JEAN JACQUES ROUSSEAU

LES CONFESSIONS DE J. J. ROUSSEAU

[Manuscrit de Genève (Du Peyrou-Moultou mss.), Manuscrit de Paris (Thérèse Le Vasseur mss.), Manuscrit de Neuchâtel (Bibliothèque de la Ville de Neuchâtel); Livres I-IV, 1763?-1765/ 1782, Livres V-VI, 1766-1768/1782, Livres VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789; le Pléiade édition t. I, pp. 1--656; Livre I t. I, pp.1-44; Notices Bibliographiques, le Pléiade édition t. I, pp.1885-1892 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X (1782), XVI, XVII (1789). Livre I, t. X, pp. 1-55; Livre II, t. X, pp. 5-112; Livre III, t. X, pp. 113-170; Livre IV, t. X, pp. 171-228; Livre V, t. X, pp. 229-298; Livre VI, t. X, pp. 299-366.]

LES CONFESSIONS DE
J. J. ROUSSEAU.

[1]

LIVRE PREMIER

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple & dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; & cet homme, ce sera moi.

Moi seul. Je sens mon coeur & je connois les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jetté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain Juge. Je dirai hautement: voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien & le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tû de mauvais, rien ajouté de bon & s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement [2] indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire; j’ai pu supposer vrai ce que je savois avoir pu l’être, jamais ce que je savois être faux. Je me suis montré tel que je fus, méprisable & vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été: j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Etre éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables: qu’ils écoutent mes Confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes miseres. Que chacun d’eux découvre à son tour son coeur au pied de ton trône avec la même sincérité & puis qu’un seul te dise, s’il l’ose; je fus meilleur que cet homme-là.

Je suis né à Genève en 1712 d’Isaac Rousseau Citoyen & de Susanne Bernard Citoyenne; un bien fort médiocre, à partager entre quinze enfans ayant réduit presqu’à rien la portion de mon pere, il n’avoit pour subsister que son métier d’Horloger, dans lequel il étoit à la vérité fort habile. Ma mere, fille du Ministre Bernard, étoit plus riche; elle avoit de la sagesse & de la beauté: ce n’étoit pas sans peine que mon pere l’avoit obtenue. Leurs amours avoient commencé presque avec leur vie: dès l’âge de huit à neuf ans ils se promenoient ensemble tous les soirs sur la Treille; à dix ans ils ne pouvoient plus se quitter. La sympathie, l’accord des ames affermit en eux le sentiment qu’avoit produit l’habitude. Tous deux, nés tendres & sensibles, n’attendoient que le moment de trouver dans un autre la même disposition, ou plutôt ce moment les attendoit eux-mêmes & chacun d’eux jetta son coeur dans le premier qui s’ouvrit pour le [3] recevoir. Le sort qui sembloit contrarier leur passion ne fit que l’animer. Le jeune amant ne pouvant obtenir sa maîtresse, se consumoit de douleur; elle lui conseilla de voyager pour l’oublier. Il voyagea sans fruit & revint plus amoureux que jamais. Il retrouva celle qu’il aimoit tendre & fidelle. Après cette épreuve il ne restoit qu’à s’aimer toute la vie; ils le jurerent & le Ciel bénit leur serment.

Gabriel Bernard, frere de ma mere, devint amoureux d’une des soeurs de mon pere; mais elle ne consentit à épouser le frere qu’à condition que son frere épouseroit la soeur. L’amour arrangea tout & les deux mariages se firent le même jour. Ainsi mon oncle étoit le mari de ma tante & leurs enfans furent doublement mes cousins-germains. Il en naquit un de part & d’autre au bout d’une année; ensuite il fallut encore se séparer.

Mon oncle Bernard étoit Ingénieur: il alla servir dans l’Empire & en Hongrie sous le Prince Eugene. Il se distingua au siége & à la bataille de Belgrade. Mon pere, après la naissance de mon frere unique, partit pour Constantinople où il étoit appellé & devint horloger du Sérail. Durant son absence, la beauté de ma mere, son esprit, ses talens,*[*Elle en avoit de trop brillans pour son état; le Ministre son pere qui l’adoroit, ayant pris grand soin de son éducation. Elle dessinoit, elle chantoit, elle s’accompagnoit du Théorbe, elle avoit de la lecture & faisoit des vers passables. En voici qu’elle fit imprompu dans l’absence de son frere & de son mari, se promenant avec sa belle-soeur & leurs deux enfans, sur un propos que quelqu’un lui tint à leur sujet.

Ces deux Messieurs qui sont absens

Nous sont cheres de bien des manieres;

Ce sont nos amis, nos amans;

Ce sont nos maris & nos freres,

Et les peres de ces enfans.]

lui attirerent des hommages. M. de la Closure, Résident de France, fut [4] des plus empressés à lui en offrir. Il falloit que sa passion fût vive, puisque au bout de trente ans je l’ai vu s’attendrir en me parlant d’elle. Ma mere avoit plus que de la vertu pour s’en défendre, elle aimoit tendrement son mari; elle le pressa de revenir. Il quitta tout & revint. Je fus le triste fruit de ce retour. Dix mois après, je naquis infirme & malade; je coûtai la vie à ma mere & ma naissance fut le premier de mes malheurs.

Je n’ai pas su comment mon pere supporta cette perte; mais je sais qu’il ne s’en consola jamais. Il croyoit la revoir en moi, sans pouvoir oublier que je la lui avois ôtée; jamais il ne m’embrassa que je ne sentisse à ses soupirs, à ses convulsives étreintes, qu’un regret amer se mêloit à ses caresses: elles n’en étoient que plus tendres. Quand il me disoit: Jean-Jaques, parlons de ta mere; je lui disois; hé bien, mon pere, nous allons donc pleurer; & ce mot seul lui tiroit déjà des larmes. Ah! disoit-il en gémissant; rends-la-moi, console-moi d’elle, remplis le vide qu’elle a laissé dans mon ame. T’aimerais-je ainsi si tu n’étois que mon fils? Quarante ans après l’avoir perdue, il est mort dans les bras d’une seconde femme, mais le nom de la premiere à la bouche & son image au fond du coeur.

Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le Ciel leur avoit départis, un coeur sensible est le seul qu’ils me laisserent; mais il avoit fait leur bonheur & fit tous les malheurs de ma vie.

J’étois né presque mourant; on espéroit peu de me conserver. J’apportai le germe d’une incommodité que les ans ont renforcée & qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches [5] que pour me laisser souffrir plus cruellement d’une autre façon. Une soeur de mon pere, fille aimable & sage, prit si grand soin de moi qu’elle me sauva. Au moment où j’écris ceci elle est encore en vie, soignant à l’âge de quatre-vingts ans un mari plus jeune qu’elle, mais usé par la boisson. Chere tante, je vous pardonne de m’avoir fait vivre & je m’afflige de ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres soins que vous m’avez prodigués au commencement des miens. J’ai aussi ma mie Jacqueline encore vivante, saine & robuste. Les mains qui m’ouvrirent les yeux à ma naissance pourront me les fermer à ma mort.

Je sentis avant de penser; c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans: je ne sais comment j’appris à lire; je ne me souviens que de mes premieres lectures & de leur effet sur moi: c’est le tems d’où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mere avoit laissé des Romans. Nous nous mîmes à les lire après soupé, mon pere & moi. Il n’étoit question d’abord que de m’exercer à la lecture par des livres amusans; mais bientôt l’intérêt devint si vif que nous lisions tour-à-tour sans relâche & passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu’à la fin du volume. Quelquefois mon pere, entendant le matin les hirondelles, disoit tout honteux: allons nous coucher, je suis plus enfant que toi.

En peu de tems j’acquis par cette dangereuse méthode, non-seulement une extrême facilité à lire & à m’entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n’avois aucune idée des choses, que tous les sentimens m’étoient [6] déjà connus. Je n’avois rien conçu; j’avois tout senti. Ces émotions confuses que j’éprouvai coup sur coup n’altéroient point la raison que je n’avois pas encore; mais elles m’en formerent une d’une autre trempe & me donnerent de la vie humaine des notions bizarres & romanesques, dont l’expérience & la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir.

Les Romans finirent avec l’été de 1719. L’hiver suivant ce fut autre chose. La bibliothéque de ma mere épuisée, on eut recours à la portion de celle de son pere qui nous étoit échue. Heureusement il s’y trouva de bons livres; & cela ne pouvoit gueres être autrement; cette bibliothéque ayant été formée par un Ministre, à la vérité & savant même; car c’étoit la mode alors, mais homme de goût & d’esprit. L’histoire de l’Eglise & de l’Empire par Le Sueur, le discours de Bossuet sur l’histoire universelle, les hommes illustres de Plutarque, l’histoire de Venise par Nani, les métamorphoses d’Ovide, La Bruyere, les mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts & quelques tomes de Moliere, furent transportés dans le cabinet de mon pere & je les lui lisois tous les jours durant son travail. J’y pris un goût rare & peut-être unique à cet âge. Plutarque sur-tout devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenois à le relire sans cesse me guérit un peu des Romans & je préférai bientôt Agésilas, Brutus, Aristide, à Orondate, Artamene & Juba. De ces intéressantes lectures, des entretiens qu’elles occasionnoient entre mon pere & moi, se forma cet esprit libre & républicain, ce caractere indomptable & fier, impatient de joug & de servitude qui m’a tourmenté tout le tems de ma vie dans les situations les moins [7] propres à lui donner l’essor. Sans cesse occupé de Rome & d’Athenes; vivant, pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même Citoyen d’une République & fils d’un pere dont l’amour de la patrie étoit la plus forte passion, je m’en enflammois à son exemple; je me croyois Grec ou Romain; je devenois le personnage dont je lisois la vie: le récit des traits de constance & d’intrépidité qui m’avoient frappé me rendoit les yeux étincelants & la voix forte. Un jour que je racontois à table l’aventure de Scevola, on fut effrayé de me voir avancer & tenir la main sur un réchaud pour représenter son action.

