JEAN JACQUES ROUSSEAU

LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.

[LIVRES I-IV, 1763?-1765/ 1782; LIVRES V-VI, 1766-1768/1782; LIVRES VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X, XVI, XVII; LIVRE VIII. t. XVI, pp. 109-183.]

LES CONFESSIONS
DE J.J. ROUSSEAU.

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LIVRE HUITIÈME

J’ai dû faire une pause à la fin du précédent livre. Avec celui-ci commence, dans sa premier origine, la longue chaîne de mes malheurs.

Ayant vécu dans deux des plus brillantes maisons de Paris, je n’avois pas laissé, malgré mon peu d’entregent, d’y faire quelques connaissances. J’avois foit entre autres, chez Mde. D[upi]n, celle du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha & du baron de Thun, son gouverneur. J’avois foit, chez M. de la P[oplinièr]e, celle de M. Seguy, ami du baron de Thun & connu dans le monde littéraire par sa belle édition de Rousseau. Le baron nous invita, M. Seguy & moi, d’aller passer un jour ou deux à Fontenay sous bois, où le prince avoit une maison. Nous y fûmes. En passant devant Vincennes, je sentis à la vue du donjon un déchirement de coeur dont le baron remarqua l’effet sur mon visage. A souper, le prince parla de la détention de Diderot. Le baron, pour me faire parler, [110] accusa le prisonnier d’imprudence: j’en mis dans la manière impétueuse dont je le défendis. L’on pardonna cet excès de zèle à celui qu’inspire un ami malheureux & l’on parla d’autre chose. Il y avoit là deux Allemands attachés au prince: l’un, appelé M. Klupffell, homme de beaucoup d’esprit, étoit son chapelain & devint ensuite son gouverneur, après avoir supplanté le baron; l’autre étoit un jeune homme, appelé M. G[rimm], qui lui servoit de lecteur en attendant qu’il trouvât quelque place & dont l’équipage très mince annonçoit le pressant besoin de la trouver. Dès ce même soir, Klupffell & moi commençâmes une liaison qui devint bientôt amitié. Celle avec le Sr. G[rimm] n’alla pas tout à foit si vite: il ne se mettoit guère en avant, bien éloigné de ce ton avantageux que la prospérité lui donna dans la suite. Le lendemain à dîner l’on parla de musique: il en parla bien. Je fus transporté d’aise en apprenant qu’il accompagnoit du clavecin. Après le dîner on fit apporter de la musique. Nous musicâmes tout le jour au clavecin du prince & ainsi commença cette amitié qui d’abord me fut si douce, enfin si funeste & dont j’aurai tant à parler désormais.

En revenant à Paris, j’y appris l’agréable nouvelle que Diderot étoit sorti du donjon & qu’on lui avoit donné le château & le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu’il me fut dur de n’y pouvoir courir à l’instant même! mais retenu deux ou trois jours chez Mde. D[upi]n par des soins indispensables, après trois ou quatre siècles d’impatience, je volai dans les bras de mon ami. Moment inexprimable! Il n’étoit pas seul. [111] D’Alembert & le trésorier de la Ste. Chapelle étoient avec lui. En entrant je ne vis que lui; je ne fis qu’un saut, un cri; je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par mes pleurs & mes sanglots; j’étouffois de tendresse & de joie. Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers l’ecclésiastique & de lui dire: Vous voyez, Monsieur, comment m’aiment mes amis.

Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis pas alors à cette manière d’en tirer avantage. Mais en y pensant quelquefois depuis ce tems-là, j’ai toujours jugé qu’à la place de Diderot ce n’eût pas été là la premier idée qui me seroit venue.

Je le trouvai très affecté de sa prison. Le donjon lui avoit foit une impression terrible & quoiqu’il fût agréablement au château & maître de ses promenades dans un parc qui n’est pas même fermé de murs, il avoit besoin de la société de ses amis pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme j’étois assurément celui qui compatissoit le plus à sa peine, je crus aussi être celui dont la vue lui seroit la plus consolante; & tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très-exigeantes, j’allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi.

Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après midi j’allois à pied quand j’étois seul & j’allois vite pour arriver plus tôt. Les [112] arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnoient presque aucune ombre; & souvent, rendu de chaleur & de fatigue, je m’étendois par terre, n’en pouvant plus. Je m’avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France; & tout en marchant & le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante: Si le progrès des sciences & des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs?

A l’instant de cette lecture je vis un autre univers & je devins un autre homme. Quoique j’aye un souvenir vif de l’impression que j’en reçus, les détails m’en sont échappés depuis que je les ai déposés dans une de mes quatre lettres à M. de Malesherbes. C’est une des singularités de ma mémoire qui mérite d’être dite. Quand elle me sert, ce n’est qu’autant que je me suis reposé sur elle: sitôt que j’en confie le dépôt au papier, elle m’abandonne; & dès qu’une fois j’ai écrit une chose, je ne m’en souviens plus du tout. Cette singularité me suit jusque dans la musique. Avant de l’apprendre, je savois par coeur des multitudes de chansons: sitôt que j’ai sçu chanter des airs notés, je n’en ai pu retenir aucun & je doute que de ceux que j’ai le plus aimés, j’en puisse aujourd’hui redire un seul tout entier.

Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c’est qu’arrivant à Vincennes, j’étois dans une agitation qui tenoit du délire. Diderot l’apperçut; je lui en dis la cause & je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite [113] en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées & de concourir au prix. Je le fis & dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie & de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement.

Mes sentimens se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l’enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu; & ce qu’il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon coeur, durant plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu’elle ait jamais été dans le coeur d’aucun autre homme. Je travaillai ce discours d’une façon bien singulière & que j’ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consacrois les insomnies de mes nuits. Je méditois dans mon lit à yeux fermés & je tournois & retournois mes périodes dans ma tête avec des peines incroyables; puis quand j’étois parvenu à en être content, je les déposois dans ma mémoire jusqu’à ce que je pusse les mettre sur le papier: mais le tems de me lever & de m’habiller me faisoit tout perdre & quand je m’étois mis à mon papier, il ne me venoit presque plus rien de ce que j’avois composé. Je m’avisai de prendre pour secrétaire, Mde. le Vasseur. Je l’avois logée avec sa fille & son mari plus près de moi & c’étoit elle qui, pour m’épargner un domestique, venoit tous les matins allumer mon feu & faire mon petit service. A son arrivée, je lui dictois de mon lit mon travail de la nuit & cette pratique, que j’ai long-tems suivie, m’a sauvé bien des oublis.

[114] Quand ce discours fut foit, je le montrai à Diderot, qui en fut content & m’indiqua quelques corrections. Cependant cet ouvrage, plein de chaleur & de force, manque absolument de logique & d’ordre; de tous ceux qui sont sortis de ma plume c’est le plus foible de raisonnement & le plus pauvre de nombre & d’harmonie; mais avec quelque talent qu’on puisse être né, l’art d’écrire ne s’apprend pas tout-d’un-coup.

Je fis partir cette pièce sans en parler à personne autre, si ce n’est, je pense, à G[rimm], avec lequel, depuis son entrée chez le Comte de F[rièse] je commençois à vivre dans la plus grande intimité. Il avoit un clavecin qui nous servoit de point de réunion & autour duquel je passois avec lui tous les momens que j’avois de libres, à chanter des airs italiens & des barcarolles sans trêve & sans relâche du matin au soir, ou plutôt du soir au matin; & sitôt qu’on ne me trouvoit pas chez Mde. D[upi]n, on étoit sûr de me trouver chez M. G[rimm], ou du moins avec lui, soit à la promenade, soit au spectacle. Je cessai d’aller à la Comédie italienne, où j’avois mes entrées, mais qu’il n’aimoit pas, pour aller avec lui, en payant, à la Comédie française, dont il étoit passionné. Enfin un attroit si puissant me lioit à ce jeune homme & j’en devins tellement inséparable, que la pauvre tante elle-même en étoit négligée, c’est-à-dire, que je la voyois moins; car jamais un moment de ma vie mon attachement pour elle ne s’est affoibli.

Cette impossibilité de partager à mes inclinations le peu de tems que j’avois de libre renouvela plus vivement que [115] jamais le désir que j’avois depuis long-tems de ne faire qu’un ménage avec Thérèse: mais l’embarras de sa nombreuse famille & sur-tout le défaut d’argent pour acheter des meubles, m’avoient jusqu’àlors retenu. L’occasion de faire un effort se présenta & j’en profitai. M. de F[rancuei]l & Mde. D[upi]n, sentant bien que huit ou neuf cens francs par an ne pouvoient me suffire, portèrent de leur propre mouvement mon honoraire annuel jusqu’à cinquante louis; & de plus, Mde. D[upi]n, apprenant que je cherchois à me mettre dans mes meubles, m’aida de quelque secours pour cela; avec les meubles qu’avoit déjà Thérèse nous mîmes tout en commun & ayant loué un petit appartement à l’hôtel de Languedoc, rue de Grenelle St. Honoré, chez de très bonnes gens, nous nous y arrangeâmes comme nous pûmes & nous y avons demeuré paisiblement & agréablement pendant sept ans, jusqu’à mon délogement pour l’Hermitage.

Le pere de Thérèse étoit un vieux bon homme très doux, qui craignoit extrêmement sa femme & qui lui avoit donné pour cela le surnom de lieutenant criminel, que G[rimm], par plaisanterie, transporta dans la suite à la fille. Mde. le Vasseur ne manquoit pas d’esprit, c’est-à-dire d’adresse; elle se piquoit même de politesse & d’airs du grand monde; mais elle avoit un patelinage mystérieux qui m’étoit insupportable, donnant d’assez mauvais conseils à sa fille, cherchant à la rendre dissimulée avec moi & cajolant séparément mes amis aux dépens les uns des autres & aux miens: du reste assez bonne mere parce qu’elle [116] trouvoit son compte à l’être & couvrant les fautes de sa fille parce qu’elle en profitoit. Cette femme, que je comblois d’attentions, de soins, de petits cadeaux & dont j’avois extrêmement à coeur de me faire aimer, étoit, par l’impossibilité que j’éprouvois d’y parvenir, la seule cause de peine que j’eusse dans mon petit ménage; & du reste je puis dire avoir goûté, durant ces six ou sept ans le plus parfoit bonheur domestique que la faiblesse humaine puisse comporter. Le coeur de ma Thérèse étoit celui d’un ange; notre attachement croissoit avec notre intimité & nous sentions davantage de jour en jour combien nous étions faits l’un pour l’autre. Si nos plaisirs pouvoient se décrire, ils feroient rire par leur simplicité: nos promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensois magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenoit la largeur de l’embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servoit de table, nous respirions l’air, nous pouvions voir les environs, les passans, &, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant.

Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour tout mets, d’un quartier de gros pain, de quelques cerises, d’un petit morceau de fromage & d’un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux? Amitié, confiance, intimité, douceur d’âme, que vos assaisonnemenssont délicieux! Quelquefois nous restions là jusqu’à minuit sans y songer & sans nous douter de [117] l’heure, si la vieille maman ne nous eût avertis. Mais laissons ces détails, qui paraîtront insipides ou risibles: je l’ai toujours dit & senti, la véritable jouissance ne se décrit point.

J’en eus à peu près dans le même tems une plus grossière, la dernière de cette espèce que j’aye eue à me reprocher. J’ai dit que le ministre Klupffell étoit aimable: mes liaisons avec lui n’étoient guère moins étroites qu’avec G[rimm] & devinrent aussi familières; ils mangeoient quelquefois chez moi. Ces repas, un peu plus que simples, étoient égayés par les fines & folles polissonneries de Klupffell & par les plaisans germanismes de G[rimm], qui n’étoit pas encore devenu puriste.

La sensualité ne présidoit pas à nos petites orgies; mais la joie y suppléoit & nous nous trouvions si bien ensemble que nous ne pouvions nous quitter. Klupffell avoit mis dans ses meubles une petite fille, qui ne laissoit pas d’être à tout le monde, parce qu’il ne pouvoit pas l’entretenir à lui tout seul. Un soir, en entrant au café, nous le trouvâmes qui en sortoit pour aller souper avec elle. Nous le raillâmes; il s’en vengea galamment en nous mettant du même souper & puis nous raillant à son tour. Cette pauvre créature me parut d’un assez bon naturel, très douce & peu faite à son métier, auquel une sorcière qu’elle avoit avec elle la styloit de son mieux. Les propos & le vin nous égayèrent au point que nous nous oubliâmes. Le bon Klupffell ne voulut pas faire ses honneurs à demi & nous passâmes tous trois successivement dans la chambre voisine avec la [118] pauvre petite, qui ne savoit si elle devoit rire ou pleurer. G[rimm] a toujours affirmé qu’il ne l’avoit pas touchée: c’étoit donc pour s’amuser à nous impatienter qu’il resta si long-tems avec elle; & s’il s’en abstint, il est peu probable que ce fût par scrupule, puisque, avant d’entrer chez le Comte de F[rièse] il logeoit chez des filles au même quartier St. Roch.

Je sortis de la rue des Moineaux, où logeoit cette fille, aussi honteux que St. Preux sortit de la maison où on l’avoit enivré & je me rappelai bien mon histoire en écrivant la sienne. Thérèse s’apperçut à quelque signe & sur-tout à mon air confus, que j’avois quelque reproche à me faire; j’en allégeai le poids par ma franche & prompte confession. Je fis bien; car dès le lendemain, G[rimm] vint en triomphe lui raconter mon forfoit en l’aggravant & depuis lors il n’a jamais manqué de lui en rappeller malignement le souvenir: en cela d’autant plus coupable que, l’ayant mis librement & volontairement dans ma confidence, j’avois droit d’attendre de lui qu’il ne m’en feroit pas repentir. Jamais je ne sentis mieux qu’en cette occasion la bonté de coeur de ma Thérèse; car elle fut plus choquée du procédé de G[rimm] qu’offensée de mon infidélité & je n’essuyai de sa part que des reproches touchans & tendres dans lesquels je n’apperçus jamais la moindre trace de dépit.

La simplicité d’esprit de cette excellente fille égaloit sa bonté de coeur, c’est tout dire; mais un exemple qui se présente mérite pourtant d’être ajouté. Je lui avois dit que Klupffell étoit ministre & chapelain du prince de Saxe-Gotha. [119] Un ministre étoit pour elle un homme si singulier, que, confondant comiquement les idées les plus disparates, elle s’avisa de prendre Klupffell pour le pape. Je la crus folle la premier fois qu’elle me dit, comme je rentrois, que le pape m’étoit venu voir. Je la fis expliquer & je n’eus rien de plus pressé que d’aller conter cette histoire à G[rimm] & à Klupffell, à qui le nom de pape en resta parmi nous. Nous donnâmes à la fille de la rue des Moineaux le nom de papesse Jeanne. C’étoient des rires inextinguibles; nous étouffions. Ceux qui, dans une lettre qu’il leur a plu de m’attribuer, m’ont foit dire que je n’avois ri que deux fois en ma vie, ne m’ont pas connu dans ce tems-là ni dans ma jeunesse; car assurément cette idée n’auroit jamais pu leur venir.

