progrès qu’a faits de nos jours. depuis Descartes la philosophie & le raisonnement humain, la logique & la dialectique, sans parler de la métaphysique & de la physique. Ce n’étoit pas la peine de sacrifier Aristote à Descartes & Descartes à Newton pour aboutir à une telle force d’esprit. Mon unique but ici est de mettre le public en garde contre une petite troupe de pareils Philosophes raisonneurs: Or je ne confonds pas Aristote, Descartes, ni même Newton avec ces especes-là, & plût à Dieu les consultât-on un peu plus, surtout Descartes, dont la méthode est admirable, & la physique merveilleuse; au lieu que Newton n’est que la qualité occulte de l’esprit humain.

Après tant de discours perdus, M. R. trouve enfin la source de l’inégalité des conditions dans «celui qui chante ou qui danse le mieux, qui est le plus beau, le plus fort, le plus adroit, le plus éloquent, en un, mot qui est le plus considéré, & ce fut-là le premier pas vers l’inégalité, & vers le vice par conséquent» dit M. R., sans qu’on, puisse s’y méprendre ni penser qu’un autre l’ait dit, sur-tout le bel épiphoneme par où il finit. Or il n’avait qu’à dire cela d’abord, & tout étoit dit sans autre dissertation. Mais il vouloit disserter, & dire, dire, parler & parler sans fin & sans cesse, croyant sans doute que dire & parler c’est raisonner & philosopher.

[136] Qui doute que l’inégalité des conditions ne soit fondée d’abord sur la qualité de pere, de mere, ou d’enfans, ensuite sur celle d’aîné ou de cadet, & puis encore sur la diversité des talens? Dieu même & Samuel sort prophète sont observer aux Juifs que celui qu’il leur donne pour Roi, surpasse les plus grands du peuple de toute la tête & que c’est d’ailleurs un bon caractere d’homme. Effectivement Saül avoit de quoi faire un bon & un grand Roi. Il le fut même deux ans, tandis qu’il fut soumis aux ordres de Dieu & à la direction du prophète, & qu’il ne porta pas la main à l’encensoir,&c.

Pourquoi donc, si l’inégalité est fondée sur les talens mêmes, inégaux & divers, que Dieu seul donne à ceux qu’il veut rendre inégaux & divers de condition, pourquoi prétendre par une conséquence identique, que l’inégalité est vicieuse & le vice même. Il ne peut jamais y avoir que le mauvais usage ou l’abus de ces talens naturels, qui soit vicieux: & de même la société qui est bonne par elle-même, & d’institution naturelle & divine, ne peut jamais être mauvaise que par les abus. Un fruit est bon, mais si on le laisse trop sur l’arbre ou si on l’en détache trop tôt, il n’y a qu’à dire que c’est l’arbre qui le pourrit ou le gâte, & que sa production & sa maturité fut le premier ou le dernier pas vers sa récolte, & vers sa pourriture & sa corruption par conséquent.

Quand on attaque ainsi tout l’univers, Dieu & les hommes, si faudroit-il se piquer de raisonner plus philosophiquement, avec plus de raison & de justesse. Je suis, Monsieur, votre, &c.

[137]

LETTRE XV

Enfin, à la page 84, vous adoptez ouvertement, Monsieur, la vie sauvage ou des Sauvages, telle que nous la connoissons, & désormais vos hypotheses porteront au moins sur un état de réalité, sur des hommes même morau, nos pareils & nos freres, après tout, & j’aurai moins à vous deviner. C’est de ces Sauvages, que vous dites avec complaisance que «le genre-humain étoit fait pour y rester toujours & que cet état est la vraie jeunesse du monde, & que tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l’individu, & en effet, vers la décrépitude de l’espece.»

Mon Dieu, que M. R. eut loin de toutes les saines idées de l’humanité! Le poëtes mêmes se plaisent à nous donner les plus brillantes idées, les peintures les plus riantes, les plus nobles sentimens de la jeunesse du monde; c’étoit l’âge d’or, c’étoit un printems perpétuel, c’étoit Saturne & Astrée, c’étoient des bergers, c’étoit la foi, la justice qui habitoient la terre: encore la terre étoit-elle un beau jardin, le jardin des Hespérides, dont tous les fruits étoient des pommes d’or.

Tout cela fait, comme on voit, allusion au jardin des délices, à Adam & à Eve innocens, en un mot, aux vrais premiers hommes, & à la vraie premiere société. Au sortir de l’arche, les hommes en société n’étoient encore que trop bien dans les belles plaines de Sennaar, aussi étoit-ce encore peut-être [138] le siecle d’or. Mais le siecle de fer lui-même, n’a pas commencé par des Sauvages, qui sont pourtant tout ce que M. R. trouve de plus beau dans la jeunesse du monde, passée sans doute, selon lui, dans les forêts du Canada, de la Sibérie ou du Groënland.

Je plains M. R. d’avoir un si mauvais goût, goût d’amertume, de critique, de satire & de détérioration de toutes choses; constamment, il prend l’envers & le revers de tout; il prend par-tout le bien pour le mal & le mal pour le bien; le bien l’attriste, le mal le réjouit. Dicentes bonum malum, encore une fois; & encore une fois, qui Bavium non odit, &c.

Ah, M. R. que je vous plains! où avez-vous donc pris ce son triste & atrabilaire depuis dix ou douze ans que je n’ai eu l’honneur de vous voir? Vous me paroissiez une assez bonne personne dans ce tems-là. Il faut que l’air frivole, gai & badin, mais fin & ingénieux, non méchant du reste, quoiqu’un peu malin de nos François de Casé ou de Parterre, auquel vous n’avez pu monter votre sérieux helvétique, vous ait cabré. Vous avez voulu avoir aussi de l’esprit, & vous en avez sûrement beaucoup; mais vous n’avez pu prendre cette légéreté, cet effort. Là où il ne faut qu’un mot tranchant, vous avez voulu mettre un raisonnement concluant; vous avez fait un livre en réponse d’une épigramme; & pour vous défendre d’un seul, vous nous attaquez tous. Un François est pour vous la France toute entiere, & d’une misérable dispute de mots, vous avez fait une querelle de religion, de morale & même de politique.

Sans tant raisonner, il est positivement faux que la vie [139] sauvage des Hurons, ou des Iroquois, soit la jeunesse du monde & le beau de la nature humaine; faux que notre vie civile, policée, politique, scientifique, artiste & religieuse, en soit la décrépitude. Si les Grecs, ou les Romains, les François mêmes, comme Grecs, Romains ou François, ont commencé par une sorte de vie sauvage, barbare & indisciplinée avant Cécrops, Romulus ou Clovis, c’étoit une vie errante, à laquelle leur transmigration d’Asie en Europe, d’après la dispersion de Babel les avoit réduits.

Les Hurons eux-mêmes, Algonquins, Tunguses, Cafres, Sibérites, Kamtschatltois, Samoïedes, Américains, Africains, Asiatiques ou Européens avoient commencé par être des peuples, des hommes sociables en Eve & Adam, & en Noé, Sem, Cham & Japhet avant & après le déluge, hommes trop sociables même, n’étant que trop, selon les propres termes des archives du genre-humain, unus populus & unum labium omnibus, n’ayant que trop une unanimité d’ouvrages, d’arts, de science, de volonté, de dessein, de coeur & d’esprit, de loix même & de religion.

Il en coûte à M. R. pour former une petite société de nation, de province, ou de ville, d’isle même, & d’un simple canton Grison, Suisse ou Genevois. Or, dans le vrai, la société a commencé par être celle de toutes les nations, & du genre humain tout entier, soit à Enochia, avant le déluge, soit à Babylone, après le déluge; & il en a en quelque sorte coûté à Dieu, un miracle au moins, pour rompre cette société trop vaste & trop unanime en autant de sociétés qu’il y avoit de chefs de grandes nations.

[140] Que M. R. lise donc les livres, avant que de faire des livres, & qu’il soit au moins savant & érudit, avant que de raisonner, philosopher & dogmatiser. Il raisonne, il philosophe à vide, lorsqu’il le fait sur des idées d’imagination, sans aucune connoissance de ce qu’on appelle la positive, l’histoire, les faits. Le monde ne s’est pas fait tout à l’heure, & le Créateur seul a pu le deviner, avant que de le voir: encore le voyoit-il en lui-même de toute éternité.

A coup sûr, tous ces prétendus Philosophes qui infestens les sciences & la religion, sont communément gens qui ne sa vent rien &qui veulent pourtant faire un personnage dans la littérature, & parmi les savans & à leurs dépens, sans avoir jamais eux-mêmes rien appris ni étudié.

Il n’y faut pas même grande science, lecture ni étude, mais un peu de soi, de bonne soi, de docilité, de modestie, de pureté de coeur & d’intention pour lire, ne fût-ce que le dixieme chapitre de la Genese, avec le neuvieme qui précédé & le onzieme qui suit tout au plus, & y voir, les divisions & sous-divisons, branches & rameaux généalogiques de la grande famille de Noé, toutes les têtes des nations d’aujourd’hui, tous les chefs & sous-chefs numérotés, étiquetés, caractérisés.

C’est bien la faute de l’histoire profane, si elle est aussi pleine de faussetés, de fables, d’incertitude & de lacunes qu’elle l’est communément. L’Histoire sainte a mené celle des hommes en général, jusqu’aux Grecs & aux Romains inclusivement; pour le moins, nulle histoire n’a droit de s’égaler à celle-ci beaucoup moins de s’élever au-dessus, par une frivolité de style puriste ou grammatical.

[141] On parle de chronologie & de généalogie. Qu’on trouve une généalogie chronologique qui égale celle d’Adam jusqu’à Noé, de Noé jusqu’à Abraham, d’Abraham jusqu’à Juda, de Juda jusqu’à Jésus-Christ, & depuis Jésus-Christ même, en vicaire en vicaire, jusqu’à celui qui est le chef actuel de l’Eglise Romaine. De pere en fils, de successeur en successeur, nous pouvons compter, nommer, désigner, caractériser les chefs de l’Eglise, de la religion, de la foi dans tous les tems, depuis Adam jusqu’à nous; cela seul en démontre la légitimité, la vérité.

Depuis Luther ou Calvin, c’est-à-dire, depuis deux cents ans, M. R. seroit bien embarrassé à nous donner les dates & les époques des chefs de sa religion protestante, & beaucoup moins de ses hommes sauvages & brutes en société, ou non en société. Je suis M. R., puisque vous me donnez lieu de dire de si bonnes choses, je suis M. de coeur & d’esprit, avec toute sort d’amitié, d’estime même, votre très-humble, &c.

LETTRE XVI

Pourquoi en tant vouloir aux mécréans de toutes les sortes, aux critiques, aux satiriques, qui mettent les vrais savans, les vrais chrétiens, les honnêtes gens en occasion, en nécessité d’étailer leur science, leur foi, ou leur bon esprit en de beaux groupes de lumiere, où le contraste de mille traits d’ignorance ou d’erreur étrangere, fait un tableau d’honneur & de gloire aux yeux. du public?

[142] Je remercie M. R. de la meilleure foi du monde, de m’avoir fourni l’occasion de le réfuter. Je ne puis lui en vouloir aucun mal; au contraire, je lui veux un grand bien. Je voudrois le convertir, ai-je dit, je n’en suis pas digne. Je prie tous les honnêtes gens, les bons chrétiens, les ecclésiastiques sur-tout, de se joindre à moi, d’y faire mieux que moi, de m’y aider au moins de leurs prieres & de leurs voeux: le sujet en vaut la peine: M. R. a beaucoup d’esprit, puisqu’il a tiré tout ce systême-là de son esprit.

Il doit l’avoir inventif & créateur. Qu’il l’applique aux arts, aux sciences profanes, où un tel esprit n’est jamais un esprit perdu. Qu’il laisse la religion, le gouvernement & les moeurs. Il ne les connaît pas, ou, ce qui est pis, il les méconnoît, & est prévenu de mille préjugés contradictoires d’une philosophie plus raisonneuse, que raisonnable, ou raisonnée.

M. R. ne dit pas tout ce qu’il pense des Missionnaires apostoliques, ni des Princes qui s’en servent, pour convertir les Sauvages confiés à leur religion, autant qu’abandonnés à leur autorité & assujettis à leur empire. Voilà la différence de M. R. obligé de s’en taire, & de dissimuler sa vraie façon de penser de tout cela, & de quelqu’un comme moi, qui sans craindre de heurter aucune autorité légitime, ni aucune façon de penser en chrétien, & en honnête homme, ose bien dire & lui dire hautement, que les Princes chrétiens & les Missionnaires ecclésiastiques ou religieux, qui travaillent à ramener les Sauvages dans le sein de l’Eglise, dans le bercail de Saint Pierre, vicaire de Jésus-Christ, ne travaillent pourtant que pour les retirer de leur vie sauvage, telle que M. R. l’approuve, [143] & pour les enchaîner dans les doux liens de la société ou de l’unité d’association des fideles chrétiens, unis en communauté de baptême, de prieres, de sacremens, de moeurs, de créance, en un mot, de raison & de foi, ou de christianisme & d’humanité.

Encore aimai-je mieux convaincre ici M. R. d’une simple ignorance de l’histoire & des faits positifs, que de lui faire un crime d’une erreur volontaire, ou d’un raisonnement de mauvaise foi. Ce nom de Sauvage le trompe; il a toujours dans l’esprit ses Sauvages fantastiques semés un à un dans les forêts, parmi des troupeaux de bêtes, dont ils ne sont pas les pasteurs, & qui sont au contraire les leurs, jusqu’à leur donner de l’instinct, pour manger, boire, dormir, & se former même en société. Une ou deux historiettes de deux ou trois prétendus Sauvages solitaires, trouvés dans les forêts de Saxe, de Bornéo, de je ne sais où, sont ici tout le fond de l’histoire, sur lequel table sans cesse M. R.

Rien n’est moins vérifié, rien n’est plus apocriphe que ces historiettes-là. Du reste, rien ne ressemble moins à ces nations, grandes nations des Sauvages de l’Amérique, fût-ce celles de la Sibérie & du Groënland, que les Sauvages imaginaires de M. R. Pas un nom de Sauvage, Illinois, Missouris, Abenaquis, &c. qui ne forme sa peuplade, sa nation, ses villages, son corps de société, qui n’ait ses capitaines, ses chefs, ses caciques, ses especes de magistrats, ses loix, ses moeurs du moins & ses usages. Tous ont des propriétés, des communautés, des intérêts particuliers & publics, & en conséquence des guerres avec les nations voisines ou éloignées, [144] guerres suivies de traités de paix en regle, avec des conventions & des sermens. Prêtres ou devins, ils ont tous leur forme de religion, leurs sacrifices, leurs prieres.

Il est inutile de dire qu’ils ont le grand lien de la société; la parenté avec la distinction précise & très-sacrée de maris & femmes, peres, meres & enfans, oncles, tantes & cousins, alliés, amis, sans parler de la célébrité des mariages, des naissances des morts, & puis la grande distinction naturelle les enfans, de la jeunesse & des anciens, dont ceux-ci forment toujours la tête & le conseil de la cabane, du village, de la peuplade & de la nation.

Sur quoi je prie M. R. de me permettre une petite digression, en faveur de l’ancienne amitié tendre &intime, qu’on sait bien qu’il y a toujours eu depuis trente-trois ans, entre le célébre Président de Montesquieu & moi, qui me sens trop honoré des marques publiques & peu équivoques que ce grand homme a voulu me donner de cette même amiti, jusqu’à son dernier soupir, dont tout le monde parle, & dont tous les honnêtes gens savent bien, qu’en honnête homme, j’ai droit de parler.

Pour ne rien laisser en suspens ou dans l’équivoque à cet égard, je dois dire que cette amitié ne commença qu’un an ou deux après l’apparition des Lettres Persannes, qui n’en furent pas même l’époque ni le motif, au moins de ma part. Comme ce n’est pas précisément de bel-esprit, de philosophie ou de géométrie que je dois me piquer, j’aurois craint plus que je n’aurois recherché cette liaison intime avec l’Auteur d’un pareil ouvrage. Mais ce noble, & je puis dire vertueux [145] Auteur, pensant un peu comme moi dans ce moment, faisoit plus de cas de la probité que du bel-esprit: & voulant positivement effacer l’impression publique de cet ouvrage, dont il reconnoissoit le danger un peu tard, je puis avouer qu’il recherchoit par cet endroit-là même, la liaison que je craignois avec lui.

Une Dame fort noble & fort vertueuse, qui vit encore, fut le noeud de la réunion de nos coeurs, & presque de nos esprits. Le prétexte en fut l’éducation de M. le Baron de S. qui me fut confiée dans ce moment. J’étois en âge & en place de rendre ce service à l’illustre Président, qui me voua dès-lors la plus tendre amitié sans en exiger d’autre retour, je puis le dire, que la religion qu’il me pria d’inspirer à son cher fils, m’avouant que pour lui il sentoit qu’on ne lui avoit pas assez fait connoître le vrai précis de cette religion purement catholique, dans sa premiere éducation; ce qui étoit peut-être vrai. Mais ma lettre a atteint sa longueur ordinaire. Je suis,

Monsieur &c.

LETTRE XVII

Monsieur, à l’occasion de la mort du fameux Président de Montesquieu, & de la part qu’il a bien voulu me donner dans ses derniers sentimens, je vous avoue que je n’ai pas laissé de composer l’histoire de cette mort & même de sa vie depuis au moins trente-trois ans. Ceux qui ne savent presque rien [146] de vrai, de tout cela, se pressent d’en parler. Je ne me presse de rien, je les laisse faire. Seulement je les prie de croire que tôt ou tard je pourrai bien leur dire le vrai de tout ce qu’ils s’empressent de débiter sur des présomptions vagues, bien plus que sur des faits personnels. En attendant je dois prendre acte que M. de Montesquieu n’ayant jamais voulu recevoir aucune sorte de compliment de moi sur ses lettres, & me les ayant constamment comme désavouées, me pria de lui corriger religieusement son ouvrage de la grandeur des Romains, où il sentoit bien que mon caractere & ma religion trouveroient bien des choses à réformer. Il l’imprimoit en Hollande par la médiation de l’Ambassadeur M. le Comte de Vanhoé. Deux fois la semaine il en recevoit les épreuves à corriger.

C’est précisément de ces corrections qu’il me chargea, corrections, dis-je, religieuses, théologiques, morales, philosophiques même plutôt que littéraires, historiques ou grammaticales. Il n’avoit pas besoin de moi pour celles-ci, & il étoit trop poli pour me charger de la simple correction typographique des fautes d’impression; ce que je fis pourtant. Pas une feuille en premiere épreuve qui ne me passât par les mains pas une, où je ne prisse l’honnête liberté d’être son ami exactement, religieusement vrai.

Un prétendu ami commun, ami de la licence, voulut au milieu de l’ouvrage réprimer ma liberté. L’Auteur me permit, me pria d’aller jusqu’au bout. Et l’ouvrage parut exempt de reproche, tel que je l’avois légitimé ou rendu digne d’un Auteur noble, & en place de grand & grave Magistrat.

L’article seul du suicide, se glissa, je ne sais comment, dans [147] une seconde ou troisieme édition. L’Auteur tenoit un peu à cet article Anglois-Romain. Les vrais Magistrats, & l’Auteur même, sans que je m’en mêlasse, le firent ôter. J’étois journaliste alors: j’eus le plaisir de pouvoir donner un ou deux grands Extraits d’un ouvrage sain & non suspect, d’un tel ami.

Arriva les troisieme ouvrage de l’Auteur, le grand ouvrage de l’Esprit des loix. Pour celui-là, je ne me vanterai pas de l’avoir corrigé, si ce n’est fort après coup. Je ne m’en doutois pas, quoiqu’il m’en eût parlé vaguement depuis long-tems. J’avois peut-être la fausse sécurité de croire qu’il ne le donneroit pas sans mon attache. Il fut long-tems public sans que je voulusse croire qu’il fût de lui. Lorsque je n’en pus plus douter, je lui écrivis pour me plaindre de sa réserve, inouie avec moi. Je dois être cru. Notre commerce étoit d’une franchise encore plus inouie entre savans. Je puis montrer les lettres par lesquelles il m’avoue qu’il s’est à dessein caché de moi dans cet ouvragre, craignant que je ne m’y formalise de bien des choses, le croyant peu de ma compétence, & y parlant du reste assez peu de religion & de moeurs, croyoit-il, vouloit-il croire?

Piqué de sa réserve, je lui écrivis qu’il auroit dû au moins me donner cet ouvrage imprimé, comme j’étois en possession de recevoir de lui toutes ses éditions de la grandeur des Romains, lui disant que je voulois lire son livre, mais que je ne le lirois que de sa main & dans celui qu’il m’auroit lui-même donné; à quoi il repliqua qu’il ne me le donneroit pas, & qu’il me prioit très-instamment de ne pas lire son livre, qui n’étoit point, disoit-il toujours, de ma compétence.

Je m’entêtai de le lire & de l’avoir de sa main. Je savois bien [148] que complaisant à l’excès avec tout le monde, il me le donneroit enfin; ce qu’il fit depuis la premiere jusqu’à la dixieme ou douzieme édition, & je le lus dans un esprit de critique, je l’avoue, mais de critique amie, & en vue même de rabattre bien des critiques odieuses qu’on ne laissoit pas de m’en faire comme si j’en étois responsable.

A peine m’eut-il donné son livre, qu’il vint de Bourdeaux exprès m’en demander mon sentiment. J’avouerai qu’il me craignoit un peu. Il me connoissoit exact & inflexible sur les bons principes de la religion & du gouvernement. Il se croyoit sain sur le premier article; & effectivement, à un article près & à quelques manques d’expression, je ne vois pas qu’il attaque le dogme & l’essentiel. Mais sur le gouvernement de l’Etat, & celui sur-tout de l’église, sur la discipline, je le fis convenir qu’il étoit trop & tout Anglican.

Je portai mon humeur critique, je l’avouerai, un peu plus loin. Oui, j’étois vivement piqué qu’il m’eût dit que son livre, comme jurisconsulte, n’étoit pas de ma compétence. Autre chose est d’être jurisconsulte & légispérite dans un livre, autre chose de juger d’un livre qui l’est & de sou Auteur. Est-ce que les Magistrats sont de tous les arts, sciences & métiers, dont ils jugent pourtant fort sainement & définitivement tous les jours?

Ma critique ne fut ni maligne, ni amere, ni de coeur, n’étant pas publique, mais d’amitié pure & purement d’esprit, de lui a moi, d’ami à ami, & dans le vrai bien du livre & de l’Auteur. Je ne m’amusai ni à des traits ni à des mots. J’allai droit au but, au tronc de l’arbre & à la grande division des trois [149] sortes de gouvernemens & de loix, le despotique fondé sur la crainte, le monarchique sur l’honneur, & le républicain sur la vertu. Je lui passai ces trois divisions, quoique la derniere m’ait toujours paru fort mal caractérisée par la vertu.