J’avois un frere plus âgé que moi de sept ans. Il apprenoit la profession de mon pere. L’extrême affection qu’on avoit pour moi le faisoit un peu négliger, & ce n’est pas cela que j’approuve. Son éducation se sentit de cette négligence. Il prit le train du libertinage, même avant l’âge d’être un vrai libertin. On le mit chez un autre maître, d’où il faisoit des escapades, comme il en avoit fait de la maison paternelle. Je ne le voyois presque point: à peine puis-je dire avoir fait connoissance avec lui: mais je ne laissois pas de l’aimer tendrement & il m’aimoit autant qu’un polisson peut aimer quelque chose. Je me souviens qu’une fois que mon pere le châtioit rudement & avec colere, je me jettai impétueusement entr’eux deux l’embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de mon corps recevant les coups qui lui étoient portés, & je m’obstinai si bien dans cette attitude qu’il fallut enfin que mon pere lui fît grâce, soit désarmé par mes cris & mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frere tourna [8] si mal qu’il s’enfuit & disparut tout-à-fait. Quelque tems après on sut qu’il étoit en Allemagne. Il n’écrivit pas une seule fois. On n’a plus eu de ses nouvelles depuis ce tems-là, & voilà comment je suis demeuré fils unique.

Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n’en fut pas ainsi de son frere, & les enfans des Rois ne sauroient être soignés avec plus de zele que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout ce qui m’environnoit & toujours, ce qui est bien plus rare, traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté. Jamais une seule fois, jusqu’à ma sortie de la maison paternelle on ne m’a laissé courir seul dans la rue avec les autres enfans: jamais on n’eut à réprimer en moi ni à satisfaire aucune de ces fantasques humeurs qu’on impute à la nature & qui naissent toutes de la seule éducation. J’avois les défauts de mon âge; j’étois babillard, gourmand, quelquefois menteur. J’aurois volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille; mais jamais je n’ai pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d’avoir une fois pissé dans la marmite d’une de nos voisines appelée Madame Clot, tandis qu’elle étoit au prêche. J’avoue même que ce souvenir me fait encore rire, parce que Madame Clot, bonne femme au demeurant, étoit bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte & véridique histoire de tous mes méfaits enfantins.

Comment serois-je devenu méchant, quand je n’avois sous les yeux que des exemples de douceur & autour de moi que les meilleures gens du monde? Mon pere, ma tante, [9] ma mie, mes parents, nos amis, nos voisins, tout ce qui m’environnoit ne m’obéissoit pas à la vérité, mais m’aimoit; & moi je les aimois de même. Mes volontés étoient si peu excitées & si peu contrariées qu’il ne me venoit pas dans l’esprit d’en avoir. Je puis jurer que jusqu’à mon asservissement sous un maître, je n’ai pas su ce que c’étoit qu’une fantaisie. Hors le tems que je passois à lire ou écrire auprès de mon pere & celui où ma mie me menoit promener, j’étois toujours avec ma tante, à la voir broder, à l’entendre chanter, assis ou debout à côté d’elle; & j’étois content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable, m’ont laissé de si fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude; je me souviens de ses petits propos caressans: je dirois comment elle étoit vêtue & coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisoient sur ses tempes, selon la mode de ce tems-là.

Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la passion pour la musique qui ne s’est bien développée en moi que long-tems après. Elle savoit une quantité prodigieuse d’airs & de chansons qu’elle chantoit avec un filet de voix fort douce. La sérénité d’ame de cette excellente fille éloignoit d’elle & de tout ce qui l’environnoit la rêverie & la tristesse. L’attrait que son chant avoit pour moi fut tel que non-seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire; mais qu’il m’en revient même, aujourd’hui que je l’ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Diroit-on que moi, vieux radoteur, rongé [10] de soucis & de peines, je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant en marmottant ces petits airs d’une voix déjà cassée & tremblante? Il y en a un sur-tout, qui m’est bien revenu tout entier, quant à l’air; mais la seconde moitié des paroles s’est constamment refusée à tous mes efforts pour me la rappeler, quoiqu’il m’en revienne confusément les rimes. Voici le commencement & ce que j’ai pu me rappeller du reste.

Tircis, je n’ose

Ecouter ton Chalumeau

Sous l’Ormeau;

Car on en cause

Déjà dans notre hameau.

..... un Berger

..... s’engager

..... sans danger;

Et toujours l’épine est sous la rose.

Je cherche où est le charme attendrissant que mon coeur trouve à cette chanson: c’est un caprice auquel je ne comprends rien; mais il m’est de toute impossibilité de la chanter jusqu’à la fin, sans être arrêté par mes larmes. J’ai cent fois projeté d’écrire à Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu’un les connoisse encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à me rappeller cet air s’évanouiroit en partie, si j’avois la preuve que d’autres que ma pauvre tante Suson l’ont chanté.

Telles furent les premieres affections de mon entrée à la vie; ainsi commençoit à se former ou à se montrer en moi [11] ce coeur à la fois si fier & si tendre, ce caractere efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la foiblesse & le courage, entre la mollesse & la vertu, m’a jusqu’au bout mis en contradiction avec moi-même & a fait que l’abstinence & la jouissance, le plaisir & la sagesse, m’ont également échappé.

Ce train d’éducation fut interrompu par un accident dont les suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon pere eut un démêlé avec un M. G[autier], Capitaine en France, & apparenté dans le Conseil. Ce G[autier], homme insolent & lâche, saigna du nez & pour se venger accusa mon pere d’avoir mis l’épée à la main dans la ville. Mon pere qu’on voulut envoyer en prison, s’obstinoit à vouloir que, selon la loi, l’accusateur y entrât aussi bien que lui. N’ayant pu l’obtenir, il aima mieux sortir de Genève & s’expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où l’honneur & la liberté lui paroissoient compromis.

Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard alors employé aux fortifications de Genève. Sa fille aînée étoit morte, mais il avoit un fils de même âge que moi. Nous fûmes mis ensemble à Bossey en pension chez le Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation.

Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine & me ramenerent à l’état d’enfant. A Genève où l’on ne m’imposoit rien, j’aimois l’application, la lecture; c’étoit presque mon seul amusement. A Bossey le travail me fit aimer les jeux qui lui servoient de relâche. La campagne [12] étoit pour moi si nouvelle que je ne pouvois me lasser d’en jouir. Je pris pour elle un goût si vif qu’il n’a jamais pu s’éteindre. Le souvenir des jours heureux que j’y ai passés m’a fait regretter son séjour & ses plaisirs dans tous les âges; jusqu’à celui qui m’y a ramené. M. Lambercier étoit un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeoit point de devoirs extrêmes. La preuve qu’il s’y prenoit bien est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappellé avec dégoût mes heures d’étude & que, si je n’appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j’appris je l’appris sans peine & n’en ai rien oublié.

La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d’un prix inestimable en ouvrant mon coeur à l’amitié. Jusqu’àlors je n’avois connu que des sentimens élevés, mais imaginaires. L’habitude de vivre ensemble dans un état paisible m’unit tendrement à mon cousin Bernard. En peu de tems j’eus pour lui des sentimens plus affectueux que ceux que j’avois eus pour mon frere & qui ne se sont jamais effacés. C’étoit un grand garçon fort efflanqué, fort fluet, aussi doux d’esprit que foible de corps & qui n’abusoit pas trop de la prédilection qu’on avoit pour lui dans la maison, comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusemens, nos goûts étoient les mêmes; nous étions seuls; nous étions de même âge; chacun des deux avoit besoin d’un camarade: nous séparer étoit en quelque sorte nous anéantir. Quoique nous eussions peu d’occasions de faire preuve de notre attachement l’un pour l’autre, il étoit extrême, & non-seulement nous ne pouvions vivre un instant séparés, mais nous n’imaginions pas que nous puissions jamais [13] l’être. Tous deux d’un esprit facile à céder aux caresses, complaisans quand on ne vouloit pas nous contraindre, nous étions toujours d’accord sur tout. Si, par la faveur de ceux qui nous gouvernoient, il avoit sur moi quelque ascendant sous leurs yeux, quand nous étions seuls j’en avois un sur lui qui rétablissoit l’équilibre. Dans nos études, je lui soufflois sa leçon quand il hésitoit; quand mon thême étoit fait, je lui aidois à faire le sien & dans nos amusemens, mon goût plus actif lui servoit toujours de guide. Enfin nos deux caracteres s’accordoient si bien, & l’amitié qui nous unissoit étoit si vraie, que dans plus de cinq ans que nous fumes presque inséparables tant à Bossey qu’à Genève, nous nous battîmes souvent, je l’avoue; mais jamais on n’eut besoin de nous séparer, jamais une de nos querelles ne dura plus d’un quart-d’heure & jamais nous ne portâmes l’un contre l’autre aucune accusation. Ces remarques sont, si l’on veut, puériles, mais il en résulte pourtant un exemple peut-être unique, depuis qu’il existe des enfans.

La maniere dont je vivois à Bossey me convenoit si bien, qu’il ne lui a manqué que de durer plus long-tems pour fixer absolument mon caractere. Les sentimens tendres, affectueux, paisibles, en faisoient le fond. Je crois que jamais individu de notre espece n’eut naturellement moins de vanité que moi. Je m’élevois par élans à des mouvemens sublimes; mais je retombois aussi-tôt dans ma langueur. Etre aimé de tout ce qui m’approchoit étoit le plus vif de mes désirs. J’étois doux, mon cousin l’étoit; ceux qui nous gouvernoient l’étoient eux-mêmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni témoin, ni victime [14] d’un sentiment violent. Tout nourrissoit dans mon coeur les dispositions qu’il reçut de la nature. Je ne connoissois rien d’aussi charmant que de voir tout le monde content de moi & de toute chose. Je me souviendrai toujours qu’au temple répondant au catéchisme, rien ne me troubloit plus quand il m’arrivoit d’hésiter, que de voir sur le visage de Mlle. Lambercier des marques d’inquiétude & de peine. Cela seul m’affligeoit plus que la honte de manquer en public, qui m’affectoit pourtant extrêmement: car, quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte, & je puis dire ici que l’attente des réprimandes de Mlle. Lambercier me donnoit moins d’alarmes que la crainte de la chagriner.

Cependant elle ne manquoit pas au besoin de sévérité, non plus que son frere: mais comme cette sévérité, presque toujours juste, n’étoit jamais emportée, je m’en affligeois & ne m’en mutinois point. J’étois plus fâché de déplaire que d’être puni & le signe du mécontentement m’étoit plus cruel que la peine afflictive. Il est embarrassant de m’expliquer mieux, mais cependant il le faut. Qu’on changeroit de méthode avec la jeunesse, si l’on voyoit mieux les effets éloignés de celle qu’on emploie toujours indistinctement & souvent indiscrétement! La grande leçon qu’on peut tirer d’un exemple aussi commun que funeste, me fait résoudre à le donner.