L’année suivante 1750, comme je ne songeois plus à mon discours, j’appris qu’il avoit remporté le prix à Dijon. Cette nouvelle réveilla toutes les idées qui me l’avoient dicté, les anima d’une nouvelle force & acheva de mettre en fermentation dans mon coeur ce premier levain d’héroïsme & de vertu que mon père & ma patrie & Plutarque y avoient mis dans mon enfance. Je ne trouvai plus rien de grand & de beau que d’être libre & vertueux, au-dessus de la fortune & de l’opinion & de se suffire à soi-même. Quoique la mauvaise honte & la crainte des sifflets m’empêchassent de me conduire d’abord sur ces principes & de rompre brusquement en visière aux maximes de mon siècle, j’en eus Dès-lors la volonté décidée & je ne tardai à l’exécuter qu’autant de tems qu’il en falloit aux contradictions pour l’irriter & la rendre triomphante.

[120] Tandis que je philosophois sur les devoirs de l’homme, un événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fière en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes oeuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfans & mes liaisons avec leur mère, sur les loix de la nature, de la justice & de la raison & sur celles de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier & dont ils n’ont plus foit, par leurs formules, qu’une religion de mots, vu qu’il en coûte peu de prescrire l’impossible, quand on se dispense de le pratiquer.

Si je me trompai dans mes résultats, rien n’est plus étonnant que la sécurité d’âme avec laquelle je m’y livrai. Si j’étois de ces hommes mal nés, sourds à la douce voix de la nature, au dedans desquels aucun vrai sentiment de justice & d’humanité ne germa jamais, cet endurcissement seroit tout simple; mais cette chaleur de coeur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchiremens cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste; cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire & même de le vouloir; cet attendrissement, cette vive & douce émotion que je sens à l’aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable: tout cela peut-il jamais s’accorder dans la même ame avec la dépravation qui foit fouler aux pieds sans scrupule le plus [121] doux des devoirs? Non, je le sens & le dis hautement, cela n’est pas possible. Jamais un seul instant de sa vie J. J. n’a pu être un homme sans sentiment, sans entrailles, un pere dénaturé. J’ai pu me tromper, mais non m’endurcir. Si je disois mes raisons, j’en dirois trop. Puisqu’elles ont pu me séduire, elles en séduiroient bien d’autres: je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourroient me lire à se laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai de dire qu’elle fut telle, qu’en livrant mes enfans à l’éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant à devenir ouvriers & paysans plutôt qu’aventuriers & coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen & de père; & je me regardai comme un membre de la république de Platon. Plus d’une fois depuis lors, les regrets de mon coeur m’ont appris que je m’étois trompé, mais loin que ma raison m’ait donné le même avertissement, j’ai souvent béni le ciel de les avoir garantis par là du sort de leur père & de celui qui les menaçoit quand j’aurois été forcé de les abandonner. Si je les avois laissés à Mde. D’[Epina]y ou à Mde. de L[uxembour]g, qui, soit par amitié, soit par générosité, soit par quelque autre motif, ont voulu s’en charger dans la suite, auroient-ils été plus heureux, auroient-ils été élevés du moins en honnêtes gens? Je l’ignore; mais je suis sûr qu’on les auroit portés à haïr, peut-être à trahir leurs parents: il vaut mieux cent fois qu’ils ne les aient point connus.

Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-trouvés, ainsi que les premiers & il en fut de même des deux suivans; [122] car j’en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, si sensé, si légitime, que si je ne m’en vantai pas ouvertement, ce fut uniquement par égard pour la mère; mais je le dis à tous ceux à qui j’avois déclaré nos liaisons; je le dis à Diderot, à G[rimm], je l’appris dans la suite à Mde. D’[Epina]y & dans la suite encore à Mde. de L[uxembour]g & cela librement, franchement, sans aucune espèce de nécessité & pouvant aisément le cacher à tout le monde; car la Gouin étoit une honnête femme, très discrète & sur laquelle je comptois parfaitement. Le seul de mes amis à qui j’eus quelque intérêt de m’ouvrir fut le médecin Thierry, qui soigna ma pauvre tante dans une de ses couches où elle se trouva fort mal. En un mot, je ne mis aucun mystère à ma conduite, non seulement parce que je n’ai jamais rien sçu cacher à mes amis, mais parce qu’en effet je n’y voyois aucun mal. Tout pesé, je choisis pour mes enfans le mieux, ou ce que je crus l’être. J’aurois voulu, je voudrois encore avoir été élevé & nourri comme ils l’ont été.

Tandis que je faisois ainsi mes confidences, Mde. le Vasseur les faisoit aussi de son côté, mais dans des vues moins désintéressées. Je les avois introduites, elle & sa fille, chez Mde. D[upi]n, qui, par amitié pour moi, avoit mille bontés pour elles. La mere la mit dans le secret de sa fille. Mde. D[upi]n, qui est bonne & généreuse & à qui elle ne disoit pas combien, malgré la modicité de mes ressources, j’étois attentif à pourvoir à tout, y pourvoyoit de son côté avec une libéralité que, par l’ordre de la mère, la fille m’a [123] toujours cachée durant mon séjour à Paris & dont elle ne me fit l’aveu qu’à l’Hermitage, à la suite de plusieurs autres épanchemens de coeur. J’ignorois que Mde. D[upi]n, qui ne m’en a jamais foit le moindre semblant, fût si bien instruite: j’ignore encore si Mde. de C[henonceau]x sa bru le fut aussi; mais Mde. de F[ranceui]l sa belle-fille, le fut & ne put s’en taire. Elle m’en parla l’année suivante, lorsque j’avois déjà quitté leur maison. Cela m’engagea à lui écrire à ce sujet une lettre qu’on trouvera dans mes recueils & dans laquelle j’expose celles de mes raisons que je pouvois dire sans compromettre Mde. le V[asseu]r & sa famille; car les plus déterminantes venoient de-là & je les tus.

Je suis sûr de la discrétion de Mde. D[upi]n & de l’amitié de Mde. de C[henonceau]x; je l’étois de celle de Mde. de F[ranceui]l, qui, d’ailleurs mourut long-tems avant que mon secret fût ébruité. Jamais il n’a pu l’être que par les gens mêmes à qui je l’avois confié & ne l’a été en effet qu’après ma rupture avec eux. Par ce seul foit ils sont jugés: sans vouloir me disculper du blâme que je mérite, j’aime mieux en être chargé que de celui que mérite leur méchanceté. Ma faute est grande, mais c’est une erreur: j’ai négligé mes devoirs, mais le désir de nuire n’est pas entré dans mon coeur & les entrailles de pere ne sauroient parler bien puissamment pour des enfans qu’on n’a jamais vus: mais trahir la confiance de l’amitié, violer le plus saint de tous les pactes, publier les secrets versés dans notre sein, déshonorer à plaisir l’ami qu’on a trompé & qui nous respecte encore en nous [124] quittant, ce ne sont pas là des fautes, ce sont des bassesses d’âmes & des noirceurs.

J’ai promis ma confession, non ma justification; aussi je m’arrête ici sur ce point. C’est à moi d’être vrai, c’est au lecteur d’être juste. Je ne lui demanderai jamais rien de plus.

Le mariage de M. de C[henonceau]x me rendit la maison de sa mere encore plus agréable, par le mérite & l’esprit de la nouvelle mariée, jeune personne très aimable & qui parut me distinguer parmi les scribes de M. D[upi]n. Elle étoit fille unique de Mde. la vicomtesse de R[ochechouar]t, grande amie du Comte de F[riès]e & par contrecoup de G[rimm], qui lui étoit attaché. Ce fut pourtant moi qui l’introduisis chez sa fille: mais leurs humeurs ne se convenant pas, cette liaison n’eut point de suite; & G[rimm], qui Dès-lors visoit au solide, préféra la mère, femme du grand monde, à la fille, qui vouloit des amis sûrs & qui lui convinssent, sans se mêler d’aucune intrigue ni chercher du crédit parmi les grands. Mde. D[upi]n, ne trouvant pas dans Mde. de C[henonceau]x toute la docilité qu’elle en attendoit, lui rendit sa maison fort triste; & Mde. de C[henonceau]x, fière de son mérite, peut-être de sa naissance, aima mieux renoncer aux agrémens de la société & rester presque seule dans son appartement, que de porter un joug pour lequel elle ne se sentoit pas faite. Cette espèce d’exil augmenta mon attachement pour elle, par cette pente naturelle qui m’attire vers les malheureux. Je lui trouvai l’esprit métaphysique & penseur, quoique parfois un peu sophistique. Sa conversation, qui n’étoit point du tout celle d’une jeune femme qui sort du couvent, étoit pour moi très attrayante. [125] Cependant elle n’avoit pas vingt ans. Son teint étoit d’une blancheur éblouissante; sa taille eût été grande & belle, si elle se fût mieux tenue. Ses cheveux, d’un blond cendré & d’une beauté peu commune, me rappeloient ceux de ma pauvre maman dans son bel âge & m’agitoient vivement le coeur. Mais les principes sévères que je venois de me faire & que j’étois résolu de suivre à tout prix, me garantirent d’elle & de ses charmes. J’ai passé durant tout un été trois ou quatre heures par jour tête à tête avec elle, à lui montrer gravement l’arithmétique & à l’ennuyer de mes chiffres éternels, sans lui dire un seul mot galant ni lui jetter une oeillade. Cinq ou six ans plus tard je n’aurois pas été si sage ou si fou; mais il étoit écrit que je ne devois aimer d’amour qu’une fois en ma vie; & qu’une autre qu’elle auroit les premiers & les derniers soupirs de mon coeur.

Depuis que je vivois chez Mde. D[upi]n, je m’étois toujours contenté de mon sort, sans marquer aucun désir de le voir améliorer. L’augmentation qu’elle avoit faite à mes honoraires, conjointement avec M. de F[ranceui]l, étoit venue uniquement de leur propre mouvement. Cette année M. de F[ranceui]l, qui me prenoit de jour en jour plus en amitié, songea à me mettre un peu plus au large & dans une situation moins précaire. Il étoit receveur général des finances. M. Dudoyer, son caissier, étoit vieux, riche & vouloit se retirer. M. de F[ranceui]l m’offrit cette place; & pour me mettre en état de la remplir, j’allai pendant quelques semaines chez M. Dudoyer prendre les instructions nécessaires. Mais soit que j’eusse peu de talent pour cet emploi, soit que Dudoyer, qui me parut [126] vouloir se donner un autre successeur, ne m’instruisît pas de bonne foi, j’acquis lentement & mal les connoissances dont j’avois besoin & tout cet ordre de comptes embrouillés à dessein ne put jamais bien m’entrer dans la tête. Cependant, sans avoir saisi le fin du métier, je ne laissai pas d’en prendre la marche courante assez pour pouvoir l’exercer rondement. J’en commençai même les fonctions. Je tenois les registres & la caisse; je donnois & recevois de l’argent, des récépissés; & quoique j’eusse aussi peu de goût que de talent pour ce métier, la maturité des ans commençant à me rendre sage, j’étois déterminé à vaincre ma répugnance pour me livrer tout entier à mon emploi. Malheureusement, comme je commençois à me mettre en train, M. de F[ranceui]l fit un petit voyage, durant lequel je restai chargé de sa caisse, où il n’y avoit cependant pour lors que vingt-cinq à trente mille francs. Les soucis, l’inquiétude d’esprit que me donna ce dépôt me firent sentir que je n’étois point foit pour être caissier; & je ne doute point que le mauvais sang que je fis durant cette absence, n’ait contribué à la maladie où je tombai après son retour.

J’ai dit dans ma premier partie que j’étois né mourant. Un vice de conformation dans la vessie me fit éprouver durant mes premières années, une rétention d’urine presque continuelle; & ma tante Suzon, qui prit soin de moi, eut des peines incroyables à me conserver. Elle en vint à bout cependant ma robuste constitution prit enfin le dessus & ma santé s’affermit tellement durant ma jeunesse, qu’excepté la maladie de langueur dont j’ai raconté l’histoire & de fréquentes [127] ardeurs dans la vessie, que le moindre échauffement me rendit toujours incommodes, je parvins jusqu’à l’âge de trente ans, sans presque me sentir de ma premier infirmité. Le premier ressentiment que j’en eus fut à mon arrivée à Venise. La fatigue du voyage & les terribles chaleurs que j’avois souffertes renouvelèrent ces ardeurs & me donnèrent des maux de reins que je gardai jusqu’à l’entrée de l’hiver. Après avoir vu la Padoana, je me crus mort & n’eus pas la moindre incommodité. Après m’être épuisé plus d’imagination que de corps pour ma Zulietta, je me portai mieux que jamais. Ce ne fut qu’après la détention de Diderot que l’échauffement contracté dans mes courses de Vincennes, durant les terribles chaleurs qu’il faisoit alors, me donna une violente néphrétique, depuis laquelle je n’ai jamais recouvré ma premier santé.

Au moment dont je parle, m’étant peut-être un peu fatigué au maussade travail de cette maudite caisse, je retombai plus bas qu’auparavant & je demeurai dans mon lit cinq ou six semaines dans le plus triste état que l’on puisse imaginer. Mde. D[upi]n m’envoya le célèbre Morand qui, malgré son habileté & la délicatesse de sa main, me fit souffrir des maux incroyables & ne put jamais venir à bout de me sonder. Il me conseilla de recourir à Daran, dont les bougies plus flexibles parvinrent en effet à s’insinuer: mais, en rendant compte à Mde. D[upi]n de mon état, Morand lui déclara que dans six mais je ne serois pas en vie. Ce discours, qui me parvint, me fit faire de sérieuses réflexions sur mon état & sur la bêtise de sacrifier le repos & l’agrément du peu de jours qui me restoient à vivre, à l’assujettissement d’un emploi pour [128] lequel je ne me sentois que du dégoût. D’ailleurs, comment accorder les sévères principes que je venois d’adopter avec un état qui s’y rapportoit si peu? & n’aurois-je pas bonne grâce, caissier d’un receveur-général des finances, à prêcher le désintéressement & la pauvreté? Ces idées fermentèrent si bien dans ma tête avec la fièvre, elles s’y combinèrent avec tant de force, que rien depuis lors ne les en put arracher; & durant ma convalescence, je me confirmai de sang-froid dans les résolutions que j’avois prises dans mon délire. Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune & d’avancement. Déterminé à passer dans l’indépendance & la pauvreté le peu de tems qui me restoit à vivre, j’appliquai toutes les forces de mon ame à briser les fers de l’opinion & à faire avec courage tout ce qui me paroissoit bien, sans m’embarrasser aucunement du jugement des hommes. Les obstacles que j’eus à combattre & les efforts que je fis pour en triompher, sont incroyables. Je réussis autant qu’il étoit possible & plus que je n’avois espéré moi-même. Si j’avois aussi bien secoué le joug de l’amitié que celui de l’opinion, je venois à bout de mon dessein, le plus grand peut-être, ou du moins le plus utile à la vertu que mortel ait jamais conçu; mais, tandis que je foulois aux pieds les jugemens insensés de la tourbe vulgaire des soi-disant grands & des soi-disant sages, je me laissois subjuguer & mener comme un enfant par de soi-disant amis, qui jaloux de me voir marcher seul dans une route nouvelle, tout en paroissant s’occuper beaucoup à me rendre heureux, ne s’occupoient en effet qu’à me rendre ridicule & commencèrent par [129] travailler à m’avilir, pour parvenir dans la suite à me diffamer. Ce fut moins ma célébrité littéraire que ma réforme personnelle, dont je marque ici l’époque, qui m’attira leur jalousie: ils m’auroient pardonné peut-être de briller dans l’art d’écrire; mais ils ne purent me pardonner de donner dans ma conduite un exemple qui sembloit les importuner. J’étois né pour l’amitié; mon humeur facile & douce la nourrissoit sans peine. Tant que je vécus ignoré du public, je fus aimé de tous ceux qui me connurent & je n’eus pas un seul ennemi. Mais sitôt que j’eus un nom, je n’eus plus d’amis. Ce fut un très grand malheur; un plus grand encore fut d’être environné de gens qui prenoient ce nom & qui n’usèrent des droits qu’il leur donnoit que pour m’entraîner à ma perte. La suite de ces mémoires développera cette odieuse trame; je n’en montre ici que l’origine: on en verra bientôt former le premier noeud.