Mais je ne lui fis point de quartier sur une quatrième division, la plus essentielle, qu’il avoir omise, qu’il n’avoir point connue, & qui est pourtant la premiere, de toutes, & la regle & la base des trois autres: c’étoit justement le gouvernement des Sauvages, & la liberté ou plutôt la pure loi naturelle sur laquelle il est uniquement fondé. En fait d’intelligence, M. de Montesquieu étoit un aigle; il avoir l’esprit pénétrant & en même tems profond, il voyoit au-dessus des astres & jusques dans les souterrains.

Il ne me donna pas la peine de me répéter, il me devina: car voulant un peu l’intriguer, je ne lui parlois depuis un tems, ni même jamais qu’à demi-mot. De tout tems nous avions un lange unique entre nous. Nous n’avions presque pas besoin de nous écrire & de nous parler pour nous entendre. C’étoit par mon grand respect pour lui, que je n’osois lui parler de rien affirmativement, définitivement; & c’étoit par sa grande amitié pour moi, que sans fadeur, il me laissoit entrevoir les choses obligeantes, qu’il avoir à me dire à tout propos. Je suis, Monsieur, votre, &c.

[150]

LETTRE XVIII

Je ne me lasse point, Monsieur, de vous parler du grand Président de Montesquieu, à l’occasion des Sauvages, que simplement il n’a pas connus; au lieu que vous les méconnoissez absolument, & que vous les travestissez en bêtes qui ont à peine la figure humaine. M. de Montesquieu n’a jamais calomnié la nature humaine, & il n’a que trop voulu la combler de biens, dont elle n’est pas susceptible. Timoré, poli, sensible & bon comme il l’étoit, il auroit rougi de la voir si avilie dans vos portraits. Revenons au gouvernement politique, économique & civil des Sauvages, dont je ne fis simplement qu’avertir ou donner l’ébauche à l’Auteur illustre de l’Esprit des loix.

La société est le fondement de tout: elle est naturelle & de la premiere nature, parce que essentiellement tout homme a pere, mere, grand’pere & grand’mere, freres, soeurs, oncles & cousins avant lui & à côté de lui, & qu’avec & après lui il a communément femme, enfans, petits-fils, neveux, &c., M. R. a beau faire, les besoins & les sentimens naturels respectifs seront à perpétuité & ont toujours fait une & plusieurs sociétés de tous ces gens-là. Et l’on défie, la nature même défie de citer jamais enfant ou homme vrai qu’on ait trouvé dans les forêts, qui n’ait tenu jusques-là, jusqu’à l’âge très-adulte du moins, à des parens réels, faciles même sans doute à retrouver, non loin de ces forêts.

Les Sauvages donc du Canada ou d’ailleurs forment de vraies [151] sociétés, comme j’ai dit, sous des noms nationaux d’Iroquois, de Hurons, d’Algonquins, &c. Or tous ces gens-là vivant ensemble & en commun, en communauté de langue, de pensées, de sentimens, d’affections, de connoissances, de besoins, d’intérêts, de guerre, de paix, de pêche, de labour, de chasse, &c. ne peuvent manquer d’avoir & ont bien surement des loix & un gouvernement politique, moral, économique & civil, qui n’est, disois-je à mon illustre ami, ni déspotisme, ni monarchie, ni république, mais, naturalisme, ou plutôt moralisme pur, pure loi naturelle, purs sentimens naturels, & n’est pas même pure liberté, si ce n’est honnête, humaine & assujettie aux loix de la conscience & de la raison.

Ils n’ont ni Rois, ni Princes, ni Magistrats en titre, mais équivalemment ils ont pourtant des chefs & des gouverneurs, ne fût-ce que les chefs de famille & les anciens, vrais peres conscrits de toutes les familles, de tous les villages, de toutes les peuplades, de toute une nation. En guerre ils se donnent des capitaines qui n’ont presque droit que de ralliement & de marcher aux coups les premiers, & tout au plus, la premiere part au butin. Ils n’ont point de ministere ni de conseil d’Etat. Mais les plus sages, les plus expérimentés, les plus illustres par leurs hauts faits, & sur-tout les plus anciens, s’assemblent & jugent en commun de la guerre ou de la paix, & du bien ou du mal de tous.

Point d’autres loix que la raison, l’honneur, la conscience & une certaine tradition de moeurs & d’usages, dont ils ne se départent pas facilement. Je veux bien y ajouter la liberté, comme une loi sacrée, dont ils ne se départent gueres non [152] plus, dont il leur est même permis d’abuser: je dis d’abuser; au préjudice des autres loix de raison, d’honneur & de conscience; car ils en connoissent sort bien l’abus, reconnoissent le vice, & savent bien qu’elle doit être subordonnée aux autres loix de devoir naturel & divin.

S’en écarte qui veut de ce devoir & de tous les devoirs de la société; réellement ils n’ont point de voie, ni de loi de coaction, de contrainte, soit pour punir les réfractaires, soit pour les contenir dans le devoir. Ils ont bien des récompenses d’honneur, de butin, de nourriture, mais nulle sorte de peine afflictive pour les enfans mêmes.

Par exemple, ils instruisent les enfans, mais ne les châtient jamais, & les millionnaires n’ont jamais pu leur faire que des catéchismes, des exhortations, des sermons, & jamais des classes en regle, jamais des maisons de pensionnaires, jamais des colleges; des millionnaires tant qu’on veut, jamais des maîtres: chérissant du reste ces millionnaires comme des peres, comme des sauveurs, jamais comme des chefs ou des législateurs. Ils reconnoissent la croix, l’adorent, l’embrassent, la portent & la suivent, lui obéissent. Nul sceptre ne les tente de commander ni d’obéir.

Par exemple encore, une jeune fille introduira la nuit dans la cabane de sou pere quelqu’un qu’elle aime; cela est rare, & là on se cache de tout cela, comme ici par pudeur, par honneur: mais là, comme ici, il y a gens qui ne rougissent qu’en public. Le pere, la mere, les freres lui diront, ma fille, ma soeur, tu as tort, tu nous déshonore, tu ne trouveras point de mari. On le lui dira, mais on ne sera que le lui dire; [153] & si elle s’en moque, personne ne s’en formalisera plus que cela.

Quand ils ont un mauvais sujet, quelqu’un s’enivre & va le tuer, disant ensuite que ce n’est pas lui, mais le vin qui l’a tué & toute autre sorte d’homicide coupable s’excuse, en disant, ce n’est pas moi, mais c’est ma tête gui étoit faite comme cela un tel jour: & l’homicide est impuni.

Autre exemple bien remarquable. Un village, une nation vient de faire la paix en regle, & par un vrai traité avec une autre nation. Ce traité le plus solemnel, accompagné de sermens, de gages, d’otages, de présens, ne plaît pas à tout le monde, ne fût-ce qu’à un seul étourdi de vingt-cinq, trente ou trente-cinq ans. Celui-ci dit à tous ceux qui ont fait le traité, qu’ils n’ont rien fait qui vaille, que ce traité n’est pas de valeur, qu’il va le rompre par quelque acte d’hostilité. Tu as tort, mon frere, lui dit-on, tu nous seras une mauvaise affaire. On lui dit cela, mais on le laisse faire. Il part, va couper une chevelure ennemie, en apporte le trophée dans la cabane du conseil, en riant & en moquant des anciens assemblés. On le blâme, point plus fort que ci-devant, & on ne pense plus qu’à soutenir cette nouvelle guerre, ou à la prévenir par des présens ou des soumissions faites à la nation que cet étourdi vient d’armer de nouveau.

Voilà ce que j’ai pris la liberté de remontrer il y a cinq ou six ans à M. de Montesquieu. Comme c’étoit la plus belle ame, la plus candide, la plus aimant le vrai que j’aye connue, sur-tout en fait de religion, qu’il avouoit ne pas connoître assez, il convint dans le moment, que son énumération politique, [154] économique, légispérite ou civile étoit imparfaite, que cette sorte de gouvernement, purement naturel (physico-moral comme l’homme) qui a cours dans tout un monde plus grand que le nôtre, valoit bien la peine de former une quatrieme classe dans son Esprit des loix; je croirois même que ce seroit dans cette classe qu’on pourroit mieux retrouver l’esprit de toutes les loix positives, simplement ajoutées dans tous les gouvernemens à la loi naturelle, qui est la base & l’esprit de tout. Je suis, Monsieur, votre, &c.

LETTRE XIX

Monsieur, l’illustre Président dont je vous parle depuis quelque tems, pour vous donner même un peu plus le ton de contradictions honnêtes, peut avec quelque décence opposer soit à la religion, soit à la morale ou à la politique, à l’humanité en un mot telle qu’elle est, ce grand homme, dont je regrette bien sincérement la perte, étoit frappé de tout que je viens d’avoir l’honneur de vous dire des Sauvages, qui ne sont pas si sauvages qu’ils ne soient hommes, les vrai images de Dieu, un peu défigurées par le péché, mais rétablies ou en droit de l’être, par Jésus-Christ notre sauveur tous.

Il me témoigna même dans le tems vouloir sérieusement enrichir son Esprit des loix de cette quatrieme classe. Il doit avoir travaillé en conséquence. Je lui indiquai nos vieilles relations des millions du Canada où on en trouve les vrais détails.

[155] Il seroit de conséquence pour sa gloire même, de ne pas perdre mille belles choses, que fait comme il étoit, penseur & systématique, il doit avoir jettées sur le papier. Il ne m’en a plus parlé, je ne lui en ai plus parlé. Nous nous voyons peu ces dernieres années, car quoiqu’habitans du même monde, il m’écrivoit il y a quinze ou dix-huit mois, que nous n’habitions plus la même planete, c’est-à-dire, le grand monde, d’où je m’étois retiré malgré lui.

Quoi qu’il en soit de cet état de vie sauvage & de pure nature, si c’est pure nature, je reviens toujours à dire que c’est un dernier état de l’humanité dépouillée de tous tes avantages naturels, & une vraie barbarie, déchue de la vraie & parfaite société, où Dieu même nous avoir fait naître dans le paradis terrestre & comme renaître dans les belles plaines de Sennaar, au sortir de l’arche de Noé.

Encore ne vous ai-je pas tout dit, Monsieur, tout ce que je pense de la vie sauvage dont viens de vous entretenir à l’occasion de M. de Montesquieu. Depuis ce que j’eus l’honneur de lui en dire à lui-même, mes idées se sont agrandies & s’agrandissent même dans le moment à votre occasion, & tout en vous en parlant un peu à fond.

Les Sauvages sont en effet sauvages, & des vrais sauvageons tout-à-fait dégénérés & abâtardis, autant qu’il est permis de l’être à des hommes qui sont toujours des êtres moraux, théologiques même, images de Dieu, & ayant, quoiqu’ils puissent faire, un rayon de lumiere divine, qui éclaire tout homme venant au monde; lux vera, quoe illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum.

[156] Ce sont les Tartares, à bien dire, ceux qui habitent le nord immédiat des Indes & de la Chine, les Montgoux & les Montcheoux, qui forment proprement cette quatrieme classe de gouvernement politique, moral & théologique, dont la liberté est réguliérement subordonnée à la loi naturelle, loi encore une fois non simplement physique, mais humaine, morale théologique, la seule loi primitive des hommes, vrais fils d’A dam avant & après le déluge;la seule à laquelle Jésus-Christ nous a rappellés, en nous établissant dans la noble & sainte liberté des enfans de Dieu.

Nous nous cassons la tête à imaginer, des systêmes & des origines généalogiques de toutes choses; & le plus mal & le grand mal est que trop corporels & matériels, nous remontons toujours à une nature toute physique & matérialiste qui nous égare avec Straton, Spinosa & tous les déistes, athéistes de tous les tems.

L’Ecriture, oui l’Ecriture sainte est un livre si vrai, si fort fait pour nous, si uniquement notre livre, livre de vie, qu’en quelque état de science ou d’ignorance que nous soyons, de théologie ou de philosophie, de physique ou d’histoire, de foi même ou de raison, de bel & de bon esprit, nous pouvons y trouver le complément ou l’abrégé de toutes nos sciences la résolution de toutes nos difficultés, doutes, problêmes. Qu’on ouvre les yeux, & l’on verra que jusqu’ici on n’a pas trop su ou voulu les ouvrir à ce flambeau universel, dont effectivement Dieu & Jésus-Christ se sert, pour éclairer tout homme venant au monde.

En fait d’origines au moins, de Geneses & d’invention, [157] dès ce quatrieme chapitre de la Genese tous les grands arts sont inventés, & nous en connoissons par nom & par surnom tous les inventeurs. Les arts libéraux sont inventés sous le nom de musique par Jubal, & les arts mécaniques par Tubalcaïn, qu’évidemment l’idolâtrie a transformé en Vulcain. Ce ne sont pas là les vrais grands arts d’humanité dont je veux parler.

Ce n’est pas Nembrod ni Assur, qui inventerent la vie civile & politique, qui sont des arts supérieurs à tous ceux de nos mains, ou de notre simple bel-esprit. Ce fut le fratricide Caïn qui inventa ces arts-là, en bâtissant la premiere ville de l’univers, la ville d’Enochia. Je ne laisse pas de penser, que ce genre d’invention ne fut jamais trop agréable à Dieu, ne fût-ce qu’à cause de son auteur. Je pourrois être de l’avis de M. R. s’il prenoit la chose de ce côté-là.

Dans le moderne, Rome peut être regardée comme la seconde ville de l’univers, aussi fut-elle l’ouvrage d’un fratricide Romulus, &c. Je laisse aux savans à nous dire, pourquoi de notre tems même, Urbis & Orbis, est l’inscription ordinaire de la plupart des rescripts des Romains.

Je n’ai garde de rien outrer avec M. R. qui sur cette simple ouverture, croira pouvoir anathématiser avec amertume toutes les villes, & sur-tout les grandes villes, les villes capitales de l’univers. Je conviens, je pense, je crois savoir que les villes ne sont point de la premiere invention de Dieu. C’est d’Enochia que sortit le premier déluge: c’est ordinairement dans les villes, que se fabriquent la plupart de ces déluges d’iniquité qui inondent l’univers. Les campagnes sont plus communément [158] le séjour de l’innocence; & la vie pastorale a eu de tout tems le suffrage des Poetes en idée, & de Dieu même en réalité.

Les villes, pour parler clair, ne sont en quelque sorte que de la seconde intention du Créateur: elles sont tolérées & de pure concession. Après quarante ans de vie errante dans le désert, Dieu permit aux Juifs d’habiter Jérusalem & les autres villes de la Palestine. Dieu tire sa gloire de tout, & le bien du mal même.

Dieu veut la société, cela n’est pas douteux; le genre-humain ne peut aller que par-là, depuis qu’il a tiré Eve de la côte d’Adam: mais encore une fois, les grandes sociétés, les sociétés trop intimes, ne sont en aucune façon du goût de Dieu, témoin la dispersion de Babylone, & celle des hommes de tous les tems. Major è longinquo reverentia. Les hommes sont plus faits pour se respecter de loin, que pour s’aimer de trop près. C’est toujours l’image de Dieu, &c, Je suis Monsieur, votre très, &c,

LETTRE XX

Le premier inventeur & la premiere invention en grand, à qui Dieu & Moyse paroissent donner la préférence, comme la primauté, fut Jabel, & la vie champêtre & errante sous des tentes; vie pastorale ou simplement campante ou campagnarde: Genuitque Ada Jabel, qui fuit pater habitantium in tentoriis, atque pastorum.

[159] La vie même des guerriers en pleine campagne & sous des tentes, est plus du goût de Dieu que la vie civile de nos grandes villes. Ce n’est que comme en passant, hors de rang, sans éloge ni titre d’invention, que l’Ecriture sainte nous dit historiquement, que Caïn bâtit Enochia, au lieu qu’elle traite de peres & de patriarches, les inventeurs des arts, dont elle parle ensuite d’un dessein formé, mettant Jabel à la tête de tous, tant la vie champêtre, campante, pastorale, militaire même, est la vie propre de l’homme; donc la vie est une milice & un passage, & non un établissement sur la terre.

Nous passons notre vie à édifier, à bâtir & à nous établir sur la terre, où saint Paul nous avertit d’après l’expérience & le bon sens, que nous n’avons pas de cité permanente. C’est une observation que je fis étant encore jeune, & que j’ai vu souvent confirmée depuis celle-là. Une dame riche & puissante m’arrêta un jour sur le tard, au passage, devant la porte de son château, pour me dire qu’enfin ce château étoit fini, & qu’elle alloit en jouir. Au moment qu’elle me disoit cela, un coup de serein la frappa, elle en mourut huit jours après. Voilà l’observation & la pointe d’épigramme: c’est que ceux qui bâtissent aujourd’hui, meurent constamment demain, c’est-à-dire, dès qu’ils ont fini leurs bâtimens.

Je dis la pointe d’épigramme, parce que c’est le style du jour, style de bel-esprit, de ne se faire lire que par-là. Un raisonnement moral & suivi, n’est point le style de nos philosophes: on m’en a averti. Mon observation épigrammatique est si vraie, que dans le monde j’ai vu mille gens la faire, d’où résulte cette autre épigramme, qu’on bâtit pour ses enfans & non pour soi.

[160] La plupart même de ceux qui bêtissent en pierre de taille & à demeure, croyant éluder la nature, & prendre Dieu pour dupe, ont soin de multiplier & de prolonger leurs bâtimens, ne voulant jamais les avoir finis, comme s’ils voyoient leur propre fin dans celle de leurs travaux; car notre vie n’est qu’une épigramme, dont la mort est la pointe. Lima avec tout son or, n’a trouvé à propos de se rebâtir qu’en bois, & c’est à Lisbonne de profiter de l’avertissement. J’ai fait un ouvrage contre la pierre de taille, en faveur des vrais arts d’Architecture & de besoin.

Il n’est pas mal après tout, que Dieu nous prenne à la fin ou dans le courant d’un vrai travail, verum laborem, puisque notre vie n’est que travail, de son ordre exprès. Nos villes, nos édifices en pierre de taille, à chaux & à sable, ne sont pas un vrai travail devant Dieu, puisqu’elles ont pour but notre perpétuité sur la terre; ce que nous appellons pourtant un peu en grand, travailler pour l’immortalité, tant nous connoissons peu notre vraie éternité.

C’est Jabel qui édifia pour l’immortalité en devenant le pere & le patriarche de la vie tartare, champêtre, campante, pastorale & militaire. Je ne traite point cela de petite invention soit parce qu’elle est dans le vrai, soit parce qu’elle est dans le grand de nos moeurs, soit parce que la moitié peut-être du genre-humain, fait & a de tout tems fait honneur à cette vie tartare, nullement sauvage, mais très-civile, très-sociable très-humaine, en s’y conformant.

Ne jugeons pas éternellement de toutes choses, par nos petits goûts & par nos façons efféminées de pur bel-esprit. [161] Nos villes peuvent être le regne des femmes: le séjour des tentes est le regne des hommes. Encore faut-il s’exiler des villes & camper au milieu des champs lorsqu’on veut prendre ou défendre les villes, fonder ou détruire des Empires. Et combien de Conquérans fameux sont sortis de la Tartarie, de la Scythie pour conquérir la Chine, les Indes, le Mogol, l’Asie, l’Afrique même & l’Europe. Ceux qui appellent les Russes en Europe, veulent sans doute la bouleverser à leur profit. La plus vraisemblable opinion, dérive de la Scythie & du Tanaïs les premiers François. Ceux qui ont détruit & rétabli en parcelles le grand Empire des Romains, n’étoient que Goths, Visigoths, Ostrogoths, Sarmates, Huns, Vandales, Gépides, Lombards, Bourguignons, & enfin Francs ou François, généralement issus des déserts mêmes des Palus-Méotides; & c’est la Sibérie probablement, qui a fondé & peuplé toute l’Amérique, dont les Sauvages sont l’abâtardissement immédiat des Tartares d’Asie, seuls vrais enfans de Jabel qui ipse suit Pater habitantium in tentoriis, atque Pastorum.

Adam, Abel, Sceth, Enoc & tout ce que l’Ecriture sainte appelle les enfans de Dieu, avant le déluge, & tous les vrais patriarches, Abraham, Isaac & Jacob, après le déluge, vécurent sous des tentes, non simplement en pasteurs mais en grands & en chefs & seigneurs, patriarches en un mot comme Jabel de la vie pastorale. Enochia ne fut pour Caïn & ses vrais enfans, sous le nom d’enfans des hommes, qu’un repaire d’arts, arts mondains, de crimes & de vices, qui pervertissant jusqu’aux enfans de Dieu, attirerent cet horrible déluge, qui pensa exterminer la race humaine toute entiere.

[162] Si M. R. que je ne perds pas de vue, n’avoit pas outré tout, manque de connoître l’Ecriture, & le vrai même des arts, des sciences & de la société qu’il calomnie, j’aurois pu être de son avis, que les petits arts de luxe, & les pures sciences de bel-esprit, énervent la société des villes, des grandes villes & rendent la vie sauvage même préférable à nos sociétés criminelles & de bagatelle pure. M. R. a jugé de tout cela trop en petit, trop en égoïsme, & par rapport à lui, trop en misanthrope, & point du tout en citoyen, ni en chrétien. Je suis fâché que ce mot m’échappe comme malgré moi: je vous en demande pardon. Monsieur, car je suis toujours votre très, &c.

LETTRE XXI

Quand j’ai dit, Monsieur, que les Tartares avoient conquis souvent l’univers, tantôt à la Chine, tantôt aux Indes, en Asie, en Europe, &c. j’ai dû ajouter que ce peuple, sous les noms de Scythes, de Sarmates, de Montgoux, de Kalchas, de Mantcheoux, n’a jamais été conquis.. On sait bien que ce sur l’écueil d’Alexandre, & même de Cyrus, comme de Darius. Je ne dis pas cela en l’air, ni en façon de systême: c’est un fait, un résultat de faits dans la grande histoire du genre-humain.

Dans le moment, je me rappelle qu’étant allé voir un jour le célébre Président de Montesquieu, dans les commencemens [163] de notre amitié, il y a plus de trente ans, je le trouvai dans une espece de verve, & tout enthousiasmé de la découverte qu’il venoit de faire, disoit-il, d’un peuple spécialement conquérant dans l’univers: or ce peuple étoit les Tartares. Dans ce moment, M. de Montesquieu en étoit à la dix-huit ou vingt-huitieme irruption conquérante, que ce peuple avoit, faite dans notre triple continent, Européen, Asiatique, Africain.

Ce qui causoit l’enthousiasme, & faisoit la découverte propre spécifique de l’Auteur, étoit que prenant, la chose dans toute la rigueur, il vouloit que ce peuple seul, à l’exclusion de tout autre, Grec, Romain, Mede ou Persan, fût créé par la nature, ou donné de Dieu même, avec la qualité spécifique & caractéristique de peuple conquérant; ce que, sans nier cela, je fonde ici sur la vie spécialement tartare, champêtre, campante, pastorale & militaire, que je regarde comme la vie proprement humaine & sociable, selon Dieu & la raison, & nommément selon la foi de l’Eglise & de Jésus-Christ, dont la propre demeure sera toujours nommée le tabernacle du Dieu vivant.