Comme Mlle. Lambercier avoit pour nous l’affection d’une mere, elle en avoit aussi l’autorité & la portoit quelquefois jusqu’à nous infliger la punition des enfans, quand nous l’avions méritée. Assez long-tems elle s’en tint à la menace & cette menace d’un châtiment tout nouveau pour moi me sembloit [15] très-effrayante; mais après l’exécution je la trouvai moins terrible à l’épreuve que l’attente ne l’avoit été, & ce qu’il y a de plus bizarre est que ce châtiment m’affectionna davantage encore à celle qui me l’avoit imposé. Il falloit même toute la vérité de cette affection & toute ma douceur naturelle pour m’empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant: car j’avois trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avoit laissé plus de désir que de crainte de l’éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêloit sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frere ne m’eût point du tout paru plaisant. Mais de l’humeur dont il étoit, cette substitution n’étoit gueres à craindre, & si je m’abstenois de mériter la correction, c’étoit uniquement de peur de fâcher Mlle. Lambercier; car tel est en moi l’empire de la bienveillance & même de celle que les sens ont fait naître, qu’elle leur donna toujours la loi dans mon coeur.

Cette récidive que j’éloignois sans la craindre arriva sans qu’il y eût de ma faute; c’est-à-dire de ma volonté & j’en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la derniere: car Mlle. Lambercier s’étant sans doute apperçue à quelque signe que ce châtiment n’alloit pas à son but, déclara qu’elle y renonçoit & qu’il la fatiguoit trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre & même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre & j’eus désormais l’honneur dont je me serois bien passé d’être traité par elle en grand garçon.

[16] Qui croiroit que ce châtiment d’enfant reçu à huit ans par la main d’une fille de trente a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie & cela précisément dans le sens contraire à ce qui devoit s’ensuivre naturellement? En même tems que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j’avois éprouvé ils ne s’aviserent point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque des ma naissance je me conservai pur de toute souillure jusqu’à l’âge où les tempéramens les plus froids & les plus tardifs se développent. Tourmenté long-tems sans savoir de quoi, je dévorois d’un oeil ardent les belles personnes; mon imagination me les rappeloit sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode & en faire autant de Demoiselles Lambercier.

Même après l’âge nubile, ce goût bizarre toujours persistant & porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie, m’a conservé les moeurs honnêtes qu’il sembleroit avoir dû m’ôter. Si jamais éducation fut modeste & chaste, c’est assurément celle que j’ai reçue. Mes trois tantes n’étoient pas seulement des personnes d’une sagesse exemplaire, mais d’une réserve que depuis long-tems les femmes ne connoissent plus. Mon pere homme de plaisir, mais galant à la vieille mode, n’a jamais tenu, près des femmes qu’il aimoit le plus, des propos dont une vierge eût pu rougir, & jamais on n’a poussé plus loin que dans ma famille & devant moi le respect qu’on doit aux enfans. Je ne trouvai pas moins d’attention chez M. Lambercier sur le même article, & une fort bonne servante y fut [17] mise à la porte pour un mot un peu gaillard qu’elle avoit prononcé devant nous. Non-seulement je n’eus jusqu’à mon adolescence aucune idée distincte de l’union des sexes; mais jamais cette idée confuse ne s’offrit à moi que sous une image odieuse & dégoûtante. J’avois pour les filles publiques une horreur qui ne s’est jamais effacée; je ne pouvois voir un débauché sans dédain, sans effroi même: car mon aversion pour la débauche alloit jusque-là, depuis qu’allant un jour au petit Sacconex par un chemin creux, je vis des deux côtés des cavités dans la terre où l’on me dit que ces gens-là faisoient leurs accouplemens. Ce que j’avois vu de ceux des chiennes me revenoit aussi toujours à l’esprit en pensant aux autres & le coeur me soulevoit à ce seul souvenir.

Ces préjugés de l’éducation, propres par eux-mêmes à retarder les premieres explosions d’un tempérament combustible, furent aidés, comme j’ai dit, par la diversion que firent sur moi les premieres pointes de la sensualité. N’imaginant que ce que j’avois senti, malgré des effervescences de sang très-incommodes, je ne savois porter mes désirs que vers l’espece de volupté qui m’étoit connue, sans aller jamais jusqu’à celle qu’on m’avoit rendue haïssable & qui tenoit de si près à l’autre, sans que j’en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, dans les actes extravagans auxquels elles me portoient quelquefois, j’empruntois imaginairement le secours de l’autre sexe, sans penser jamais qu’il fût propre à nul autre usage qu’à celui que je brûlois d’en tirer.

Non-seulement donc c’est ainsi qu’avec un tempérament [18] très-ardent, très-lascif, très-précoce, je passai toutefois l’âge de puberté sans désirer, sans connoître d’autres plaisirs des sens que ceux dont Mlle. Lambercier m’avoit très-innocemment donné l’idée; mais quand enfin le progrès des ans m’eut fait homme, c’est encore ainsi que ce qui devoit me perdre me conserva. Mon ancien goût d’enfant, au lieu de s’évanouir, s’associa tellement à l’autre que je ne pus jamais l’écarter des désirs allumés par mes sens; & cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m’a toujours rendu très-peu entreprenant près des femmes, faute d’oser tout dire ou de pouvoir tout faire; l’espece de jouissance dont l’autre n’étoit pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l’accorder. J’ai ainsi passé ma vie à convoiter & me taire auprès des personnes que j’aimois le plus. N’osant jamais déclarer mon goût je l’amusois du moins par des rapports qui m’en conservoient l’idée. Etre aux genoux d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étoient pour moi de très-douces jouissances, & plus ma vive imagination m’enflammoit le sang, plus j’avois l’air d’un amant transi. On conçoit que cette maniere de faire l’amour n’amene pas des progrès bien rapides & n’est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l’objet. J’ai donc fort peu possédé, mais je n’ai pas laissé de jouir beaucoup à ma maniere; c’est-à-dire, par l’imagination. Voilà comment mes sens, d’accord avec mon humeur timide & mon esprit romanesque, m’ont conservé des sentimens purs & des moeurs honnêtes, par les mêmes goûts qui, peut-être avec un peu plus d’effronterie, m’auroient plongé dans les plus brutales voluptés.

[19] J’ai fait le premier pas & le plus pénible dans le labyrinthe obscur & fangeux de mes confessions. Ce n’est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c’est ce qui est ridicule & honteux. Des-à-présent je suis sûr de moi, après ce que je viens d’oser dire, rien ne peut plus m’arrêter. On peut juger de ce qu’ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que dans tout le cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles que j’aimois par les fureurs d’une passion qui m’ôtoit la faculté de voir, d’entendre, hors de sens & saisi d’un tremblement convulsif dans tout mon corps; jamais je n’ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, & d’implorer d’elles dans la plus intime familiarité la seule faveur qui manquoit aux autres. Cela ne m’est jamais arrivé qu’une fois dans l’enfance avec une enfant de mon âge; encore fut-ce elle qui en fit la premiere proposition.

En remontant de cette sorte aux premieres traces de mon être sensible, je trouve des élémens qui, semblant quelquefois incompatibles, n’ont pas laissé de s’unir pour produire avec force un effet uniforme & simple, & j’en trouve d’autres qui, les mêmes en apparence, ont formé par le concours de certaines circonstances de si différentes combinaisons, qu’on n’imagineroit jamais qu’ils eussent entr’eux aucun rapport. Qui croiroit, par exemple, qu’un des ressorts les plus vigoureux de mon ame fut trempé dans la même source d’où la luxure & la mollesse ont coulé dans mon sang? Sans quitter le sujet dont je viens de parler on en va voir sortir une impression bien différente.

J’étudiois un jour seul ma leçon dans la chambre contigue [20] à la cuisine. La servante avoit mis sécher à la plaque les peignes de Mlle. Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s’en trouva un dont tout un côté de dents étoit brisé. A qui s’en prendre de ce dégât? personne autre que moi n’étoit entré dans la chambre. On m’interroge; je nie d’avoir touché le peigne. M. & Mlle. Lambercier se réunissent; m’exhortent, me pressent, me menacent; je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction étoit trop forte, elle l’emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la premiere fois qu’on m’eût trouvé tant d’audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritoit de l’être. La méchanceté, le mensonge, l’obstination, parurent également dignes de punition: mais pour le coup ce ne fut pas par Mlle. Lambercier qu’elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard; il vint. Mon pauvre cousin étoit chargé d’un autre délit non moins grave: nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remede dans le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n’auroit pu mieux s’y prendre. Aussi me laisserent-ils en repos pour long-tems.

On ne put m’arracher l’aveu qu’on exigeoit. Repris à plusieurs fois & mis dans l’état le plus affreux, je fus inébranlable. J’aurois souffert la mort & j’y étois résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d’un enfant; car on n’appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pieces, mais triomphant.

Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, [21] & je n’ai pas peur d’être puni derechef pour le même fait. Hé bien, je déclare à la face du Ciel que j’en étois innocent, que je n’avois ni cassé ni touché le peigne, que je n’avois pas approché de la plaque & que je n’y avois pas même songé. Qu’on ne me demande pas comment le dégât se fit; je l’ignore & ne le puis comprendre; ce que je sais très-certainement, c’est que j’en étois innocent.

Qu’on se figure un caractere timide & docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance; qui n’avoit pas même l’idée de l’injustice, & qui, pour la premiere fois, en éprouve une si terrible, de la part précisément des gens qu’il chérit & qu’il respecte le plus. Quel renversement d’idées! quel désordre de sentimens! quel bouleversement dans son coeur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent & moral! Je dis qu’on s’imagine tout cela, s’il est possible; car pour moi, je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passoit alors en moi.

Je n’avois pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnoient & pour me mettre à la place des autres. Je me tenois à la mienne & tout ce que je sentois, c’étoit la rigueur d’un châtiment effroyable pour un crime que je n’avois pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m’étoit peu sensible, je ne sentois que l’indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable & qu’on avoit puni d’une faute involontaire [22] comme d’un acte prémédité, se mettoit en fureur à mon exemple & se montoit, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions; & quand nos jeunes coeurs un peu soulagés, pouvoient exhaler leur colere, nous nous levions sur notre séant & nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force: Carnifex! Carnifex! Carnifex!