Dans l’indépendance où je voulois vivre, il falloit cependant subsister. J’en imaginai un moyen très-simple; ce fut de copier de la musique à tant la page. Si quelque occupation plus solide eût rempli le même but, je l’aurois prise; mais ce talent étant de mon goût & le seul qui, sans assujettissement personnel, pût me donner du pain au jour le jour, je m’y tins. Croyant n’avoir plus besoin de prévoyance & faisant taire la vanité, de caissier d’un financier je me fis copiste de musique. Je crus avoir gagné beaucoup à ce choix; & je m’en suis si peu repenti, que je n’ai quitté ce métier que par force, pour le reprendre aussitôt que je pourrai.

Le succès de mon premier discours me rendit l’exécution [130] de cette résolution plus facile. Quand il eut remporté le prix, Diderot se chargea de le faire imprimer. Tandis que j’étois dans mon lit, il m’écrivit un billet pour m’en annoncer la publication & l’effet. Il prend, me marquoit-il, tout par-dessus les nues; il n’y a pas d’exemple d’un succès pareil.

Cette faveur du public, nullement briguée & pour un auteur inconnu, me donna la premier assurance véritable de mon talent, dont malgré le sentiment interne, j’avois toujours douté jusqu’àlors. Je compris tout l’avantage que j’en pouvois tirer pour le parti que j’étois prêt à prendre & je jugeai qu’un copiste de quelque célébrité dans les lettres ne manqueroit vraisemblablement pas de travail.

Sitôt que ma résolution fut bien prise & bien confirmée, j’écrivis un billet à M. de F[ranceui]l pour lui en faire part, pour le remercier, ainsi que Mde. D[upi]n, de toutes leurs bontés & pour leur demander leur pratique. F[ranceui]l, ne comprenant rien à ce billet & me croyant encore dans le transport de la fièvre, accourut chez moi; mais il trouva ma résolution si bien prise qu’il ne put parvenir à l’ébranler. Il alla dire à Mde. D[upi]n & à tout le monde que j’étois devenu fou; je laissai dire & j’allai mon train. Je commençai ma réforme par ma parure; je quittai la dorure & les bas blancs; je pris une perruque ronde; je posai l’épée; je vendis ma montre en me disant avec une joie incroyable: grace au ciel, je n’aurai plus besoin de savoir l’heure qu’il est. M. de F[ranceui]l eut l’honnêteté d’attendre assez long-temps encore avant de disposer de sa caisse. Enfin, voyant mon parti bien pris, il la remit à M. d’Alibard, jadis gouverneur [131] du jeune C[henonceau]x & connu dans la botanique par sa flora parisiensis.* [*Je ne doute pas que ceci ne soit maintenant conté bien différemment par F....l & ses consorts: mais je m’en rapporte à ce qu’il en dit alors & long-temps après a tout le monde jusqu’à la formation du complot & dont les gens de bon sens & de bonne soi ont dû conserver le souvenir.] Quelqu’austère que fût ma réforme somptuaire, je ne l’étendis pas d’abord jusqu’à mon linge, qui étoit beau & en quantité, reste de mon équipage de Venise & pour lequel j’avois un attachement particulier. A force d’en faire un objet de propreté, j’en avois foit un objet de luxe, qui ne laissoit pas de m’être coûteux. Quelqu’un me rendit le bon office de me délivrer de cette servitude. La veille de NoËl, tandis que les gouverneurs étoient à vêpres & que j’étois au concert spirituel, on força la porte d’un grenier où étoit étendu tout notre linge, après une lessive qu’on venoit de faire. On vola tout & entre autres quarante-deux chemises à moi, de très belle toile & qui faisoient le fond de ma garde-robe en linge. A la façon dont les voisins dépeignirent un homme qu’on avoit vu sortir de l’hôtel portant des paquets à la même heure, Thérèse & moi soupçonnâmes son frère, qu’on savoit être un très mauvais sujet. La mere repoussa vivement ce soupçon; mais tant d’indices le confirmèrent qu’il nous resta, malgré qu’elle en eût. Je n’osai faire d’exactes recherches, de peur de trouver plus que je n’aurois voulu. Ce frère ne se montra plus chez moi & disparut enfin tout à foit. Je déplorai le sort de Thérèse & le mien, de tenir à une famille si mêlée & je l’exhortai plus que jamais de secouer un joug aussi dangereux. Cette aventure me guérit de la passion du beau linge & je n’en ai plus eu depuis [132] que de très commun, plus assortissant au reste de mon équipage.

Ayant ainsi complété ma réforme, je ne songeai plus qu’à la rendre solide & durable, en travaillant à déraciner de mon coeur tout ce qui tenoit encore au jugement des hommes, tout ce qui pouvoit me détourner, par la crainte du blâme, de ce qui étoit bon & raisonnable en soi. A l’aide du bruit que faisoit mon ouvrage, ma résolution fit du bruit aussi & m’attira des pratiques; de sorte que je commençai mon métier avec assez de succès. Plusieurs causes cependant m’empêchèrent d’y réussir comme j’aurois pu faire en d’autres circonstances. D’abord ma mauvaise santé. L’attaque que je venois d’essuyer eut des suites qui ne m’ont laissé jamais aussi bien portant qu’auparavant; & je crois que les médecins auxquels je me livrai me firent bien autant de mal que la maladie. Je vis successivement Morand, Daran, Helvétius, Malouin, Thierry, qui, tous très savants, tous mes amis, me traitèrent chacun à sa mode, ne me soulagèrent point & m’affaiblirent considérablement. Plus je m’asservissois à leur direction, plus je devenois jaune, maigre, foible. Mon imagination, qu’ils effarouchoient, mesurant mon état sur l’effet de leurs drogues, ne me montroit avant la mort qu’une suite de souffrances, les rétentions, la gravelle, la pierre. Tout ce qui soulage les autres, les tisanes, les bains, la saignée, empiroit mes maux. M’étant apperçu que les sondes de Daran, qui seules me faisoient quelque effet & sans lesquelles je ne croyois plus pouvoir vivre, ne me donnoient cependant qu’un soulagement [133] momentané, je me mis à faire, à grands frais, d’immenses provisions de sondes, pour pouvoir en porter toute ma vie, même au cas que Daran vînt à manquer. Pendant huit ou dix ans que je m’en suis servi si souvent, il faut, avec tout ce qui m’en reste, que j’en aye acheté pour cinquante louis.

On sent qu’un traitement si coûteux, si douloureux, si pénible, ne me laissoit pas travailler sans distraction & qu’un mourant ne met pas une ardeur bien vive à gagner son pain quotidien.

Les occupations littéraires firent une autre distraction non moins préjudiciable à mon travail journalier. A peine mon discours eut-il paru que les défenseurs des lettres fondirent sur moi comme de concert. Indigné de voir tant de petits Messieurs Josse, qui n’entendoient pas même la question, vouloir en décider en maîtres, je pris la plume & j’en traitai quelques-uns de manière à ne pas laisser les rieurs de leur côté. Un certain M. Gautier, de Nancy, le premier qui tomba sous ma plume, fut rudement malmené dans une lettre à M. G[rimm]. Le second fut le roi Stanislas lui-même, qui ne dédaigna pas d’entrer en lice avec moi. L’honneur qu’il me fit me força de changer de ton pour lui répondre; j’en pris un plus grave, mais non moins fort; & sans manquer de respect à l’auteur, je réfutai pleinement l’ouvrage. Je savois qu’un Jésuite, appelé le P. Menou, y avoit mis la main: je me fiai à mon tact pour démêler ce qui étoit du prince & ce qui étoit du moine; & tombant sans ménagement sur toutes les phrases jésuitiques, je relevai, chemin faisant [134] un anachronisme que je crus ne pouvoir venir que du révérend. Cette pièce, qui, je ne sais pourquoi, a foit moins de bruit que mes autres écrits, est jusqu’à présent un ouvrage unique dans son espèce. J’y saisis l’occasion qui m’étoit offerte d’apprendre au public comment un particulier pouvoit défendre la cause de la vérité contre un souverain même. Il est difficile de prendre en même tems un ton plus fier & plus respectueux que celui que je pris pour lui répondre. J’avois le bonheur d’avoir affaire à un adversaire pour lequel mon coeur plein d’estime pouvoit, sans adulation, la lui témoigner; c’est ce que je fis avec assez de succès, mais toujours avec dignité. Mes amis, effrayés pour moi, croyoient déjà me voir à la Bastille. Je n’eus pas cette crainte un seul moment & j’eus raison. Ce bon prince, après avoir vu ma réponse, dit: J’ai mon compte, je ne m’y frotte plus. Depuis lors, je reçus de lui diverses marques d’estime & de bienveillance, dont j’aurai quelques-unes à citer & mon écrit courut tranquillement la France & l’Europe, sans que personne y trouvât rien à blâmer.

J’eus peu de tems après un autre adversaire auquel je ne m’étois pas attendu: ce même M. Bordes, de Lyon, qui dix ans auparavant m’avoit foit beaucoup d’amitiés & rendu plusieurs services. Je ne l’avois pas oublié, mais je l’avois négligé par paresse; & je ne lui avois pas envoyé mes écrits, faute d’occasion toute trouvée pour les lui faire passer. J’avois donc tort; & il m’attaqua, honnêtement toutefois & je répondis de même. Il répliqua sur un ton plus décidé. Cela donna lieu à ma dernière réponse, après laquelle il ne [135] dit plus rien; mais il devint mon plus ardent ennemi, saisit le tems de mes malheurs pour faire contre moi d’affreux libelles & fit un voyage à Londres exprès pour m’y nuire.

Toute cette polémique m’occupoit beaucoup, avec beaucoup de perte de tems pour ma copie, peu de progrès pour la vérité & peu de profit pour ma bourse. Pissot, alors mon libraire, me donnoit toujours très peu de chose de mes brochures, souvent rien du tout; &, par exemple, je n’eus pas un liard de mon premier discours; Diderot le lui donna gratuitement. Il falloit attendre long-temps, en tirer sou à sou le peu qu’il me donnoit; cependant la copie n’alloit point. Je faisois deux métiers, c’étoit le moyen de faire mal l’un & l’autre.

Ils se contrarioient encore d’une autre façon, par les diverses manières de vivre auxquelles ils m’assujettissoient. Le succès de mes premiers écrits m’avoit mis à la mode. L’état que j’avois pris excitoit la curiosité; l’on vouloit connoître cet homme bizarre, qui ne recherchoit personne & ne se soucioit de rien que de vivre libre & heureux à sa manière: c’en étoit assez pour qu’il ne le pût point. Ma chambre ne désemplissoit pas de gens qui, sous divers prétextes, venoient s’emparer de mon temps. Les femmes employoient mille ruses pour m’avoir à dîner. Plus je brusquois les gens, plus ils s’obstinoient. Je ne pouvois refuser tout le monde. En me faisant mille ennemis par mes refus, j’étois incessamment subjugué par ma complaisance & de quelque façon que je m’y prisse, je n’avois pas par jour une heure de tems à moi.

[136] Je sentis alors qu’il n’est pas toujours aussi aisé qu’on se l’imagine d’être pauvre & indépendant. Je voulois vivre de mon métier; le public ne le vouloit pas. On imaginoit mille petits moyens de me dédommager du tems qu’on me faisoit perdre. Bientôt il auroit fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne. Je ne connois pas d’assujettissement plus avilissant & plus cruel que celui-là. Je n’y vis de remède que de refuser les cadeaux grands & petits, de ne faire d’exception pour qui que ce fût. Tout cela ne fit qu’attirer les donneurs, qui vouloient avoir la gloire de vaincre ma résistance & me forcer de leur être obligé malgré moi. Tel qui ne m’auroit pas donné un écu si je l’avois demandé, ne cessoit de m’importuner de ses offres & pour se venger de les voir rejetées, taxoit mes refus d’arrogance & d’ostentation.

On se doutera bien que le parti que j’avois pris & le système que je voulois suivre, n’étoient pas du goût de Mde. le Vasseur. Tout le désintéressement de la fille ne l’empêchoit pas de suivre les directions de sa mère, & les gouverneuses, comme les appeloit Gauffecourt, n’étoient pas toujours aussi fermes que moi dans leurs refus. Quoiqu’on me cachât bien des choses, j’en vis assez pour juger que je ne voyois pas tout; & cela me tourmenta, moins par l’accusation de connivence qu’il m’étoit aisé de prévoir, que par l’idée cruelle de ne pouvoir jamais être Maître chez moi, ni de moi. Je priais, je conjurais, je me fâchais, le tout sans succès; la Maman me faisoit passer pour un grondeur éternel, pour un bourru. C’étoient avec mes amis des [137] chuchoteries continuelles; tout étoit mystère & secret pour moi dans mon ménage & pour ne pas m’exposer sans cesse à des orages, je n’osois plus m’informer de ce qui s’y passoit. Il auroit fallu pour me tirer de tous ces tracas, une fermeté dont je n’étois pas capable. Je savois crier & non pas agir; on me laissoit dire & l’on alloit son train.

Ces tiraillemens continuels & les importunités journalières auxquelles j’étois assujetti, me rendirent enfin ma demeure & le séjour de Paris désagréables. Quand mes incommodités me permettoient de sortir & que je ne me laissois pas entraîner ici ou là par mes connaissances, j’allois me promener seul; je rêvois à mon grand système, j’en jettois quelque chose sur le papier, à l’aide d’un livret blanc & d’un crayon que j’avois toujours dans ma poche. Voilà comment les désagrémens imprévus d’un état de mon choix me jetèrent par diversion tout-à-fait dans la littérature & voilà comment je portai dans tous mes premiers ouvrages la bile & l’humeur qui m’en faisoient occuper.

Une autre chose y contribuoit encore. Jeté malgré moi dans le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre & de m’y pouvoir assujettir, je m’avisai d’en prendre un à moi qui m’en dispensât. Ma sotte & maussade timidité, que je ne pouvois vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m’enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique & caustique par honte; j’affectai de mépriser la politesse que je ne savois pas pratiquer. Il est vrai que cette âpreté, conforme à mes nouveaux principes, s’ennoblissoit dans mon ame, y prenoit [138] l’intrépidité de la vertu, & c’est, je l’ose dire, sur cette auguste base qu’elle s’est soutenue mieux & plus long-temps qu’on n’auroit dû l’attendre d’un effort si contraire à mon naturel. Cependant, malgré la réputation de misanthropie que mon extérieur & quelques mots heureux me donnèrent dans le monde, il est certain que, dans le particulier, je soutins toujours mal mon personnage, que mes amis & mes connoissances menoient cet ours si farouche comme un agneau & que, bornant mes sarcasmes à des vérités dures, mais générales, je n’ai jamais sçu dire un mot désobligeant à qui que ce fût.

Le Devin du village acheva de me mettre à la mode & bientôt il n’y eut pas d’homme plus recherché que moi dans Paris. L’histoire de cette pièce, qui fait époque, tient à celle des liaisons que j’avois pour lors. C’est un détail dans lequel je dois entrer pour l’intelligence de ce qui doit suivre.