Et voilà je crois, le propre sens du Deus non in manufactis habitat. Nos villes seules & nos maisons de pierre de taille peuvent porter le nom de manufacta. Un tente, un tabernacle n’est jamais une maison faire, faite pour toujours & pour long-tems. Elle ne tient point à la terre, & pour le moins n’y est-elle pas enracinée, mais toujours à refaire & prête à s’envoler, comme notre vie, au gré du vent & des vrais besoins.

Je n’ai pas d’idée que M. de Montesquieu ait imprimé quelque [164] part son idée de la vie tartare, conquérante d’office, & par privilege spécial de la nature & de Dieu. En tout cas, on trouvera de lui des papiers relatifs, qu’on ne sauroit trop-tôt imprimer, non plus qu’une infinité de grandes penses, dont il m’a confié la connoissance, peut-être le soin de les faire valoir à propos.

Encore une fois, je ne réfute pas M. R. pour le réfuter’& le critiquer, mais sur-tout pour rétablir bien de bons principes qu’il a ignorés ou contredits. Il y a une chose qui embrouille l’histoire générale du genre-humain & cause tous ces faux systêmes qui défigurent l’origine de toutes nos histoires modernes, Grecque, Romaine, Françoise & autres. Nous jugeons de toutes les autres par une de celles-là. Nous nous croyons toujours sortis du limon de la terre ou éclos du gland de la forêt de Dodone, suivant l’impie systême de Diodore, qui ne laisse pas d’avoir une sorte de fondement mal entendu dans l’Histoire sainte, ou réellement nous sommes comme éclos du limon de la terre, mais figurés de la main de Dieu, & surtout animés & vivifiés de son souffle & à son image.

Après la dispersion de Babel, Sem & Cham ou leurs enfans, point ou peu dispersés, fonderent des sociétés & des Empires extrêmement florissans en Asie & en Afrique. Tout cela ne tomba bien dans la barbarie à force de guerres, de mutations & de crimes qu’après la mort de Jésus-Christ à l’arrivée des Musulmans, qui ont détruit les bibliothéques, les monumens, les atteliers, les lettres, les sciences, les arts par principe Ismaelitique & pour sauver l’Alcoran, en détruisant l’Evangile & l’empire d’Isaac ou de J. C. Car Ismaël & Isaac [165] ont toujours été rivaux, & le sont encore à Rome & à Constantinople, suivant cette prophétie de l’Ange, qui en parlant d’Ismaël à sa mere Agar, dit:

«Hic erit feras homo, manus ejus contra omnes, & manus omnium contra eum; & è regione universorum fratrum suorum figet tabernacula.» Je suppose qu’on fait que Mahomet étoit descendant d’Abraham par Ismaël, comme J. C. l’étoit par Isaac. Or dans l’antiquité l’Arabie étoit è regione de la Palestine, & dans le moderne c’est Rome & Constantinople, la vraie & la fausse capitale de l’empire Romain, qui sont comme deux armées en présence, dont l’une dispute le spirituel qu’elle tient, & l’autre le temporel qu’elle tient aussi à-peu-près. Je suppose qu’on sait aussi, que quelqu’un a prouvé que Mahomet est le vrai antichrist ou antichrist, c’est-à-dire, è regione ou ex adverso de

J. C. L’Ecriture sainte est bien vraie. La derniere vie de Mahomet imprimée à Londres, faite par le comte de Boulainvilliers, fait Mahomet fils d’Abraham par Ismaël.

Il n’en fut pas de même de Japhet & de sa descendance: à force de transmigrations après l’affaire de Babel, ayant à gagner l’Europe & les isles des nations, & tout ce pays-là les chemins qui y menent étant des déserts, des montagnes, des pays en friche; cette race Japhétienne tomba tout-à-fait dans la barbarie, d’où les Grecs se releverent les premiers & nous releverent par les Romains, jusqu’à nous rendre participans en société de l’héritage même de J. C. dont le déicide dépouilla les Juifs & la race de Sem, suivant cette autre prophétie de Noé même: dilatet Deus Japhet, & habitet in tabernaculis Sem. Où je prie M. R. d’observer [166] le mot de tabernaculis, qui est le propre mot de la bonne nature, & sur-tout du bon Dieu son unique Auteur-créateur, & non ces antres, trous & repaires où M. R. niche ses hommes originaires bêtes brutes, & pis que cela. Je suis Monsieur, votre tries-humble, &c.

LETTRE XXII

Monsieur, les Grecs sortirent de leur barbarie à l’aide des Egyptiens, qui, par malheur, étant déjà idolâtres, & pleins de superstitions, ne releverent que l’esprit des Grecs, leur donnant du reste de fort mauvais exemples & des instructions pleines de fables & de miseres de religion & de moeurs. La vanité des Grecs, revenus au monde, les fit s’approprier toutes les fables idolâtriques des Egyptiens en les chargeant de nouvelles fables nationales à la Grecque. Belle philosophie! Encore nos beaux esprits méprisent-ils les Grecs leurs vrais instituteurs.

Entr’autres, les Grecs se donnerent pour indigenes, & enfans de la terre qu’ils habitoient, comme les Egyptiens se disoient noblement issus du limon de leurs marais. Ces hommes ainsi nés d’abord plantes puis animaux, & peu-à-peu embryons d’humanité, sont précisément lés hommes Sauvages dispersés au hasard sans société parmi les animaux, tels que M. R. nous les donne à propos de l’inégalité des condition qu’il veut physiquement expliquer, sous le nom de philosophies, de sa façon.

[167] Les Egyptiens idolâtres ne furent pas les seuls précepteurs ou instituteurs des Grecs barbares & presque sauvages; car ils étoient pis que Tartares & Scythes. Au tems des Agenor, Cécrops, Cadmus, Danaüs, Inachus, qui furent les instrumens dont Dieu se servit pour retirer les Grecs de leur barbarie, la Phénicie, la Syrie, la Perse, la Chaldée étoient comme; & avant l’Egypte, tombées dans l’idolâtrie & dans les fables qui sont la barbarie des ames, des coeurs, & même, selon moi, des esprits. Car M. R. en veut bien autant aux arts & aux sciences qu’à la religion & aux moeurs, & à la religion & aux moeurs autant qu’aux arts & aux sciences. Ces choses-là sont plus inséparables qu’on ne pense: on va le voir bientôt.

Cependant les Grecs arriverent par le moyen des Egyptiens & des Asiatiques, au bel-esprit, mais jamais au bon & au sain esprit, si ce n’est lorsque J. C. arriva en personne pour le leur donner, Judo primùm & Graeco, & nous le donner à nous-mêmes, Gaulois & Romains par leur moyen. Car St. Denis, &c. étoit Grec, Athénien même.

Et bien nous en prend, que les Grecs & les Romains de qui nous sommes en possession de prendre le bel-esprit, eussent commencé par nous donner le bon & le sain esprit, comme les hommes peuvent le donner en lui servant de véhicule. Car il est vrai que c’est toujours des Romains & des Grecs que nous recevons le bel-esprit trop pêle-mêle avec le bon esprit, dont les Grecs se sont toujours trop peu piqués, jusqu’à le perdre enfin tout-à-fait par leur schisme toujours bel-esprit, & à la fin musulman & sans esprit, sans science, lettres ni arts, comme sans vraie religion, à la R.

[168] Prenons garde à cette fin du bel-esprit aboutissant au non-esprit, où nous mene évidemment M. R. en nous ramenant à notre prétendue origine par des systêmes, qui non-seulement excluent les arts & les sciences, mais n’ont pas même de bon sens. Car nommément j’ai été prié & je suis autorisé par gens de bel & de bon & de vrai esprit, de lâcher le mot du bon sens qui manque aux fantaisies de M. R.

Arrivé à-peu-près aux deux tiers de son livre sans avoir rien prouvé, par un entassement de propositions improbables, M. R. se flatte pourtant d’avoir enfin pas à pas mené son Sauvage non humain à l’humanité sociable, & vicieuse par conséquent, selon lui. On petit croire qu’il n’y a de vicieux que cette façon ou ce dessein de mener tout cela, si c’est mener à contre-sens & au vrai rebours du sens commun.

«Voilà donc, dit-il, toutes nos facultés développées, la mémoire & l’imagination en jeu, l’amour-propre intéressé, la raison rendue active, & l’esprit arrivé presque au terme de la perfection dont il est susceptible. Or de-là vint tout de suite l’hypocrisie, le faste imposant, la ruse trompeuse &c. & sur-tout l’esclavage, de libre & d’indépendant qu’il étoit auparavant.» Si bel & si bien du reste qu’en se perfectionnant, selon M. R. & devenant de machine animal d’animal spirituel, de spirituel raisonnable & de raisonnable & sans doute divin, l’homme se dégrade, selon M. R., dont voilà le bon sens de mener tout à contre-sens; ai-je dit & redit?

Sans trop entrer désormais dans les raisonnemens fantasques & misanthropes, il me permettra de lui faire observer [169] que ce sont gens comme lui qui rendent l’a société insociable, 1 °. en prêchant sans cesse l’insociabilité, & je ne sais quelle liberté orgueilleuse & de révolte pure. 2°. En calomniant les arts & les sciences, qui sont le plus honnête & le plus utile lien de la société dans le commerce réciproque de nos besoins respectifs. 3°. En appellant bien le mal, & mal le bien, en pervertissant toutes les notions du sens commun qui est le vrai noeud de tout. 4°. En rendant odieux les grands, les riches, les savans, les talens, les magistrats, les princes, & toute torte de supériorité légitime venant de Dieu. Car omnis potestas à Deo.

Il est heureux que M. R. ne soit pas plus éloquent que cela, & qu’il outre tout ce qu’il dit de mieux. Sans quoi on le croit de retour de Geneve avec le dessein de iniquum aliquid moliri in civitate. Il n’est pas assez à craindre pour qu’on ne puisse pas lui pardonner tant d’excès. Encore nous aime-t-il à la folie, à la fureur, comme ceux qui disent bien des sottises aux frivoles objets de leur amour.

Il répéte beaucoup que la société seule assujettit l’homme au travail, à la servitude, à la misere. Voilà le vice d’un mauvais pere d’avoir bercé, Monsieur son fils, d’un Vossius, d’un Tacite, d’un Grotius, au lieu de lui avoir fait prendre de bonne heure le goût & l’habitude d’un vrai travail selon Dieu. Car c’est Dieu seul qui a condamné l’homme après sa rébellion, au travail, à la servitude & à la misere.

Maledicta terra opere tuo. In laboribus comedes ex eâ cunctis diebus vitae tuae. Spinas & tribulos germinabit tibi, comedes herbam terrae. In sudore vultûs tui vescêris pane, [170] donec revertaris in terram de quâ sumptus es, quia pulvis es, & in pulverem revertêris. Je suis surpris que M. R. ne rende pas la société responsable de notre mort. Si les bêtes ne mouroient pas, il n’y auroit pas manqué.

A Eve même, & sur-tout à Eve Dieu a dit: multiplicabo, aerumnas tuas, & conceptus tuos. In dolore paries filios, & sub viri potestate eris, & ipse dominabitur tuî, &c. Il semble que Dieu a craint qu’on n’attribuât à d’autres qu’à lui la condamnation de l’homme, de la femme & de la société au travail, à la servitude, à la misere, à la douleur, à la mort. Encore est-il vrai que l’homme a droit de s’en prendre à lui-même de sa condamnation, à sa révolte, à son péché. Ce qui n’en justifie pas davantage M. R. qui ne dit mot de Dieu ni du péché, & ne s’en prend qu’à la société qui est un bien, puisque selon Dieu, non est bonum hominem esse solum. Je suis,

Monsieur, votre, &c.

LETTRE XXIII

Monsieur R. ébranle, sape, nous fait perdre de vue tous les bons principes. Pour le moins est-il ingrat envers la France, qui le nourrit & le fait & le laisse au moins vivre & végéter, écrire même & gâter son papier. Ramenons-le à l’a. b. c. des sentimens. Quelle est donc la misere, la servitude & le travail à quoi la société Françoise réduit

M. R.? Est-ce que la société, la nôtre comme toute autre, ne nous délivré [171] pas & tous ceux qui nous sont l’honneur de vivre avec nous, de nos miseres communes?

Elle nous donne des laboureurs, des moissonneurs, des meuniers, des boulangers, & nous avons du pain en étendant la main: car elle nous donne aux de l’argent pour en acheter. Elle nous donne des tailleurs qui nous habillent, des cordonniers qui nous chaussent, des marchands de toutes fortes, des médecins, des hôpitaux, des prêtres qui nous baptisent, nous prêchent, nous absolvent, nous enterrent, & nous menent en paradis comme par la main.

Toute la société travaille pour chaque individu. Chaque métier & chaque art demande trente mains, trente arts & métiers, pour nous faciliter le moindre de nos besoins. Une épingle passe par trente mains, par trente laboratoires, avant que d’être une épingle, dont on en a cent pour un ou deux sous. Et les Sauvages de M. R. en ont-ils moins de travail, de servitude & de misere, pour avoir moins de société? Il en ont bien davantage, puisqu’ils ont toutes celles dont nous délivre la société. Un simple petit miroir de deux liards pour nous, est pour eux un bijou, qui leur coûte bien des peaux de Castor, au profit de notre société.

Est-ce vivre, pour un homme quelconque, que de ne vivre que de glands & de racines, de méchantes herbes, que de se repaître de chair humaine, que de n’avoir pas une misérable couverture au milieu des frimats & des horreurs du Groënland & du Canada, que de n’avoir que de l’eau salée à boire, comme les Esquimaux, que de n’avoir ni foi, ni loi, ni religion, ni moeurs, ni instructions, ni connoissances, ni sciences, [172] ni arts, ni hôpitaux, ni colleges; ni précepteurs, ni défenseurs; ni princes, ni magistrats?

Mais on est libre, dit M. R. & encore ne l’est-on pas. La liberté n’est que de choix entre le bien & le mal. Le Sauvage quand il pleut, n’est libre que de se mouiller, n’étant pas libre de se mettre à couvert. Il n’est pas libre: il est forcé de souffrir mille sortes de maux, la faim, la soif, la nudité, mille especes de maladies. La société ne nous ôte aucune liberté honntête & utile, en nous forçant assez doucement, d’être honnêtes-gens, bons citoyens, bons chrétiens: & comme elle y oblige tout le monde, encore lui sommes-nous redevables d’y forcer autour de nous cent mille hommes, qui sans cela pourroient à chaque instant nous molester beaucoup dans notre propre personne, dans nos biens, dans tout notre bien être.

M. R. attribue à la société les guerres nationales, les batailles, les meurtres, les représailles, qui sont frémir la nature, &c. Est-ce que les Sauvages n’ont pas des guerres des batailles des meurtres, des représailles, d’autant plus faisant frémir la nature, que les nôtres sont contre la vie civile, la religion, les devoirs surnaturels, & celles des Sauvages, toujours directement contre la nature seule? Les guerres & les batailles des Sauvages sont bien pires que les nôtres. Les nôtres peuvent être contre l’humanité en générai: les leurs contre les hommes en détail, & d’homme à homme.

Quand la France est en guerre contre l’Europe entière, que sa jalousie réunit contre nous, il part de ce royaume tous les ans dix ou vingt mille hommes de recrue, dont dans une campagne il peut en périr la moitié. Mais le gros de la France, [173] le corps de la nation n’en est comme point offensé., & la moitié de ce qui y périt, auroit pu périr sans cela. Qu’une nation sauvage soit en guerre, c’est la guerre de toute la nation; les femmes y menent leurs enfans à la suite des hommes. Leurs batailles ne sont que de deux ou trois cents hommes: mais c’est toute la nation qui y périt.

Depuis douze cents ans, que la France comme royaume fait la guerre en France, en Flandre, en Allemagne, en Italie, à Constantinople, à Jérusalem, à Damiette, à Tripoli, en Espagne &c. la France est à-peu-près aujourd’hui ce qu’elle étoit au tems de Clovis; au lieu que toutes les nations sauvages de l’Amérique, Algonquins, Iroquois, Hurons, &c. se sont comme toutes détruites y en ayant plusieurs dont il ne reste plus de vestige.

Les guerres sont un mal de la nature corrompue, corrompue par le péché, non par la société réparée même par la société chrétienne en Jésus-Christ; car l’Eglise n’est qu’une société, une assemblée des fideles. Nos guerres se sont en regle & ne vont jamais à la destruction d’une nation entiere, ni à moitié. Les guerres des Sauvages sont des fureurs, des trahisons, des guet-à-pens, des assassinats, des duels, ai-je dit d’homme à homme. Nos guerres respectent l’humanité: à Fontenoy, Anglois & François s’invitoient le chapeau à la main à tirer les premiers: aucun ne vouloit commencer. Un ennemi désarmé n’est plus notre ennemi.

Or c’est-là que commence la guerre du Sauvage: un ennemi sans armes, excite toute leur fureur. Ils le saisissent, le garronent jusqu’à lui ôter la respiration. ils lui arrachent la chevelure, [174] cernant la peau du crâne tout autour, pour lever tous les cheveux à la fois, ce qui est un grand trophée pour eux. Ce n’est encore rien: on le promene dans tous les villages, hameaux & cabanes, où jusqu’aux femmes & enfans chacun a droit de lui arracher un ongle, couper un doigt du pied de la main, de l’assommer de coups. Ainsi mutilé, on le brûle on le grille, on le rôtit, on le mange piece à piece & en détail.

Le comble des horreurs! on le fait chanter, & il chante, tandis qu’il a le pied ou la main dans le feu. Le beau est même en cet état de se moquer de ses bourreaux, de les exciter, de leur dire que si on les tenoit, on leur seroit pis. On chante, on rit, on fume une pipe. Le premier venu, un enfant, une femme approche du patient, lui coupe un doigt, le met dans la pipe, & le patient rit & fume son doigt, fût-ce même son œil, dont il trouve le parfum délicieux. Oh! pour le coup, voilà le Sauvage bête brute, dont M. R. envie la noble liberté! Je croirois offenser, Dieu, si j’ajoutois que je la lui souhaite. Dieu m’en préserve.

Il est vrai que si l’on vouloit punir M. R. de tant d’excès contre l’humanité, la raison & le bon sens, sans parler de la divinité, de la grâce & de la soi, on n’auroit qu’à le prendre, au mot, & le transporter au milieu des Sauvages, nu, libre, gai & content. Mais ce n’est pas moi qui ai imaginé cela: au contraire, s’il étoit là, j’irois moi ou mes freres pour l’en retirer & le convertir à Dieu & à la raison. Je suis, Monsieur votre très, &c.

[175]

LETTRE XXIV

Monsieur R. avance un principe dangereux, qui est que le droit de conquête ne peut jamais fonder un véritable droit, & que les peuples conquis sont à perpétuité armés de droit contre leurs conquérans, à moins que ces peuples conquis ou la nation remise en pleine liberté, ne choisisse volontairement son vainqueur pour son chef. D’abord il y a des conquêtes de droit par elles-mêmes, en second lieu, la plupart des conquêtes ne se sont pas sur les nations, mais sur leurs Souverains, n’y ayant qu’eux qui ayent droit de réclamer à si tête de leurs nations, comme serviteurs & soldats.

Il y a ici un sophisme, que sont tous ceux qui critiquent les gouvernemens en regle, sur-tout les monarchies & même les républiques. Je suis supris que bien d’habiles gens qui ont défendu ces gouvernemens, n’ayent jamais bien démêlé ce sophisme. Les prétendus esprits libres, forts & républicains, soi-disants philosophes, supposent toujours qu’une nation comme nation, une multitude de, gens de même nom ont sur eux mêmes un droit de gouvernement.

Tout leur droit de gouvernement n’est que passif. Une multitude n’a droit que d’être gouvernée, & non, de se gouverner. Chacun au plus n’auroit droit que de se gouverner lui-même: droit nul & dangereux dans une société. Il est moralement impossible qu’une multitude se gouverne elle-même. Alors il est vrai que s’il n’y a pas de chef naturel, la nation, sans [176] autre droit que d’être gouvernée, est forcée de se former en république ou en monarchie, en déférant le gouvernement plusieurs ou à un seul. Et encore, faut-il toujours un seul chef de magistrature, de sénat ou de république, un dictateur un doge, un flathouder, tant la multitude a peu le droit de se gouverner, si ce n’est en servant fidellement celui qui a d’ailleurs le droit de la gouverner.

A remonter aux idées philosophiques, métaphysiques, morales, théologiques même des choses, on ne trouvera jamais dans une multitude en société qu’un besoin d’être gouvernée. Ce besoin qui lui est propre, peut fonder le droit de celui qui la gouverne, mais non le sien, si ce n’est passivement comme j’ai dit. Essentiellement, une multitude qui se gouverne, porte l’idée d’un mauvais gouvernement, d’un non gouvernement. Où est donc son droit? Il est dans celui qui est suscité ou que Dieu suscité pour en user, fût-ce un, conquérant, pourvu qu’il soit légitime.

Mais s’il n’est pas légitime d’abord, le tems peut le légitimer, quoiqu’en dise M. R. Il y a, & il est bon qu’il y ai un tems de prescription, où la possession fasse le droit devant Dieu & devant les hommes. Le principe de M. R. est un semence de révolte & de guerre éternelle. Une nation, sur tout si elle est grande, n’a jamais droit de déposséder un posesseur, si ce n’est à la suite d’un autre reconnu légitime, ou lus légitime possesseur.

Je dis qu’une nation, plus elle est grande plus elle a droit c’est-à-dire, besoin d’être gouvernée, & moins elle a droit de gouverner, On en voit la raison, & je ne sais pas si cette [177] raison n’exclut pas la république du vrai droit d’être un bon gouvernement. Qui dit république, dit chose publique: & je doute que ce qui s’appelle public, soit un bon gouverneur. L’idée du bon gouverneur me paroît être celle d’une vraie monarchie; aussi n’y a-t-il qu’un Dieu & qu’une providence, modele de tout bon gouvernement.

Chacun a ses raisons, mais M. R. n’en a point pour dire qu’un droit de conquête soit un droit éternellement litigieux. Cet Auteur qui devine à sa fantaisie l’origine de toutes choses, dit que le premier gouvernement naissant, n’eut point d’abord une forme constante & réguliere. D’où le sait-il? De sa raison que voici. Le défaut de philosophie & d’expérience ne laissoit, dit-il, appercevoir que les inconvéniens présens, &c. Il s’agit bien de philosophie & d’expérience physique?

Voilà la manie de nos grands philosophes, physiciens à expérience depuis Newton, de vouloir mettre la main au gouvernement, & y dire leur mot, comme si dans la physique même, leur mot étoit autre chose qu’une simple hypothese, variable au gré de tous les grands parleurs. Tout cet endroit est plein de maximes séditieuses, & d’autant de sophismes.

L’Auteur cite Pline, disant à Trajan: Si nous avons un Prince, c’est afin qu’il nous préserve d’avoir un Maître. Voilà le vaudeville, l’épigramme, le coup de langue, le bel-esprit qui nous affolle. Pline étoit trop adulateur, pour ne pas joindre le titre de Maître, à celui de Prince, dans un panégyrique fait en face d’un Empéreur, à qui sur toutes choses il vouloit plaire, au prix de toute sa liberté & de toute celle de sa patrie. Trajan eût-il été le tyran des Romains, comme il [178] l’étoit des chrétiens; encore Pline l’eût-il reconnu pour maître, sous les noms de prince, de pere & de tout ce qu’il y a de plus honnête & de plus doux. M. R. joue sur les mots quand il veut. Tout son discours n’est qu’un jeu de mots, pour éluder celui de l’inégalité des conditions qui n’est pas un jeu pour lui.