Je sens en écrivant ceci que mon pouls s’éleve encore; ces momens me seront toujours présens, quand je vivrois cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence & de l’injustice est resté si profondément gravé dans mon ame, que toutes les idées qui s’y rapportent me rendent ma premiere émotion; & ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même & s’est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon coeur s’enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu’en soit l’objet & en quelque lieu qu’elle se commette, comme si l’effet en retomboit sur moi. Quand je lis les cruautés d’un tyran féroce, les subtiles noirceurs d’un fourbe de prêtre, je partirois volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussai-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyois en tourmenter un autre, uniquement parce qu’il se sentoit le plus fort. Ce mouvement peut m’être naturel & je crois qu’il l’est; mais le souvenir profond de la premiere injustice que j’ai soufferte y fut trop long-tems & trop fortement lié, pour ne l’avoir pas beaucoup renforcé.

[23] Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d’un bonheur pur & je sens aujourd’hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s’arrête-là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d’en jouir. C’étoit en apparence la même situation & en effet une tout autre maniere d’être. L’attachement, le respect, l’intimité, la confiance, ne lioient plus les éleves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des Dieux qui lisoient dans nos coeurs: nous étions moins honteux de mal faire & plus craintifs d’être accusés: nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompoient notre innocence & enlaidissoient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur & de simplicité qui va au coeur. Elle nous sembloit déserte & sombre; elle s’étoit comme couverte d’un voile qui nous en cachoit les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n’allions plus gratter légerement la terre & crier de joie, en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira & nous nous séparâmes de M. & Mlle. Lambercier, rassasiés les uns des autres & regrettant peu de nous quitter.

Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey sans que je m’en sois rappellé le séjour d’une maniere agréable par des souvenirs un peu liés: mais depuis qu’ayant passé l’âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs [24] renaissent, tandis que les autres s’effacent & se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme & la force augmentent de jour en jour; comme si sentant déjà la vie qui s’échappe, je cherchois à la ressaisir par ses commencemens. Les moindres faits de ce tems-là me plaisent par cela seul qu’ils sont de ce tems-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitois ma leçon: je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les Papes, un barometre, un grand calendrier; des framboisiers qui, d’un jardin fort élevé, dans lequel la maison s’enfonçoit sur le derriere, venoient ombrager la fenêtre & passoient quelquefois jusqu’en dedans. Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela; mais j’ai besoin, moi, de le lui dire. Que n’osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d’aise quand je me les rappelle. Cinq ou six sur-tout... composons. Je vous fais grace des cinq, mais j’en veux une, une seule; pourvu qu’on me la laisse conter le plus longuement qu’il me sera possible pour prolonger mon plaisir.

Si je ne cherchois que le vôtre, je pourrois choisir celle du derriere de Mlle. Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le Roi de Sardaigne à son passage; mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne [25] fus que spectateur de la culbute, & j’avoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire à un accident qui, bien que comique en lui-même, m’alarmoit pour une personne que j’aimois comme une mere & peut-être plus.

O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l’horrible tragédie & vous abstenez de frémir si vous pouvez!

Il y avoit hors la porte de la cour une terrasse à gauche en entrant sur laquelle on alloit souvent s’asseoir l’après-midi, mais qui n’avoit point d’ombre. Pour lui en donner M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solemnité. Les deux pensionnaires en furent les parrains, & tandis qu’on combloit le creux, nous tenions l’arbre chacun d’une main, avec des chans de triomphe. On fit pour l’arroser une espece de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardens spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin & moi, dans l’idée très-naturelle qu’il étoit plus beau de planter un arbre sur la terrasse, qu’un drapeau sur la brêche; & nous résolûmes de nous procurer cette gloire, sans la partager avec qui que ce fût.

Pour cela, nous allâmes couper une bouture d’un jeune saule & nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l’auguste noyer. Nous n’oubliâmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre: la difficulté étoit d’avoir de quoi le remplir; car l’eau venoit d’assez loin & on ne nous laissoit pas courir pour en aller prendre. Cependant il en falloit absolument pour notre saule. Nous employâmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours & cela nous [26] réussit si bien que nous le vîmes bourgeonner & pousser de petites feuilles dont nous mesurions l’accroissement d’heure en heure; persuadés, quoiqu’il ne fût pas à un pied de terre, qu’il ne tarderoit pas à nous ombrager.

Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendoit incapables de toute application, de toute étude, que nous étions comme en délire & que ne sachant à qui nous en avions, on nous tenoit de plus court qu’auparavant; nous vîmes l’instant fatal où l’eau nous alloit manquer & nous nous désolions dans l’attente de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mere de l’industrie, nous suggéra une invention pour garantir l’arbre & nous d’une mort certaine: ce fut de faire par-dessous terre une rigole qui conduisît secrétement au saule une partie de l’eau dont on arrosoit le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne réussit pourtant pas d’abord. Nous avions si mal pris la pente que l’eau ne couloit point. La terre s’ébouloit & bouchoit la rigole; l’entrée se remplissoit d’ordures; tout alloit de travers. Rien ne nous rebuta. Omnia vincit labor improbus. Nous creusâmes davantage la terre & notre bassin, pour donner à l’eau son écoulement; nous coupâmes des fonds de boîtes en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la file & d’autres posées en angle des deux côtés sur celles-là nous firent un canal triangulaire pour notre conduit. Nous plantâmes à l’entrée de petits bouts de bois minces & à claire-voie qui, faisant une espece de grillage ou de crapaudine, retenoient le limon & les pierres sans boucher le passage à l’eau. Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée, [27] & le jour où tout fut fait, nous attendîmes dans des transes d’espérance & de crainte l’heure de l’arrosement. Après des siecles d’attente, cette heure vint enfin: M.Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à l’opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derriere lui pour cacher notre arbre, auquel très-heureusement il tournoit le dos.

A peine achevoit-on de verser le premier seau d’eau que nous commençâmes d’en voir couler dans notre bassin. A cet aspect la prudence nous abandonna; nous nous mîmes à pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier, & ce fut dommage: car il prenoit grand plaisir à voir comment la terre du noyer étoit bonne & buvoit avidement son eau. Frappé de la voir se partager en deux bassins, il s’écrie à son tour, regarde, apperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches & criant à pleine tête: un aqueduc, un aqueduc! il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portoit au milieu de nos coeurs. En un moment les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré; sans qu’il y eût durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l’exclamation qu’il répétoit sans cesse. Un aqueduc, s’écrioit-il en brisant tout, un aqueduc, un aqueduc!

On croira que l’aventure finit mal pour les petits architectes. On se trompera: tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage & ne nous en parla plus; nous l’entendîmes même un peu après rire auprès de sa soeur à gorge déployée; car le rire de M.Lambercier [28] s’entendoit de loin; & ce qu’il y eut de plus étonnant encore, c’est que, passé le premier saisissement, nous ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre & nous nous rappellions souvent la catastrophe du premier, en répétant entre nous avec emphase, un aqueduc, un aqueduc! Jusque-là j’avois eu des accès d’orgueil par intervalles quand j’étois Aristide ou Brutus. Ce fut ici mon premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un aqueduc de nos mains, avoir mis en concurrence une bouture avec un grand arbre me paroissoit le suprême degré de la gloire. A dix ans j’en jugeois mieux que César à trente.

L’idée de ce noyer & la petite histoire qui s’y rapporte m’est si bien restée ou revenue, qu’un de mes plus agréables projets dans mon voyage de Genève en 1754, étoit d’aller à Bossey revoir les monumens des jeux de mon enfance & sur-tout le cher noyer qui devoit alors avoir déjà le tiers d’un siecle. Je fus si continuellement obsédé, si peu maître de moi-même, que je ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu d’apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi. Cependant je n’en ai pas perdu le désir avec l’espérance; & je suis presque sûr, que si jamais, retournant dans ces lieux chéris j’y retrouvois mon cher noyer encore en être, je l’arroserois de mes pleurs.

De retour à Genève, je passai deux ou trois ans chez mon oncle en attendant qu’on résolût ce que l’on feroit de moi. Comme il destinoit son fils au génie, il lui fit apprendre un peu de dessin & lui enseignoit les elémens d’Euclide. [29] J’apprenois tout cela par compagnie & j’y pris goût, sur-tout au dessin. Cependant on délibéroit si l’on me feroit horloger, procureur ou ministre. J’aimois mieux être ministre, car je trouvois bien beau de prêcher. Mais le petit revenu du bien de ma mere, à partager entre mon frere & moi, ne suffisoit pas pour pousser mes études. Comme l’âge où j’étois ne rendoit pas ce choix bien pressant encore, je restois en attendant chez mon oncle, perdant à peu près mon tems & ne laissant pas de payer, comme il étoit juste, une assez forte pension.

Mon oncle, homme de plaisir ainsi que mon pere, ne savoit pas comme lui se captiver pour ses devoirs & prenoit assez peu de soin de nous. Ma tante étoit une dévote un peu piétiste, qui aimoit mieux chanter les psaumes que veiller à notre éducation. On nous laissoit presque une liberté entiere dont nous n’abusâmes jamais. Toujours inséparables, nous nous suffisions l’un à l’autre, & n’étant point tentés de fréquenter les polissons de notre âge, nous ne prîmes aucune des habitudes libertines que l’oisiveté nous pouvoit inspirer. J’ai même tort de nous supposer oisifs, car de la vie nous ne le fûmes moins, & ce qu’il y avoit d’heureux étoit que tous les amusemens dont nous nous passionnions successivement nous tenoient ensemble occupés dans la maison, sans que nous fussions même tentés de descendre à la rue. Nous faisions des cages, des flûtes, des volants, des tambours, des maisons, des équiffles, des arbalêtes. Nous gâtions les outils de mon bon vieux grand-pere, pour faire des montres à son imitation. Nous avions sur-tout un goût de préférence [30] pour barbouiller du papier, dessiner, laver, enluminer, faire un dégât de couleurs. Il vint à Genève un charlatan Italien, appellé Gamba-corta; nous allâmes le voir une fois, & puis nous n’y voulûmes plus aller: mais il avoit des marionnettes & nous nous mîmes à faire des marionnettes; ses marionnettes jouoient des manieres de comédies & nous fîmes des comédies pour les nôtres. Faute de pratiques nous contrefaisions du gosier la voix de polichinelle, pour jouer ces charmantes comédies que nos pauvres bons parens avoient la patience de voir & d’entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la famille un très beau sermon de sa façon, nous quittâmes les comédies & nous nous mîmes à composer des sermons. Ces détails ne sont pas fort intéressans, je l’avoue; mais ils montrent à quel point il falloit que notre premiere éducation eût été bien dirigée pour que, maîtres presque de notre tems & de nous dans un âge si tendre, nous fussions si peu tentés d’en abuser. Nous avions si peu besoin de nous faire des camarades, que nous en négligions même l’occasion. Quand nous allions nous promener nous regardions en passant leurs jeux sans convoitise, sans songer même à y prendre part. L’amitié remplissoit si bien nos coeurs, qu’il nous suffisoit d’être ensemble, pour que les plus simples goûts fissent nos délices.