J’avois un assez grand nombre de connoissances, mais deux seuls amis de choix, Diderot & G[rimm]. Par un effet du désir que j’ai de rassembler tout ce qui m’est cher, j’étois trop l’ami de tous les deux pour qu’ils ne le fussent pas bientôt l’un de l’autre. Je les liai; ils se convinrent & s’unirent encore plus étroitement entre eux qu’avec moi. Diderot avoit des connaissances sans nombre; mais G[rimm], étranger & nouveau venu, avoit besoin d’en faire. Je ne demandois pas mieux que de lui en procurer. Je lui avois donné Diderot, je lui donnai Gauffecourt. Je le menai chez Mde. de C[henonceau]x, chez Mde. D’[Epina]y, chez le baron d’H[olbac]k, avec lequel je me trouvois lié presque malgré moi. Tous mes amis [139] devinrent les siens, cela étoit tout simple; mais aucun des siens ne devint jamais le mien; voilà ce qui l’étoit moins. Tandis qu’il logeoit chez le Comte de F[riès]e, il nous donnoit souvent à dîner chez lui; mais jamais je n’ai reçu aucun témoignage d’amitié ni de bienveillance du Comte de F[riès]e ni du Comte de S[chomber]g son parent, très familier avec G[rimm], ni d’aucune des personnes, tant hommes que femmes, avec lesquels G[rimm] eut par eux des liaisons. J’excepte le seul abbé Raynal, qui, quoique son ami, se montra des miens & m’offrit dans l’occasion sa bourse avec une générosité peu commune. Mais je connoissois l’abbé Raynal long-tans avant que G[rimm] le connût lui-même & je lui avois toujours été attaché depuis un procédé plein de délicatesse & d’honnêteté qu’il eut pour moi dans une occasion bien légère, mais que je n’oublierai jamais.

Cet abbé Raynal est certainement un ami chaud. J’en eus la preuve à peu près dans le tans dont je parle envers le même G[rimm], avec lequel il étoit étroitement lié. G[rimm], après avoir vu quelque tans de bonne amitié Mlle. F[el], s’avisa tout d’un coup d’en devenir éperdument amoureux & de vouloir supplanter C[ahusa]c. La belle, se piquant de constance, éconduisit ce nouveau prétendant. Celui-ci prit l’affaire au tragique & s’avisa d’en vouloir mourir. Il tomba tout subitement dans la plus étrange maladie dont jamais peut-être on ait oui parler. Il passoit les jours & les nuits dans une continuelle léthargie, les yeux bien ouverts, le pouls bien battant, mais sans parler, sans manger, sans bouger, paraissant quelquefois entendre, mais ne répondant jamais, pas [140] même par signe, & du reste sans agitation, sans douleur, sans fièvre & restant là comme s’il eût été mort. L’abbé Raynal & moi nous partageâmes sa garde; l’abbé, plus robuste & mieux portant, y passoit les nuits, moi les jours, sans le quitter, jamais ensemble; & l’un ne partoit jamais sans que l’autre ne fût arrivé. Le comte de F[riès]e, alarmé, lui amena Senac, qui, après l’avoir bien examiné, dit que ce ne seroit rien & n’ordonna rien. Mon effroi pour mon ami me fit observer avec soin la contenance du médecin & je le vis sourire en sortant. Cependant le malade resta plusieurs jours immobile, sans prendre ni bouillon, ni quoi que ce fût, que des cerises confites que je lui mettois de tans en tans sur la langue & qu’il avaloit fort bien. Un beau matin il se leva, s’habilla & reprit son train de vie ordinaire, sans que jamais il m’ait reparlé, ni, que je sache, à l’abbé Raynal, ni à personne, de cette singulière léthargie, ni des soins que nous lui avions rendus tandis qu’elle avoit duré.

Cette aventure ne laissa pas de faire du bruit, & c’eût été réellement une anecdote merveilleuse que la cruauté d’une fille d’Opéra eût fait mourir un homme de désespoir. Cette belle passion mit G[rimm] à la mode; bientôt il passa pour un prodige d’amour, d’amitié, d’attachement de toute espèce. Cette opinion le fit rechercher & fêter dans le grand monde & par là l’éloigna de moi, qui jamais n’avois été pour lui qu’un pis-aller. Je le vis prêt à m’échapper tout à fait. J’en fus navré, car tous les sentimens vifs dont il faisoit parade étoient ceux qu’avec moins de bruit j’avois pour lui. J’étois bien aise qu’il réussît dans le monde; mais je n’aurois pas voulu que ce [141] fût en oubliant son ami. Je lui dis un jour: G[rimm], vous me négligez; je vous le pardonne: quand la premier ivresse des succès bruyans aura fait son est & que vous en sentirez le vide, j’espère que vous reviendrez à moi & vous me retrouverez toujours: quant à présent, ne vous gênez point; je vous laisse libre & je vous attends. Il me dit que j’avois raison, s’arrangea en conséquence & se mit si bien à son aise, que je ne le vis plus qu’avec nos amis communs.

Notre principal point de réunion, avant qu’il fût aussi lié avec Mde. D’[Epina]y qu’il le fut dans la suite, étoit la maison du baron d’H[olbac]k. Ce dit baron étoit un fils de parvenu, qui jouissoit d’une assez grande fortune, dont il usoit noblement, recevant chez lui des gens de lettres & de mérite & par son savoir & ses lumières, tenant bien sa place au milieu d’eux. Lié depuis long-tans avec Diderot, il m’avoit recherché par son entremise, même avant que mon nom fût connu. Une répugnance naturelle m’empêcha long-tans de répondre à ses avances. Un jour qu’il m’en demanda la raison, je lui dis: Vous êtes trop riche. Il s’obstina & vainquit enfin. Mon plus grand malheur fut toujours de ne pouvoir résister aux caresses: je ne me suis jamais bien trouvé d’y avoir cédé.

Une autre connoissance, qui devint amitié sitôt que j’eus un titre pour y prétendre, fut celle de M. Duclos. Il y avoit plusieurs années que je l’avois vu pour la premier fois à la C[hevrett]e chez Mde. D’[Epina]y, avec laquelle il étoit très bien. Nous ne fîmes que dîner ensemble, il repartit le même jour. Mais nous causâmes quelques momens après le dîne. Mde. [142] D’....y lui avoit parlé de moi & de mon opéra des Muses galantes. Duclos, doué de trop grands talens pour ne pas aimer ceux qui en avoient, s’étoit prévenu pour moi, m’avoit invité à l’aller voir. Malgré mon ancien penchant renforcé par la connoissance, ma timidité, ma paresse me retinrent tant que je n’eus aucun passeport auprès de lui que sa complaisance: mais, encouragé par mon premier succès & par ses éloges qui me revinrent, je fus le voir, il vint me voir; & ainsi commencèrent entre nous des liaisons qui me le rendront toujours cher, & à qui je dois de savoir, outre le témoignage de mon propre coeur, que la droiture & la probité peuvent s’allier quelquefois avec la culture des lettres.

Beaucoup d’autres liaisons moins solides, & dont je ne fois pas ici mention, furent l’effet de mes premiers succès & durèrent jusqu’à ce que la curiosité fût satisfaite. J’étois un homme sitôt vu, qu’il n’y avoit rien à voir de nouveau dès le lendemain. Une femme cependant, qui me rechercha dans ce tems-là, tint plus solidement que toutes les autres: ce fut Mde. la marquise de Créqui, nièce de M. le bailli de Froulay, Ambassadeur de Malte, dont le frère avoit précédé M. de M[ontaigu] dans l’ambassade de Venise & que j’avois été voir à mon retour de ce pays-là. Mde. de Créqui m’écrivit; j’allai chez elle: elle me prit en amitié. J’y dînois quelquefois, j’y vis plusieurs gens de lettres & entre autres M. Saurin, l’auteur de Spartacus, de Barneveldt, etc., devenu depuis lors mon très cruel ennemi sans que j’en puisse imaginer d’autre cause, sinon que je porte le nom d’un homme que son pere a bien cruellement persécuté.

[143] On voit que pour un copiste qui devoit être occupé de son métier du matin jusqu’au soir, j’avois des distractions qui ne rendoient pas ma journée fort lucrative, & qui m’empêchoient d’être aussi attentif à ce que je faisois pour le bien faire; aussi perdois-je à effacer ou gratter mes fautes ou à recommencer ma feuille, plus de la moitié du tems qu’on me laissoit. Cette importunité me rendoit de jour en jour Paris plus insupportable & me faisoit rechercher la campagne avec ardeur. J’allai plusieurs fois passer quelques jours à Marcoussis, dont Mde. le Vasseur connoissoit le vicaire, chez lequel nous nous arrangions tous de façon qu’il ne s’en trouvoit pas mal. G[rimm] y vint une fois avec nous.* [*Puisque j’ai négligé de raconter ici une petite, mais mémorable aventure, que j’eus-là avec M. G....., un matin que nous devions aller diner à la fontaine de St. Vandrille, je n’y reviendrai pas; mais en y repensant dans la suite, j’en ai conclu qu’il couvoit dès-lors au fond de son coeur, le complot qu’il a exécuté depuis avec un si prodigieux succès.] Le vicaire avoit de la voix, chantoit bien & quoiqu’il ne sût pas la musique, il apprenoit sa partie avec beaucoup de facilité & de précision. Nous y passions le tems à chanter mes trios de C[henonceau]x. J’y en fis deux ou trois nouveaux, sur des paroles que G[rimm] & le vicaire bâtissoient tant bien que mal. Je ne puis m’empêcher de regretter ces trios faits & chantés dans des momens de bien pure joie & que j’ai laissés à Wootton avec toute ma musique. Mlle. Davenport en a peut-être déjà fait des papillotes, mais ils méritoient d’être conservés & sont pour la plupart d’un très bon contrepoint. Ce fut après quelqu’un de ces petits voyages, où j’avois le plaisir de voir la tante à son aise, bien [144] gaie, & où je m’égayois fort aussi, que j’écrivis au vicaire fort rapidement & fort mal une épître en vers qu’on trouvera parmi mes papiers.

J’avois, plus près de Paris, une autre station fort de mon goût chez M. Mussard, mon compatriote, mon parent & mon ami, qui s’étoit fait à Passy une retraite charmante où j’ai coulé de bien paisibles moments. M. Mussard étoit un joaillier, homme de bon sens, qui, après avoir acquis dans son commerce une fortune honnête & avoir marié sa fille unique à M. de Valmalette, fils d’un agent de change & Maître d’hôtel du roi, prit le sage parti de quitter le négoce & les affaires & de mettre un intervalle de repos & de jouissance entre le tracas de la vie & la mort. Le bon homme Mussard, vrai philosophe de pratique, vivoit sans souci, dans une maison très agréable qu’il s’étoit bâtie & dans un très joli jardin qu’il avoit planté de ses mains. En fouillant à fond de cuve les terrasses de ce jardin, il trouva des coquillages fossiles & il en trouva en si grande quantité, que son imagination exaltée ne vit plus que coquilles dans la nature & qu’il crut enfin tout de bon que l’univers n’étoit que coquilles, débris de coquilles & que la terre n’étoit que du cron. Toujours occupé de cet objet de ses singulières découvertes, il s’échauffa si bien sur ces idées, qu’elles se seroient enfin tournées dans sa tête en système, c’est-à-dire en folie, si, très heureusement pour sa raison, mais bien malheureusement pour ses amis, auxquels il étoit cher, & qui trouvoient chez lui l’asyle le plus agréable, la mort ne fût venue le leur enlever par la [145] plus étrange & cruelle maladie. C’étoit une tumeur dans l’estomac, toujours croissante, qui l’empêchoit de manger, sans que durant très-long-tems on en trouvât la cause & qui finit, après plusieurs années de souffrances, par le faire mourir de faim. Je ne puis me rappeler, sans des serremens de coeur, les derniers tems de ce pauvre & digne homme, qui, nous recevant encore avec tant de plaisir Lenieps & moi, les seuls amis que le spectacle des maux qu’il souffroit n’écarta pas de lui, jusqu’à sa dernière heure, qui, dis-je, étoit réduit à dévorer des yeux le repas qu’il nous faisoit servir, sans pouvoir presque humer quelques gouttes d’un thé bien léger, qu’il falloit rejeter un moment après. Mais avant ces tems de douleur, combien j’en ai passé chez lui d’agréables avec les amis d’élite qu’il s’étoit faits! A leur tête je mets l’abbé Prevot, homme très aimable & très simple, dont le coeur vivifioit ses écrits, dignes de l’immortalité & qui n’avoit rien dans l’humeur ni dans la société du sombre coloris qu’il donnoit à ses ouvrages; le médecin Procope, petit Esope à bonnes fortunes; Boulanger, le célèbre auteur posthume du Despotisme oriental & qui, je crois, étendoit les systèmes de Mussard sur la durée du monde. En femmes, Mde. D[enis], nièce de V[oltaire], qui, n’étant alors qu’une bonne femme, ne faisoit pas encore du bel esprit; Mde. Vanloo, non pas belle assurément, mais charmante, qui chantoit comme un ange; Mde. de Valmalette elle-même, qui chantoit aussi & qui, quoique fort maigre, eût été fort aimable si elle en eût moins eu la prétention. Telle étoit à peu près la société de M. Mussard, [146] qui m’auroit assez plu si son tête-à-tête avec sa conchyliomanie ne m’avoit plu davantage; & je puis dire que pendant plus de six mais j’ai travaillé à son cabinet avec autant de plaisir que lui-même.

Il y avoit long-tems qu’il prétendoit que pour mon état les eaux de Passy me seroient salutaires, & qu’il m’exhortoit à les venir prendre chez lui. Pour me tirer, un peu de l’urbaine cohue, je me rendis à la fin & je fus passer à Passy huit ou dix jours, qui me firent plus de bien parce que j’étois à la campagne, que parce que j’y prenois les eaux. Mussard jouoit du violoncelle & aimoit passionnément la musique italienne. Un soir nous en parlâmes beaucoup avant de nous coucher & sur-tout des opere buffe que nous avions vus l’un & l’autre en Italie & dont nous étions tous deux transportés. La nuit, ne dormant pas, j’allai rêver comment on pourroit faire pour donner en France l’idée d’un drame de ce genre; car les Amours de Ragonde n’y ressembloient point du tout. Le matin, en me promenant & prenant des eaux, je fis quelques manières de vers très à la hâte & j’y adaptai des chans qui me revinrent en les faisant. Je barbouillai le tout dans une espèce de salon voûté qui étoit au haut du jardin; & au thé, je ne pus m’empêcher de montrer ces airs à Mussard & à Mlle. Duvernois sa gouvernante, qui étoit en vérité une très bonne & aimable fille. Les trois morceaux que j’avois esquissés étoient le premier monologue: J’ai perdu mon serviteur; l’air du Devin, L’amour croît s’il s’inquiète; & le dernier duo: A jamais, Colin, je t’engage, etc. J’imaginois si peu que cela valût la peine d’être suivi, [147] que, sans les applaudissemens& les encouragemens de l’un & de l’autre, j’allois jeter au feu mes chiffons & n’y plus penser, comme j’ai fait tant de fois pour des choses du moins aussi bonnes: mais ils m’excitèrent si bien, qu’en six jours mon drame fut écrit, à quelques vers près & toute ma musique esquissée, tellement que je n’eus plus à faire à Paris qu’un peu de récitatif & tout le remplissage; & j’achevai le tout avec une telle rapidité, qu’en trois semaines mes scènes furent mises au net & en état d’être représentées. Il n’y manquoit que le divertissement, qui ne fut fait que long-tems après.