Tout le raisonnement de M. R. va ici à absoudre les peuples du serment de fidélité toutes les fois qu’ils croiront que leur prince ne les gouverne pas selon les loix, c’est-à-dire, à leur fantaisie. Car, selon lui, les loix sont à la fantaisie du peuple, & il a seul tout le droit de législation, sous prétexte qu’à l’origine de tout c’est lui qui s’est donné un législateur. Mais s’il se l’est donné, s’il lui a conféré la législation, il ne l’a donc plus lui-même, non plus qu’un donateur a droit sur la terre dont il a donné à un autre le domaine absolu. Je suis, Monsieur, votre, &c.

LETTRE XXV

C’est la liberté, sa chere liberté sauvage, qui est le grand voeu & le grand cri de guerre de M. R.; il s’entend en sophismes, c’est-à-dire, à les faire: mais il dit, & cela même en est un, que les politiques sont sur l’amour de la liberté les mêmes sophismes que les philosophes ont fait sur l’état de nature. Et voilà M. R. qui en sait plus que les philosophes & les politiques; il pouvoit ajouter les théologiens, qui sont les [179] seuls compétens pour nous dire ce que c’est que l’état de nature en opposition avec l’état de grace, qui est bien surement de leur ressort.

Qui n’entend qu’une partie, est bien surement un juge incompétent. Les prétendus philosophes, purs physiciens tels que l’est & prétend l’être M. R. n’entendent au plus que la nature pour la connoître en elle-même; & encore, encore l’entendent-ils? au lieu que les théologiens tout aussi naturalistes que les physiciens, & pourquoi non? sont au-dessus d’eux moralistes & docteurs de la grace. Selon Cicéron même la philosophie est rerum divinarum & humanarum cognitio, & divinarum sans doute avant humanarum. Depuis Descartes il est vrai que nos philosophes disent: Je suis philosophe & ne suis pas théologien. Ils ne sont donc ni l’un ni l’autre, ne pouvant être l’un sans l’autre. Mais je ne suis ici que moraliste en opposition à M. R. qui n’est que physicien soi-disant.

M. R. sans indiquer aucun des sophismes dont il accuse les politiques mêmes & les philosophes sans preuves ni demie, dit que ces Messieurs à qui il en veut de sa pleine autorité, par les choses qu’ils voyent, jugent des choses très-différentes qu’ils n’ont pas vues. M. R. a-t-il vu d’état de pure nature, de Sauvage originaire, d’homme sans société? A-t-il vu inventer. les langues par un tremblement de terre qui d’un continent a fait une. Isle, comme d’un coup de canon, le ratio ultima, a de M. R. non roi pourtant.

On croiroit en vérité que M. R. raisonne ou parle au hasard, & que c’est sa plume & non lui qui écrit. Il ignore les maximes les plus communes de la logique, de la rhétorique, [180] de toute méthode & de tout art de, chercher la vérité & de bien parler. Ce qu’il blâme là est la premiere regle du bon sens, de la raison comme de la foi. Car St. Paul blâme les philosophes de n’avoir pas reconnu un Dieu invisible par les choses visibles qui sont son ouvrage, & Descartes nous apprend très-bien à passer da connu à l’inconnu.

Et comment inventer en aucun genre, si par les choses qu’on voit on ne vient pas à imaginer ce qu’on ne voit pas. Selon M. R. il est faux que de soi l’homme aspire à la servitude comme le prétendent les philosophes & les politiques. Eh! mon Dieu, sans tant d’abstractions métaphysiques & de bel-esprit, nous voyons de nos yeux, & nous entendons de nos oreilles, & le bon sers nous le dit que les trois quarts & demi des hommes cherchent des conditions de valet même, de client; de sujet pour avoir du pain & vivre en société ou vivre tout court.

On y est bien forcé d’aspirer à la servitude: & il est si vrai que servire Deo regnare est, que dans le monde même un simple laquais est tout fier de la livrée qu’il porte, & parle souvent plus en maître que son maître même. Et dans un état même d’abstraction & de bel-esprit un peu sensé, la plupart des hommes seroient très-embarrassés de la liberté à laquelle ils n’aspirent que parce qu’ils en ont encore trop. Je citerois tel peuple de l’Europe, qui vivroit plus libre & moins sujet à des révolutions de servitude, s’il arrivoit enfin, comme il peut arriver, que ses vrais maîtres le devinssent un peu plus, & tout-à-fait.

Point d’esclavage plus grand & plus tyrannique, que celui [181] d’une trop grande liberté. Les vrais esclaves chez les Romains & ailleurs, quand ils avoient le bonheur de rencontrer des maîtres deux & humains, étoient plus maîtres, plus contens au moins qu’eux. La liberté à laquelle aspire M. R. est le regne des passions & des caprices, & par conséquent de l’esclavage de l’esprit & du coeur, qui est le plus terrible, & le seul vrai esclavage.

M. R. en veut fort au despotisme: je ne le contredirai pas, si ce n’est dans les mauvaises & fausses attributions & applications qu’il en fait aux gouvernemens les plus légitimes, les plus honnêtes, les plus doux. Mais lui personnellement & ad hominem, je le trouverois fort heureux d’avoir un maître immédiat, qui le contînt despotiquement dans les bornes de l’honnête liberté d’écrire avec décence, honneur, religion & bon sens. Un frénétique est-il heureux d’avoir la liberté de se tuer & de tuer quelqu’un?

M. R. a entrevu mes objections ou mes réponses. Il convient que les peuples accoutumés à la servitude en supportent tranquillement le joug, comme un cheval dressé se laisse brider & mener où l’on veut. Mais ce n’est pas par-là qu’il en faut juger, dit-il, quoique ce soit-là l’état ordinaire de tous les hommes de toutes les nations. Et par où veut-il juger des hommes, si ce n’est par les hommes, & d’un état, si ce n’est par les hommes mêmes de cet état? Le voici: il veut qu’on juge de la liberté par la révolte, & de l’honnête liberté par le libertinage.

«M. R. dit: Ce n’est donc pas par l’avilissement des peuples asservis qu’il faut juger des dispositions naturelles de l’homme pour ou contre la servitude, mais par les prodiges qu’ ont [182] faits tous les peuples libres pour se garantir de l’oppression.» Le mot de prodiges dont se sert ici M. R. le trahit. Il aime les choses fortes, les catastrophes, les révolutions, les excès en tout genre, comme les paradoxes en genre de littérature, & les licences en fait de liberté. Défions-nous-en.

Pur sophisme de substituer le mot d’oppression à celui de servitude, comme de substituer celui de servitude au terme de fidélité ou d’obéissance. Vir obediens loquetur victorias. L’homme obéissant parlera victoires. M. R. n’aime pas celles-là. Il n’aime que les prodiges de la révolte la plus effrénée. Les Athéniens sont le peuple, que cet amour de liberté vague & capricieuse, a le plus souvent révoltés contre leur république & leur liberté même. Les Spartiates gouvernés par un roi, & même par deux, ne se sont presque jamais révoltés. Je suis, Monsieur, votre, &c.

LETTRE XXVI

A bien prendre les choses, Monsieur, ce n’est le plus souvent que dans les républiques trop libres, trop démocratiques, comme chez les Athéniens, qu’on trouve des tyrans, des oppresseurs, des despotes au moins. Il est facile d’usurper une autorité vague, & qui flotte dans plusieurs têtes & dans plusieurs mains. Il s’y en trouve toujours quelqu’une, qui tire tout à elle & s’empare de tout. Un Monarque n’a point de complices ni de rivaux, qui lui aident, ou qui l’aiguillonnet [183] à avoir plus d’autorité qu’il n’en a, l’ayant toute au gré de son ambition, s’il est ambitieux.

Non, il n’est pas tenté de l’être. Il ne peut l’être que de jouir en paix de toute l’autorité qu’il a. Il a intérêt de bien gouverner & de laisser jouir son peuple de l’honnête liberté, qu’une autorité légitime laisse toujours aux sujets fideles & soumis. Les prodiges que vante M. R. ne sont jamais que des coups de main, par où une populace mutinée favorite un oppresseur secret ou qui veut le devenir, contre celui qui ne l’est souvent qu’en imagination.

L’homme & les hommes sur-tout sont faits pour être gouvernés. Une nation, un Etat ne représente jamais qu’une famille, dont le pere commun est le chef naturel, toujours représenté par le Prince, Roi, Doge, Stathouder quelconque, soit héréditaire, soit électif selon l’usage dont le tems les a mis en possession. C’est un des malheurs auxquels la nature humaine est exposée, que quelqu’un de ces maîtres gouverneurs s’en acquitte mal, qu’il soit mal-habile, inappliqué, méchant même. Cela est fâcheux, comme il est fâcheux d’être malade; de mourir, de souffrir. A cela, je ne vois que la patience.

M. R. n’y voit que la révolte, le coup de main, le bouleversement de l’Etat. C’est-là ce qu’il traite de prodige, & où il autorise les fanatiques les plus furieux, qui sous mille prétextes peuvent à tout propos réclamer per fas & nefas, leur prétendue liberté, soit de moeurs, soit de religion, soit de fortune. Le plus communément ce ne sont en effet que des prétextes & du fanatisme; & pour un Prince tyran, qui se trouve en [184] cinq ou six siecles, il se trouve de siecle en siecle des sujets fanatiques & des révoltés.

C’est l’esprit particulier, prétendu philosophe, que M. R. prêche ici en fait de gouvernement, & de tout, comme dans sa religion calviniste & républicaine. Il est remarquable que depuis douze cents ans que la France a pris sa consistance d’Etat royal & monarchique, il ne se soit pas trouvé un Prince, cruel ni méchant, la plupart ayant été même spécialement bons, religieux & dignes fils aînés de l’Eglise, au lieu qu’il s’y est trouvé & retrouvé cent sois des peuples Albigeois, calvinistes, ligueurs, assassins des meilleurs de nos rois, par ce principe exécrable des peuples toujours conservateurs de leur liberté, de leur droit de législation, & toujours armés selon M. R. contre leurs conquérans.

Encore, la liberté à laquelle aspire M. R. d’étant qu’une liberté animale, ne mérite pas qu’un oiseau même en cage se révolte & rompe les barreaux de sa grille, pour se la procurer. Je défie cet Auteur de trouver chez les jurisconsultes, les théologiens, les moralistes, les philosophes si ce n’est physiciens, matérialistes, une raison autre que de mécanique, qui autorise les hommes à se mettre ou remettre en possession d’une liberté idéale, ou on ne vit que de gland & d’herbe, pêle-mêle avec les animaux, sans aucune loi, devoir, ni sentiment de société, de filiation de paternité, d’humanité en un mot.

M. R. part toujours de ce principe purement matérialiste qu’un corps, astre ou pierre qui se meut en courbe autour d’un autre astre ou d’une main adroite, c’est-à-dire, tend [185] à s’échapper par la tangente en ligne droite. Et encore, si ce principe qui n’est qu’une tendance plutôt qu’un droit, avoit lieu dans le physique même, il en résulteroit la ruine de l’univers, retombant tout de suite par-là dans la confusion, dans la discorde des élémens, dans le cahos primitif & originaire, si l’on veut, tel qu’il pouvoir être avant que Dieu dît: fiat lux & fiat firmamentum.

C’est la société subordonnée des esprits, des coeurs, des corps mêmes, qui fait la lumiere & le firmament de cet univers, physique autant que moral & théologique. Dans l’ordre même des astres & des planetes, il y a toujours un soleil ou une planete principale, qui donne la loi à tout son tourbillon, malgré la tendance qu’elles ont toutes à devenir la principale, ou à s’en écarter. C’est dommage que M. R. soit physicien jusques-là exclusivement. Il y a gens qu’il seroit mieux qu’ils ignorassent tout, excepté leur catéchisme. Un demi-savant ne prêche jamais que l’ignorance.

Quelqu’un dans ce moment me suggere le passage qui vient ici fort à propos. Et homo cùm in honore effet, non intellexit, comparatus est jumentis insipientibus, & similis factus est illis. Je ne voulois pas en faire l’application. On me force de dire au moins que M. R. l’a faite lui-même, & de voir qu’ici il va la faire. C’en seroit trop dans une même lettre. Je suis Monsieur, votre, &C.

[186]

LETTRE XXVII

Monsieur R. la liberté que vous prêchez, n’est page même celle dont on jouit à Geneve, en Hollande, ni dans. aucune république légitime, c’est-à-dire, légitimée par le tems de sa possession, qui a prescrit contre ses premiers souverains. Quoique vous en disiez, vous dites encore mieux, lorsque vous nous laissez sous-entendre, que vous n’avez pas pu vous accommoder de la liberté actuelle de votre patrie, & que celle même dont vous jouissez en France avec nous & plus que nous, qui ne nous y donnons pas toutes ces licences, est la plus grande que vous ayez pu trouver dans l’univers, vous qui avant que de naître, auriez choisi Geneve, & qui vous obstinez de choisir Paris, sans doute pour nous importuner mieux, de votre amitié mélancolique & atrabilaire, tant vous nous aimez jusqu’à la fureur.

Vous ne prêchez pas même la liberté des Sauvages, qui ne laissent pas de vivre en aimez bonne société de nation, de paternité au moins, de maternité de filiation & de fraternité. Non non, vous ne voulez que du pêle-mêle avec les animaux, & je n’oserois dire jusqu’à quel point vous le voulez, traitant d’avilissement tout ce qui n’est pas selon la pure nature, nature purement physique & corrompue, que vous traitez pourtant perfection & même d’innocence. Je crois que si vous vous étiez trouvé à la place du grand Nabuchodonosor, réduit à brouter avec les bêtes, vous n’auriez comme ui levé les yeux au [187] ciel que pour le remercier de vous avoir ennobli; au lieu qu’il le remercia de l’avoir humilié, en le priant de l’en relever, comme il arriva par la bonté de Dieu.

Vous-en jugez encore ici, en nous blâmant de n’en pas juger de même, par des animaux, dites-vous, «nés libres & abhorrant la captivité, que vous voyez se casser la tête contre les barreaux de leur prison, par des multitudes de Sauvages tous nuds.» Ce sont toujours vos termes, vos phrases, vos sentimens, votre philosophie; oui tout nuds, «qui méprisent les voluptés Européennes, & bravent la faim, le feu, le fer & la mort, pour ne conserver que leur in dépendance.»

Pour le moins, cette sois-là, mon cher M. R. image de Dieu que vous êtes, image d’homme au moins, vous conviendrez que cette liberté de se casser la tête, & de se noyer dans l’eau ou se martyriser dans le feu, est bêtise pure, folie, fureur, de mourir pour ne pas mourir, ne moriare mori, & de se rendre l’esclave du démon en enfer, pour ne l’être pas de quelque honnête homme, fût-il un tyran dans un beau,& bon pays comme est la France, par exemple.

En vérité je n’ai jamais compris les Grecs mêmes, les Athéniens, beaucoup moins vous comprends-je, M. R. de nous vanter une liberté qu’on ne peut recouvrer qu’en se faisant bien du mal en périssant même & en devenant l’esclave de cette prétendue liberté. Définissez-nous donc au moins une bonne fois cette liberté après laquelle vous courez. Où est-elle? En quoi consiste-t-elle? Faites-nous voir un état, un pays, un séjour où on la trouve? Vous nous faites voir des [188] enragés; des furieux qui, s’estropient, se tuent, se tourmentent, se consument en desirs, en faux frais, sans jamais pouvoir y arriver. C’est un enfer où il est vrai que les damnés se tourmentent à courir après le paradis dans le feu qui les en brûle d’autant mieux.

Quelle folie! Quelle fureur! Enfin, en h à la page 108 vous osez attaquer à visage découvert l’autorité paternelle que vous traitez de despotisme & d’esprit féroce. Mais voilà ce que je veux bien faire observer à vos lecteurs, & aux lecteurs de tous les Auteurs qui depuis un tems crient en France contre le despotisme; car M. R. n’est pas le seul, mais il est heureusement le moins précautionné de tous ceux qui calomnient les gouvernemens les plus paternels & les plus légitimes.

Ils en veulent tous sous main, mais M. R. en veut ouvertement à l’autorité la plus paternelle, lorsqu’ils sont semblant de n’en vouloir qu’au despotisme des Turcs ou des tyrans. Sur quoi je suis bien aise de prendre l’occasion d’observer, que lorsque Cromwel voulut bouleverser l’Angleterre, y détruire la monarchie, & y extirper tout reste de religion catholique, il fit du despotisme un cri de guerre qui gagna tous les esprits, tous les coeurs, & arma tous les bras contre le Roi le moins despote, le moins féroce, le plus doux le plus paternel que l’Angleterre ait peur-être jamais eu.

M. R. grand législateur à la façon du peuple dont il maintient la législation & la révolte, dit qu’au lieu de dire que la société civile dérive du pouvoir paternel, il falloit dire au contraire toue c’est d’elle que ce pouvoir tire sa principale force. Lorsqu’une étincelle de vérité se mêle au discours de M. R. [189] encore trouve-t-il le moyen de l’éteindre, & de la convertir en fumée capable de nous aveugler, après l’avoir aveuglé lui-même. Comment seroit-il philosophe avec le peu de précision & de justesse, de rhétorique même & de grammaire qui regne dans sou discours?

Jamais en morale on n’a dit, que la société civile dérive du pouvoir paternel. Ce n’est tout au plus qu’en physique, qu’on pourroit dire honnêtement que le physique de la société civile, le nombre & la génération des enfans, suppôts de la société, dérive du pouvoir physique & de la faculté générative, &c. C’est le gouvernement de la société, qui dérive du pouvoir paternel.

Le raisonnement de M. R. n’est ici qu’un grand & pur sophisme, pour établir un principe évidemment faux. Il confond la société avec le pere de la société & veut tirer de celle-ci le droit de celui là, au lieu de tirer de celui-là le droit de celle-ci. Mais le droit de la société, ne peut par-là même être, comme j’ai dit, qu’un droit d’être gouvernée, & le droit actif du gouvernement ne peut jamais résider que dans le chef, pere physique & créateur de la société & de tous ses droits.

M. R. veut en termes très-équivalemment formels, que le pere tire de ses enfans le droit de paternité, le droit d’être pere, au lieu qu’il est physiquement même évident que c’est du pere que les enfans tirent le droit d’être enfans. C’est comme si ou vouloit dite que le droit du gouverneur vient du gouvernement, au lieu de dire que le gouvernement vient du gouverneur.

Le vrai fait est que le pere, le chef, le gouverneur sont [190] tous antérieurs aux enfans, aux sujets, à la société, & qu’il y a bien du mauvais raisonnement à dériver la fontaine du ruisseau, au lieu de dériver le ruisseau de la fontaine. C’est éternellement le sophisme de M. R. Je suis, Monsieur, votre: très-humble, &c.

LETTRE XXVIII

Monsieur, le pouvoir paternel existe évidemment avant le pouvoir, c’est-à-dire, le devoir filial. Car ce n’est que devoir dans ceux-ci, & ce n’est que pouvoir dans le pere & la mere ne faisant qu’un; & cette unité-là, même de la société la plus primitive qu’il puisse y avoir hors de Dieu, est évidemment le modele, la regle & le principe effectif de toute la société filialement paternelle.

Le sophisme de a M. R. est de nous représenter le pouvoir du pere & de la mere comme nul avant qu’il y ait des enfans. Or il n’est pas nul alors. Il est même alors dans toute sa force puisqu’il est dans sa cause. Le pouvoir du pere & de la mere sur les enfans qu’ils n’ont pas, est d’autant plus grand, que c’est un pouvoir effectif, le pouvoir de les faire. Quand ils existent le pouvoir paternel est diminué en quelque sorte d’autant par leur existence désormais indépendante du pere & de la mere.

En rigueur cependant il n’est point diminué, & n’en est que plus explicite & plus actif, leur conservation étant toujours une [191] sorte de reproduction & de création. Et voilà le droit paternel dans toute sa force & dans tout son exercice. Il faut tant de tems avant que des enfans soient des hommes faits & des gouverneurs! & cette société naissante ou renaissante est bien éloignée de ratifier le droit de gouvernement & de législation, que M. R. veut lui donner sur la société paternelle & maternelle, ou paternelle tout court, que M. R. a l’imprudence de, vouloir en dériver.

L’imprudence en est complete & contre tout droit de nature, physique autant que moral dans M. R. qui va jusqu’à dire qu’à un certain âge où les enfans n’ont plus besoin de leurs peres, ils leur doivent du respect non l’obéissance. M. R. va-t-il prêcher la désobéissance des enfans à leurs parens? C’est un terrible homme que M. R. il empoisonne & corrompt tout, la nature même la plus saine comme la plus corrompue, en traitant celle-ci d’innocente, & celle-là de corrompue.

Qu’est-ce donc que le respect filial` si ce, n’est de l’obéissance? Dans l’Evangile J. C. réprouve formellement tout respect rendu aux parens par les enfans, lorsqu’il se borne à de simples honneurs de cérémonie & de formalité, & ne va pas jusqu’aux services les plus effectifs, à la déférence, à l’obéissance. Il est singulier que M. R. borne l’obéissance des enfans au besoin qu’ils ont de leurs parens, de maniere que dès qu’ils n’ont plus besoin d’eux, ils ne doivent plus leur obéir en rien.

Mais si dans la premiere enfance ils doivent l’obéissance à leurs parens dans les seules choses sans doute qui concernent leurs besoins; quoi! ne leur en doivent-ils point par reconnoissance dans les besoins que les parens peuvent avoir d’eux, de leur [192] services? Ordinairement là où finissent les besoins des enfans commencent ceux des parens; & si à cause de ceux-là les enfans doivent obéir aux parens, à plus forte raison le doivent-ils lorsque les parens en ont besoin. Selon M. R. un enfant doit obéir à son pere pour aller prendre le pain que son pere lui donne: mais si le pere demandoit d’aller prendre ce pain & de le lui apporter à lui-même, l’enfant ne seroit point obligé de lui obéir. M. R. a beau vanter M. son pere; je ne serois pas surpris d’apprendre, qu’en partant, il y a quinze ou vingt ans, de Geneve, pour venir en France philosopher, il eût laissé sans pain & sans ressource pour en gagner, le bon homme, qui au lieu de lui apprendre & de faire lui-même son métier, lui a appris à philosopher de la sorte, d’après. Plutarque, Tacite ou Grotius, qui pourroient encore l’en désavouer.

Dieu ayant spécialement attaché le droit d’une longue vie, à l’honneur effectif des enfans envers leurs parens, il faut croire que ce n’est pas pour exempter plus long-tems les enfans du devoir d’obéissance envers leurs parens, qu’il leur promet cette longue vie.

Pour moi je crois éternel ce droit d’obéissance respectueuse & effective, comme l’obéissance des peres est un droit éternel de leur part envers Dieu, le pere des peres.