A force de nous voir inséparables on y prit garde; d’autant plus que mon cousin étant très-grand & moi très-petit, cela faisoit un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure effilée, son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa démarche nonchalante, excitoient les enfans à se moquer de lui. Dans [31] le patois du pays on lui donna le surnom de Barnâ Bredanna, & si-tôt que nous sortions nous n’entendions que Barnâ Bredanna tout autour de nous. Il enduroit cela plus tranquillement que moi. Je me fâchai, je voulus me battre; c’étoit ce que les petits coquins demandoient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenoit de son mieux; mais il étoit foible, d’un coup de poing on le renversoit. Alors je devenois furieux. Cependant quoique j’attrapasse force horions, ce n’étoit pas à moi qu’on en vouloit, c’étoit à Barnâ Bredanna, mais j’augmentai tellement le mal par ma mutine colere, que nous n’osions plus sortir qu’aux heures où l’on étoit en classe, de peur d’être hués & suivis par les écoliers.

Me voilà déjà redresseur des torts. Pour être un paladin dans les formes il ne me manquoit que d’avoir une Dame; j’en eus deux. J’allois de tems en tems voir mon pere à Nion, petite ville du pays de Vaud où il s’étoit établi. Mon pere étoit fort aimé & son fils se sentoit de cette bienveillance. Pendant le peu de séjour que je faisois près de lui, c’étoit à qui me fêteroit. Une Madame de Vulson sur-tout me faisoit mille caresses; & pour y mettre le comble, sa fille me prit pour son galant. On sent ce que c’est qu’un galant d’onze ans, pour une fille de vingt-deux. Mais toutes ces friponnes sont si aises de mettre ainsi de petites poupées en avant pour cacher les grandes, ou pour les tenter par l’image d’un jeu qu’elles savent rendre attirant. Pour moi, qui ne voyois point entre elle & moi de disconvenance, je pris la chose au sérieux; je me livrai de tout mon coeur, ou plutôt de toute ma tête; car je n’étois gueres amoureux que par là, quoique je le fusse à la folie, [32] & que mes transports, mes agitations, mes fureurs, donnassent des scenes à pâmer de rire.

Je connois deux sortes d’amour très-distincts, très-réels & qui n’ont presque rien de commun; quoique très-vifs l’un & l’autre; & tous deux différens de la tendre amitié. Tout le cours de ma vie s’est partagé entre ces deux amours de si diverses natures & je les ai même éprouvés tous deux à la fois; car, par exemple, au moment dont je parle, tandis que je m’emparois de Mlle. de Vulson si publiquement & si tyranniquement que je ne pouvois souffrir qu’aucun homme approchât d’elle, j’avois avec une petite Mlle. Goton des tête-à-têtes assez courts mais assez vifs, dans lesquels elle daignoit faire la maîtresse d’école & c’étoit tout; mais ce tout, qui en effet étoit tout pour moi, me paroissoit le bonheur suprême, & sentant déjà le prix du mystere, quoique je n’en susse user qu’en enfant, je rendois à Mlle. de Vulson, qui ne s’en doutoit gueres, le soin qu’elle prenoit de m’employer à cacher d’autres amours. Mais à mon grand regret mon secret fut découvert ou moins bien gardé de la part de ma petite maîtresse d’école que de la mienne; car on ne tarda pas à nous séparer.

C’étoit en vérité une singuliere personne que cette petite Mlle. Goton. Sans être belle elle avoit une figure difficile à oublier & que je me rappelle encore; souvent beaucoup trop pour un vieux fou. Ses yeux sur-tout n’étoient pas de son âge, ni sa taille ni son maintien. Elle avoit un petit air imposant & fier, très-propre à son rôle & qui en avoit occasionné la premiere idée entre nous. Mais ce qu’elle avoit de plus bizarre [33] étoit un mélange d’audace & de réserve difficile à concevoir. Elle se permettoit avec moi les plus grandes privautés, sans jamais m’en permettre aucune avec elle; elle me traitoit exactement en enfant. Ce qui me fait croire, ou qu’elle avoit déjà cessé de l’être, ou qu’au contraire elle l’étoit encore assez elle-même pour ne voir qu’un jeu dans le péril auquel elle s’exposoit.

J’étois tout entier pour ainsi dire à chacune de ces deux personnes & si parfaitement qu’avec aucune des deux il ne m’arrivoit jamais de songer à l’autre. Mais du reste rien de semblable en ce qu’elles me faisoient éprouver. J’aurois passé ma vie entiere avec Mlle. de Vulson sans songer à la quitter; mais en l’abordant ma joie étoit tranquille & n’alloit pas à l’émotion. Je l’aimois sur-tout en grande compagnie, les plaisanteries, les agaceries, les jalousies même m’attachoient, m’intéressoient; je triomphois avec orgueil de ses préférences près des grands rivaux qu’elle paroissoit maltraiter. J’étois tourmenté; mais j’aimois ce tourment. Les applaudissemens, les encouragemens, les ris m’échauffoient, m’animoient. J’avois des emportemens, des saillies, j’étois transporté d’amour dans un cercle. Tête à tête j’aurois été contraint, froid, peut-être ennuyé. Cependant je m’intéressois tendrement à elle, je souffrois quand elle étoit malade: j’aurois donné ma santé pour rétablir la sienne, & notez que je savois très-bien par expérience ce que c’étoit que maladie & ce que c’étoit que santé. Absent d’elle j’y pensois, elle me manquoit; présent, ses caresses m’étoient douces au coeur, non aux sens. J’étois impunément familier avec elle; mon imagination ne me demandoit [34] que ce qu’elle m’accordoit: cependant je n’aurois pu supporter de lui en voir faire autant à d’autres. Je l’aimois en frere; mais j’en étois jaloux en amant.

Je l’eusse été de Mlle. Goton en Turc, en furieux, en tigre, si j’avois seulement imaginé qu’elle pût faire à un autre le même traitement qu’elle m’accordoit; car cela même étoit une grace qu’il falloit demander à genoux. J’abordois Mlle. de Vulson avec un plaisir très-vif, mais sans trouble; au lieu qu’en voyant Mlle. Goton je ne voyois plus rien; tous mes sens étoient bouleversés. J’étois familier avec la premiere, sans avoir de familiarité; au contraire j’étois aussi tremblant qu’agité devant la seconde, même au fort des plus grandes familiarités. Je crois que si j’étois resté trop long-tems avec elle je n’aurois pu vivre; les palpitations m’auroient étouffé. Je craignois également de leur déplaire, mais j’étois plus complaisant pour l’une & plus obéissant pour l’autre. Pour rien au monde je n’aurois voulu fâcher Mlle. de Vulson, mais si Mlle. Goton m’eût ordonné de me jetter dans les flammes, je crois qu’à l’instant j’aurois obéi.

Mes amours ou plutôt mes rendez-vous avec celle-ci durerent peu, très-heureusement pour elle & pour moi. Quoique mes liaisons avec Mlle. de Vulson n’eussent pas le même danger, elles ne laisserent pas d’avoir aussi leur catastrophe, après avoir un peu plus long-tems duré. Les fins de tout cela devoient toujours avoir l’air un peu romanesque & donner prise aux exclamations. Quoique mon commerce avec Mlle. de Vulson fût moins vif, il étoit plus attachant peut-être. Nos séparations ne se faisoient jamais sans larmes & il est singulier dans quel [35] vide accablant je me sentois plongé après l’avoir quittée. Je ne pouvois parler que d’elle, ni penser qu’à elle, mes regrets étoient vrais & vifs: mais je crois qu’au fond ces héroiques regrets n’étoient pas tous pour elle & que, sans que je m’en apperçusse, les amusemens dont elle étoit le centre y avoient leur bonne part. Pour tempérer les douleurs de l’absence, nous nous écrivions des lettres d’un pathétique à faire fendre les rochers. Enfin j’eus la gloire qu’elle n’y put plus tenir & qu’elle vint me voir à Genève. Pour le coup la tête acheva de me tourner; je fus ivre & fou les deux jours qu’elle y resta. Quand elle partit, je voulois me jetter dans l’eau après elle & je fis long-tems retentir l’air de mes cris. Huit jours après elle m’envoya des bonbons & des gants; ce qui m’eût paru fort galant, si je n’eusse appris en même tems qu’elle étoit mariée & que ce voyage dont il lui avoit plû de me faire honneur, étoit pour acheter ses habits de noces. Je ne décrirai pas ma fureur, elle se conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir la perfide, n’imaginant pas pour elle de plus terrible punition. Elle n’en mourut pas, cependant; car vingt ans après étant allé voir mon pere & me promenant avec lui sur le lac, je demandai qui étoient des Dames que je voyois dans un bateau peu loin du nôtre. Comment me dit mon pere en souriant, le coeur ne te le dit pas? Ce sont tes anciennes amours; c’est Madame Cristin, c’est Mlle. de Vulson. Je tressaillis à ce nom presque oublié: mais je dis aux bateliers de changer de route; ne jugeant pas, quoique j’eusse assez beau jeu pour prendre alors ma revanche, que ce fût la peine d’être parjure & de renouveler une querelle de vingt ans avec une femme de quarante.

[36] Ainsi se perdoit en niaiseries le plus précieux tems de mon enfance, avant qu’on eût décidé de ma destination. Après de longues délibérations pour suivre mes dispositions naturelles on prit enfin le parti pour lequel j’en avois le moins & l’on me mit chez M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous lui, comme disoit M. Bernard, l’utile métier de grapignan. Ce surnom me déplaisoit souverainement; l’espoir de gagner force écus par une voie ignoble flattoit peu mon humeur hautaine; l’occupation me paroissoit ennuyeuse, insupportable; l’assiduité, l’assujettissement, acheverent de m’en rebuter & je n’entrois jamais au greffe qu’avec une horreur qui croissoit de jour en jour. M. Masseron, de son côté, peu content de moi, me traitoit avec mépris, me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma bêtise; me répétant tous les jours que mon oncle l’avoit assuré, que je savois, que je savois, tandis que dans le vrai je ne savois rien; qu’il lui avoit promis un joli garçon & qu’il ne lui avoit donné qu’un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe ignominieusement pour mon ineptie & il fut prononcé par les clercs de M. Masseron que je n’étois bon qu’à mener la lime.