Echauffé de la composition de cet ouvrage, j’avois une grande passion de l’entendre & j’aurois donné tout au monde pour le voir représenter à ma fantaisie, à portes fermées, comme on dit que Lulli fit une fois jouer Armide pour lui seul. Comme il ne m’étoit pas possible d’avoir ce plaisir qu’avec le public, il falloit nécessairement, pour jouir de ma pièce, la faire passer à l’Opéra. Malheureusement elle étoit dans un genre absolument neuf, auquel les oreilles n’étoient point accoutumées; & d’ailleurs, le mauvais succès des Muses galantes me faisoit prévoir celui du Devin, si je le présentois sous mon nom. Duclos me tira de peine & se chargea de faire essayer l’ouvrage en laissant ignorer l’auteur. Pour ne pas me déceler, je ne me trouvai point à cette répétition; & les petits violons* [*C’est ainsi qu’on appeloit Rebel & Francoeur, qui s’étoient fait connoître dès leur jeunesse en allant ensemble jouer du violon dans les maisons.] qui la dirigèrent, ne surent eux-mêmes quel en étoit l’auteur, qu’après qu’une acclamation générale [148] eut attesté la bonté de l’ouvrage. Tous ceux qui l’entendirent en étoient enchantés, au point que dès le lendemain, dans toutes les sociétés, on ne parloit d’autre chose. M. de Cury, intendant des menus, qui avoit assisté à la répétition, demanda l’ouvrage pour être donné à la Cour. Duclos, qui savoit mes intentions, jugeant que je serois moins le Maître de ma pièce à la Cour qu’à Paris, la refusa. Cury la réclama d’autorité. Duclos tint bon; & le débat entre eux devint si vif, qu’un jour à l’Opéra ils alloient sortir ensemble, si on ne les eût séparés. On voulut s’adresser à moi; je renvoyai la décision de la chose à M. Duclos. Il fallut retourner à lui. M. le duc d’Aumont s’en mêla. Duclos crut enfin devoir céder à l’autorité, & la pièce fut donnée pour être jouée à Fontainebleau.

La partie à laquelle je m’étois le plus attaché & où je m’éloignois le plus de la route commune, étoit le récitatif. Le mien étoit accentué d’une façon toute nouvelle, marchoit avec le débit de la parole. On n’osa laisser cette terrible innovation; l’on craignoit qu’elle ne révoltât les oreilles moutonnières. Je consentis que Franceuil & Jelyotte fissent un autre récitatif, mais je ne voulus pas m’en mêler.

Quand tout fut prêt & le jour fixé pour la représentation, l’on me proposa le voyage de Fontainebleau, pour voir au moins la dernière répétition. J’y fus avec Mlle. F[el], G[rimm] & je crois, l’abbé Raynal, dans une voiture de la Cour. La répétition fut passable; j’en fus plus content que je ne m’y étois attendu. L’orchestre étoit nombreux, composé de ceux de l’Opéra & de la Musique du Roi. Jelyotte faisoit [149] Colin, Mlle. Fel Colette, Cuvilier le Devin; les choeurs étoient ceux de l’opéra. Je dis peu de chose: c’étoit Jelyotte qui avoit tout dirigé; je ne voulus pas contrôler ce qu’il avoit fait & malgré mon ton romain, j’étois honteux comme un écolier au milieu de tout ce monde.

Le lendemain, jour de la représentation, j’allai déjeuner au café du grand commun. Il y avoit là beaucoup de monde. On parloit de la répétition de la veille & de la difficulté qu’il y avoit eu d’y entrer. Un officier qui étoit là dit qu’il étoit entré sans peine, conta au long ce qui s’y étoit passé, dépeignit l’auteur, rapporta ce qu’il avoit fait, ce qu’il avoit dit; mais ce qui m’émerveilla de ce récit assez long, fait avec autant d’assurance que de simplicité, fut qu’il ne s’y trouva pas un seul mot de vrai. Il m’étoit très clair que celui qui parloit si savamment de cette répétition n’y avoit point été, puisqu’il avoit devant les yeux, sans le connaître, cet auteur qu’il disoit avoir tant vu. Ce qu’il y eut de plus singulier dans cette scène fut l’effet qu’elle fit sur moi. Cet homme étoit d’un certain âge; il n’avoit point l’air ni le ton fat & avantageux; sa physionomie annonçoit un homme de mérite, sa croix de St. Louis annonçoit un ancien officier. Il m’intéressoit, malgré son impudence & malgré moi: tandis qu’il débitoit ses mensonges, je rougissais, je baissois les yeux, j’étois sur les épines; je cherchois quelquefois en moi-même s’il n’y auroit pas moyen de le croire dans l’erreur & de bonne foi. Enfin tremblant que quelqu’un ne me reconnût & ne lui en fit l’affront, je me hâtai d’achever mon chocolat sans [150] rien dire, & baissant la tête en passant devant lui, je sortis le plus tôt qu’il me fut possible, tandis que les assistans péroroient sur sa relation. Je m’apperçus dans la rue que j’étois en sueur; & je suis sûr que si quelqu’un m’eût reconnu & nommé avant ma sortie, on m’auroit vu la honte & l’embarras d’un coupable, par le seul sentiment de la peine que ce pauvre homme auroit à souffrir si son mensonge étoit reconnu.

Me voici dans un de ces momens critiques de ma vie où il est difficile de ne faire que narrer, parce qu’il est presque impossible que la narration même ne porte empreinte de censure ou d’apologie. J’essayerai toutefois de rapporter comment & sur quels motifs je me conduisis, sans y ajouter ni louanges ni blâme.

J’étois ce jour-là dans le même équipage négligé qui m’étoit ordinaire; grande barbe & perruque assez mal peignée. Prenant ce défaut de décence pour un acte de courage, j’entrai de cette façon dans la même salle où devoient arriver, peu de tems après, le roi, la reine, la famille royale & toute la Cour. J’allai m’établir dans la loge où me conduisit M. de Cury & qui étoit la sienne: c’étoit une grande loge sur le théâtre, vis-à-vis une petite loge plus élevée, où se plaça le Roi avec Mde. de Pompadour. Environné de Dames & seul d’homme sur le devant de la loge, je ne pus douter qu’on ne m’eût mis là précisément pour être en vue. Quand on eut allumé, me voyant dans cet équipage au milieu de gens tous excessivement parés, je commençai d’être mal à mon aise; je me demandai si j’étois à ma [151] place? si j’y étois mis convenablement? & après quelques minutes d’inquiétude, je me répondis: oui, avec une intrépidité qui venoit peut-être plus de l’impossibilité de m’en dédire, que de la force de mes raisons. Je me dis: je suis à ma place puisque je vais jouer ma pièce, que j’y suis invité, que je ne l’ai faite que pour cela & qu’après tout personne n’a plus de droit que moi-même à jouir du fruit de mon travail & de mes talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux, ni pis: si je recommence à m’asservir à l’opinion dans quelque chose, m’y voilà bientôt asservi derechef en tout. Pour être toujours moi-même, je ne dois rougir, en quelque lieu que ce soit, d’être mis selon l’état que j’ai choisi; mon extérieur est simple & négligé, mais non crasseux ni malpropre: la barbe ne l’est point en elle-même, puisque c’est la nature qui nous la donne & que, selon les tems & les modes, elle est quelquefois un ornement. On me trouvera ridicule, impertinent, eh! que m’importe! Je dois savoir endurer le ridicule & le blâme, pourvu qu’ils ne soient pas mérités. Après ce petit soliloque, je me raffermis si bien que j’aurois été intrépide, si j’eusse eu besoin de l’être. Mais soit effet de la présence du maître, soit naturelle disposition des coeurs, je n’apperçus rien que d’obligeant & d’honnête dans la curiosité dont j’étois l’objet. J’en fus touché jusqu’à recommencer d’être inquiet sur moi-même & sur le sort de ma pièce, craignant d’effacer des préjugés si favorables, qui sembloient ne chercher qu’à m’applaudir. J’étois armé contre leur raillerie; mais leur air caressant, auquel je ne m’étois pas attendu, me subjugua si bien [152] que je tremblois comme un enfant quand on commença.

J’eus bientôt de quoi me rassurer. La pièce fut très mal jouée quant aux acteurs, mais bien chantée & bien exécutée quant à la musique. Dès la premier scène, qui véritablement est d’une naiveté touchante, j’entendis s’élever dans les loges un murmure de surprise & d’applaudissement jusqu’àlors inoui dans ce genre de pièces. La fermentation croissante alla bientôt au point d’être sensible dans toute l’assemblée & pour parler à la Montesquieu, d’augmenter son effet par son effet même. A la scène des deux petites bonnes gens, cet effet fut à son comble. On ne claque point devant le roi, cela fit qu’on entendit tout; la pièce & l’auteur y gagnèrent. J’entendois autour de moi un chuchotement de femmes qui me sembloient belles comme des anges & qui s’entre disoient à demi-voix: Cela est charmant, cela est ravissant; il n’y a pas un son là qui ne parle au coeur. Le plaisir de donner de l’émotion à tant d’aimables personnes m’émut moi-même jusqu’aux larmes & je ne pus les contenir au premier duo, en remarquant que je n’étois pas seul à pleurer. J’eus un moment de retour sur moi-même, en me rappelant le concert de M. de Treitorens. Cette réminiscence eut l’effet de l’esclave qui tenoit la couronne sur la tête, des triomphateurs; mais elle fut courte & je me livrai bientôt pleinement & sans distraction au plaisir de savourer ma gloire. Je suis pourtant sûr qu’en ce moment la volupté du sexe y entroit beaucoup plus que la vanité d’auteur, & sûrement s’il n’y eût eu là que des hommes, je n’aurois pas été dévoré comme je l’étois sans [153] cesse, du désir de recueillir de mes lèvres les délicieuses larmes que je faisois couler. J’ai vu des pièces exciter de plus vifs transports d’admiration, mais jamais une ivresse aussi pleine, aussi douce, aussi touchante, régner dans tout un spectacle & sur-tout à la Cour, un jour de premier représentation. Ceux qui ont vu celle-là doivent s’en souvenir; car l’effet en fut unique.

Le même soir M. le duc d’Aumont me fit dire de me trouver au château le lendemain sur les onze heures & qu’il me présenteroit au roi. M. de Cury, qui me fit ce message, ajouta qu’on croyoit qu’il s’agissoit d’une pension & que le Roi vouloit me l’annoncer lui-même. Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante journée fut une nuit d’angoisse & de perplexité pour moi? Ma premier idée après celle de cette représentation, se porta sur un fréquent besoin de sortir, qui m’avoit fait beaucoup souffrir le soir même au spectacle & qui pouvoit me tourmenter le lendemain quand je serois dans la galerie ou dans les appartemens du roi, parmi tous ces grands, attendant le passage de sa Majesté. Cette infirmité étoit la principale cause qui me tenoit écarté des cercles & qui m’empêchoit d’aller m’enfermer chez des femmes. L’idée seule de l’état où ce besoin pouvoit me mettre étoit capable de me le donner au point de m’en trouver mal, à moins d’un esclandre auquel j’aurois préféré la mort. Il n’y a que les gens qui connaissent cet état qui puissent juger de l’effroi d’en courir le risque.

Je me figurois ensuite devant le roi, présenté à Sa Majesté, qui daignoit s’arrêter & m’adresser la parole. C’étoit là qu’il [154] falloit de la justesse & de la présence d’esprit pour répondre. Ma maudite timidité, qui me trouble devant le moindre inconnu, m’aurait-elle quitté devant le Roi de France, ou m’aurait-elle permis de bien choisir à l’instant ce qu’il falloit dire! Je voulais, sans quitter l’air & le ton sévère que j’avois pris, me montrer sensible à l’honneur que me faisoit un si grand monarque. Il falloit envelopper quelque grande & utile vérité dans une louange belle & méritée. Pour préparer d’avance une réponse heureuse, il auroit fallu prévoir juste ce qu’il pourroit me dire; & j’étois sûr après cela de ne pas retrouver en sa présence un mot de ce que j’aurois médité. Que deviendrais-je en ce moment & sous les yeux de toute la Cour, s’il alloit m’échapper dans mon trouble quelqu’une de mes balourdises ordinaires? Ce danger m’alarma, m’effraya, me fit frémir au point de me déterminer, à tout risque à ne m’y pas exposer.

Je perdais, il est vrai, la pension qui m’étoit offerte en quelque sorte; mais je m’exemptois aussi du joug qu’elle m’eût imposé. Adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment oser désormois parler d’indépendance & de désintéressement? Il ne falloit plus que flatter ou me taire en recevant cette pension: encore qui m’assuroit qu’elle me seroit payée? Que de pas à faire, que de gens à solliciter! Il m’en coûteroit plus de soins & bien plus désagréables pour la conserver, que pour m’en passer. Je crus donc, en y renonçant, prendre un parti très conséquent à mes principes & sacrifier l’apparence à la réalité. Je dis ma résolution à G[rimm], qui n’y opposa rien. Aux autres j’alléguai ma santé & je partis le matin même.

[155] Mon départ fit du bruit & fut généralement blâmé. Mes raisons ne pouvoient être senties par tout le monde: m’accuser d’un sot orgueil étoit bien plus tôt fait & contentoit mieux la jalousie de quiconque sentoit en lui-même qu’il ne se seroit pas conduit ainsi. Le lendemain Jelyotte m’écrivit un bill & où il me détailla les succès de ma pièce & l’engouement où le roi lui-même en étoit. Toute la journée, me marquait-il, Sa Majesté ne cesse de chanter, avec la voix la plus fausse de son royaume: J’ai perdu mon serviteur; j’ai perdu tout mon bonheur. Il ajoutoit que dans la quinzaine on devoit donner une seconde représentation du Devin, qui constatoit aux yeux de tout le public le plein succès de la première.

Deux jours après, comme j’entrois le soir sur les neuf heures chez Mde. D’[Epina]y, où j’allois souper, je me vis croisé par un fiacre à la porte. Quelqu’un qui étoit dans ce fiacre me fit signe d’y monter; j’y monte: c’étoit Diderot. Il me parla de la pension avec un feu que, sur pareil sujet je n’aurois pas attendu d’un philosophe. Il ne me fit pas un crime de n’avoir pas voulu être présenté au roi; mais il m’en fit un terrible de mon indifférence pour la pension. Il me dit que si j’étois désintéressé pour mon compte, il ne m’étoit pas permis de l’être pour celui de Mde. le Vasseur & de sa fille; que je leur devois de n’omettre aucun moyen possible & honnête de leur donner du pain; & comme on ne pouvoit pas dire après tout que j’eusse refusé cette pension, il soutint que, puisqu’on avoit paru disposé à me l’accorder, je devois la solliciter & l’obtenir à quelque prix [156] que ce fût. Quoique je fusse touché de son zèle, je ne pus goûter ses maximes & nous eûmes à ce sujet une dispute très vive, la premier que j’aye eue avec lui; & nous n’en avons jamais eu que de cette espèce, lui me prescrivant ce qu’il prétendoit que je devois faire, & moi m’en défendant, parce que je croyois ne le devoir pas.

Il étoit tard quand nous nous quittâmes. Je voulus le mener souper chez Mde. D’[Epina]y, il ne le voulut point; & quelque effort que le désir d’unir tous ceux que j’aime m’ait fait faire en divers tems pour l’engager à la voir, jusqu’à la mener à sa porte qu’il nous tint fermée, il s’en est toujours défendu, ne parlant d’elle qu’en termes très méprissans. Ce ne fut qu’après ma brouillerie avec elle & avec lui qu’ils se lièrent, & qu’il commença d’en parler avec honneur.