Mais par malheur il faut raisonner aussi, car c’est-là que s’embrouille constamment M. R. La multitude des peres particuliers qui forment une grande société, une nation, est un labyrinthe d’où ce fameux philosophe ne peut se démêler. Il y a les peres communs & les peres particuliers. Il n’est pas [193] douteux qu’en général il ne faille obéir à tous, au père, au grand-pere, à l’aïeul, &c. & en même tems aux peres, grands-peres & aïeux, c’est-à-dire, aux magistrats, gouverneurs, princes, rois de toute la société nationale des sociétés. Et alors il est vrai que le pere général dispense quelquefois de l’obéissance aux peres particuliers, qui sont même censés obéis dans les choses où ils doivent obéir eux-mêmes aux peres communs, & y diriger l’obéissance personnelle que leur doivent leurs enfans.

Le pere de la patrie doit en tout tems être obéi préférablement aux peres des patriotes, parce qu’enfin c’est le pere des peres & des enfans. M. R. ne balance pas à changer le pouvoir paternel en despotisme qu’il traite même bientôt de tyrannie, pour peu qu’il soit poussé au-delà du besoin des enfans. Encore M. R. se pique-t-il quelquefois d’un peu d’avisement ou de ravisement.

Comme il sent après-coup que tout ce qu’il dit tombe à plomb sur nos Rois, les meilleurs Rois qu’il y ait au monde, depuis au moins 1200 ans; vîte, il a soin d’y mettre un palliatif qui ne corrige rien. Il convient même que son systême est odieux. Car il dit: «Ce systême odieux est bien éloigné d’être celui des sages & bons monarques, & sur-tout des Rois de France.» Pour prouver cela il ne cite qu’un passage tiré d’un édit de Louis le Grand, qu’on sait bien n’être pas le meilleur de nos Rois pour ceux de la religion de M. R. depuis la révocation sur-tout de l’édit de Nantes.

Il insiste au reste fort peu ou point du tout sur l’édit cité, & tout de suite il y reprend des forces pour revenir contre [194] la monarchie qu’il confond avec le despotisme & la tyrannie, contre l’autorité, la société, l’humanité, toutes choses contre lesquelles il s’escrime, comme on dit, à bras raccourci, & avec d’autant plus de confiance qu’il croit par cette prémunition d’un passage unique sans preuve ni discussions, s’être mis à couvert, contre la société, & l’autorité légitime, qu’il brave en face & sans aucun vrai ménagement. Je suis, Monsieur votre, &c.

LETTRE XXIX

Ce qu’il y a d’horrible, Monsieur, dans votre façon d systême sans façon, c’est que les peres auroient beau s’assujettir au pere commun de la société, vous combattez pro aris & focis en faveur des enfans rebelles qui naissent, selon vous avec la pleine liberté de réclamer contre une servitude à la quelle leurs peres n’ont pu assujettir qu’eux mêmes. M. R. soutient toutes choses contradictoires. Les enfans, selon lui, ont droit aux biens de leurs peres au préjudice de ceux-ci, mais la servitude des peres envers le chef de la société, du prince du magistrat, du roi, n’est point héréditaire, selon lui.

Voilà l’horreur contradictoire. Que le pere acquiere des biens, il acquiert pour ses enfans, ses héritiers de droit rigoureux. Que le pere se soumette au pere commun, au roi, les enfans ont droit de le révolter. Ils ne sont héritiers que du bien pécuniaire. Ils ne le sont pas de la servitude, car c’est ainsi que cela s’appelle chez le nouveau Lycurgue. Les fils des [195] esclaves ne sont pas esclaves, selon lui. Le pere ne l’est que de ses enfans. Les enfans ne le sont que d’eux-mêmes, étant sans doute nés librement comme M. R. avant que de nature à Genève.

M, R. ne laisse pas d’être conséquent. Les enfans naissent hommes originaires, bêtes brutes & pures machines, selon lui, sans devoirs, sans sentimens, mais non sans besoins. Or leurs besoins sont des droits, d’indépendance pour eux, de servitude pour tous les autres, peres, meres, rois, princes & magistrats. Si M. R. avoir assisté au contrat de la nature avec nous, le jour que Dieu régla les droits respectifs, en disant: Fiat lux, & le second jour qu’il les ratifia, en disant: Fiat firmamentum, il nous auroit donné sept soleils pour éclairer sept planetes, qui n’en auroient pas eu besoin étant soleils elles-mêmes sans besoin, dépendance ni servitude des unes ou des uns envers les autres. Car la société de toutes choses est un mal, & la liberté épicurienne seule est un bien au gré de. M. R.

Je demande à cet oracle universel, si les enfans en héritant des biens, héritent aussi des fiefs, hommages, redevances, dettes, corvées dont ces biens sont chargés entre les mains des peres? Eh mon Dieu! c’est un pléonasme décidé de demander cela à M. R. Je sais mon Rousseau par coeur, chez lui tous les cas sont décidés. Le pere, selon lui, a été un sot de s’engager à payer ce tribut, cette dette, à cette servitude, à cet hommage, Le fils en est quitte par sa qualité de fils, puisqu’il est quitte même de toute obéissance à son pere propre & particulier, & à plus forte raison au pere commun. Les enfans doivent respecter le testament de leur pere, mais non lui obéir, [196] si ce n’est dans l’hérédité de leurs biens pécuniaires & physiques. Car c’est toujours de physique, si ce n’est de la physique chez M. R.

Enfin en propres termes M. R. nous dit d’un ton ici moqueur, ailleurs amer, que «les jurisconsultes qui ont gravement prononcé que l’enfant d’un esclave naîtroit esclave, ont décidé en d’autres termes qu’un homme ne naîtroit pas homme.» Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’absolument c’est M. R. qui a gravement prononcé dans tout son livre qu’un homme ne naissoit pas homme raisonnable, mais animal & sauvage, sans société, sans devoirs, &c.

Comme sans cesse M. R. répété, même en se contredisant, je suis bien obligé de le répéter en le contredisant. Il revient au contrat entre les Souverains, c’est-à-dire, il en parle de, plus en plus clair. Car il ne se répéte que parce qu’il est timoré ou timide, du reste scrupuleux, n’osant d’abord dire tout ce qu’il pense, mais se reprochant bientôt de n’avoir pas tout dit.

Il dit donc tout net ici, que le sujet rentre dans tous les droits de sa liberté sauvage & animale, physique enfin, lorsque le roi, le prince, le magistrat, le pere commun quelconque, manque par des injustices ou des oppressions au prétendu contrat de la société avec sou chef. Ce contrat est une chimere, un titre de révolte; s’il y a ici un contrat, c’est avec Dieu. Les sujets n’entrent dans ce contrat que comme sujets; le contrat s’il y en a, est de Dieu au prince, & du prince à Dieu. Le prince promet de bien gouverner, au jugement de Dieu: le sujet n’a que la soumission, la patience & la prie en partage.

[197] Il y auroit trop d’inconvéniens pour les sujets même & pour la société, qu’ils eurent, qu’elle eût le jugement & la garantie d’un tel contrat. Toute multitude est bellua multorum capitum. Encore telle bête n’a point de tête que son chef, son prince, ses magistrats soumis au prince, au chef unique, fût-il doge ou flathouder.

Le peuple, les sujets, la société n’ont que des bras, & il seroit horrible que des bras eussent droit de révolte contre la tête, dont ils sont les exécuteurs, mais non les juges. Quand Dieu eut dit, non est bonum hominem esse solum, & qu’il lui donna Eve avec tout ce qui s’ensuit, c’est-à-dire, des enfans toute une société analogue, il ne les donna que comme adjutorium simile sibi, comme compagnes & compagnons, mulier quam dedisti mihi sociam; mais jamais comme des têtes.

Car formellement dans l’endroit où St. Paul parle le plus ferme en Jurisconsulte moraliste & théologien, il tranche toutes ces questions-là, en disant: caput viri Christus, caput Christi Deus, & tout de suite, caput auteur mulieris vir, ce qui a fondé le proverbe de la femme sans tête. Car St. Paul n’en donne point d’autre que l’homme à la femme & à toute la société qui en dérive.

Quand les Juifs voulurent un roi, encore eurent-ils la sagesse de le demander à Dieu & de le recevoir de sa main. Mais de quelque façon que le peuple reçoive, ou se donne un roi un chef, c’est toujours Dieu qui le lui donne, & surtout qui donne à ce chef, à ce roi toute son autorité, puisque, omnis potestas à Deo, & qu’absolument le peuple n’a [198] en effet d’autre autorité, d’autre droit que d’être gouverné.

C’est le peuple qui se donne un roi un chef, sans consulter Dieu, qui est un usurpateur, puisqu’il donne une autorité qu’il n’a pas, & qui ne peut venir que de Dieu; le peuple n’a droit que de présenter, Dans la cause de la légitimité d’un Souverain, le peuple n’est que partie & témoin tout au plus, ne peut donc être juge; il seroit juge dans sa propre cause. Je suis, Monsieur, &c.

LETTRE XXX

Etablissons, Monsieur, l’état de la question. Je suppose d’un côté un roi tyran, cruel, usurpateur même & conquérant, si l’on veut: & d’un autre côté, un peuple armé pour, le déposséder & s’en délivrer. Jusques-là, je ne vois qu’un grand procès & deux parties qui plaident. Au tribunal de qui je le demande? or je n’y vois d’autre juge que Dieu.

Le sort des larmes, la voie de fait n’est point une voie de droit. Dieu n’a jamais permis qu’on le consultât les armes à la main, tout Dieu des armées qu’il est; & il permet souvent l’injustice de prévaloir; je n’y vois en un mot que la patience, la fidélité, la soumission & la priere. Mais le roi est cruel, me dit-on: mais le peuple est mutin, dirai-je à mon tour. Qu’on décide entre deux? Mais qui est-ce encore ne fois qui décidera? Encore ne vois-je que le roi tranquille possesseur qui en ait l’autorité préalable, en attendant le jugement [199] Dieu, auquel on est obligé de s’en rapporter sur la plupart des événemens litigieux de cette vie, essentiellement équivoque & passagere.

La voie des armes & de fait ne peut être un jugement de droit; il est trop à armes inégales. Dès qu’on en feroit l’affaire d’un coup de main, il est bien évident que le prince coupable ou non coupable succomberoit toujours, n’ayant qu’un bras, & ayant tous les bras contre lui. Ce seroit tenter Dieu, & lui demander un miracle, que de mettre le droit d’un prince en litige par la voie des armes.

M. R. lui même traite de prodiges les coups de main par lesquels les peuples ont souvent réclamé leur liberté sur les plus légitimes Souverains. Ces prodiges ne sont surement pas des miracles, même de bravoure. Ce sont même des lâchetés bien décidées, d’avoir triomphé d’un seul homme, par les fureurs de toute une nation armée contre lui.

Le plus souvent cependant dans ces sortes de querelles, royales d’un côté, & nationales de l’autre; le roi lui-même, fut-il tyran, ayant ses partisans & son armée, il est bien évident que c’est alors la nation contre la nation, ce qui rend le prétendu droit national équivoque & le jugement quelconque qui en résulte, encore plus litigieux.

Le roi n’eût-il que dix mille hommes armés pour lui, contre cent mille hommes purement nationaux, qui veulent le destituer, ces dix mille hommes sont naturellement censés la plus noble & la plus saine partie & devroient l’emporter au tribunal de Dieu & des hommes, d’autant plus que ces cent mille hommes ont toujours à leur tête un chef de révolte, qui [200] peut tout aussi-bien être que le roi un tyran, & ne peut être un ambitieux & un rebelle décidé.

Il est donc démontré que M. R. habile homme d’ailleurs l’on veut, ne fâchant pas un mot de théologie, de morale physique même, n’en sait pas davantage de jurisprudence de politique. Cependant, comme j’ai entrepris de réfuter M. R. dans tous ses points, j’irai jusqu’au bout de son discours, qui commence pourtant à m’ennuyer, autant que le mien peut l’ennuyer.

Je m’aguerris même peu-à-peu, à l’extrême aversion que j’ai de copier ces horreurs, pour me donner uniquement le droit de les réfuter. Comment M. R. a-t-il pu dire par maniere d’épiphoneme contre le despotisme vrai ou calomnieux de toutes sortes de souverains monarques & paternels, «que l’émeute qui finit par étrangler ou détrôner un Sultan, est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposoit la veille, de la vie & des biens de ses sujets. La seule force le maintenoit, la seule force le renverse. Toutes ces choses se passent ainsi selon l’ordre naturel.»

Oui, voilà le naturel de M. R. de traiter d’acte juridique la violence des sujets, qui sans autre forme ni procès, étranglent un Sultan, qu’il leur plaît de traiter de tyran. Encore Cromwel le scélérat Cromwel, mit-il un air de jugement & de forme juridique dans le prodige de sa révolte, en faveur de la prétendue liberté, des Anglois, ou en faveur de son ambitieux fanatisme.

M. R. qui ose taxer d’ames sanguinaires ceux qui ont conseillé la révocation de l’Edit de Nantes, ou qui ont défendu [201] l’Etat contre les attentats des Huguenots fanatiques, paroît bien plus sanguinaire, dans, cette façon raisonnée, d’ériger l’étranglement d’un Sultan par ses sujets en acte juridique, ne mettant point de différence entré le jugement & l’exécution d’un jugement de mort, entre le juge & le bourreau. Je suis fâché qu’on ait dit qu’il ne manque à M. R. que l’adresse & l’hypocrisie d’un prédicant de révolte, d’un Cromwel. Oh, hypocrite! M. R. ne l’est point du tout: il parle clair.

Me voici aux notes. L’Auteur dit «l’homme est méchant.... cependant l’homme est naturellement bon. Qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point, sinon les changemens survenus dans sa constitution?» M. R. paroît par-tout ignorer absolument la cause unique de la dépravation des hommes & de la corruption de notre nature d’abord innocente, c’est-à-dire, le péché d’Adam. Il remonte toujours au physique; car il n’entend que cela par notre constitution. Or il n’y a eu que du moral, & du théologique même dans la désobéissance d’Adam. Je suppose que M. R. est baptisé & qu’il fait pourquoi.

M. R. veut que la société des hommes soit cause de toute leur dégradation. Encore l’Ecriture lui en donne-t-elle le démenti, le plus ad hominem qui puisse être. Car M. R. voulant que l’homme originaire & bête brute, en société d’abord avec les bêtes brutes seules, fût jusques-là dans l’état de nature pure & innocence, uniquement pervertie par la simple société avec les autres hommes, ignore que réellement le péché d’Adam n’est venu que de ce qu’Eve formée pour vivre en société avec Adam seul, entra en société de raisonnement, de philosophie [202] & de théologie, avec les bêtes, avec la plus méchante de toutes, avec le serpent. C’est cela qui donne un bien démenti bien formel à M. R.

Le serpent étoit le démon sans doute, & n’en étoit pas moins bête pour cela, aux yeux d’Eve au moins, qui en fut pourtant la bête ce jour-là, tant les bêtes peuvent déniaiser les hommes au dire de M. R. qui s’y connaît, comme on voir, mais ne se connaît point du tout aux hommes ni à leur marche, depuis le premier instant de leur institution dans un beau jardin & non au pied d’un chêne, & à l’appétit d’un gland des forêts du Canada; car je suppose que le premier fruit qui a tenté Eve, étoit pulchrum visu, aspectuque delectabile. Je suis, Monsieur, votre, &c.

LETTRE XXXI

Dans sa fantaisie d’ériger les hommes naturels en bêtes, on doit bien s’attendre à voir M. R. ériger les bêtes en hommes. Il est piqué de ce que les Pongos, les Mandrills, les Orang-Outangs & bien d’autres especes de singes, qui approchent beaucoup de la forme humaine extérieure, ont été déclarés pures bêtes par la plupart des voyageurs qui en ont parlé; & il dit que ce sont les mêmes êtres, dont sous les noms de Faunes, de Satyres, de Sylvains, les anciens faisoient des Divinités. Se croyant lui sans doute fort modéré de prendre le milieu entre les idolâtres & les bons chrétiens, en faisant [203] des hommes de ceux dont il n’ose faire des bêtes ni des dieux.

Sur quoi il entre dans une grande dissertation contre les voyageurs qu’il réduit à quatre claires, les marins, les marchands, les soldats & les missionnaires. On croiroit qu’il est tenté de dégrader de l’humanité ces quatre especes, par dépit de ce qu’elles en ont dégradé les singes; car, dit-il, «on ne doit gueres s’attendre que les trois premières classes fournissent de bons observateurs.»

M. R. leur fait tort, sur-tout aux marins, aux marchands même. Nous leur devons la plupart des observations d’histoire naturelle des pays des pays ou des mers où ils ont navigué ou trafiqué. Nous devons nommément beaucoup de choses aux Hollandois & aux Anglois, aux François même & aux Danois; les Portugais & les Espagnols sont ceux à qui nous devons le plus, à cause même des millionnaires qu’ils y ont toujours associés aux simples marins.

M. R. vient spécialement aux millionnaires, car sur quoi ne veut-il pas dire son mot? Et on auroit bien deviné que c’est pour en venir à eux, qu’il met les trois autres especes à quartier & à bas. Pour mettre mieux à bas & à quartier ces bons missionnaires, il joue l’air plutôt que le jeu d’un bon homme lui-même neutre, impartial, & désintéressé. Il loue leur zele & leur bonne intention, comme si on étoit fort flatté de tels éloges sans connoissance de cause.

Le bon homme du reste, bat les bonnes gens de son mieux 1 °. Ils sont, dit-il, sujets à des préjugés d’état, comme tous les autres. M. R. appelle préjugé d’état, le préjugé en faveur des hommes contre les bêtes, Oh! oui, l’humanité est un état [204] pour des hommes, s’il ne l’est pas pour M. R 2°. Les missionnaires, selon lui, ne sont pas propres à des recherches de pure curiosité, qui les détourneroient des travaux plus importans auxquels ils se destinent. M. R. appelle des recherches de pure curiosité celles d’un missionnaire qui veut s’assurer si le petit homme de Bornéo est homme digne du baptême, & d’être converti à l’Eglise & à Dieu. Personne n’a plus fait de recherches & de dissertations sur ces singes hommes & sur tous leurs pareils, que les missionnaires, qui s’y sont pris en naturalistes, en physiciens, en anatomistes, en historiens, en moralistes, en philosophes avant que de s’y prendre en théologiens, en apôtres.

Mais 3°. selon M. R. «pour prêcher utilement l’Évangile il ne faut que du zele, & Dieu donne le reste, mais pour étudier les hommes il faut des talens, &c.» Voilà une calomnie bien hardie de l’Eglise, des apôtres, de la religion, & de tout ce que l’univers a de plus sacré. Oui, M. R. a dû s’attendre que je le releverois à visage découvert. M. R. ne vint à moi en arrivant à Paris, que parce qu’il me connoissoit à Geneve même, me dit-il. Il m’a donc méconnu en me voyant. Mon air d’honnête-homme sans doute l’a trompe, comme l’air d’hommes-bêtes des Pongos trompe, selon lui, ceux qui les voyent de près. Major è longinquo reverentia, sans doute, & minuit praesentia famam. Quoi! l’apostolat n’est pas un talent, une vocation donnée de Dieu même? Quel orgueil! quoi! le P. le Comte n’avoit point de talent même naturel? Le P. d’Entrecolles, qui nous a si bien donné l’art de la porcelaine n’avoit point de talent? M. R. ignore-t-il que ce sont deux [205] bons missionnaires qui ont découvert les sources du Nil, qu’Alexandre, César, Auguste, les Ptolomées, les Romains ont voulu découvrir en y faisant les plus grandes recherches, les plus grands frais? Ignore-t-il que ce sont deux ou trois bons missionnaires qui nous ont donné les cartes de la Chine, de la Tartarie, du Thibet, & presque de toute l’Asie, de l’Afrique & de l’Amérique; cartes les plus détaillées & les plus exactes que nous ayons d’aucun pays connu; & qu’ils les ont données en arpenteurs, en astronomes, en géométres, en physiciens, en naturalistes, en toutes sortes de genres de Philosophie, & de talens même naturels?

Ignore-t-il que de bons missionaires ont non-seulement dressé, levé, mais fait la carte autant terrestre que topographique du Paraguai, de, &c. Et cela en politiques religieux, & en conquérant des royaumes & des empires aux Rois d’Espagne, de Portugal, de France, uniquement en les acquérant à l’Eglise & à J. C. Ce qui est une façon fort honnête & fort légitime de conquérir aux hommes en conquérant à J. C. & à Dieu. Pour le moins de tels peuples ne restent point armés contre de tels conquérans.

M. R. en veut aux missionnaires, sur ce qu’en caractérisant les peuples lointains, ils ne disent que ce que chacun savoit déjà, & «de ce qu’ils n’ont su appercevoir à l’autre bout, du monde, que ce qu’il n’eût tenu qu’à eux de remarquer, sans sortir de leur rue; & que ces traits vrais qui distinguent les nations, & qui frappent les yeux faits pour voir, ont presque toujours échappé à leurs yeux. De-là est venu, dit M. R. ce bel adage de morale, si rebattu par la tourbe philosophesque, [206] que les hommes sont par-tout les mêmes; qu’ayant par-tout les mêmes passions & les mêmes vices, il es assez inutile de chercher à caractériser les différens peuples; ce qui est à-peu-près aussi bien raisonné que si l’on disoit qu’on ne sauroit distingue Pierre d’avec Jaques, parce qu’ils ont tous deux un nez, une bouche & des yeux.»

Un de nos bons & grands Rois, disoit obligeamment à un de ses courtisans dont j’ai oublié le nom: un tel, je vous connois si fidele à mon service, si attaché à ma personne, que je ne crois pas que rien pût vous en détacher. Je vous demande pardon, Sire, répondit le courtisan, honnête-homme & loyal serviteur. Le mépris de votre Majesté me révolteroit à coup sûr. Le piquant de M. R. est qu’il nous méprise, & tous parle avec une incivilité, une impolitesse, qui est l’antipode de notre caractere, même avec lui.

Qu’est-ce que M. R. pour mépriser tout ce qui nous regarde? Pour le moins, sommes-nous aussi en société avec lui, l’image de Dieu, & il n’a pas droit de cracher sur cette image qui est en nous, non plus que nous crachons sur celle qui est en lui, quoiqu’il ne cesse de l’avilir, en avilissant la nôtre.

L’orgueil cynique est le péché capital de l’orgueil ordinaire. Le crasseux Diogene, dans son tonneau plein de lie & d’ordure, méprisa plus Alexandre, qui l’y honoroit d’une visite, comme à la bête du jour, qu’Alexandre ne méprisoit l’univers, rois & peuples à qui il imposoit silence par-tout, dans le sein de sa gloire, & dans tout le brillant de son courage victorieux & conquérant.

M. R. connaît sort bien-tout le bas, le trivial, le suranné [207] de notre langue, s’il n’en connaît point le noble, le fin & gracieux. Ses adages, sa tourbe philosophesque sont sous une telle plume d’un méprisant infini de la part d’un Genevois, pour ne pas dire, d’un Savoisien helvétique. Soit dit en représailles, sans vouloir mépriser personne, non pas même cette personne-là.