Ma vocation ainsi déterminée, je fus mis en apprentissage, non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains du greffier m’avoient extrêmement humilié & j’obéis sans murmure. Mon maître M. Ducommun étoit un jeune homme rustre & violent, qui vint à bout en très-peu de tems de ternir tout l’éclat de mon enfance, d’abrutir mon caractere aimant & vif & de me réduire par l’esprit ainsi [37] que par la fortune à mon véritable état d’apprentif. Mon latin, mes antiquités, mon histoire, tout fut pour long-tems oublié: je ne me souvenois pas même qu’il y eût eu des Romains au monde. Mon pere, quand je l’allois voir, ne trouvoit plus en moi son idole; je n’étois plus pour les Dames le galant Jean-Jaques & je sentois si bien moi-même que M. & Mlle.Lambercier n’auroient plus reconnu en moi leur éleve, que j’eus honte de me représenter à eux & ne les ai plus revus depuis lors. Les goûts les plus vils, la plus basse polissonnerie succéderent à mes aimables amusemens, sans m’en laisser même la moindre idée. Il faut que malgré l’éducation la plus honnête, j’eusse un grand penchant à dégénérer; car cela se fit très rapidement, sans la moindre peine & jamais César si précoce ne devint si promptement Laridon.

Le métier ne me déplaisoit pas en lui-même; j’avois un goût vif pour le dessin; le jeu du burin m’amusoit assez, & comme le talent du graveur pour l’horlogerie est très-borné, j’avois l’espoir d’en atteindre la perfection. J’y serois parvenu, peut-être, si la brutalité de mon maître & la gêne excessive ne m’avoient rebuté du travail. Je lui dérobois mon tems, pour l’employer en occupations du même genre, mais qui avoient pour moi l’attroit de la liberté. Je gravois des especes de médailles pour nous servir à moi & à mes camarades d’ordre de Chevalerie. Mon maître me surprit à ce travail de contrebande & me roua de coups, disant que je m’exerçois à faire de la fausse monnoie, parce que nos médailles avoient les armes de la République. Je puis bien jurer que je n’avois nulle idée de la fausse monnoie & très-peu [38] de la véritable. Je savois mieux comment se faisoient les As romains que nos pieces de trois sous.

La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable le travail que j’aurois aimé & par me donner des vices que j’aurois hais, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne m’a mieux appris la différence qu’il y a de la dépendance filiale à l’esclavage servile, que le souvenir des changemens que produisit en moi cette époque. Naturellement timide & honteux, je n’eus jamais plus d’éloignement pour aucun défaut que pour l’effronterie. Mais j’avois joui d’une liberté honnête qui seulement s’étoit restreinte jusque-là par degrés & s’évanouit enfin tout-à-fait. J’étois hardi chez mon pere, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle; je devins craintif chez mon maître & dès lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes supérieurs dans la maniere de vivre, à ne pas connoître un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir un mets dont je n’eusse ma part, à n’avoir pas un désir que je ne témoignasse, à mettre enfin tous les mouvemens de mon coeur sur mes levres, qu’on juge de ce que je dus devenir dans une maison où je n’osois pas ouvrir la bouche, où il falloit sortir de table au tiers du repas & de la chambre aussi-tôt que je n’y avois rien à faire, où sans cesse enchaîné à mon travail, je ne voyois qu’objets de jouissances pour d’autres & de privations pour moi seul, où l’image de la liberté du maître & des compagnons augmentoit le poids de mon assujettissement, où, dans les disputes sur ce que je savois le mieux, je n’osois ouvrir la bouche, où tout enfin ce que je voyois devenoit pour mon coeur un [39] objet de convoitise, uniquement parce que j’étois privé de tout. Adieu l’aisance, la gaieté, les mots heureux qui jadis souvent dans mes fautes m’avoient fait échapper au châtiment. Je ne puis me rappeller sans rire qu’un soir chez mon pere, étant condamné pour quelque espiéglerie à m’aller coucher sans souper & passant par la cuisine avec mon triste morceau de pain, je vis & flairai le rôti tournant à la broche. On étoit autour du feu: il fallut en passant saluer tout le monde. Quand la ronde fut faite, lorgnant du coin de l’oeil ce rôti qui avoit si bonne mine & qui sentoit si bon, je ne pus m’abstenir de lui faire aussi la révérence & de lui dire d’un ton piteux: adieu rôti. Cette saillie de naïveté parut si plaisante qu’on me fit rester à souper. Peut-être eût-elle eu le même bonheur chez mon maître, mais il est sûr qu’elle ne m’y seroit pas venue, ou que je n’aurois osé m’y livrer.

Voilà comment j’appris à convoiter en silence, à me cacher, à dissimuler, à mentir & à dérober enfin; fantaisie qui jusqu’àlors ne m’étoit pas venue & dont je n’ai pu depuis lors bien me guérir. La convoitise & l’impuissance menent toujours là. Voilà pourquoi tous les laquais sont fripons & pourquoi tous les apprentis doivent l’être; mais dans un état égal & tranquille, où tout ce qu’ils voyent est à leur portée, ces derniers perdent en grandissant ce honteux penchant. N’ayant pas eu le même avantage, je n’en ai pu tirer le même profit.

Ce sont presque toujours de bons sentimens mal dirigés qui font faire aux enfans le premier pas vers le mal. Malgré les privations & les tentations continuelles, j’avois demeuré [40] plus d’un an chez mon maître sans pouvoir me résoudre à rien prendre, pas même des choses à manger. Mon premier vol fut une affaire de complaisance; mais il ouvrit la porte à d’autres, qui n’avoient pas une si louable fin.

Il y avoit chez mon maître un compagnon appellé M.Verrat, dont la maison, dans le voisinage, avoit un jardin assez éloigné qui produisoit de très-belles asperges. Il prit envie à M. Verrat, qui n’avoit pas beaucoup d’argent, de voler à sa mere des asperges dans leur primeur & de les vendre pour faire quelques bons déjeuners. Comme il ne vouloit pas s’exposer lui-même & qu’il n’étoit pas fort ingambe, il me choisit pour cette expédition. Après quelques cajoleries préliminaires qui me gagnerent d’autant mieux que je n’en voyois pas le but, il me la proposa comme une idée qui lui venoit sur le champ. Je disputai beaucoup, il insista. Je n’ai jamais pu résister aux caresses; je me rendis. J’allois tous les matins moissonner les plus belles asperges; je les portois au Molard, où quelque bonne femme qui voyoit que je venois de les voler, me le disoit pour les avoir à meilleur compte. Dans ma frayeur je prenois ce qu’elle vouloit me donner; je le portois à M. Verrat. Cela se changeoit promptement en un déjeuné dont j’étois le pourvoyeur & qu’il partageoit avec un autre camarade; car pour moi très-content d’en avoir quelques bribes, je ne touchois pas même à leur vin.

Ce petit manege dura plusieurs jours sans qu’il me vînt même à l’esprit de voler le voleur & de dîmer sur M. Verrat le produit de ses asperges. J’exécutois ma friponnerie avec la plus grande fidélité; mon seul motif étoit de complaire à celui [41] qui me la faisoit faire. Cependant si j’eusse été surpris, que de coups, que d’injures, quels traitemens cruels n’eussai-je point essuyés, tandis que le misérable en me démentant eut été cru sur sa parole & moi doublement puni pour avoir osé le charger, attendu qu’il étoit compagnon & que je n’étois qu’apprentif. Voilà comment en tout état le fort coupable se sauve aux dépens du foible innocent.

J’appris ainsi qu’il n’étoit pas si terrible de voler que je l’avois cru, & je tirai bientôt si bon parti de ma science, que rien de ce que je convoitois n’étoit à ma portée en sûreté. Je n’étois pas absolument mal nourri chez mon maître & la sobriété ne m’étoit pénible qu’en la lui voyant si mal garder. L’usage de faire sortir de table les jeunes gens quand on y sert ce qui les tente le plus, me paroît très-bien entendu pour les rendre aussi friands que fripons. Je devins en peu de tems l’un & l’autre, & je m’en trouvois fort bien pour l’ordinaire, quelquefois fort mal quand j’étois surpris.

Un souvenir qui me fait frémir encore & rire tout à la fois, est celui d’une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étoient au fond d’une dépense qui, par une jalousie élevée recevoit du jour de la cuisine. Un jour que j’étois seul dans la maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvois approcher. J’allai chercher la broche pour voir si elle y pourroit atteindre: elle étoit trop courte. Je l’alongeai par une autre petite broche qui servoit pour le menu gibier; car mon maître aimoit la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succès; enfin je sentis avec transport que j’amenois une pomme. Je tirai [42] très-doucement: déjà la pomme touchoit à la jalousie; j’étois prêt à la saisir. Qui dira ma douleur? La pomme étoit trop grosse; elle ne put passer par le trou. Que d’inventions ne mis-je point en usage pour la tirer? Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. A force d’adresse & de tems je parvins à la partager, espérant tirer ensuite les pieces l’une après l’autre. Mais à peine furent-elles séparées qu’elles tomberent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction!

Je ne perdis point courage; mais j’avois perdu beaucoup de tems. Je craignois d’être surpris; je renvoye au lendemain une tentative plus heureuse; & je me remets à l’ouvrage tout aussi tranquillement que si je n’avois rien fait, sans songer aux deux témoins indiscrets qui déposoient contre moi dans la dépense.

Le lendemain retrouvant l’occasion belle, je tente un nouvel essai. Je monte sur mes tréteaux, j’alonge la broche, je l’ajuste, j’étois prêt à piquer... malheureusement le dragon ne dormoit pas; tout-à-coup la porte de la dépense s’ouvre; mon maître en sort, croise les bras, me regarde & me dit: courage... La plume me tombe des mains.