Depuis lors Diderot & G[rimm] semblèrent prendre à tâche d’aliéner de moi les gouverneurs, leur faisant entendre que si elles n’étoient pas plus à leur aise, c’étoit mauvaise volonté de ma part & qu’elles ne feraient jamais rien avec moi. Ils tâchoient de les engager à me quitter, leur promettant un regrat de sel, un bureau de tabac & je ne sais quoi encore, par le crédit de Mde. D’[Epina]y. Ils voulurent même entraîner Duclos ainsi que d’H[olbac]k dans leur ligue; mais le premier s’y refusa toujours. J’eus alors quelque vent de tout ce manège; mais je ne l’appris bien distinctement que long-tems après & j’eus souvent à déplorer le zèle aveugle & peu discret de mes amis, qui, cherchant à me réduire, incommodé comme j’étois, à la plus triste solitude, [157] travailloient dans leur idée à me rendre heureux par les moyens les plus propres en effet à me rendre misérable.

Le carnaval suivant 1753 le Devin fut joué à Paris, & j’eus le temps, dans cet intervalle, d’en faire l’ouverture & le divertissement. Ce divertissement, tel qu’il est gravé, devoit être en action d’un bout à l’autre & dans un sujet suivi, qui, selon moi, fournissoit des tableaux très agréables. Mais quand je proposai cette idée à l’Opéra, on ne m’entendit seulement pas, & il fallut coudre des chants & des danses à l’ordinaire: cela fit que ce divertissement, quoique plein d’idées charmantes, qui ne déparent point les scènes, réussit très-médiocrement. J’ôtai le récitatif de Jelyotte & je rétablis le mien, tel que je l’avois fait d’abord & qu’il est gravé; & ce récitatif, un peu francisé, je l’avoue, c’est-à-dire traîné par les acteurs, loin de choquer personne, n’a pas moins réussi que les airs & a paru, même au public, tout aussi bien fait pour le moins. Je dédiai ma pièce à M. Duclos qui l’avoit protégée & je déclarai que ce seroit ma seule dédicace. J’en ai pourtant fait une seconde avec son consentement; mais il a dû se tenir encore plus honoré de cette exception, que si je n’en avois fait aucune.

J’ai sur cette pièce beaucoup d’anecdotes, sur lesquelles des choses plus importantes à dire ne me laissent pas le loisir de m’étendre ici. J’y reviendrai peut-être un jour dans le supplément. Je n’en saurois pourtant omettre une, qui peut avoir trait à tout ce qui suit. Je visitois un jour dans le cabinet du baron d’H[olbac]k sa musique; après en avoir parcouru de [158] beaucoup d’espèces, il me dit, en me montrant un recueil de pièces de clavecin: Voilà des pièces qui ont été composées pour moi; elles sont pleines de goût, bien chantantes; personne ne les connaît ni ne les verra que moi seul. Vous en devriez choisir quelqu’une pour l’insérer dans votre divertissement. Ayant dans la tête des sujets d’airs & des symphonies beaucoup plus que je n’en pouvois employer, je me souciois très peu des siens. Cependant il me pressa tant, que par complaisance je choisis une pastorelle que j’abrégeai & que je mis en trio pour l’entrée des compagnes de Colette. Quelques mais après & tandis qu’on représentoit le Devin, entrant un jour chez G[rimm], je trouvai du monde autour de son clavecin, d’où il se leva brusquement à mon arrivée. En regardant machinalement sur son pupitre, j’y vis ce même recueil du baron d’H[olbac]k, ouvert précisément à cette même pièce qu’il m’avoit pressé de prendre, en m’assurant qu’elle ne sortiroit jamais de ses mains. Quelque tems après je vis encore ce même recueil ouvert sur le clavecin de M. D’[Epina]y, un jour qu’il avoit musique chez lui. G[rimm] ni personne n’a jamais parlé de cet air & je n’en parle ici moi-même que parce qu’il se répandit quelque tems après un bruit que je n’étois pas l’auteur du Devin du village. Comme je ne fus jamais un grand croque-note, je suis persuadé que sans mon dictionnaire de musique, on auroit dit à la fin que je ne la savois pas.* [*Je ne prévoyois guère encore qu’on le diroit enfin, malgré le dictionnaire.]

Quelque temps avant qu’on donnât le Devin du village, [159] il étoit arrivé à Paris des bouffons italiens, qu’on fit jouer sur le théâtre de l’Opéra, sans prévoir l’effet qu’ils y alloient faire. Quoiqu’ils fussent détestables & que l’orchestre, alors très ignorant, estropiât à plaisir les pièces qu’ils donnèrent, elles ne laissèrent pas de faire à l’Opéra François un tort qu’il n’a jamais réparé. La comparaison de ces deux musiques, entendues le même jour sur le même théâtre, déboucha les oreilles françaises; il n’y en eut point qui pût endurer la traînerie de leur musique, après l’accent vif & marqué de l’italienne: sitôt que les bouffons avoient fini, tout s’en alloit. On fut forcé de changer l’ordre & de mettre les bouffons à la fin. On donnoit Eglé, Pygmalion, le Sylphe; rien ne tenoit. Le seul Devin du village soutint la comparaison & plut encore après la Serva Padrona. Quand je composai mon intermède, j’avois l’esprit rempli de ceux-là; ce furent eux qui m’en donnèrent l’idée & j’étois bien éloigné de prévoir qu’on les passeroit en revue à côté de lui. Si j’eusse été un pillard, que de vols seroient alors devenus manifestes & combien on eût pris soin de les faire sentir! Mais rien: on a eu beau faire, on n’a pas trouvé dans ma musique la moindre réminiscence d’aucune autre; & tous mes chants, comparés aux prétendus originaux, se sont trouvés aussi neufs que le caractère de musique que j’avois créé. Si l’on eût mis Mondonville ou Rameau à pareille épreuve, ils n’en seroient sortis qu’en lambeaux.

Les bouffons firent à la musique italienne des sectateurs très ardents. Tout Paris se divisa en deux partis plus échauffés que s’il se fût agi d’une affaire d’état ou de religion. L’un [160] plus puissant, plus nombreux, composé des grands, des riches & des femmes, soutenoit la musique française; l’autre plus vif, plus fier, plus enthousiaste, étoit composé des vrais connaisseurs, des gens à talens, des hommes de génie. Son petit peloton se rassembloit à l’Opéra, sous la loge de la reine. L’autre parti remplissoit tout le reste du parterre & de la salle; mais son foyer principal étoit sous la loge du roi. Voilà d’où vinrent ces noms de partis célèbres dans ce tems-là, de Coin du Roi & de Coin de la Reine. La dispute, en s’animant, produisit des brochures. Le Coin du roi voulut plaisanter; il fut moqué par le Petit Prophète: il voulut se mêler de raisonner; il fut écrasé par la Lettre sur la musique française. Ces deux petits écrits, l’un de G[rimm] & l’autre de moi, sont les seuls qui survivent à cette querelle; tous les autres sont déjà morts.

Mais le Petit Prophète, qu’on s’obstina long-temps à m’attribuer malgré moi, fut pris en plaisanterie, & ne fit pas la moindre peine à son auteur, au lieu que la Lettre sur la musique fut prise au sérieux & souleva contre moi toute la nation, qui se crut offensée dans sa musique. La description de l’incroyable effet de cette brochure seroit digne de la plume de Tacite. C’étoit le tems de la grande querelle du parlement & du clergé. Le parlement venoit d’être exilé; la fermentation étoit au comble: tout menaçoit d’un prochain soulèvement. La brochure parut; à l’instant toutes les autres querelles furent oubliées; on ne songea qu’au péril de la musique française & il n’y eut plus de soulèvement que contre moi. Il fut tel, que la nation n’en est jamais bien [161] revenue. A la Cour on ne balançoit qu’entre la Bastille & l’exil, & la lettre-de-cachet alloit être expédiée, si M. de Voyer n’en eût fait sentir le ridicule. Quand on lira que cette brochure a peut-être empêché une révolution dans l’état, on croira rêver. C’est pourtant une vérité bien réelle, que tout Paris peut encore attester, puisqu’il n’y a pas aujourd’hui plus de quinze ans de cette singulière anecdote.

Si l’on n’attenta pas à ma liberté, l’on ne m’épargna pas du moins les insultes; ma vie même fut en danger. L’orchestre de l’opéra fit l’honnête complot de m’assassiner quand j’en sortirais. On me le dit, je n’en fus que plus assidu à l’opéra & je ne sus que long-tems après que M. Ancelet officier des mousquetaires, qui avoit de l’amitié pour moi, avoit détourné l’effet du complot en me faisant escorter à mon insu à la sortie du spectacle. La ville venoit d’avoir la direction de l’opéra. Le premier exploit du prévôt des marchands fut de me faire ôter mes entrées & cela de la façon la plus malhonnête qu’il fût possible, c’est-à-dire en me les faisant refuser publiquement à mon passage; de sorte que je fus obligé de prendre un billet d’amphithéâtre, pour n’avoir pas l’affront de m’en retourner ce jour-là. L’injustice étoit d’autant plus criante, que le seul prix que j’avois mis à ma pièce, en la leur cédant, étoit mes entrées à perpétuité; car quoique ce fût un droit pour tous les auteurs & que j’eusse ce droit à double titre, je ne laissai pas de le stipuler expressément en présence de M. Duclos. Il est vrai qu’on m’envoya pour mes honoraires, par le caissier de l’opéra, cinquante louis que je n’avois pas demandés; mais outre [162] que ces cinquante louis ne faisoient pas même la somme qui me revenoit dans les règles, ce payement n’avoit rien de commun avec le droit d’entrées formellement stipulé & qui en étoit entièrement indépendant. Il y avoit dans ce procédé une telle complication d’iniquité & de brutalité, que le public, alors dans sa plus grande animosité contre moi, ne laissa pas d’en être unanimement choqué; & tel qui m’avoit insulté la veille crioit le lendemain tout haut, dans la salle, qu’il étoit honteux d’ôter ainsi les entrées à un auteur qui les avoit si bien méritées & qui pouvoit même les réclamer pour deux. Tant est juste le proverbe italien: qu’ogn’un ama la giustizia in casa d’altrui.

Je n’avois là-dessus qu’un parti à prendre; c’étoit de réclamer mon ouvrage, puisqu’on m’en ôtoit le prix convenu. J’écrivis pour cet effet à M. d’A[rgenson] qui avoit le département de l’opéra, & je joignis à ma lettre un mémoire qui étoit sans réplique, & qui demeura sans réponse & sans effet ainsi que ma lettre. Le silence de cet homme injuste me resta sur le coeur & ne contribua pas à augmenter l’estime très médiocre que j’eus toujours pour son caractère & pour ses talents. C’est ainsi qu’on a gardé ma pièce à l’Opéra, en me frustrant du prix pour lequel je l’avois cédée. Du foible au fort, ce seroit voler; du fort au foible, c’est seulement s’approprier le bien d’autrui.

Quant au produit pécuniaire de cet ouvrage, quoiqu’il ne m’ait pas rapporté le quart de ce qu’il auroit rapporté dans les mains d’un autre, il ne laissa pas d’être assez grand pour me mettre en état de subsister plusieurs années & suppléer [163] à la copie, qui alloit toujours assez mal. J’eus cent louis du roi, cinquante de Mde. de Pompadour pour la représentation de Bellevue, où elle fit elle-même le rôle de Colin, cinquante de l’opéra & cinq cens francs de Pissot pour la gravure; en sorte que cet intermède, qui ne me coûta que cinq ou six semaines de travail, me rapporta presque autant d’argent, malgré mon malheur & ma balourdise, que m’en a rapporté depuis l’Emile, qui m’avoit coûté vingt ans de méditation & trois ans de travail: mais je payai bien l’aisance pécuniaire où me mit cette pièce, par les chagrins infinis qu’elle m’attira. Elle fut le germe des secrètes jalousies qui n’ont éclaté que long-tems après. Depuis son succès, je ne remarquai plus ni dans G[rimm], ni dans Diderot, ni dans presque aucun des gens de lettres de ma connoissance, cette cordialité, cette franchise, ce plaisir de me voir, que j’avois cru trouver en eux jusqu’àlors. Dès que je paroissois chez le baron, la conversation cessoit d’être générale. On se rassembloit par petits pelotons, on se chuchotoit à l’oreille & je restois seul sans savoir à qui parler. J’endurai long-tems ce choquant abandon; & voyant que Mde. d’H[olbak, qui étoit douce & aimable, me recevoit toujours bien, je supportois les grossièretés de son mari, tant qu’elles furent supportables. Mais un jour il m’entreprit sans sujet sans prétexte & avec une telle brutalité devant Diderot, qui ne dit pas un mot, & devant Margency, qui m’a dit souvent depuis lors avoir admiré la douceur & la modération de mes réponses; qu’enfin chassé de chez lui par ce traitement indigne, je sortis, résolu de n’y plus rentrer. Cela ne m’empêcha [164] pas de parler toujours honorablement de lui & de sa maison; tandis qu’il ne s’exprimoit jamais sur mon compte qu’en termes outrageants, méprisans, sans me désigner autrement que par ce petit cuistre, & sans pouvoir cependant articuler aucun tort d’aucune espèce que j’aye eu jamais avec lui, ni avec personne à qui il prît intérêt. Voilà comment il finit par vérifier mes prédictions & mes craintes. Pour moi, je crois que mesdits amis m’auroient pardonné de faire des livres & d’excellens livres, parce que cette gloire ne leur étoit pas étrangère; mais qu’ils ne purent me pardonner d’avoir fait un opéra, ni les succès brillans qu’eut cet ouvrage, parce qu’aucun d’eux n’étoit en état de courir la même carrière, ni d’aspirer aux mêmes honneurs. Duclos seul, au-dessus de cette jalousie, parut même augmenter d’amitié pour moi & m’introduisit chez Mlle. Quinault, où je trouvai autant d’attentions, d’honnêtetés, de caresses, que j’avois peu trouvé tout cela chez M. d’H[olbac]k.

Tandis qu’on jouoit le Devin du village à l’opéra, il étoit aussi question de son auteur à la comédie françoise, mais un peu moins heureusement. N’ayant pu, dans sept ou huit ans, faire jouer mon Narcisse aux italiens, je m’étois dégoûté de ce théâtre, par le mauvais jeu des acteurs dans le françois, & j’aurois bien voulu avoir fait passer ma pièce aux françois plutôt que chez eux. Je parlai de ce désir au comédien la Noue, avec lequel j’avois fait connoissance & qui, comme on soit, étoit homme de mérite & auteur. Narcisse lui plut, il se chargea de le faire jouer anonyme; & en attendant il me procura les entrées, qui me furent d’un [165] grand agrément; car j’ai toujours préféré le théâtre-françois aux deux autres. La pièce fut reçue avec applaudissement & représentée sans qu’on en nommât l’auteur; mais j’ai lieu de croire que les comédiens & bien d’autres ne l’ignoroient pas. Les demoiselles Gaussin & Grandval jouoient les rôles d’amoureuses; & quoique l’intelligence du tout fût manquée à mon avis, on ne pouvoit pas appeller cela une pièce absolument mal jouée. Toutefois je fus surpris & touché de l’indulgence du public, qui eut la patience de l’entendre tranquillement d’un bout à l’autre & d’en souffrir même une seconde représentation, sans donner le moindre signe d’impatience. Pour moi, je m’ennuyai tellement à la première, que je ne pus tenir jusqu’à la fin; & sortant du spectacle, j’entrai au café de Procope où je trouvai Boissi & quelques autres, qui probablement s’étoient ennuyés comme moi. Là je dis hautement mon peccavi, m’avouant humblement ou fièrement l’auteur de la pièce & en parlant comme tout le monde en pensoit. Cet aveu public de l’auteur d’une mauvaise pièce qui tombe fut fort admiré & me parut très peu pénible. J’y trouvai même un dédommagement d’amour-propre dans le courage avec lequel il fut fait; & je crois qu’il y eut en cette occasion plus d’orgueil à parler, qu’il n’y auroit eu de sotte honte à se taire. Cependant, comme il étoit sûr que la pièce, quoique glacée à la représentation, soutenoit la lecture, je la fis imprimer; & dans la préface, qui est un de mes bons écrits, je commençai de mettre à découvert mes principes, un peu plus que je n’avois fait jusqu’àlors.