Cette personne, ce grand personnage se croit philosophe, non de la tourbe, ni du commun, parce qu’il lui plaît à quatre ou cinq mille lieues de distance, de voir des hommes dans des Pongos, où d’honnêtes & habiles gens n’ont vu de très-près que des singes ou des bêtes; & qu’il lui plaît aussi à la même distance, de ne voir que des bêtes, là où les missionnaires & les marins marchands ou soldats ont vu des hommes, tels qu’on les voit;sans sortir de sa rue.

Bien surement M. R. est malade; & s’il étoit permis de plaider pour lui auprès des grands magistrats, qui pourroient enfin vouloir le réprimer, je me jetterois à leurs genoux, pour que ce ne fût point dans une maison de force, mais tout au plus dans quelque hôpital de convalescens ou d’incurables qu’il fût logé avec toute liberté, si ce n’est d’écrire, & avec toutes sortes de bien-aises de sa personne.

Il ignore cette chanson, qui a été trouvée pleine d’esprit de la part du P. L. S. J.

Un voyageur qui court le monde

Est un peu foible de cerveau,

S’il croit dans la machine ronde

Voir quelque chose de nouveau;

[208] Qu’il parcoure la terre & l’onde,

Après chaque jour il dira:

C’est ici tout comme là, &c.

Je suis donc, après ce trait de gaîté, pour vous égayer, Monsieur, & très-cher M. R. votre, &c.

LETTRE XXXII

Monsieur R. nos premiers voyageurs, missionnaires même, n’ont pas laissé de trouver de grandes différences dans les peuples, comme dans les pays qu ils ont vus loin d’ici, & ce sont des philosophes, missionnaires même en second & en révision de procès, qui ont prononcé qu’absolument ces pays & ces peuples ayant plantes, animaux & hommes avec le nez entre les deux yeux sur le visage, & les mêmes passions & caracteres dans le ici tout comme la, & là tout comme ici, des fils d’Adam, bons à baptiser & à rendre enfans de J. C.

Il y a même plus que cela dans la saine philosophie des missionnaires, des premiers même, c’est qu’avant que d’avoir vu ces peuples, & dès en partant d’Europe, ils ont prévu qu’ils alloient trouver des hommes tout comme ici, puisqu’ils n’alloient que pour les convertir de & non pour convertir des singes, comme il plairoit à M. R. qui d’ici les transforme en hommes.

Encore les bons millionnaires sont-ils plus philosophes que [209] M. R. dans le genre même dont se mêle M. R. puisque de près comme de loin ils ont apperçu la plus grande différence qui puisse se trouver entre homme & homme, différence plus grande que celle de l’homme à la bête & au Pongo, savoir celle de bélial à J. C. & de la pure humanité corrompue au christianisme ou à l’humanité réparée, c’est-à-dire, encore de I’image du démon à celle de Dieu.

Cette différence n’est-elle rien aux yeux d’un grand Philosophe comme M. R. qui se vante pourtant d’avoir des yeux faits pour voir? Voyant ici tout comme là & là comme ici, des Pongos hommes & des hommes Pongos, & ne voyant que des bêtes par-tout. Chacun a ses yeux. Encore les bêtes ont-elles constamment de meilleurs yeux, voyant des hommes par-tout où il y en a & les respectant, au lieu que M. R. ne voit dans tous les hommes que des bêtes, & dans les bêtes que des hommes sans respect pour homme ni Dieu,

Tout franc, je ne suis plus flatté que M. R. ait cru autrefois voir de la musique dans mon clavecin oculaire. Il l’entendoit sans doute de notre musique, qui n’est pas une musique selon lui. Encore ne le prendrois-je pas pour juge de la simple diversité de mes couleurs. Il les prendroit toutes pour du jaune, couleur de bile noire.

Il y a, dit l’ingénieux M, de Fontenelle, des horloges qui sonnent les heures, d’autres les quarts, demi-quarts, les minutes même, & d’autres qui marquent jusqu’aux secondes. Et il y a de même, dit cet Auteur élégant & fin; il y a des esprits qui ne voyent que les gros objets qu’ils confondent même souvent comme l’homme avec la bête, & d’autres [210] qui voyant les nuances les plus fines, les plus légéres différences. Plus cela est bien dit, plus M. R. le trouvera mal, parce que c’est de la science, de l’art, de l’esprit, qui perdent tout, selon lui. Une grosse bête qui hurle, qui brait, meugle ou hennit, est une pointe d’épigramme pour lui.

M. R. dit: «Ne verra-t-on jamais renaître ces tems heureux, où les peuples ne se mêloient point de philosopher, mais où les Platon, les Thalès, & les Pythagore épris d’un ardent desir de savoir, entreprenoient les plus grands voyages pour s’instruire, & alloient au loin secouer le joug des préjugés nationaux, apprendre à connoître les hommes, acquérir ces connoissances universelles qui sont la science commune des sages.

Quoi! M. R. qui traite les sciences de corruption, de peste, d’inhumanité, veut qu’on voyage pour les acquérir! La liste des contradictions de M. R. avec lui-même, seroit un ouvrage précisément de la longueur de ses ouvrages. La liste de contradictions avec la religion, les sciences, les arts, le bon sens même, seroit d’une longueur quadruple, à ce que je trois. Mais le voyage de M. R. de Geneve à Paris, n’est-il pas dans le goût des voyages de Pythagore ou de Platon? Oui ou non, comme on voudra.

C’est en Egypte ou aux Indes que Pythagore apprit la métempsycose des a mes humaines dans les corps d’autres hommes après la mort des premiers. M. R. a appris à Paris que les ames des bêtes étoient déjà passées dans les corps des hommes qui y brillent le plus aujourd’hui. Le vrai de tout, c’est que M. R. étant venu de bonne soi, je crois, se signaler à Paris [211] par ses talens, au milieu ou à côté des talens qui y brillent à l’envi, y trouva gens qui lui mirent le marché si haut que désespérant d’y atteindre, il trouva facile de les rabaisser jusqu’à lui, fort au-dessous même de lui, disant que tout cela, arts & sciences, n’étoit bon à rien, étoit même positivement mauvais.

M. R. rabaisse toute: sans oser nommer nos Rois, il les traite de «curieux magnifiques, qui ont fait faire à grands frais des voyages en Orient avec des savans & des peintres pour y dessiner des masures, & déchiffrer ou copier des inscriptions, &c. Voilà comme il traite les Rois, les Académies, les Tournefort, les Sicard, &c. Grand législateur, grand potentat, voici un projet de sa façon.

Il voudroit que deux hommes bien amis, riches, l’un en argent, l’autre en génie, tous deux aimant la gloire, & aspirant à l’immortalité, dont l’un sacrifie vingt mille écus de son bien, & l’autre dix ans de sa vie à un célèbre voyage autour du monde, pour y chercher non toujours des pierres & des plantes, mais une fois les hommes & les mœurs, & qui après tant de siecles employés à mesurer & considérer la maison, s’avisent enfin d’en vouloir connoître les habitans.»

Il faudroit des volumes entiers pour tirer ce beau projet-là au clair du simple bon sens & de la raison: n’y eût-il que les vingt-mille écus & les dix ans que M. R. allie ensemble avec deux hommes seuls sans aides ni valets, & avec le tour du monde entier, pour connoître les hommes-bêtes, les Pongos hommes qu’il imagine; car des hommes, hommes tels qu’on [212] les voit ici sans passer le ruisseau de sa rue, M. R. ne daigneroit pas y dépenser la cent millionieme partie de millions qu’y ont réellement mis nos curieux magnifiques, Rois pourtant, Princes & Empereurs, fort loués pour avoir secondé par-là le zele des savans, des artistes & des apôtres même. Je suis Monsieur, votre, &c.

LETTRE XXXIII

J’en demande pardon, Monsieur, aux habiles hommes, aux gens d’esprit que vous me forcez ici de citer d’après vous, aux Montesquieu, aux Diderot, aux Buffon, aux Duclos, aux d’Alembert, &c. Puisque vous osez les citer comme gens à exécuter un projet aussi frivole que le vôtre, en manquant de respect à eux, & au Roi dont vous avilissez le projet & l’exécution des voyages au Pôle, à la mer du Sud, & cent autres qu’ils ont faits & exécutés chacun selon son talent reconnu & sa façon à laquelle on a applaudi.

C’est se donner un peu d’air en se mettant au-dessus des Rois, d’inviter des gens de qualité comme les Montesquieu & d’autres à l’exécution de tels projets, en ne les honorant que de la gloire d’y dépenser leur bien. Il est vrai que c’eût été manquer totalement de respect à un Montesquieu de lui présenter vingt mille écus, & des gratifications & pensions d’une telle main. Comme M. de Montesquieu mon illustre & cher ami à la vie & à la mort, n’y est pas pour se défendre d’une [213] telle invitation qui l’honoreroit peu, comme savant & homme de lettres, M. R. ne doit pas se formaliser de me voir m’en formaliser pour lui moi-même; moi, dis-je, qui prétends bien m’honorer de l’honneur d’un tel ami.

Rien ne paroît plus puéril que ce projet de M. R. Il dit: «Supposons que ces nouveaux Hercules de retour de ces courses mémorables fissent ensuite à loisir l’histoire naturelle, morale & politique de ce qu’ils auroient vu, nous verrions nous-mêmes sortir un monde nouveau de dessous leur plume (un François, un bon écrivain diroit: sortir de leur plume) & nous apprendrions ainsi à connoître le nôtre. Je se dis que quand de pareils observateurs affirmeront d’un tel animal que c’est un homme, & d’un autre que c’est une bête, il faudra les en croire. Mais ce seroit une grande simplicité de s’en rapporter là-dessus à des voyageurs grossiers, sur lesquels on seroit tenté quelquefois de faire la même question qu’ils se mêlent de résoudre sur d’autres animaux.»

Ceux qui n’ont pas lu M. R. ne m’en croiroient peut-être pas si je ne justifiois par ses propres paroles le but que je lui prête dans tout ceci, de ne vouloir connoître que des bêtes sommes ou des hommes bêtes, en y employant de préférence des Montesquieu, des Buffon, des d’Alembert, des Diderot, &c. tous gens au-dessus de lui, & qu’il devoit respecter de plus d’une façon, & pour plus d’une raison qu’il peut deviner.

Du reste, si ce dernier morceau qui est d’appareil & dans le grand de l’Auteur, est bien écrit, ce n’est pas au moins dans le noble, le décent & l’élégant. Je parle du style, car [214] les idées ne présentent que bêtes hommes & hommes bêtes. Et ce qu’il faut remarquer, c’est que tout ce discours est la note même des Pongos déclarés bêtes par tous les voyageurs, qu’il s’entête seul de rappeller à ses hommes primitifs & originaires brutes & animaux, selon sa propre expression, fille fois répétée dans son discours.

Je ne veux, je ne dois rien dissimuler qui puisse disculper M. R. Je crois même en général que c’est son caractere d’esprit plutôt que celui de son coeur qui porte ainsi tout ce qu’il a de plus respectable & de plus sacré, aux conséquences extrêmes les plus affreuses. Il attaque de bonne soi même, mais avec le même coeur & le même esprit, Locke, Hobbes, & tous les Auteurs suspects d’athéisme ou de déisme, & nommément du renversement de la société, des moeurs & de la religion.

Il rapporte donc fort au long un passage de Locke que je me dispense de copier, d’autant plus qu’il m’a paru assez sain quand je l’ai lu. M. R. a des yeux de lynx pour y voir bien du mal. Locke y rend des raisons philosophiques de la société des hommes & des animaux même. Mais ces raisons sont morales, & M. R. n’en veut que de physiques & de matérielles. Je disois d’abord en moi-même: timeo Danaos, & dona ferentes.

M. R. réprouve donc les raisons de Locke comme «morales en matiere de physique. Car, dit-il, quoiqu’il puisse être avantageux à l’espece humaine que l’union de l’homme & de la femme soit permanente, il ne s’ensuit pas que cela ait été ainsi établi par la nature.» On voit là d’abord que [215] c’est au naturalisme purement physique que M. R. rapporte tout, l’humanité même & spécifiquement la naissance de l’homme & de la femme.

A plus forte raison donc en niant le moralisme de la naissance générative des hommes par Locke, M. R. en nie-t-il le théologisme de Moyse, que j’ai rapporté au commencement de tout ceci. Il y a des choses horribles dans tout cet article, qui est long. On y retrouve ces mots affreux. «L’appétit satisfait, l’homme n’a plus besoin de telle femme, ni la femme de tel homme. Celui-ci n’a pas le moindre souci, ni peut-être la moindre idée de son action, l’un s’en va d’un côté, l’autre de’l’autre, & il n’y a pas d’apparence, qu’au bout de neuf mois ils ayent la mémoire de s’être connus. Car cette mémoire exige plus de progrès ou de corruption dans l’entendement humain, qu’on ne peut lui en supposer dans l’état d’animalité dont il s’agit ici.» Horreur, horreur, des horreurs! Eh mon Dieu, & mon Dieu! vous êtes juste, mais je n’invoque ici que votre clémence, votre grande miséricorde pour mon cher ami M. R. votre image, & que vous avez réparée &rachetée de tout le sang de votre Fils unique, homme comme nous, Dieu comme vous.

Car je n’ai pas d’autre réfutation à faire d’un tel morceau, non plus que de celui-ci. «Il n’y a donc dans l’homme aucune raison de rechercher la même femme, ni dans la femme aucune raison de rechercher le même homme. Le raisonnement de Locke tombe donc en ruine, & toute la dialectique de ce philosophe ne l’a pas garanti de la faute que [216] Hobbes & d’autres ont commise.» S’attendoit-on qu’après Locke, &sur-tout après Hobbes, il viendrait un soi-disant Auteur, écrivant en François, qui, force de penser ou de parler plus mal, nous seroit sentir qu’encore ils avoient assez bien pensé ou parlé, sur bien, des choses au moins. Je suis Monsieur, votre, &c.

LETTRE XXXIV

Supposons, Monsieur, que dans votre systême ou hypothese, d’une pure nature physique de hasard, selon Epicure, ou de mécanique, selon Spinosa; l’homme & la femme par qui devoit se faire la propagation humaine, fussent nés, éclos ou jettés à mille lieues l’un de l’autre, avec des mers ou des montagnes & des déserts impraticables entre deux: cet homme ou cette femme auroient donc vécu & seroient morts sans se connoître, & le but de la nature auroit été manqué.

Vous pouvez répondre que vous ne connoissez point le but dans la nature, & réellement vous n’en parlez nulle part, beaucoup moins du but de son Auteur, qu’on nomme Dieu, comme vous le savez; mais vous savez que vous n’avez pas dû le nommer & l’invoquer en vain: je loue votre franchi silentiaire & taciturne.

Vous me direz que comme la nature avoit produit cet homme & cette femme, elle auroit pu en reproduire d’autres aussi ou moins stériles que ceux-là. Vous pouvez dire encore qu’absolument [217] la nature n’ayant point de but, elle auroit pu aussi ne produire homme & femme qu’une fois comme des monstres, ou les reproduire d’autres fois comme des champignons ou des mulets sans postérité.

Mais je puis vous dire aussi, car je me pique, comme vous savez, d’avoir l’esprit fécond en hypotheses perdues, ou sans m’en piquer, j’en ai assez le talent d’en imaginer. Je puis donc vous dire qu’absolument il pouvoit dans votre systême, naître un homme sans femme ou une femme sans homme, & alors l’appétit dont vous convenez trop, auroit été frustré, ou pour mieux & plus mal dire avec vous, il se seroit égaré dans cette foule d’animaux dont le pêle-mêle ne vous épouvante pas.

Y ayant même homme & femme en nature, encore vous demanderai-je pourquoi le hasard ou le pur naturalisme les dirige cette fois-là l’un vers l’autre, d’autant qu’ils ont toute la société cynique ou épicurienne de se décliner, de s’oublier, & de se méprendre par conséquent au choix de l’objet de ce trop brutal appétit, sans idée, mémoire, ni jugement, ni discernement.

Dieu qui craignoit la méprise & ne la vouloir point du tout, fit plutôt un miracle nouveau, de tirer Eve de la côte d’Adam, de la lui présenter, de les présenter l’un à l’autre, & de les unir par le pressentiment (non sensation) de l’attachement physico-moral, théologique même, dont il vouloit positivement les unir, par ces mots relinquet & adhaerebit; mots qui n’étoient pas des mots, mais de vrais sentimens, dans leur simple pressentiment, & un grand sacrement, selon St. Paul.

[218] Si j’étois malin avec vous, j’ose vous dire M. R. que je me serois fort de démontrer facilement en géometre, que votre pensée secrete & trop articulée, va à rendre l’homme indifférent à la femme, & la femme à l’homme, sur l’article délicat de la propagation; & à prouver que la bête brute est aussi digne de la société d’Adam qu’Eve; & quand je dis Eve & Adam, je dis en général le premier homme & la premiere femme originaires, & par conséquent tout autre homme ou femme qui ait vécu depuis six mille ans, ou qui vive, ou qui vivra jamais en société d’humanité, où souffrez ce mot, de bestialité, d’animalité, de brutalité.

Et non-seulement la bête femelle & l’homme femelle sont, selon votre systême scandaleux, aussi indifférens à l’homme, mais la bête mâle & l’homme mâle, &c. Je n’ose m’expliquer plus ouvertement. Vous m’entendez & l’on m’entend. Oui, il n’y a que le style & la façon géométrique qui me manquent ici, mais qui ne me manqueroient pas, si je voulois, si j’osois pour démontrer, comme j’ai dit, l’horreur des horreurs de votre systême.

J’ose vous dire que le propre systême de Spinosa ne va pas si loin, & qu’il n’y a qu’Epicure qui puisse vous excuser d’inconséquence, vis-à-vis de vos philosophes, dont je n’en connois aucun d’assez hardi & d’assez peu prévoyant, pour pousser les conséquences aussi loin que vous les poussez, en face de l’univers de la France & de tout Paris, à qui vous manquez absolument de respect, bien plus en lui donnant l’exemple & la leçon du mal, qu’en lui contestant son bien de musique, de sciences, d’arts, & de tout ce qu’il y a de mieux.

Vous me direz que ce ne sont là que des hypotheses de [219] votre part. Belles hypotheses, où vous commencez par admettre un homme naturel, purement physique, purement animal, purement corporel, que vous prétendez être l’homme en lui-même & dépouillé de la seule corruption de la société. En un mot, vous n’avez pas le moindre égard à la nature de l’ame, & votre homme n’a rien de moral. Vous en exçluez même positivement le moral, en réfutant Locke, Hobbes & par-tout ailleurs.

Votre homme est l’homme de la nature, dites-vous. Or il est évidemment contre nature, & vous le faites aboutir des vices contre nature, les plus décidés tels. Vous confondez les natures, les sexes comme les talents & les conditions. Vous rendez les sexes indifférens l’un pour l’autre, & sans aucune relation de l’un à l’autre. Positivement vous ôtez les devoirs & les sentimens respectifs, ôtant formellement ceux qui de tout tems out passé pour être les plus naturels, ceux de l’homme envers la femme, des peres envers les enfans, & réciproquement.

On n’a pas besoin de raisonner beaucoup avec vous, ni de deviner, ni d’être géometre pour vous convaincre. Vous ne vous contentez pas de vos principes d’erreur: vous en articulez nettement toutes les conséquences. Par exemple si quelqu’un en ample logicien vouloit conclure, que vous ôtez les sentimens puisque vous ôtez le moralisme, ou qu’un autre se donnât la peine de prouver que vous ôtez le moralisme puisque vous ôtez tout sentiment, on diroit à l’un & à l’autre de s’épargner cette peine, & que vous ôtez distinctement, explicitement, tantôt l’un, tantôt l’autre, & presque toujours les deux la fois. Je suis, Monsieur, votre très-humble, &c.

[220]

LETTRE XXXV

Monsieur, il n’y a que l’ame & l’esprit que vous n’osiez ôter si formellement à l’homme naturel, si ce n’est par maniere d’hypothese non articulée, mais par voie de fait très-précise.

Je doute que vous parliez une seule fois de cette ame humaine. Il semble que vous n’osez la nommer, ni la proscrire, ni l’admettre. Mais positivement vous l’écartez toujours, en écartant les sentimens, les devoirs, le moralisme, & en ramenant tout au pur physique.

J’ose le dire, vous n’admettez évidemment dans l’homme naturel qu’une ame animale, sensitive, végétative; aussi ne voulez-vous ni charité, ni amitié, mais une simple pitié, pitié encore toute animale, toute pour soi, jamais pour autrui, si ce n’est de hasard & autant qu’elle est pour soi, ne reconnoissant dans la loi de la charité que le devoir philosophesque de la nature physique, de ne rien faire de superflu, natura nihil facit frustrà, de ne pas faire per plura quod potest fieri per pauciora, de ne pas plus incommoder autrui, qu’il ne le faut pour s’accommoder soi-même. C’est de vous encore ce principe, que la bête est notre prochain autant que l’homme, en raison directe ou réciproque de la pitié que nous avons des souffrances de l’un ou de l’autre.

Et de ce seul article de la bête déclarée comme l’homme ou la femme, notre vrai prochain, il seroit bien facile de conclure ce que du reste vous insinuez allez directement, que diversité, non-seulement des sexes, mais des genres & des [221] especes n’en met aucune dans la légitimité naturelle de nos appétits aveugles, distraits, oublieux, indifférens, les plus brutaux, & par-là même distraits & aveugles, parce qu’ils sont brutaux, ou même brutaux parce qu’ils sont distraits, &c.

Car tous les principes & les conséquences d’erreur, d’horreur, de brutalité, se convertissent chez vous facilement les uns aux autres, parce que vous articulez les deux assez souvent, & que vous les supposez & indiquez toujours, tantôt en principe, tantôt en conséquence, & cela par l’âpreté que vous avez de ne vouloir jamais être contredit, de n’en avoir jamais le démenti, & d’avancer plutôt cent erreurs, que d’en, rétracter une seule.

Vous seriez un furieux hérésiarque; si Dieu vous avoir fait la grâce de n’être que cela. Vous pouviez n’être que Calviniste, lorsque vous êtes sorti de Geneve. Encore ne sait-on pourquoi vous en êtes sorti. Mais comme en chemin on vous a contredit sur ceci, sur cela, sur bien des choses, musique, arts, sciences de toutes les sortes, votre hérésie étant universelle, vous avez accumulé un monceau de sophismes & d’erreurs qui fait un maximum d’hérésie = à l’athéisme plein c. q. f. d.

Excusez ce petit échantillon de notre style géométrico-algébrique, dont je ne prétends nullement vous menacer par-là: je n’en ai pas besoin, je vous l’ai dit: & ce mot n’est que pour égayer la matiere, si c’est l’égayer, que d’y jetter de l’algebre. Tout style est bon, fût-ce celui de la grammaire, pour réfuter une universalité d’hérésie. Il n’y a que le géométrique, ou même aussi le théologique, qui seroient superflus & de simple gaîté pour dire que comme vous, on parle de tout, contre vous, qui attaquez tout.