Bientôt à force d’essuyer de mauvais traitemens, j’y devins moins sensible; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettoit en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arriere & de regarder la punition, je les portois en avant & je regardois la vengeance. Je jugeois que me battre comme fripon, c’étoit m’autoriser [43] à l’être. Je trouvois que voler & être battu alloient ensemble & constituoient en quelque sorte un état & qu’en remplissant la partie de cet état qui dépendoit de moi, je pouvois laisser le soin de l’autre à mon maître. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu’auparavant. Je me disois; qu’en arrivera-t-il enfin? Je serai battu. Soit: je suis fait pour l’être.

J’aime à manger sans être avide; je suis sensuel & non pas gourmand. Trop d’autres goûts me distraisent de celui-là. Je ne me suis jamais occupé de ma bouche que quand mon coeur étoit oisif, & cela m’est si rarement arrivé dans ma vie que je n’ai gueres eu le tems de songer aux bons morceaux. Voilà pourquoi je ne bornai pas long-tems ma friponnerie au comestible, je l’étendis bientôt à tout ce qui me tentoit, & si je ne devins pas un voleur en forme, c’est que je n’ai jamais été beaucoup tenté d’argent. Dans le cabinet commun mon maître avoit un autre cabinet à part, qui fermoit à clef; je trouvai le moyen d’en ouvrir la porte & de la refermer sans qu’il y parût. Là je mettois à contribution ses bons outils, ses meilleurs dessins, ses empreintes, tout ce qui me faisoit envie & qu’il affectoit d’éloigner de moi. Dans le fond ces vols étoient bien innocents, puisqu’ils n’étoient faits que pour être employés à son service; mais j’étois transporté de joie d’avoir ces bagatelles en mon pouvoir; je croyois voler le talent avec ses productions. Du reste il y avoit dans des boîtes des recoupes d’or & d’argent, de petits bijoux, des pieces de prix, de la monnoie. Quand j’avois quatre ou cinq sous dans ma poche, c’étoit beaucoup; cependant loin de toucher à rien de tout cela, je ne me souviens pas même d’y avoir jetté de ma [44] vie un regard de convoitise. Je le voyois avec plus d’effroi que de plaisir. Je crois bien que cette horreur du vol de l’argent & de ce qui en produit me venoit en grande partie de l’éducation. Il se mêloit à cela des idées secretes d’infamie, de prison, de châtiment, de potence, qui m’auroient fait frémir si j’avois été tenté; au lieu que mes tours ne me sembloient que des espiégleries & n’étoient pas autre chose en effet. Tout cela ne pouvoit valoir que d’être bien étrillé par mon maître; & d’avance je m’arrangeois là-dessus.

Mais encore une fois, je ne convoitois pas même assez pour avoir à m’abstenir; je ne sentois rien à combattre. Une seule feuille de beau papier à dessiner me tentoit plus que l’argent pour en payer une rame. Cette bizarrerie tient à une des singularités de mon caractere; elle a eu tant d’influence sur ma conduite, qu’il importe de l’expliquer.

J’ai des passions très-ardentes & tandis qu’elles m’agitent rien n’égale mon impétuosité; je ne connois plus ni ménagement, ni respect, ni crainte, ni bienséance; je suis cynique, effronté, violent, intrépide: il n’y a ni honte qui m’arrête, ni danger qui m’effraye. Hors le seul objet qui m’occupe l’univers n’est plus rien pour moi; mais tout cela ne dure qu’un moment, & le moment qui suit me jette dans l’anéantissement. Prenez-moi dans le calme je suis l’indolence & la timidité même: tout m’effarouche, tout me rebute, une mouche en volant me fait peur; un mot à dire, un geste à faire épouvante ma paresse, la crainte & la honte me subjuguent à tel point, que je voudrois m’éclipser aux yeux de tous les mortels. S’il faut agir je ne sais que faire; s’il faut parler je ne sais que dire; [45] si l’on me regarde je suis décontenancé. Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j’ai à dire; mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve rien, rien du tout; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé de parler.

Ajoutez qu’aucun de mes goûts dominans ne consiste en choses qui s’achetent. Il ne me faut que des plaisirs purs & l’argent les empoisonne tous. J’aime, par exemple, ceux de la table; mais ne pouvant souffrir, ni la gêne de la bonne compagnie, ni la crapule du cabaret, je ne puis les goûter qu’avec un ami, car seul, cela ne m’est pas possible: mon imagination s’occupe alors d’autre chose & je n’ai pas le plaisir de manger. Si mon sang allumé me demande des femmes, mon coeur ému me demande encore plus de l’amour. Des femmes à prix d’argent perdroient pour moi tous leurs charmes; je doute même s’il seroit en moi d’en profiter. Il en est ainsi de tous les plaisirs à ma portée: s’ils ne sont gratuits je les trouve insipides. J’aime les seuls biens qui ne sont à personne qu’au premier qui soit les goûter.

Jamais l’argent ne me parut une chose aussi précieuse qu’on la trouve. Bien plus; il ne m’a même jamais paru fort commode; il n’est bon à rien par lui-même; il faut le transformer pour en jouir; il faut acheter, marchander, souvent être dupe, bien payer, être mal servi. Je voudrois une chose bonne dans sa qualité: avec mon argent je suis sûr de l’avoir mauvaise. J’achete cher un oeuf frais, il est vieux; un beau fruit, il est verd; une fille, elle est gâtée. J’aime le bon vin, mais où en prendre? Chez un marchand de vin? Comme que je fasse il [46] m’empoisonnera. Veux-je absolument être bien servi? Que de soins, que d’embarras! avoir des amis, des correspondans, donner des commissions, écrire, aller, venir, attendre, & souvent au bout être encore trompé. Que de peine avec mon argent! je la crains plus que je n’aime le bon vin.

Mille fois durant mon apprentissage & depuis, je suis sorti dans le dessein d’acheter quelque friandise. J’approche de la boutique d’un pâtissier; j’apperçois des femmes au comptoir; je crois déjà les voir rire & se moquer entr’elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitiere, je lorgne du coin de l’oeil de belles poires, leur parfum me tente; deux ou trois jeunes gens tout près de-là me regardent; un homme qui me connoît est devant sa boutique; je vois de loin venir une fille: n’est-ce point la servante de la maison? Ma vue courte me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma connoissance: par-tout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle: mon désir croît avec ma honte & je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire & n’ayant osé rien acheter.

J’entrerois dans les plus insipides détails, si je suivois dans l’emploi de mon argent, soit par moi soit par d’autres, l’embarras, la honte, la répugnance, les inconvéniens, les dégoûts de toute espece que j’ai toujours éprouvés. A mesure qu’avançant dans ma vie le lecteur prendra connoissance de mon humeur, il sentira tout cela sans que je m’appesantisse à le lui dire.

Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues contradictions; celle d’allier une avarice presque sordide avec le plus grand mépris pour l’argent. C’est un meuble pour [47] moi si peu commode, que je ne m’avise pas même de désirer celui que je n’ai pas & que quand j’en ai je le garde long-tems sans le dépenser, faute de savoir l’employer à ma fantaisie: mais l’occasion commode & agréable se présente-t-elle? j’en profite si bien que ma bourse se vide avant que je m’en sais apperçu. Du reste, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dépenser pour l’ostentation; tout au contraire, je dépense en secret & pour le plaisir: loin de me faire gloire de dépenser je m’en cache. Je sens si bien que l’argent n’est pas à mon usage, que je suis presque honteux d’en voir, encore plus de m’en servir. Si j’avois eu jamais un revenu suffisant pourvivre commodément, je n’aurois point été tenté d’être avare, j’en suis très-sûr. Je dépenserois tout mon revenu sans chercher à l’augmenter, mais ma situation précaire me tient en crainte. J’adore la liberté: j’abhorre la gêne, la peine, l’assujettissement. Tant que dure l’argent que j’ai dans ma bourse, il assure mon indépendance, il me dispense de m’intriguer pour en trouver d’autre; nécessité que j’eus toujours en horreur: mais de peur de le voir finir je le choye: l’argent qu’on possede est l’instrument de la liberté; celui qu’on pourchasse est celui de la servitude. Voilà pourquoi je serre bien & ne convoite rien.

Mon désintéressement n’est donc que paresse; le plaisir d’avoir ne vaut pas la peine d’acquérir; & ma dissipation n’est encore que paresse: quand l’occasion de dépenser agréablement se présente, on ne peut trop la mettre à profit. Je suis moins tenté de l’argent que des choses, parce qu’entre l’argent & la possession désirée il y a toujours un intermédiaire, [48] au lieu qu’entre la chose même & sa jouissance il n’y en a point. Je vois la chose, elle me tente; si je ne vois que le moyen de l’acquérir, il ne me tente pas. J’ai donc été fripon & quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent & que j’aime mieux prendre que demander. Mais, petit ou grand, je ne me souviens pas d’avoir pris de ma vie un liard à personne; hors une seule fois, il n’y a pas quinze ans, que je volai sept livres dix sous. L’aventure vaut la peine d’être contée; car il s’y trouve un concours impayable d’effronterie & de bêtise, que j’aurois peine moi-même à croire s’il regardoit un autre que moi.

C’étoit à Paris. Je me promenois avec M. de Francueil au Palais-Royal, sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde & me dit; allons à l’Opéra: je le veux bien; nous allons. Il prend deux billets d’amphithéâtre, m’en donne un, & passe le premier avec l’autre; je le suis, il entre. En entrant après lui, je trouve la porte embarrassée. Je regarde; je vois tout le monde debout, je juge que je pourrois bien me perdre dans cette foule, ou du moins laisser supposer à M. de Francueil que j’y suis perdu. Je sors, je reprends ma contre-marque, puis mon argent & je m’en vais, sans songer qu’à peine avois-je atteint la porte que tout le monde étoit assis, & qu’alors M. de Francueil voyoit clairement que je n’y étois plus.

Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce trait-là, je le note, pour montrer qu’il y a des momens d’une espece de délire, où il ne faut point juger des hommes par leurs actions. Ce n’étoit pas précisément voler [49] cet argent; c’étoit en voler l’emploi; moins c’étoit un vol, plus c’étoit une infamie.