J’eus bientôt occasion de les développer tout à fait dans un [166] ouvrage de plus grande importance; car ce fut, je pense, en cette année 1753, que parut le Programme de l’académie de Dijon sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus surpris que cette académie eût osé la proposer; mais puisqu’elle avoit eu ce courage, je pouvois bien avoir celui de la traiter & je l’entrepris.

Pour méditer à mon aise ce grand sujet je fis à St. Germain un voyage de sept ou huit jours avec Thérèse, notre hôtesse, qui étoit une bonne femme & une de ses amies. Je compte cette promenade pour une des plus agréables de ma vie. Il faisoit très beau; ces bonnes femmes se chargèrent des soins & de la dépense; Thérèse s’amusoit avec elles; & moi, sans souci de rien, je venois m’égayer sans gêne aux heures des repas. Tout le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j’y cherchois, j’y trouvois l’image des premiers temps, dont je traçois fièrement l’histoire; je faisois main basse sur les petits mensonges des hommes; j’osois dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du tems & des choses qui l’ont défigurée & comparant l’homme de l’homme avec l’homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon ame, exaltée par ces contemplations sublimes, s’élevoit auprès de la divinité, & voyant de-là mes semblables suivre, dans l’aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criois d’une foible voix qu’ils ne pouvoient entendre: insensés, qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous.

De ces méditations résulta le Discours sur l’inégalité, [167] ouvrage qui fut plus du goût de Diderot que tous mes autres écrits, & pour lequel ses conseils me furent le plus utiles,* [*Dans le tems que j’écrivois ceci, je n’avois encore aucun soupçon du grand complot de Diderot & de G...., sans quoi j’aurois aisément reconnu combien le premier abusoit de ma confiance, pour donner à mes écrits ce ton dur & cet air noir qu’ils n’eurent plus quand il cessa de me diriger. Le morceau du philosophe qui s’argumente en se bouchant les oreilles pour s’endurcir aux plaintes d’un malheureux, est de sa façon & il m’en avoit fourni d’autres plus forts encore que je ne pus me résoudre à employer. Mais attribuant cette humeur noire à celle que lui avoit donné le donjon de Vincennes & dont on retrouve dans son Clairval une assez forte dose, il ne me vint jamais à l’esprit d’y soupçonner la moindre méchanceté.] mais qui ne trouva dans toute l’Europe que peu de lecteurs qui l’entendissent & aucun de ceux-là qui voulût en parler. Il avoit été fait pour concourir au prix: je l’envoyai donc, mais sûr d’avance qu’il ne l’auroit pas & sachant bien que ce n’est pas pour des pièces de cette étoffe que sont fondés les prix des académies.

Cette promenade & cette occupation firent du bien à mon humeur & à ma santé. Il y avoit déjà plusieurs années que, tourmenté de mon mal, je m’étois livré tout à fait aux médecins, qui, sans alléger avoient épuisé mes forces & détruit mon tempérament. Au retour de St. Germain je me trouvai plus de forces & me sentis beaucoup mieux. Je suivis cette indication, & résolu de guérir ou mourir sans médecins & sans remèdes, je leur dis adieu pour jamais, & je me mis à vivre au jour la journée, restant coi quand je ne pouvois aller & marchant sitôt que j’en avois la force. Le train de Paris parmi les gens à prétentions étoit si peu de mon goût; les cabales des gens de lettres, leurs honteuses [168] querelles, leur peu de bonne foi dans leurs livres, leurs airs tranchans dans le monde m’étoient si odieux, si antipathiques, je trouvois si peu de douceur, d’ouverture de coeur, de franchise dans le commerce même de mes amis, que, rebuté de cette vie tumultueuse, je commençois à soupirer ardemment après le séjour de la campagne; & ne voyant pas que mon métier me permît de m’y établir, j’y courois du moins passer les heures que j’avois de libres. Pendant plusieurs mois, d’abord après mon dîner j’allois me promener seul au bois de Boulogne, méditant des sujets d’ouvrages, & je ne revenois qu’à la nuit.

G[auffecour]t avec lequel j’étois alors extrêmement lié, se voyant obligé d’aller à Genève pour son emploi, me proposa ce voyage: j’y consentis. Je n’étois pas assez bien pour me passer des soins de la gouverneuse: il fut décidé qu’elle seroit du voyage, que sa mere garderoit la maison; & tous nos arrangemens pris, nous partîmes tous trois ensemble le premier Juin 1754.

Je dois noter ce voyage comme l’époque de la premier expérience qui, jusqu’à l’âge de quarante-deux ans que j’avois alors, ait porté atteinte au naturel pleinement confiant avec lequel j’étois né & auquel je m’étois toujours livré sans réserve & sans inconvénient. Nous avions un carrosse bourgeois qui nous menoit, avec les mêmes chevaux, à très petites journées. Je descendois & marchois souvent à pied. A peine étions-nous à la moitié de notre route, que Thérèse marqua la plus grande répugnance à rester seule dans la voiture avec G[auffecour]t, & que quand, malgré ses prières, je voulois descendre, [169] elle descendoit & marchoit aussi. Je la grondai long-tems de ce caprice & même je m’y opposai tout à fait, jusqu’à ce qu’elle se vît forcée enfin à m’en déclarer la cause. Je crus rêver, je tombai des nues, quand j’appris que mon ami M. de G[auffecour]t, âgé de plus de soixante ans, podagre, impotent, usé de plaisirs & de jouissances, travailloit depuis notre départ à corrompre une personne qui n’étoit plus ni belle ni jeune, qui appartenoit à son ami; & cela par les moyens les plus bas, les plus honteux, jusqu’à lui présenter sa bourse, jusqu’à tenter de l’émouvoir par la lecture d’un livre abominable & par la vue des figures infâmes dont il étoit plein. Thérèse, indignée, lui lança une fois son vilain livre par la portière; & j’appris que, le premier jour, une violente migraine m’ayant fait aller coucher sans souper, il avoit employé tout le tems de ce tête-à-tête à des tentatives & des manœuvres plus dignes d’un satyre & d’un bouc que d’un honnête homme auquel j’avois confié ma compagne & moi-même. Quelle surprise! quel serrement de coeur tout nouveau pour moi! Moi qui jusqu’àlors avois cru l’amitié inséparable de tous les sentimens aimables & nobles qui font tout son charme, pour la premier fois de ma vie je me vais forcé de l’allier au dédain & d’ôter ma confiance & mon estime à un homme que j’aime & dont je me crois aimé! Le malheureux me cachoit sa turpitude. Pour ne pas exposer Thérèse, je me vis forcé de lui cacher mon mépris & de recéler au fond de mon coeur des sentimens qu’il ne devoit pas connaître. Douce & sainte illusion de l’amitié! G[auffecour]t [170] leva le premier ton voile à mes yeux. Que de mains cruelles l’ont empêché depuis lors de retomber!

A Lyon je quittai G[auffecour]t, pour prendre ma route par la Savoie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si près de maman sans la revoir. Je la revis.... dans quel état, mon Dieu! quel avilissement! que lui restoit-il de sa vertu première? Etoit-ce la même Mde. de Warens, jadis si brillante, à qui le curé Pontverre m’avoit adressé? Que mon coeur fut navré! Je ne vis plus pour elle d’autres ressources que de se dépayser. Je lui réitérai vivement & vainement les instances que je lui avois faites plusieurs fois dans mes lettres, de venir vivre paisiblement avec moi, qui voulois consacrer mes jours & ceux de Thérèse à rendre les siens heureux. Attachée à sa pension, dont cependant, quoique exactement payée, elle ne tiroit plus rien depuis longtemps, elle ne m’écouta pas. Je lui fis encore quelque légère part de ma bourse, bien moins que je n’aurois dû, bien moins que je n’aurois fait, si je n’eusse été parfaitement sûr qu’elle n’en profiteroit pas d’un sou. Durant mon séjour à Genève elle fit un voyage en Chablais & vint me voir à Grange-canal. Elle manquoit d’argent pour achever son voyage; je n’avois pas sur moi ce qu’il falloit pour cela; je le lui envoyai une heure après par Thérèse. Pauvre maman! Que je dise encore ce trait de son coeur. Il ne lui restoit pour dernier bijou qu’une petite bague; elle l’ôta de son doigt pour la mettre à celui de Thérèse, qui la remit à l’instant au sien, en baisant cette noble main qu’elle arrosa de ses pleurs. Ah! c’étoit alors le moment d’acquitter ma dette. Il falloit tout quitter pour la suivre, m’attacher à elle [171] jusqu’à sa dernière heure & partager son sort, quel qu’il fût. Je n’en fis rien. Distroit par un autre attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d’espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle & ne la suivis pas. De tous les remords que j’ai sentis en ma vie, voilà le plus vif & le plus permanent. Je méritai par là les châtimens terribles qui depuis lors n’ont cessé de m’accabler; puissent-ils avoir expié mon ingratitude! Elle fut dans ma conduite; mais elle a trop déchiré mon coeur pour que jamais ce coeur ait été celui d’un ingrat.

Avant mon départ de Paris, j’avois esquissé la dédicace de mon Discours sur l’Inégalité. Je l’achevai à Chambéry & la datai du même lieu, jugeant qu’il étoit mieux, pour éviter toute chicane, de ne la dater ni de France ni de Genève. Arrivé dans cette ville, je me livrai à l’enthousiasme républicain qui m’y avoit amené. Cet enthousiasme augmenta par l’accueil que j’y reçus. Fêté, caressé dans tous les états, je me livrai tout entier au zèle patriotique & honteux d’être exclu de mes droits de citoyen par la profession d’un autre culte que celui de mes pères, je résolus de reprendre ouvertement ce dernier. Je pensois que l’Evangile étant le même pour tous les Chrétiens, & le fond du dogme n’étant différent qu’en ce qu’on se mêloit d’expliquer ce qu’on ne pouvoit entendre, il appartenoit en chaque pays au seul souverain de fixer & le culte & ce dogme inintelligible & qu’il étoit par conséquent du devoir du citoyen d’admettre le dogme & de suivre le culte prescrit par la loi. La fréquentation des Encyclopédistes, loin d’ébranler ma foi, [172] l’avoit affermie par mon aversion naturelle pour la dispute & pour les partis. L’étude de l’homme & de l’univers m’avoit montré partout les causes finales & l’intelligence qui les dirigeoit. La lecture de la bible & sur-tout de l’évangile, à laquelle je m’appliquois depuis quelques années, m’avoit fait mépriser les basses & sottes interprétations que donnoient à Jésus-Christ les gens les moins dignes de l’entendre. En un mot, la philosophie, en m’attachant à l’essentiel de la religion, m’avoit détaché de ce fatras de petites formules dont les hommes l’ont offusquée. Jugeant qu’il n’y avoit pas pour un homme raisonnable deux manières d’être chrétien, je jugeois aussi que tout ce qui est forme & discipline étoit, dans chaque pays, du ressort des lois. De ce principe si sensé, si social, si pacifique, qui m’a attiré de si cruelles persécutions, il s’ensuivoit que, voulant être citoyen, je devois être protestant & rentrer dans le culte établi dans mon pays. Je m’y déterminai; je me soumis même aux instructions du pasteur de la paroisse où je logeais, laquelle étoit hors de la ville. Je désirai seulement de n’être pas obligé de paroître en consistoire. L’édit ecclésiastique cependant y étoit formel; on voulut bien y déroger en ma faveur & l’on nomma une commission de cinq ou six membres pour recevoir en particulier ma profession de foi. Malheureusement le ministre Perdriau, homme aimable & doux, avec qui j’étois lié, s’avisa de me dire qu’on se réjouissoit de m’entendre parler dans cette petite assemblée. Cette attente m’effraya si fort, qu’ayant étudié jour & nuit, pendant trois semaines, un petit discours que j’avois préparé, [173] je me troublai lorsqu’il fallut le réciter, au point de n’en pouvoir pas dire un seul mot & je fis dans cette conférence le rôle du plus sot écolier. Les commissaires parloient pour moi; je répondois bêtement oui & non; ensuite je fus admis à la communion & réintégré dans mes droits de citoyen: je fus inscrit comme tel dans le rôle des gardes que payent les seuls citoyens & bourgeois & j’assistois à un conseil général extraordinaire, pour recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus si touché des bontés que me témoignèrent en cette occasion le conseil, le consistoire & des procédés obligeans& honnêtes de tous les magistrats, ministres & citoyens, que, pressé par le bon homme De Luc, qui m’obsédoit sans cesse & encore plus par mon propre penchant, je ne songeai à retourner à Paris que pour dissoudre mon ménage, mettre en règle mes petites affaires, placer Mde. le Vasseur & son mari, ou pourvoir à leur subsistance & revenir avec Thérèse m’établir à Genève pour le reste de mes jours.

Cette résolution prise, je fis trêve aux affaires sérieuses pour m’amuser avec mes amis jusqu’au tems de mon départ. De tous ces amusemens celui qui me plut davantage fut une promenade autour du lac, que je fis en bateau avec De Luc père, sa bru, ses deux fils & ma Thérèse. Nous mîmes sept jours à cette tournée, par le plus beau tems du monde. J’en gardai le vif souvenir des sites qui m’avoient frappé à l’autre extrémité du lac & dont je fis la description quelques années après dans la nouvelle Héloise.

Les principales liaisons que je fis à Genève, outre les [174] De Luc, dont j’ai parlé, furent le jeune ministre Vernes, que j’avois déjà connu à Paris & dont j’augurois mieux qu’il n’a valu dans la suite; M. Perdriau, alors pasteur de campagne, aujourd’hui professeur de belles-lettres, dont la société pleine de douceur & d’aménité me sera toujours regrettable, quoiqu’il ait cru du bel air de se détacher de moi; M. Jalabert, alors professeur de physique, depuis conseiller & syndic, auquel je lus mon discours sur l’inégalité (mais non pas la dédicace) & qui en parut transporté; le professeur Lullin, avec lequel, jusqu’à sa mort, je suis resté en correspondance & qui m’avoit même chargé d’emplettes de livres pour la bibliothèque; le professeur V[erne]t, qui me tourna le dos, comme tout le monde, après que je lui eus donné des preuves d’attachement & de confiance qui l’auroient dû toucher, si un théologien pouvoit être touché de quelque chose; C[happuis] commis & successeur de Gauffecourt, qu’il voulut supplanter & qui bientôt fut supplanté lui-même; M[arcet] de M[ézières] ancien ami de mon père & qui s’étoit montré le mien; mais qui, après avoir jadis bien mérité de la patrie, s’étant fait auteur dramatique & prétendant aux deux-cents, changea de maximes & devint ridicule avant sa mort. Mais celui de tous dont j’attendis davantage fut M[oultou], jeune homme de la plus grande espérance par ses talents, par son esprit plein de feu, que j’ai toujours aimé, quoique sa conduite à mon égard ait été souvent équivoque & qu’il ait des liaisons avec mes plus cruels ennemis, mais qu’avec tout cela je ne puis m’empêcher de regarder encore comme appelé à être un jour le défenseur de ma mémoire, & le vengeur de son ami.