[222] Auriez-vous parlé de géométrie quelque part? car je n’ai pas lu toutes vos brochures, non pas même la premiere, ayant su que l’académie de Dijon avoit honte de l’avoir couronnée, & un grand prince de l’avoir réfutée. Car, du reste, si vous avez parlé de géométrie, je suis bien persuadé que vous l’avez blasphêmée, vilipendée & honnie à bon escient, selon votre détermination d’aboyer la lune, fût-ce le soleil, & à plus forte raison le soleil. Visaeque canes ululare, &c.

Vers la fin de son livre & de ses notes, M. R. qui vient d’attaquer, de saper tout, s’avise de dire à propos de l’article des langues: «ce n’est pas à moi (pauvre agneau) qu’on permet d’attaquer les erreurs vulgaires, & le peuple lettré. (Le peuple lettré! Oh, que M. R. est méprisant!) respecte trop ses préjugés, pour supporter patiemment mes prétendus paradoxes. Laissons donc parler les gens à qui l’on n’a pas fait un crime d’oser prendre quelquefois le parti de la raison contre l’avis de la multitude.»

Ce que M. R. dit là, eut été bien dit au commencement de son livre & à la place de l’on livre. Il convient qu’il n’auroit pas dû parler, lorsqu’il a dit ce qu’il vouloit dire. Il appelle peuple lettré ceux qu’il devroit respecter comme ses maîtres. Il traite de préjugés la religion, le gouvernement, la jurisprudence, la morale, la théologie, l’écriture, l’humanité la société, toutes les sciences, tous les arts, les académies, les universités, les colleges, les princes, les papes, les rois. J’ai une idée confuse qu’il va jusqu’à blâmer distinctement Messieurs de la Condamine & Maupertuis; je leur en fais compliment, de ce qu’ils ont voyagé au loin, pour n’obéir qu’au Roi, en [223] mesurant en astronomes, en géographes, en géometres les degrés respectifs du pôle & de l’équateur. Les Sauvages en effet n’ont pas besoin de cela.

Je suis surpris qu’en preuve de son humeur sauvage, il n’ait pas dit, que les Sauvages, au milieu desquels on a pris toutes ces mesures, s’en sont moqués, & de nos lunettes & de nos quarts de cercle, de nos graphometres, de nos cordeaux, compas, calculs, &c. Grande preuve de belle nature sauvage, si un Sauvage en avoit seulement souri vis-à-vis du grave sérieux de ces Messieurs-là! Je suis, Monsieur, votre très-humble, &c.

LETTRE XXXVI

Voici pourtant, Monsieur, un raisonnement, par où je démontre. le pur matérialisme du vôtre, mais sans géométrie, & ad hominem. Les anciens philosophes les plus chrétiens, tirant la matiere de la puissance de Dieu, par voie de création, tiroient les ames des bêtes per eductionem, de la puissance de la matiere, faisant les ames des bêtes, non pas matiere, mais matérielles. Je ne crois pas que vous désavouyez ce sentiment: vous le supposez par-tout, mais non pas avec les correctifs de ces philosophes chrétiens, que vous auriez peut-être cités, si vous ne vous croyez auteur de tous vos sentimens, qui sont pourtant surannés depuis Spinosa, Straton même & Epicure.

[224] En un mot, Mallebranche disoit, donnez-moi de la matiere & de mouvement, je ferai un monde. Vous ne demandez je crois, que de la matiere, pour en faire un animal parfait & bientôt, par dégradation, un homme. Oui, le plus fort le plus parfait est fait, lorsque par la seule puissance ou potentialité de la matiere, la nature pure, physique, mécanique organique en fait un animal, fût-ce un âne ou un butor.

Je sais la marche de tout ce raisonnement-là. Au besoin la matiere est éternelle & infinie, selon Descartes même. Pour le mouvement, on l’a trouvé, depuis Mallebranche, essentiel à la matiere, comme Epicure & Spinosa même, & peut-être Bayle aussi l’avoient prévu. Et voilà le progrès de votre raisonnement, moitié tout haut, moitié tout bas. De la matiere sort le mouvement physique; du mouvement, du physique résulte le mécanique; le mécanique engendre l’organique; l’organique produit l’animal vivant, & l’animal vivant produit raisonnable, l’homme, qui ne vaut pas grand chose, selon vous parce qu’absolument, le raisonnable, l’homme, produit le fidele, le chrétien, le sujet, le savant, d’où résulte le divin, qui est le conglobat, comme on dit, de toutes ces choses-là. Car, Jupiter est quodcumque vides, quòcumque, &c.

Ou je n’entends rien en raisonnement, en philosophie, en géométrie, ou ce raisonnement est le vôtre, moitié tacite, moitié articulé, articulé même dans ce qu’il a de plus dangereux. Car l’orgueil philosophique produit la liberté physique d’esprit & de cœur, la liberté produit le déisme moral, qui enfin produit l’athéisme théologique ou tout anti-théologique, & purement matérialiste.

[225] Je suis trop naïf dans ma façon, pour ne pas vous avouer. M. R. qu’en vous parlant allez librement, ad hominem, je parle, ab homine ad hominem, comme je crois pouvoir le dire. Oui, je le prétends bien, que votre réfutation soit mon apologie. C’est ma profession de foi que je fais, en analysant la vôtre.

Vous vous plaignez après avoir parlé longuement & tout à votre aise, avec toute la liberté & la licence possibles, vous vous plaignez que ce n’est pas à vous qu’on permet de parler. Et moi, qui, par pure raison d’économie, & pour ne pas heurter de vrais préjugés, ai trouvé à propos de surseoir à mes ouvrages en grand nombre, depuis quinze ou vingt ans, & qui affecte de me taire totalement, depuis huit ou dix ans, en si beau sujet de parler depuis que vous parlez, je ne me plains de rien, si ce n’est peut-être de ma trop grande circonspection vis-à-vis de vous, & d’un petit nombre de vos pareils, plus précautionnés que vous cependant.

Je ne le dissimule pas: c’est l’air seul de nouveauté dont on m’accuse un peu, qui m’a sagement imposé à moi-même, imposé une sorte de silence, depuis à-peu-près vingt-cinq ans que mon clavecin nommément m’a donné ce grand renom, renom, je l’avoue, odieux de nouveauté, de systême, d’imagination. Cependant cette nouveauté-là & toutes mes nouveautés sont très-innocentes & de pure spéculation philosophique, physique même & géométrique.

Toutes vos nouveautés prétendues, détruisent directement les arts, les sciences, le gouvernement, les moeurs, la religion, & enfin la société & l’humanité toute entiere, & par [226] conséquent la divinité. Et après avoir tant parlé, vous vous plaignez que ce n’est pas à vous qu’on permet de parler! Et moi qu’on tient comme en arrêt, vis-à-vis de mon clavecin & de mes ouvrages, en me disant pourtant toujours de faire & d’imprimer; je ne me plains de rien: mais j’observe?. 1°.Que mes nouveautés, mes ouvrages, mon clavecin ne sont nouveautés, qu’en addition aux sciences, aux arts, à l’ancienne musique. Je n’anéantis pas notre musique, la musique ordinaire, l’auriculaire. Je double la musique, en la rendant en même-tems auriculaire & oculaire; & quand je ne réussirois pas, prenez, dirois-je, que je n’ai rien dit. La musique ordinaire n’en est pas de pire condition. Je n’ôte à personne ses oreilles; je donne même à tout le monde des yeux, pour entendre & goûter la musique. Les sourds pourront voir la musique auriculaire: les aveugles pourront entendre la musique oculaire; & ceux qui auront yeux & oreilles, jouiront mieux de chacune, en jouissant des deux.

2°. J’ai procédé régulièrement & en bon citoyen. Je n’inventai mon clavecin, qu’après avoir applaudi aux découvertes de M. Rameau, & en avoir mis le public en possession. Ma nouvelle musique ne fut qu’une confirmation & un complément, un à fortiori, un redoublement de l’ancienne musique. Je suis fâché d’honorer peu M. R. en me comparant à lui, ou en le comparant à moi. Je lui en demande sincérement pardon, en me le demandant à moi-même. Son premier ouvrage détruit les sciences & les arts. Son second détruit spécialement la musique. Son troisieme détruit tout, jusqu’à la matiere premiere du gouvernement, de la religion, des moeurs, de la [227] société, de l’humanité. J’ai peut-être aussi intérêt qu’il fasse un peu d’ombre à mon petit tableau ou à mon portrait. Je vous en remercie, Monsieur, & suis votre, &c.

LETTRE XXXVII

Sans parler davantage Monsieur, de mon clavecin, pour vous faire sentir le peu de droit que vous avez de vous plaindre du public, dont le respect seul auroit dû vous empêcher de tant parler de vos nouveautés, qui lui sont contraires, je puis vous faire observer qu’en physique, mes nouveautés n’ont jamais été qu’en accroissement de bénéfice pour ce public, & pour la physique ordinaire.

Je n’ai jamais entrepris de détruire Descartes: personne ne l’a réellement plus vanté & plus fait valoir que moi; mais je lui ai associé mille bonnes choses, qui sont dans Aristote & dans Newton; & en réfutant même Newton, j’en ai vanté la personne & fait valoir le mérite réel. J’ai tout concilié, pour y ajouter quelques points de vue assez nouveaux, qui sont briller les leurs. J’ai remis la physique en possession de bien de ses riches ses anciennes, en lui en prêtant de nouvelles.

Dans ma mathématique sur-tout, je n’ai privé le public d’aucune de ses anciennes possessions; j’ai ajouté quelques vérités à celles de la géométrie. Le style facile que j’y ai introduit, & qui a révolté d’abord quelques géometres, n’a fait que rendre cette science plus populaire, & multiplier le nombre des géometres. [228] L’algebre nommément &l’analyse de l’infini même n’a reçu que des accroissemens de vérité, de clarté, de facilité de ma part.

Et voilà comme il est permis d’inventer & de donner du neuf en surabondance de l’ancien dont nous sommes déjà en possession. Vous M. R. vous nous ôtez tout l’ancien, les sciences, les arts, la musique, la société, la religion, l’humanité, pour nous faire des hommes bêtes, des Pongos hommes, & de vrais singes, dont vous vous divertissez en grand Seigneur.

Les rois mêmes sont vos joujoux, vos bouffons, & tyranni ridiculi ejus erunt, dit quelque Prophète, en parlant, non de M. R. mais de Dieu, si je m’en souviens, car je retiens mieux les choses que je lis, que les dates que je ne lis gueres.

C’est sur-tout à la note 2, page 194. qu’on sent bien l’espece de chicane que M. R. a dans d’esprit, & qu’il prête à tous les sujets à quoi il touche, pour les salir, sans pouvoir être de l’avis de personne, ni de lui-même. Il dit que Platon se moque de ceux qui prétendoient que ci «Palamede avoit inventé les nombres au siege de Troye, comme si, dit ce philosophe, Agamemnon eût pu ignorer jusques-là, combien il avoit de jambe.» C’est dommage que Platon ne soit-là qu’un sophiste, parce qu’en voilà assez pour autoriser trente sophismes de M. R. Palamede avoir inventé l’art des nombres, l’arithmétique, l’art de nombrer, de compter, de calculer.

Du reste, Platon vouloit ramener cet art au naturel, & à la grande facilité qu’il y a de s’y initier par les nombres usuels, que la nature nous met par-tout sous les yeux. C’est dans cet art naturel, que M. R. méconnoît Palamede & Platon, sans parler [229] de moi, qui ai fait de l’arithmétique un art fort simple, fort naturel, fort facile.

Terrible esprit de contradiction, que M. R. porte par-tout! Il ne tient pas à lui, qu’il ne nous rende l’arithmétique & la simple numération, tout ce qu’il y a au monde de plus difficile, sans doute pour nous en rebuter & nous tenir toujours dans notre état originaire de Pongos, hommes-bêtes; car il est au moins conséquent, ce qui est facile à un homme qui aboye toute vérité.

M. R. est homme d’esprit & habile homme: on l’avoir cru jusqu’ici. Mais il faut que tout ce qu’il a appris, sa langue même lui ait coûté beaucoup de tems, de mémoire ou d’effort d’esprit, ou bien qu’il suppose en effet les plus gens d’esprit bien bêtes, & pis que singes & Pongos. Car à tout, il imagine qu’il a fallu des tems infinis pour y arriver & pour inventer.

Il convient pourtant «qu’il est aisé d’expliquer le sens des nombres, & d’exciter les idées que ces noms représentent: mais pour les inventer, dit-il, il fallut avant que de concevoir ces mêmes idées, s’être pour ainsi dire, familiarisé avec les méditations philosophiques, s’être exercé à considérer les êtres par leur seule essence, abstraction très-pénible, très-métaphysique, très-peu naturelle.»

Si j’égoïse un peu & me cite humblement, & pour me dédommager un peu du vis-à-vis de M. R. c’est qu’effectivement je le trouve toujours en une contradiction spéciale avec moi, avec mes ouvrages & avec toute ma façon de penser. Mon propre plan de tout tems a été d’agrandir les arts & l’esprit humain, selon M. de Voltaire même, de donner de l’esprit [230] à tout le monde, de faciliter tout, l’invention même des toutes choses. Il a été un moment, où en arrivant à Paris, M. R. m’en fit le compliment honnête & flatteur.

Son procédé d’aujourd’hui me flatte un peu plus. Je m’honore en le réfutant; & il sera dit qu’il n’a pu détruire arts & sciences, religion ni humanité sans me détruire, sans m’attaquer par-tout assez ouvertement. Je dirai plus: M. R. a eu ci-devant des partisans, des panégyristes, secrets & publics. J’en ai toujours en secret au moins ressenti le contre-coup ou le revers de leurs éloges affectés; & si j’ai des ennemis en petit nombre, ils se sont constamment déclarés pour M. R. je ne suis pas le seul qui en ai ri, je m’attendois bien que M. R. porteroit la contradiction à une évidence dont je pourrois me prévaloir à mon tour, comme il m’est arrivé pour d’autres que je pourrois citer.

Enfin pour la simple numération il faut, selon M. R. bien du tems & des méditations philosophiques, très métaphysiques, très-abstraites, très-peu naturelles, non pour dire nombre, dixaine, centaine, &c. mais pour dire 1. 2. 3. 4. 5. &c. Voici ce que M. R. appelle un raisonnement, une méditation, & que j’appelle tout simplement un raisonnement de M. R. il dit:

«Un Sauvage pouvoit considérer séparément sa jambe droite & sa jambe gauche, ou les regarder ensemble sous l’idée indivisible d’un couple sans jamais penser qu’il en avoit deux. Car autre chose est l’idée représentative qui nous peint un objet, & autre chose l’idée numérique qui le détermine moins encore pouvoit-il calculer jusqu’à cinq, & quoiqu’en [231] appliquant les mains l’une sur l’autre.» &c. Je suis, Monsieur, votre; &c.

LETTRE XXXVIII

Monsieur, on n’a point trouvé jusqu’ici de moyen plus facile pour initier les enfans même dans la numération que les 5. & les 10. doigts de nos mains. Point, Monsieur, vous trouvez encore le nombre 2. difficile à qui connaît le couple de ses jambes; pour le simple plaisir, je crois, d’y contredire Platon comme moi qui trouve tout facile jusqu’au million de million que je n’ai nulle mauvaise humeur de n’avoir pas. Car tout franc, je crois que la difficulté de calculer à plein, vous donne de l’humeur contre l’art de calculer à vide, comme dit M. de Voltaire.

Ceux au reste qui spécialement opposent votre style au mien en fait de musique, je les renvoie pour mon apologie au couple précédent, à la phrase entiere, & à cent autres locutions d’appareil & de raisonnement qui sont dans tout ce livre, & dans celui de la musique nommément qui brille par les injures, les sarcasmes, les incivilités dont vous nous donnez le modele d’un style jusqu’ici décidé non François. Car notre langue est spécialement polie & douce, pour la musique même, où nos bons Auteurs ont bien su la rendre noble & énergique à propos de Louis le Grand & des plus grands sujets, traites par Corneille, Racine, Pélisson, Bossuet, Bourdaloue, Quinaut, &c.

[232] C’est la note 13. qui mérite un bon correctif aux chicanes de l’Auteur. Il triomphe de quelques historiettes, qu’il raconte d’après les gazettes ou journaux, de quelques Sauvages qu’on n’a pu apprivoiser à nos façons européennes; ni à notre bien-être, ni à notre société, arts, sciences, goûts, délices même quoiqu’on les ait apprivoisés par milliers, de bonne foi & à demeure, à notre sainte religion & aux moeurs chrétiennes, sinon à nos moeurs en général.

Encore M. R. ignore-t-il tous ses avantages, & la mine inépuisable de chicanes que je veux ouvrir, tant j’y vais de bonne foi avec lui & avec le public. Non-seulement on n’a point apprivoisé les Sauvages à nos moeurs, usages & façons goûts & dégouts, délices & amertumes; non-seulement ceux qu’on y a apprivoisés pour un tems, s’en sont désabusés;mais beaucoup de François, & sur-tout d’Anglois, se sont librement jettés dans la vie sauvage, & se sont faits à demeure Caffres Lappons, Iroquois, Hurons Abenaquis, Miamis, Illinois.

L’Acadie est encore pleine de François, d’Anglois même qui y vivent à la sauvage, mais en société libre, souvent libertine, & souvent aussi en chrétiens. Nos usages, nos goûts, nos délices sont choses assez frivoles, & qu’on peut remplacer par d’autres goûts, délices & usages de tempérament ou d’habitude, en vue même d’une assez honnête liberté. Est-ce que tous les peuples de l’Europe s’astreignent à nos goûts & à nos façons au préjudice des leurs? Tout cela est arbitraire & dépend beaucoup de l’éducation.

Mais la société de pere, mere, enfans, parens, amis, voisins, n’a rien d’arbitraire & est de la premiere comme de la [233] seconde & derniere institution de la nature. Les besoin, les sentimens rendent au bout de l’univers cette société-là indissoluble & de tous les goûts. Parmi nous-mêmes & jusques dans la même maison, entre freres, parens & amis, le goût, les délices de l’un ne sont pas ceux ou celles des autres. Et M. R. raisonne fort mal en concluant d’un goût factice à un goût de besoin & de nécessité naturelle.

Le goût de la religion, si c’est un goût, est dans le même cas que celui de la société: il est même au-dessus, puisqu’on renonce à la société même & à la parenté pour suivre la religion lorsqu’on la connaît bien. Témoins les solitaires de la Thébaïde, &c. Et preuve de la frivolité de nos goûts, c’est que le Sauvage les méprise; & en même tems preuve de la solidité de notre sainte religion, c’est que le Sauvage s’y rend y persévere aux dépens de ses propres goûts, & même sa société sauvage la plus naturelle.

En Canada & dans toute l’Amérique, on voit des sociétés de Sauvages rassemblés autour d’une église, d’une chapelle, missionnaire, qui en fait à la vie & à la mort de fervens chrétiens. M. R. a beau faire le stoïcien & déclamer contre nos goûts & nos délices; il faut qu’il y tienne bien par le coeur, pour trouver tant d’héroïsme dans les Sauvages à les mépriser. Si son coeur tenoit de même à la religion & à la société simplement humaine, il trouveroit un bien plus vrai héroïsme dans la préférence que leur donnent les Sauvages sur leurs goûts les plus naturels.

C’est la gloire de la religion, de triompher des esprits & des coeurs, & des goûts & des sentimens, dont aucun motif [234] humain ne peut d’ailleurs triompher. Il n’y a qu’elle, qui ait des motifs victorieux de la chair & du sang, pour forcer pere & mere à renoncer à leurs enfans, & les enfans à renoncer à pere & mere, & à tout ce qu’il y a de plus cher & de plus délicieux.

Les missionnaires n’ont pu absolument détacher les Sauvages de la vie sauvage, c’est-à-dire, peu riche, peu commode, peu aisée, & du reste ni savante ni artiste. Ils en ont pour-tant quelquefois fait des peuplades, des villages, des villes: au Paraguai même, des provinces & des empires. Les missionnaires ne se sont pas même souvent piqués de trop civiliser les Sauvages, de les trop policer, de les trop mettre à leur aise, de leur apprendre nos sciences, de leur montrer nos arts dont ils pourvoient abuser, comme on en abuse souvent ici, & dont absolument on peut se passer pour vivre, & sur-tout pour gagner le ciel, qui est l’essentiel, & comme la somme & plus que la somme de tous nos biens temporels.

Car, si M. R. n’outroit pas toutes choses, on pourroit être de son avis, jusqu’à un certain point, & convenir que les sciences causent bien des vices d’orgueil, & que les arts nourrissent le luxe, & favorisent bien des passions de détail. Et quand je dis même l’orgueil, c’est plutôt la vanité, qui produit l’abus des sciences, sur quoi j’avancerois cette these, que les lettres, arts & sciences, corrigent les hommes en grand, & les corrompent peut-être en petit, en détail: je pourrai cal entreprendre la preuve quelque jour, à la suite même de la discussion présente, que je veux mener au bout du livre en question de M. R. dont je suis le très, &c.

[235]

LETTRE XXXIX

Monsieur, la plupart des hommes tiennent à leur patrie. à leur terre, à leur société nationale, à leur parenté, à leur ciel, à leur air, à leur chaumine, à leur ruisseau; & la vue de quelques avantages qu’ils ne sentent pas, qu’ils n’imaginent jamais bien, ne sauroit les tenter. Et puis, il est facile de pervertir les hommes, & toujours difficile de les convertir. Dieu ne donne pas de grace, pour convertir un Sauvage à notre vie civile, à nos villes, à nos hôtels, à notre luxe, à nos délices; il est heureux même que la bonne nature y répugne chez eux.

Pervertir même quelqu’un n’est pas une chose si facile en détail. Il seroit plus facile de pervertir un Européen aux vices des Sauvages qui sont grossiers, que de pervertir un Sauvage à nos vices qui sont plus fins, & qu’ils ne pressentent pas. A nos vices grossiers & de pure sensation, un Sauvage est bien-tôt perverti, au vin, à l’eau-de-vie. Nos ragoûts sont des vices rafinés, raisonnés, d’un grand art, d’une science exquise. Un Sauvage ne peut pas y atteindre par le goût: il n’en a pas l’avant-goût, ni le pressentiment.

M. R. qui ne connaît que le physique, croit que le goût n’est qu’une affaire de la langue, du palais, du nez, des yeux. Nos goûts, nos ragoûts, nos délices, nos bijoux, sont pour un Sauvage des livres à étudier, des sciences à acquerir, des arts à apprendre. On ne pourroit les y élever que peu à peu: [236] nous-mêmes n’y sommes arrivés que par-là. Chez un peuple savant, tout est savant, le vice même.

C’est même ce qui trompe M. R. Nos vices sont des vices de science, mais non de la science. Savans ou ignorans, les hommes sont vicieux. M. R. croit-il les vices barbares moins barbares que nos vices savans ne sont savans. Encore, tout vice est vice d’ignorance, omnis peccans ignorans; & nos vices ne sont savans que jusqu’au vice exclusivement. En un mot, les vices des savans, sont les vices de savans, mais non de la science, de la conscience, qui les réprouve impitoyablement & sans quartier.

Ce qu’on pourroit dire de plus vrai c’est que les vices des sciences sont de plus grands vices, plus contre la conscience & plus impardonnables. La these de M. R. sera constamment fausse, jusqu’à ce qu’il nous montre une science, un livre, un savant même, qui canonise & qui n’anathématise pas les vices les plus grands, comme les plus petits.