Je ne finirois pas ces détails si je voulois suivre toutes les routes par lesquelles durant mon apprentissage je passai de la sublimité de l’héroïsme à la bassesse d’un vaurien. Cependant en prenant les vices de mon état il me fut impossible d’en prendre tout-à-fait les goûts. Je m’ennuyois des amusemens de mes camarades, & quand la trop grande gêne m’eut aussi rebuté du travail je m’ennuyai de tout. Cela me rendit le goût de la lecture que j’avois perdu depuis long-tems. Ces lectures, prises sur mon travail devinrent un nouveau crime, qui m’attira de nouveaux châtimens. Ce goût irrité par la contrainte devint passion, bientôt fureur. La Tribu, fameuse loueuse de livres m’en fournissoit de toute espece. Bons & mauvais tout passoit, je ne choisissois point; je lisois tout avec une égale avidité. Je lisois à l’établi, je lisois en allant faire mes messages, je lisois à la garderobe & m’y oubliois des heures entieres, la tête me tournoit de la lecture, je ne faisois plus que lire. Mon maître m’épioit, me surprenoit, me battoit, me prenoit mes livres. Que de volumes furent déchirés, brûlés, jettés par les fenêtres! Que d’ouvrages resterent dépareillés chez la Tribu! Quand je n’avois plus de quoi la payer, je lui donnois mes chemises, mes cravates, mes hardes; mes trois sous d’étrennes tous les dimanches lui étoient régulierement portés.

Voilà donc, me dira-t-on l’argent devenu nécessaire. Il est vrai; mais ce fut quand la lecture m’eut ôté toute activité. Livré tout entier à mon nouveau goût je ne faisois plus que [50] lire, je ne volois plus. C’est encore ici une de mes différences caractéristiques. Au fort d’une certaine habitude d’être, un rien me distrait, me change, m’attache, enfin me passionne; & alors tout est oublié. Je ne songe plus qu’au nouvel objet qui m’occupe. Le coeur me battoit d’impatience de feuilleter le nouveau livre que j’avois dans la poche; je le tirois aussi-tôt que j’étois seul & ne songeois plus à fouiller le cabinet de mon maître. J’ai même peine à croire que j’eusse volé quand même j’aurois eu des passions plus coûteuses. Borné au moment présent, il n’étoit pas dans mon tour d’esprit de m’arranger ainsi pour l’avenir. La Tribu me faisoit crédit, les avances étoient petites, & quand j’avois empoché mon livre, je ne songeois plus à rien. L’argent qui me venoit naturellement passoit de même à cette femme, & quand elle devenoit pressante, rien n’étoit plutôt sous ma main que mes propres effets. Voler par avance étoit trop de prévoyance & voler pour payer n’étoit pas même une tentation.

A force de querelles, de coups, de lectures dérobées & mal choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage; ma tête commençoit à s’altérer & je vivois en vrai loup-garou. Cependant si mon goût ne me préserva pas des livres plats & fades, mon bonheur me préserva des livres obscenes & licencieux; non que la Tribu, femme à tous égards très-accommodante, se fît un scrupule de m’en prêter. Mais pour les faire valoir elle me les nommoit avec un air de mystere, qui me forçoit précisément à les refuser, tant par dégoût que par honte & le hasard seconda si bien mon humeur pudique, que j’avois plus de trente ans avant que j’eusse jetté les yeux sur aucun de ces dangereux livres.

[51] En moins d’un an j’épuisai la mince boutique de la Tribu & alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement désoeuvré. Guéri de mes goûts d’enfant & de polisson par celui de la lecture & même par mes lectures, qui, bien que sans choix & souvent mauvaises, ramenoient pourtant mon coeur à des sentimens plus nobles que ceux que m’avoit donnés mon état. Dégoûté de tout ce qui étoit à ma portée & sentant trop loin de moi tout ce qui m’auroit tenté, je ne voyois rien de possible qui pût flatter mon coeur. Mes sens émus depuis long-tems me demandoient une jouissance dont je ne savois pas même imaginer l’objet. J’étois aussi loin du véritable que si je n’avois point eu de sexe, & déjà pubere & sensible, je pensois quelquefois à mes folies, mais je ne voyois rien au-delà. Dans cette étrange situation mon inquiete imagination prit un parti qui me sauva de moi-même & calma ma naissante sensualité. Ce fut de se nourrir des situations qui m’avoient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j’imaginois, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon mon goût, enfin que l’état fictif où je venois à bout de me mettre me fît oublier mon état réel dont j’étois si mécontent. Cet amour des objets imaginaires & cette facilité de m’en occuper acheverent de me dégoûter de tout ce qui m’entouroit & déterminerent ce goût pour la solitude qui m’est toujours resté depuis ce tems-là. On verra plus d’une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope & si sombre en apparence, mais qui vient en effet d’un coeur trop affectueux, trop aimant, trop [52] tendre, qui, faute d’en trouver d’existans qui lui ressemblent est forcé de s’alimenter de fictions. Il me suffit, quant à présent, d’avoir marqué l’origine & la premiere cause d’un penchant qui a modifié toutes mes passions & qui, les contenant par elles-mêmes, m’a toujours rendu paresseux à faire, par trop d’ardeur à désirer.

J’atteignis ainsi ma seizieme année, inquiet, mécontent de tout & de moi, sans goût de mon état, sans plaisir de mon âge, dévoré de désirs dont j’ignorois l’objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de quoi; enfin caressant tendrement mes chimeres, faute de rien voir autour de moi qui les valût. Les dimanches mes camarades venoient me chercher après le prêche pour aller m’ébattre avec eux. Je leur aurois volontiers échappé si j’avois pu: mais une fois en train dans leurs jeux, j’étois plus ardent & j’allois plus loin qu’aucun autre; difficile à ébranler & à retenir. Ce fut-là de tout tems ma disposition constante. Dans nos promenades hors de la ville j’allois toujours en avant sans songer au retour, à moins que d’autres n’y songeassent pour moi. J’y fus pris deux fois; les portes furent fermées avant que je pusse arriver. Le lendemain je fus traité comme on s’imagine, & la seconde fois il me fut promis un tel accueil pour la troisieme, que je résolus de ne m’y pas exposer. Cette troisieme fois si redoutée arriva pourtant. Ma vigilance fut mise en défaut par un maudit Capitaine appellé M. Minutoli, qui fermoit toujours la porte où il étoit de garde une demi-heure avant les autres. Je revenois avec deux camarades. A demi-lieue de la ville j’entends sonner la retraite; je double [53] le pas; j’entends battre la caisse, je cours à toutes jambes; j’arrive essoufflé, tout en nage: le coeur me bat; je vois de loin les soldats à leur poste; j’accours, je crie d’une voix étouffée. Il étoit trop tard. A vingt pas de l’avancée, je vois lever le premier pont. Je frémis en voyant en l’air ces cornes terribles, sinistre & fatal augure du sort inévitable que ce moment commençoit pour moi.

Dans le premier transport de ma douleur je me jettai sur les glacis & mordis la terre. Mes camarades riant de leur malheur prirent à l’instant leur parti. Je pris aussi le mien, mais ce fut d’une autre maniere. Sur le lieu même je jurai de ne retourner jamais chez mon maître; & le lendemain, quand, à l’heure de la découverte ils rentrerent en ville, je leur dis adieu pour jamais, les priant seulement d’avertir en secret mon cousin Bernard de la résolution que j’avois prise & du lieu où il pourroit me voir encore une fois.

A mon entrée en apprentissage, étant plus séparé de lui, je le vis moins. Toutefois durant quelque tems nous nous rassemblions les dimanches: mais insensiblement chacun prit d’autres habitudes & nous nous vîmes plus rarement. Je suis persuadé que sa mere contribua beaucoup à ce changement. Il étoit, lui, un garçon du haut; moi, chétif apprenti, je n’étois plus qu’un enfant de St. Gervais. Il n’y avoit plus entre nous d’égalité malgré la naissance; c’étoit déroger que de me fréquenter. Cependant les liaisons ne cesserent point tout-à-fait entre nous, & comme c’étoit un garçon d’un bon naturel, il suivoit quelquefois son coeur malgré les leçons de sa mere. Instruit de ma résolution, il accourut, [54] non pour m’en dissuader ou la partager, mais pour jetter par de petits présens quelque agrément dans ma fuite; car mes propres ressources ne pouvoient me mener fort loin. Il me donna entre autres une petite épée dont j’étois fort épris & que j’ai portée jusqu’à Turin, où le besoin m’en fit défaire & où je me la passai, comme on dit, au travers du corps. Plus j’ai réfléchi depuis à la maniere dont il se conduisit avec moi dans ce moment critique, plus je me suis persuadé qu’il suivit les instructions de sa mere & peut-être de son pere; car il n’est pas possible que de lui-même il n’eût fait quelque effort pour me retenir, ou qu’il n’eût tenté de me suivre: mais point. Il m’encouragea dans mon dessein plutôt qu’il ne m’en détourna: puis quand il me vit bien résolu, il me quitta sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais écrit ni revus; c’est dommage. Il étoit d’un caractere essentiellement bon; nous étions faits pour nous aimer.

Avant de m’abandonner à la fatalité de ma destinée, qu’on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m’attendoit naturellement, si j’étois tombé dans les mains d’un meilleur maître. Rien n’étoit plus convenable à mon humeur ni plus propre à me rendre heureux, que l’état tranquille & obscur d’un bon artisan, dans certaines classes sur-tout, telle qu’est à Genève celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une subsistance aisée & pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours, & me laissant un loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m’eût contenu dans ma sphere sans m’offrir aucun moyen d’en sortir. Ayant une imagination assez [55] riche pour orner de ses chimeres tous les états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à mon gré de l’un à l’autre, il m’importoit peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvoit y avoir si loin du lieu où j’étois au premier château en Espagne, qu’il ne me fût aisé de m’y établir. De cela seul il suivoit que l’état le plus simple, celui qui donnoit le moins de tracas & de soins, celui qui laissoit l’esprit le plus libre, étoit celui qui me convenoit le mieux, & c’étoit précisément le mien. J’aurois passé dans le sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille & de mes amis, une vie paisible & douce, telle qu’il la falloit à mon caractere, dans l’uniformité d’un travail de mon goût & d’une société selon mon coeur. J’aurois été bon chrétien, bon citoyen, bon pere de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J’aurois aimé mon état, je l’aurois honoré peut-être; & après avoir passé une vie obscure & simple, mais égale & douce, je serois mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt oublié, sans doute, j’aurois été regretté du moins aussi long-tems qu’on se seroit souvenu de moi.

Au lieu de cela... quel tableau vais-je faire? Ah! n’anticipons point sur les miseres de ma vie, je n’occuperai que trop mes lecteurs de ce triste sujet.

Fin du premier Livre.

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