[175] Au milieu de ces dissipations, je ne perdis ni le goût ni l’habitude de mes promenades solitaires & j’en faisois souvent d’assez grandes sur les bords du lac, durant lesquelles ma tête, accoutumée au travail, ne demeuroit pas oisive. Je digérois le plan déjà formé de mes institutions politiques, dont j’aurai bientôt à parler; je méditois une histoire du Valais, un plan de tragédie en prose, dont le sujet qui n’étoit pas moins que Lucrèce, ne m’ôtoit pas l’espoir d’atterrer les rieurs, quoique j’osasse laisser paroître encore cette infortunée, quand elle ne le peut plus, sur aucun théâtre français. Je m’essayois en même tems sur Tacite, & je traduisis, le premier livre de son histoire qu’on trouvera parmi mes papiers.

Après quatre mais de séjour à Genève, je retournai au mais d’Octobre à Paris, & j’évitai de passer par Lyon pour ne pas me retrouver en route avec G[auffecour]t. Comme il entroit dans mes arrangemens de ne revenir à Genève que le printemps prochain, je repris pendant l’hiver mes habitudes & mes occupations, dont la principale fut de voir les épreuves de mon Discours sur l’inégalité, que je faisois imprimer en Hollande par le libraire Rey, dont je venois de faire la connoissance à Genève. Comme cet ouvrage étoit dédié à la République, & que cette dédicace pouvoit ne pas plaire au conseil, je voulois attendre l’effet qu’elle feroit à Genève avant que d’y retourner. Cet effet ne me fut pas favorable, & cette dédicace, que le plus pur patriotisme m’avoit dictée, ne fit que m’attirer des ennemis dans le conseil & des jaloux dans la bourgeoisie. M. Chouet, alors premier syndic, [176] m’écrivit une lettre honnête, mais froide, qu’on trouvera dans mes recueils. Je reçus des particuliers, entre autres de De Luc & de Jalabert, quelques compliments; & ce fut là tout: je ne vis point qu’aucun Genevois me sût un vrai gré du zèle de coeur qu’on sentoit dans cet ouvrage. Cette indifférence scandalisa tous ceux qui la remarquèrent. Je me souviens que, dînant un jour à Clichy chez Mde. D[upi]n, avec C[rommeli]n, résident de la république & avec M. de Mairan, celui-ci dit en pleine table que le conseil me devoit un présent & des honneurs publics pour cet ouvrage & qu’il se déshonoroit s’il y manquoit. C[rommeli]n, qui étoit un petit homme noir & bassement méchant, n’osa rien répondre en ma présence, mais il fit une grimace effroyable qui fit sourire Mde. D[upi]n. Le seul avantage que me procura cet ouvrage, outre celui d’avoir satisfait mon coeur, fut le titre de citoyen, qui me fut donné par mes amis, puis par le public à leur exemple & que j’ai perdu dans la suite, pour l’avoir trop bien mérité.

Ce mauvais succès ne m’auroit pas détourné d’exécuter ma retraite à Genève, si des motifs plus puissans sur mon coeur n’y avoient pas concouru. M. D’[Epina]y voulant ajouter une aile qui manquoit au château de la C[hevrett]e, faisoit une dépense immense pour l’achever. étant allé voir un jour, avec Mde. D’[Epina]y, ces ouvrages, nous poussâmes notre promenade un quart de lieue plus loin, jusqu’au réservoir des eaux du parc, qui touchoit la forêt de Montmorency & où étoit un joli potager avec une petite loge fort délabrée qu’on appeloit l’Hermitage. Ce lieu solitaire & très-agréable [177] m’avoit frappé quand je le vis pour la premier fois, avant mon voyage à Genève. Il m’étoit échappé de dire dans mon transport: Ah, Madame, quelle habitation délicieuse! voilà un asyle tout fait pour moi. Mde. D’[Epina]y ne releva pas beaucoup mon discours; mais à ce second voyage je fus tout surpris de trouver au lieu de la vieille masure, une petite maison presque entièrement neuve, fort bien distribuée & très logeable pour un petit ménage de trois personnes. Mde. D’[Epina]y avoit fait faire cet ouvrage en silence & à très-peu de frais, en détachant quelques matériaux & quelques ouvriers de ceux du château. Au second voyage elle me dit en voyant ma surprise: mon ours, voilà votre asyle; c’est vous qui l’avez choisi, c’est l’amitié qui vous l’offre; j’espère qu’elle vous ôtera la cruelle idée de vous éloigner de moi. Je ne crois pas avoir été de mes jours plus vivement, plus délicieusement ému; je mouillai de pleurs la main bienfaisante de mon amie & si je ne fus pas vaincu dès cet instant même, je fus extrêmement ébranlé. Mde. D’[Epina]y, qui ne vouloit pas en avoir le démenti, devint si pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me circonvenir, jusqu’à gagner pour cela Mde. le Vasseur & sa fille, qu’enfin elle triompha de mes résolutions. Renonçant au séjour de ma patrie, je résolus, je promis d’habiter l’Hermitage, & en attendant que le bâtiment fût sec, elle prit le soin d’en préparer les meubles, ensorte que tout fut prêt pour y entrer le printemps suivant.

Une chose qui aida beaucoup à me déterminer fut l’établissement de Voltaire auprès de Genève; je compris que [178] cet homme y feroit révolution; que j’irois retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les moeurs qui me chassoient de Paris; qu’il me faudroit batailler sans cesse & que je n’aurois d’autre choix dans ma conduite que celui d’être un pédant insupportable ou un lâche & mauvais citoyen. La lettre que Voltaire m’écrivit sur mon dernier ouvrage me donna lieu d’insinuer mes craintes dans ma réponse; l’effet qu’elle produisit les confirma. Dès-lors je tins Genève perdue & je ne me trompai pas. J’aurois dû peut-être aller faire tête à l’orage, si je m’en étois senti le talent. Mais qu’eussai-je fait seul, timide & parlant très mal, contre un homme arrogant, opulent, étayé du crédit des grands, d’une brillante faconde,* [*Vieux mot qui signifie éloquence. Note de l’Editeur.] & déjà l’idole des femmes & des jeunes gens? Je craignis d’exposer inutilement au péril mon courage: je n’écoutai que mon naturel paisible, que mon amour du repos, qui, s’il me trompa, me trompe encore aujourd’hui sur le même article. En me retirant à Genève, j’aurois pu m’épargner de grands malheurs à moi-même; mais je doute qu’avec tout mon zèle ardent & patriotique j’eusse fait rien de grand & d’utile pour mon pays.

T[ronchin] qui, dans le même tems à peu près, fut s’établir à Genève, vint quelque tems après à Paris faire le saltimbanque & en emporta des trésors. A son arrivée, il me vint voir avec le chevalier de Jaucourt. Mde. D’[Epina]y souhaitoit fort de le consulter en particulier, mais la presse n’étoit pas facile à percer. Elle eut recours à moi. J’engageai T[ronchin] à l’aller voir. Ils commencèrent ainsi, sous mes auspices, des liaisons qu’ils resserrèrent [179] ensuite à mes dépens. Telle a toujours été ma destinée: sitôt que j’ai rapproché l’un de l’autre deux amis que j’avois séparément, ils n’ont jamais manqué de s’unir contre moi. Quoique, dans le complot que formoient Dès-lors les T[ronchin]s.... leur patrie, ils dussent tous me haïr mortellement, le D[octeu]r pourtant continua long-temps à me témoigner de la bienveillance. Il m’écrivit même après mon retour à Genève pour m’y proposer la place de bibliothécaire honoraire. Mais mon parti étoit pris & cette offre ne m’ébranla pas.

Je retournai dans ce tems-là chez M. d’H[olbac]k. L’occasion en avoit été la mort de sa femme, arrivée, ainsi que celle de Mde. F[ranceui]l, durant mon séjour à Genève. Diderot, en me la marquant, me parla de la profonde affliction du mari. Sa douleur émut mon coeur. Je regrettois moi-même cette aimable femme. J’écrivis sur ce sujet à M. d’H[olbac]k. Ce triste événement me fit oublier tous ses torts & lorsque je fus de retour de Genève & qu’il fut de retour lui-même d’un tour de France qu’il avoit fait pour se distraire, avec G[rimm], & d’autres amis, j’allai le voir & je continuai, jusqu’à mon départ pour l’Hermitage. Quand on sut dans sa coterie que Mde. D’[Epina]y, qu’il ne voyoit point encore, m’y préparoit un logement, les sarcasmes tombèrent sur moi comme la grêle, fondés sur ce qu’ayant besoin de l’encens & des amusemens de la ville, je ne soutiendrois pas la solitude seulement quinze jours. Sentant en moi ce qu’il en étoit, je laissai dire & j’allai mon train. M. d’H[olbac]k ne laissa pas de m’être [180] utile* [*Voici un exemple des tours que me joue ma mémoire. Long-temps après avoir écrit ceci, je viens d’apprendre en causant avec ma femme de son vieux bon-homme de père, que ce ne fut point M. D’H[olbac]k, mais M. de Chenonceaux, alors un des administrateurs de l’Hôtel-Dieu, qui le fit placer. J’en avois si totalement perdu l’idée & j’avois celle de M. d’H[olbac]k si présente, que j’aurois juré pour ce dernier.] pour placer le vieux bon homme le Vasseur, qui avoit plus de quatre-vingts ans & dont sa femme, qui s’en sentoit surchargée, ne cessoit de me prier de la débarrasser. Il fut mis dans une maison de charité, où l’âge & le regret de se voir loin de sa famille le mirent au tombeau presque en arrivant. Sa femme & ses autres enfans le regrettèrent peu; mais Thérèse, qui l’aimoit tendrement, n’a jamais pu se consoler de sa perte & d’avoir souffert que, si près de son terme, il allât loin d’elle achever ses jours.

J’eus à-peu-près dans le même tems une visite à laquelle je ne m’attendois guère, quoique ce fût une bien ancienne connoissance. Je parle de mon ami Venture, qui vint me surprendre un beau matin, lorsque je ne pensois à rien moins. Un autre homme étoit avec lui. Qu’il me parût changé! Au lieu de ses anciennes grâces, je ne lui trouvai plus qu’un air crapuleux qui m’empêcha de m’épanouir avec lui. Ou mes yeux n’étoient plus les mêmes, ou la débauche avoit abruti son esprit, ou tout son premier éclat tenoit à celui de la jeunesse, qu’il n’avoit plus. Je le vis presque avec indifférence & nous nous séparâmes assez froidement. Mais quand il fut parti, le souvenir de nos anciennes liaisons me rappela si vivement celui de mes jeunes ans, si doucement, si sagement consacrés à cette femme angélique, qui maintenant [181] n’étoit guère moins changée que lui, les petites anecdotes de cet heureux temps, la romanesque journée de Toune, passée avec tant d’innocence & de jouissance entre ces deux charmantes filles dont une main baisée avoit été l’unique faveur & qui, malgré cela, m’avoit laissé des regrets si vifs, si touchants, si durables; tous ces ravissans délires d’un jeune coeur, que j’avois sentis alors dans toute leur force & dont je croyois le tems passé pour jamais; toutes ces tendres réminiscences me firent verser des larmes sur ma jeunesse écoulée & sur ses transports désormois perdus pour moi. Ah! combien j’en aurois versé sur leur retour tardif & funeste, si j’avois prévu les maux qu’il m’alloit coûter!

Avant de quitter Paris j’eus durant l’hiver qui précéda ma retraite, un plaisir bien selon mon coeur & que je goûtai dans toute sa pureté. Palissot, académicien de Nancy, connu par quelques drames, venoit d’en donner un à Lunéville, devant le roi de Pologne. Il crut apparemment faire sa Cour en jouant, dans ce drame, un homme qui avoit osé se mesurer avec le roi la plume à la main. Stanislas, qui étoit généreux & qui n’aimoit pas la satire, fut indigné qu’on osât ainsi personnaliser en sa présence. M. le comte de Tressan écrivit, par l’ordre de ce prince, à d’Alembert & à moi, pour m’informer que l’intention de Sa Majesté étoit que le sieur Palissot fût chassé de son académie. Ma réponse fut une vive prière à M. de Tressan d’intercéder auprès du roi de Pologne pour obtenir la grace du sieur Palissot. La grace fut accordée, & M. de Tressan, en me le marquant au nom du roi, ajouta que ce fait seroit inscrit sur les registres de l’académie. Je [182] répliquai que c’étoit moins accorder une grace que perpétuer un châtiment. Enfin j’obtins, à force d’instances, qu’il ne seroit fait mention de rien dans les registres & qu’il ne resteroit aucune trace publique de cette affaire. Tout cela fut accompagné, tant de la part du roi que de celle de M. de Tressan, de témoignages d’estime & de considération dont je fus extrêmement flatté; & je sentis en cette occasion que l’estime des hommes qui en sont si dignes eux-mêmes produit dans l’âme un sentiment bien plus doux & plus noble que celui de la vanité. J’ai transcrit dans mon recueil les lettres de M. de Tressan avec mes réponses & l’on en trouvera les originaux dans mes papiers.

Je sens bien que si jamais ces mémoires parviennent à voir le jour, je perpétue ici moi-même le souvenir d’un fait dont je voulois effacer la trace; mais j’en transmets bien d’autres malgré moi. Le grand objet de mon entreprise, toujours présent à mes yeux, l’indispensable devoir de la remplir dans toute son étendue, ne m’en laisseront point détourner par de plus faibles considérations qui m’écarteroient de mon but. Dans l’étrange, dans l’unique situation où je me trouve, je me dois trop à la vérité pour devoir rien de plus à autrui. Pour me bien connoître, il faut me connoître dans tous mes rapports, bons & mauvais. Mes confessions sont nécessairement liées avec celles de beaucoup de gens: je fois les unes & les autres avec la même franchise en tout ce qui se rapporte à moi, ne croyant devoir à qui que ce soit plus de ménagemens que je n’en ai pour moi-même & voulant toutefois en avoir beaucoup plus. Je veux être toujours juste [183] & vrai, dire d’autrui le bien tant qu’il me sera possible, ne dire jamais que le mal qui me regarde & qu’autant que j’y suis forcé. Qui est-ce qui, dans l’état où l’on m’a mis, a droit d’exiger de moi davantage? Mes confessions ne sont point faites pour paroître de mon vivant, ni de celui des personnes intéressées. Si j’étois le maître de ma destinée & de celle de cet écrit, il ne verroit le jour que long-tems après ma mort & la leur. Mais les efforts que la terreur de la vérité fait faire à mes puissans oppresseurs pour en effacer les traces me forcent à faire, pour les conserver, tout ce que me permettent le droit le plus exact & la plus sévère justice. Si ma mémoire devoit s’éteindre avec moi, plutôt que de compromettre personne, je souffrirois un opprobre injuste & passager sans murmure; mais puisqu’enfin mon nom doit vivre, je dois tâcher de transmettre avec lui le souvenir de l’homme infortuné qui le porta, tel qu’il fut réellement & non tel que d’injustes ennemis travaillent sans relâche à le peindre.

Fin du huitième Livre.

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