Une grande preuve contre lui, est que nous prenons nos arts & nos sciences, les belles-lettres sur-tout dans les livres des Payens, Grecs & Romains, & que malgré cela, nous ne sommes jamais tentés de paganisme & d’idolâtrie, ni d’aucune sorte d’hérésie même, étant du reste très-édifiés des plus grands & des plus petits traits de morale dont ils sont pleins.

Dieu merci, je ne juge pas ordinairement de toutes ces choses-là comme M. R. par fantaisie, par humeur, & tout-à-fait sans principes; sic volo, sic jubeo: voilà sa façon de raisonner. A peine daigne-t-il nous rendre raison des inconveniens qu’il trouve dans les objets de les dégoûts universels. [237] Ma façon, quand j’ai quelque goût ou quelque dégoût, dont puis me bien rendre raison ni à autrui: quand j’ai que générale à établir ou à réfuter, est de remonter aux grands & vrais principes de la raison, & sur-tout de la foi, à l’Ecriture sainte, à l’Eglise.

Constamment la religion, la foi, l’Ecriture, l’Eglise sont la derniere & ultérieure raison de tout, la raison même de la raison, & en un mot, la derniere résolution de toutes les difficultés, de morale sur-tout, de jurisprudence, de politique, d’histoire, de physique. Il n’y a que la géométrie, je suis bien aise de le dire, que l’Ecriture, la religion & l’Eglise ayent un peu abandonnée à notre pure raison, parce qu’effectivement la raison lui suffit, Dieu ne faisant jamais per plura ce qui peut se faire per pauciora.

Nous avons deux sortes de vérités dans le monde, les vérités naturelles & les surnaturelles. La géométrie seule est en possession des vérités naturelles. Dieu nous en a donné l’évidence, la pleine connoissance, la démonstration. Elles n’ont point d’autre tribunal que l’esprit particulier même d’un chacun. Au lieu que les vérités morales ou surnaturelles ont deux tribunaux, dont celui de la raison est subalterne à celui de la foi, qui est en dernier ressort & sans appel.

.Sans vouloir même aller jusqu’à la foi, & sans porter la question de M. R. à la décision de l’Eglise, me contentant d’entrer ici dans son esprit & dans celui de nos livres saints, j’observe, que loin d’anathématiser nos sciences, l’Ecriture sainte les canonise en général, & que l’Eglise est l’organe le plus ordinaire & comme unique, dont Dieu s’est servi de tout [238] tems, pour rendre les hommes savans; d’où je conclus sans réplique, que les Lettres, les Arts, les Sciences, sont un bien en soi, quoi qu’en puisse dire M. R. qui étant calviniste d’origine au moins, n’est pas ou ne se croit pas si obligé d’en reconnoître l’Eglise comme la dépositaire & l’organe éternel.

L’Ecriture est formelle sur le droit ou obligation qu’ont les prêtres d’être savans, & de rendre tels les peuples dont ils sont les pasteurs, étant comme le levain & le sel de la terre. La science repose sur les lêvres du prêtre, est-il dit formellement & équivalemment en cent endroits de l’ancien & du nouveau Testament, où le mot de super labia, marque évidemment l’obligation de parler, d’éclairer, & d’instruire.

En conséquence il est de fait, que la premiere qualité du prêtre, de l’ecclésiastique, est d’être vertueux & savant, & savant pour être vertueux, comme j’ai dit; que par-tout ce sont les ecclésiastiques, qui tiennent les colleges, les universités, les écoles: & qu’enfin, à l’origine des choses, c’est même l’Eglise, les Evêques, les Papes qui ont fondé les universités, & au nom de qui se confèrent les degrés de licence les bonnets de docteur. Je suis Monsieur, votre, &c.

[239]

LETTRE XL

Monsieur, ce que je vous disois dans ma derniere lettre su le droit ou le devoir des prêtres, des ecclésiastiques, & de l’Eglise, d’être les docteurs des nations, est si vrai que chez les hérétiques même, & anciennement chez les idolâtres, Romains, Grecs, Egyptiens, Chaldéens, Persans, Indiens, chez nos Gaulois même ce sont & c’étoient les prêtres, ministres, druides, gymnosophistes, brachmanes, bonzes, qui étoient & sont spécialement par office chargés de l’instruction publique & de la tradition morale & écrite des sciences, des arts & des lettres.

Et cela sans exception; car les universités par exemple, sont comme leur nom le porte, une universalité d’instructions & de doctrine, sans en excepter ni les arts, ni la médecin, ni jurisprudence, non plus que la théologie. Le monde sécularise tant qu’il peut toutes choses, & les hérétiques vont jusqu’à séculariser la théologie. Mais dans leur premiere institution, les facultés de médecine nommément étoient toutes ecclésiastiques. Les facultés de Paris & de Montpellier l’étoient bien surement dans leur origine; & tout ce à quoi nous voyons porter robe noire, longue, ample, & rabat & petit, étoit à coup sûr ecclésiastique dans sa fondation, quelque sécularisation qui soit arrivée depuis ce tems-là. Le seul air de l’Eglise autorise, donne de la gravité, du poids aux fonctions les moins ecclésiastiques. Je l’ai dit ailleurs, il n’y a de profane que nous profanons.

[240] Et voilà comme j’aime à faire de toutes les questions de morale & de littérature, questions de soi vagues, confuses & interminables, des questions de fait & d’histoire; n’y ayant que cela pour les trancher; comme les questions de foi, la tradition: la raison métaphysique, claire & personnellement évidente, ayant seule droit sur les seules questions géométriques.

Il en est de la tradition des sciences comme des noeuds sacrés de la société qui sont les deux grands principes du bien que M. R. méconnoît avec entêtement, sinon avec affectation, L’Eglise est le noeud de ces deux liens d’humanité: car le mariage propage les corps & les ames, & les lettres, les sciences & les arts, propagent en quelque sorte les esprits, la foi même & les moeurs; & c’est l’Eglise qui autorise tout, propage tout, conserve répare & perfectionne tout, d’après par Jésus-Christ.

D’où il m’est permis de tirer ce grand argument, que je crois à l’épreuve de toutes chicanes de M. R. que tout cela, nommément la société & les sciences sont un bien dort il est fâcheux qu’il résulte bien des maux, il est vrai, par la faute des associés & des savans, & jamais par celle de la science ou de la société.

Je crois pouvoir même sans conséquence & sans donner trop d’avantage à M. R. convenir avec lui d’un grand mal qui résulte de la science & de la société. Car le défaut absolu de société serait une inhumanité parfaite, une absolue destruction de l’humanité, pire que la vie sauvage, libre, animales & libertine que prêche M. R. Et de même le défaut absolu [241] des sciences seroit une barbarie, seroit cette vie sauvage & animale.

Il faut donc de la société, & il faut de la science; mais jusqu’à un certain point, après lequel l’excès retombe dans les mêmes inconvéniens que le manque total ou le défaut trop grand qui tombe dans l’abus, dans la corruption. Car corruptio optimi pessima. Il y a donc, cela va de suite, trop de société dans le monde, trop de science, & par-là même il n’y en a pas assez. Car voilà les deux contradictoires qu’il faut accorder, & qui ne s’accordent que trop dans toutes les questions.

C’est des sciences, des arts & des lettres que je parle surtout ici à M. R. Non absolument, il n’y a point trop de science intensive, comme on dit. Les savans ne le sont point trop. Ils ne sauroient trop l’être. Nulle science n’a à craindre qu’en la portant trop loin on n’en voye le bout, le foible ni le faux. En Dieu il y a une science infinie dont toutes nos profondeurs ne sont jamais que la surface extérieure. Car Dieu n’a point de surface en lui-même, n’ayant point de borne en science ni en rien.

C’est extensivè, comme on dit encore, qu’il y a dans le monde trop de science, c’est-à-dire, trop de savans, demi-savans par conséquent; & voilà le mot; les demi-savans sont tout le mal des sciences, parce que réputés savans & se donnant eux-mêmes pour très-savans, pour plus savans même que les vrais savans, leur ignorance réelle enfante les préjugés, les erreurs, les hérésies, les monstres d’esprit, d’art & de science, & tôt ou tard le pyrrhonisme, le déisme, l’athéisme, qui est la somme totale des monstres & le triple [242] chimere des esprits orgueilleux, enthousiastes, fanatiques & frénétiques presque, qui veulent tout anéantir, arts, sciences, &c.

Il en est de la demi-science en fait d’esprit comme de l’hypocrisie en fait de moeurs. Le demi-savant n’a que le masque de la science, comme l’hypocrite a le masque de la vertu. Ils jouent l’un & l’autre, l’un la vertu, & l’autre la science. Et comme l’hypocrite va au vice par le chemin de la vertu, le faux savant, le demi-savant, car c’est le même homme, va à l’ignorance par le chemin de la science. Il n’est pas nouveau, de dire que la demi-science est pire que l’ignorance.

Scientia inflat. Il faut le croire dès que l’Ecriture le dit: absolument toutes nos sciences ne sont que de demi-sciences, & c’est à ce titre de demi-sciences qu’elles peuvent nous enfler. Car du reste, rien n’est plus enflé qu’un demi-savant, si ce n’est un quart de savant, qui ne le cédé qu’au demi-quart, & celui-ci au demi-demi-quart, & sic in infinitum, disent les philosophes géometres. Je suis Monsieur, votre, &c.

LETTRE XLI

Voila, Monsieur, le propre des demi-savans des demi-talens, d’étayer leur demi-science, leur demi-talent, d’un vernis de licence, de libertinage ou de mécréance qui rehausse toujours leur mérite littéraire auprès des sots, des mécréans, des méchans, ou des simples mondains. C’est ce que j’ai appellé [243] au commencement, brûler le temple d’Ephese. Si M. R. n’avoit pas attaqué tantôt les lettres, tantôt les arts, la musique les moeurs, la religion, le bon sens, on auroit moins applaudi à son style savoisien ou à sa franchise helvétique.

Humilier les vrais savans, les vrais artistes, est un crime qu’on pardonne, qu’on travestit en vertu chez les demi-savans, souvent chez les savans même, & toujours dans un public qui aime à se dédommager des récompenses & des éloges qu’il est forcé de donner au vrai mérite, qu’il aime même à ne pas donner, ou à donner de préférence au demi-artiste, au demi-savant, toujours bien plus empressé à en remercier, à les demander même.

Les vrais savans sont communément assez bonnes gens, gens même assez modestes. Ils peuvent avoir un peu de vanité. L’orgueil est pour les demi-savans, l’arrogance pour les quarts de savans, l’insolence, la rusticité, la brutalité, &c. pour la descendance de la série des demi-quarts, demi-demi-quarts, &c.

Les vrais savans sont retirés, amoureux de leur cabinet, point chefs de secte, de cabale. Les demis & quarts de savans ont du tems de reste pour courir de cercle en cercle, de café en café, & y répandre leur déisme, leur licence, leur mécréance, qui leur servent d’introducteur & de passe-port.

Le déisme nommément est constamment l’effet d’une demi-science, tout comme, & plus encore que l’hérésie. Le déisme & l’hérésie sont des demi-religions, analogues aux demi-sciences qui les enfantent. Comme Dieu est par-tout, que tout est son ouvrage, & qu’il a gravé ses traits dans les [244] objets de nos sciences; l’Ecriture même nous disant que la terre est pleine de la science de Dieu; un vrai savant voit en effet Dieu par-tout, & est par-tout invité à le connoître, tantôt à l’aimer, tantôt à l’adorer. Dieu le tient toujours en respect.

Le demi-savant ne fait qu’entrevoir Dieu par-tout, assez pour le craindre, l’éviter, le fuir. Il en voit par-tout le principe, par-tout il en élude la conséquence. De toutes les questions il étudie l’objection jusqu’à la réponse exclusivement. Comme Dieu est absolument sous le voile, dans le nuage, là où commence la science de Dieu, là finit la science du demi-savant.

Je suis trop vrai pour ne pas dire ce que j’en pense, tout ce que j’en sais, tout ce que l’usage & l’expérience m’en ont appris. La science est aujourd’hui trop répandue, trop facile & à trop grand marché. Elle est trop à la portée de bien des têtes qui n’ont pas la force de la porter. Une épée est une bonne chose, mais trop de gens la portent peut-être. Ce une arme: les Romains ne la portoient qu’en guerre. Aux guerres civiles tout le monde la porta. La guerre civile regne dans les sciences, depuis qu’on les rend si populaires.

Je suis payé pour vanter les Journaux, les Dictionnaires, les manieres de faciliter les sciences & de les mettre à la portée de tout le monde. J’ai été trente ans journaliste. J’ai mis les mathématiques en une espece de dictionnaire, & ma fantaisie a toujours été de tout faciliter, arts, science & littérature. J’ai cru par-là faire la guerre à la demi-science & rendre tout le monde pleinement savant. Pour un savant que j’ai fait, [245] j’ai fait trente & trois cents demi-savans, quarts & demi-quarts de savans; & il y a plus de quinze ans que j’ai reconnu de bonne foi que j’avois manqué mon coup & mon but. J’en pardon au public.

C’est Bayle, qui par ses journaux & son dictionnaire a prêché & favorisé la demi-science sceptique & déiste. De gros livres comme un dictionnaire, ou de petits livres souvent répétés comme les journaux imposent trop au public, & 1°. à l’Auteur qui s’en croit & en est cru plus habile, 2°. au lecteur, au simple acheteur même, tout fier d’avoir à la main toute une & plusieurs sciences articulées, numérotées & en simple A. B. C.

Il y avoit eu de tout tems avant Bayle des pyrrhoniens & des déistes. Bayle en a fondé la secte en regle, en grand & à perpétuité; or c’est en fondant la demi-science. Mais Bayle, me dira-t-on, étoit au moins lui-même un vrai savant. J’ai ma distinction que j’ai déjà indiquée. Savant en extension, en surface, je l’accorde; Bayle l’étoit, en intension, en profondeur, je le nie: Bayle n’étoit rien moins qu’un vrai savant.

Ces sortes d’ouvrages de gros volumes supposent donnent de la science en raison inverse, renversée ou réciproque du tems mis à les faire ou à les lire. Un faiseur de gros livres n’a le tems d’en lire que de petits, ou de petits articles des gros. On peut depuis long-tems faire un livre plus savant que soi-même. Les tables des livres sont la grande mine & la pepiniére des dictionnaires & des journaux.

Encore Bayle étoit-il un demi-savant. Il savoit douter, & par conséquent le pour & le contre de tout. M. R. ne sait que [246] le contre, & ne doute de rien. Ces deux Auteurs peuvent avoir le même but. Bayle nous y mene, M. R. y va tout seul: car je doute qu’il y mene personne; il annonce trop le déisme. Bayle est plus dangereux: il n’annonce rien. Son style indifférent, rend constamment tel son lecteur. M. R. met trop d’intérêt & de chaleur dans ses prétentions, qui sont trop naïvement fortes & horribles. On ne persuadera pas facilement aux sots même, beaucoup moins même aux sots, qu’ils soient bêtes ou Pongos.

Bayle va à l’esprit par le coeur, dont l’esprit est facilement la dupe, selon le proverbe. M. R. va au coeur par l’esprit dont nul proverbe n’a établi la duperie active envers le coeur, toujours libre de s’en moquer. C’est Bayle qui manie l’hypothese en habile homme. M. R. en évente l’art e savoir-faire par des contre-theses perpétuelles.

Aussi Bayle se vantoit-il de savoir tout, & citoit tout réellement, livres & auteurs: M. R. se vante, à la façon peut-être de Socrate de ne savoir rien, & ne cite rien ou presque rien en effet; & l’avis de M. R. n’est jamais que l’avis de M. R. dont je suis par conséquent le très, &c.

[247]

LETTRE XLII

Je croyois, Monsieur, borner à la derniere lettre toutes celles que j’avois à vous écrire. Mais en parlant de vous à bien des gens que je consulte ou qui me consultent sur votre compte; car si c’est-là ce que vous avez prétendu, comme je le crois, de faire beaucoup parler de vous, vous êtes bien servi! Il s’est mû une question sur ma façon de trancher toutes les vôtres par voie de fait autant que je le puis, & rarement par voie de droit, & beaucoup moins de raisonnement & de dissertation interminable.

Car je ne connois de voie de droit à priori que dans la géométrie; & par-tout ailleurs dans la métaphysique, & même dans la religion & la foi, je ne connois le droit à posteriori que par le fait de tradition & d’histoire. Par ce qui est, je découvre, facilement même, ce qui peut ou ce qui doit être; au lieu que la possibilité ou le devoir des choses est toujours équivoque, & ne peut jamais en constater l’existence qui est arbitraire & accidentelle.

Le grand commun des hommes, philosophes même, ne conviennent des effets, qu’autant qu’ils en connoissent les causes chose presque toujours impossible dans les affaires les plus naturelles & de pure physique, & tout-à-fait folle à entreprendre dans les affaires surnaturelles, de religion & de foi. Sur quoi, en parlant de vous & de vos questions, toutes de droit & de pure possibilité, selon vous, je disois, que d’un [248] précipice vous vous étiez jetté dans cent autres, & qu’une erreur avoit amoncelé dans votre esprit & sous votre plume des montagnes d’erreurs, des dédales, des labyrinthes d’erreurs, sans aucune issue pour vous en tirer; votre façon d’esprit & d’argumentation sophistique, vous entravant à chaque pas dans de nouveaux entrelacemens, formant de nouveau embrouillemens, dont vous resserriez les noeuds, à force de les multiplier.

Par rapport aux mysteres, soit de la nature, soit de la foi, je disois que la méthode ordinaire, méthode de dispute, de pique & de contention, n’étoit bonne qu’à multiplier les mysteres & à les embrouiller l’un, par l’autre à l’infini, sans en débrouiller aucun par la voie de droit & de la pure possibilité. Ma voie de fait réduit à coup sûr, en un moment, vingt mysteres à un seul, & souvent à rien de trop mystérieux.

Vous même, Monsieur, dans votre discours contre la Musique, vous le commenciez par le bon mot de M. de Fontenelle qui veut qu’on constate le fait de la dent d’or, avant que de l’expliquer. Et il est vrai que dans ce cas-là, on se seroit épargné bien de fausses explications d’un fait, faux lui-même. Mais dans le cas même d’un fait vrai, encore s’épargneroit-t-on bien des explications & bien du faux, en commençant par constater le fait tel qu’il est.

Et sur cela, j’ai coutume de dire, que quand je trouve dans l’Ecriture sainte, par exemple un mystere, c’est-à-dire, une chose que je n’entends pas, je commence par la croire; ajoutant qu’après l’avoir crue, il m’arrive assez souvent de la comprendre très-bien, ou aimez bien enfin. A ce propos, je vous [249] avoue qu’à la vérité, les effets sont dans leur cause, par rapport à Dieu, mais je prétends que par rapport à nous, les causes, soit physiques, soit autres, sont le plus souvent dans leurs effets. Il faut donc commencer par les effets, par les faits.

St. Paul nous donne cette regle en général, comme sur les affaires de foi. Accedentem ad Deum, dit-il, oportet credere, quia est. Ceux qui veulent prouver l’existence de Dieu par sa possibilité, sont louables. Dieu a droit d’être prouvé de toutes les façons, parce qu’il tient à tout. Mais enfin, St. Paul veut que pour expliquer les choses de Dieu nous commencions par constater son existence, par credere, quia est. Et Dieu même, la premiere fois que nous trouvons qu’il ait parlé de lui & pour se manifester aux hommes; Ego sum qui sum, a-t-il dit à Moyse, & il ne s’est donné d’autre nom en preuve de son existence, que son existence même. Celui qui est, m’a envoyé: qui est, misit me, ordonnoit-il à, Moyse de dire aux juifs.

Autant d’explications, de preuves même qu’on donne à un mystere, sont autant de mysteres souvent plus inintelligibles que le mystere même; & d’autant plus mysteres, qu’ils le sont de la façon des hommes, au lieu que le vrai mystere l’est de la façon de Dieu, ce qui le rend le seul croyable: mais ceux de la façon des hommes sont toujours litigieux.

Et ma façon de commencer de croire comme un fait, avant que de comprendre le droit, est j’ose le dire, une démarche assez fine & adroite dans ce qui s’appelle la recherche de la vérité. La créance est une vraie science, & tout au moi une demi-compréhension, une demi-intelligence. La plupart [250] de nos sciences ne sont que créance & foi, foi même humaine & très-faillible. Ce que je crois, je le sais. Dans les choses que nous savons le mieux, sur un point que nous comprenons; il y en a dix, & vingt que nous croyons simplement, sans pouvoir les comprendre.

La foi captive l’esprit, dit-on. Il n’y a pas grand mal de captiver les esprits bornés ou rebelles. La plupart ne sont point trop faits pour rien comprendre. Les sciences ne sont gueres, que des sciences de foi. On en a la certitude en attendant l’évidence: & Descartes a tort de nous prescrire de n’admettre rien que d’évident. A un idiot peut-être, vaut-il mieux apprendre à dire son pater en latin. Il ne l’entend pas, mais il le fait. Il sait bien dire: il veut bien dire; il dit bien devant Dieu au moins qui l’entend bien, & qui entend, comme il est dit, la préparation du coeur, bien mieux que celle de l’esprit. Tout homme a du coeur assez pour Dieu. Le plus grand esprit n’en a pas assez, ni n’en approche.

La foi ne captive que les esprits ou les coeurs rebelles, disois-je. Elle met en grande liberté les bons esprits qui ne sont pas les dupes du coeur. Toutes les fois, que vis-à-vis d’un mystere ou d’une difficulté de science, j’ai commencé par dire credo, j’éprouve constamment dans mon esprit une très-grande liberté de raisonner & de comprendre, & de faire comprendre aux autres.

A toutes les opérations d’esprit comme de corps il faut un point fixe, un centre de repos d’où partent tous les mouvemens. Un ressort n’agit par une extrémité qu’autant qu’il est fixé par l’autre. La foi est l’unique point fixe des esprits dans [251] les sciences humaines autant que dans les divines. Quand je montre aux jeunes gens quelque point difficile de mathématique, de géométrie même, je n’ai pas trouvé de meilleur façon de me faire entendre des esprits revêches & difficultueux, que de leur dire : Commencez par croire que je sais ce que je vous dis. Je ne veux pas vous tromper, je ne puis pas m’y tromper. C’est ma propre science que je vous donne. Il y a trente ans que je le sais. Tout le monde le pense de même, &c.

Quand j’ai dit cela a des esprits raisonneurs, mais raisonnables, car c’est de la raison cela, aussi-tôt ils me croyent m’entendent tout de suite avec facilité. Il n’y a rien qu’on n’entende dès qu’on a intérêt de le savoir. La foi de l’esprit intéresse le coeur même à en faire l’objet de son intelligence Car on est curieux & on aime à voir clair. Les Samaritains, après avoir vu J. C. disoient à la Samaritaine: nous avons cru d’abord sur votre parole, mais nous croyons désormais pour avoir vu comme vous. Je suis, Monsieur, votre, &c.

FIN.

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