[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

LETTRE SUR JEAN–JACQUES ROUSSEAU,
ADRESSEE A M. D’ ES.....

[Paris, le 10 Décembre 1778==Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XV, pp. 253-301.]

[253]

LETTRE
SUR
JEAN–JACQUES ROUSSEAU, ADRESSEE
A M. D’ ES......

Paris, le 10 Décembre 1778.

Nous avons fait, Monsieur, l’été dernier une perte irréparable aux yeux des hommes de génie & des ames sensibles; je veux parler de celle de Jean-Jaques Rousseau, un des hommes les plus extraordinaires qui aient paru dans le monde. Il avoit choisi, depuis nombre d’années, la France pour son séjour, où il a vécu célebre & invisible, & où il a fini, en vrai philosophe, sa carriere sans trouble & sans bruit.

Ainsi, dans l’année 1778, dans cette année qui aura vu se former des révolutions politiques, mémorables à jamais dans les fastes du monde, les plus grands hommes qu’eût notre siecle pour l’esprit & les talens nous ont été enlevés; car ces derniers, lorsqu’ils sont portés à un certain degré, méritent réellement d’être cités à la suite du génie.

Nul pays, sans doute, puisque Rousseau avoit rompu solemnellement ses liens avec sa patrie; nul corps, nulle Académie, puisqu’il n’a appartenu à aucune, ne se chargera particuliérement de consacrer le nom d’un homme à qui cependant l’esprit humain doit un hommage à tant de titres.

[254] Il me semble donc que c’en à la France, long-tems l’asyle de Rousseau, & dont la terre contient aujourd’hui les cendres, à acquitter ce que l’on doit à sa mémoire.* [*Lorsque cette lettre a été écrite, il n’avoit paru encore rien de marqué, & même il n’a paru jusqu’à ce jour aucun ouvrage raisonné d’une certaine étendue sur feu M. Rousseau de Geneve.

Cet écrit devoit rester ignoré, & l’eût toujours été si l’esprit de critique & même de blâme, auquel on se livre avec une sorte de perfection depuis un certain tems sur le compte de cet Auteur, n’eût excité le desir de repousser, s’il est possible, l’injustice faite à sa mémoire. Quelques personnes éclairées à qui cette lettre a été lue, en convenant de la vérité du fond des choses, ont trouvé que M. Rousseau y étoit jugé généralement avec beaucoup de faveur. On leur a répondu que les torts qui appartiennent purement à l’humanité devoient disparoître après la mort; qu’il s’agissoit seulement de faire connoître aux tems présens & futurs l’homme essentiel & l’écrivain tels qu’ils ont été; enfin, qu’il étoit mieux encore d’excéder un peu dans les louanges justement dues à un grand homme qui n’eût plus, que de s’exposer à altérer sa renommée par des jugemens hasardés sur des faits peu constans.] Que si, contre toute attente, il ne restoit rien de caractérisé sur le compte d’un homme si rare parmi une nation qui idolâtre si fort le mérite, mais qui aussi quelquefois l’oublie si promptement, il ne faut pas douter qu’il n’y eût chez elle un grand nombre de personnes, & particuliérement une portion précieuse de la société, dont le coeur accuseroit vivement cet étrange silence On sent aisément de qui je veux parler. En effet, Monsieur j’ai vu plusieurs femmes, également distinguées par l’esprit par le sentiment, donner, dans le tems de la mort de Rousseau, sincérement des larmes à sa perte, sans qu’elles eussent jamais connu sa personne; exemple peut-être unique au monde d’un homme ainsi pleuré sur ses seuls écrits, Ce trait, qui, [255] pour le dire en passant, décide en faveur de la sensibilité de cette partie du genre-humain, suffiroit seul à l’éloge de l’illustre étranger. Un tel honneur, quand il est vraiment unique, est effectivement la plus rare récompense que puissent recevoir les dons de l’ame & de l’esprit; & nul homme, que je sache, n’a joui comme Rousseau d’une gloire pareille, purement comme Auteur.

Je vais donc, comme contemporain, être l’interpréte du pays & du siecle où il a vécu. Je souhaite que ce foible monument que ma main lui élevé par le pur mouvement de mon coeur, & sans avoir jamais eu aucune liaison avec sa personne, porté par son nom vers des tems reculés, puisse attirer à cet homme mémorable quelques actes de plus d’admiration & d’amour.

L’homme & l’Auteur dans Rousseau ont passé pour être à la fois un prodige & un paradoxe: selon moi, le prodige explique facilement le paradoxe.

La création de cet homme, bien plus admirable que singulier, a été une création vraiment unique. Nul être, à ce qu’il semble, ne s’est trouvé doué d’une sensibilité d’ame plus exquise, jointe à un degré de force dans les sensations presque sans exemple. Né du côté des sens avec une organisation si parfaite, qu’il étoit éminemment propre à tous les arts sensibles & agréables, il réunit à ces dons corporels un génie géométrique & clair, profond & vaste, & aussi pur que brillant du côté de l’imagination. Cette rectitude de raison, cette élément de génie, cette délicatesse d’ame unique ne pouvoient qu’être accompagnés d’un penchant ardent pour le vrai, pour [256] le beau, pour le bon en tout genre. Une éducation républicaine & austere, des exemples domestiques & honnêtes, qui naissoient comme du sein des moeurs générales de sa patrie, furent en lui la seconde nature sur laquelle l’homme & l’Auteur furent édifiés.

Quand on considere tant d’avantages naturels avec toutes leurs circonstances, la vue d’une si parfaite création, où il est si rare que la nature accumule, assortisse & accorde à un seul homme, dans un degré si parfait, tant de dons divers, explique, d’une maniere bien simple, le prétendu paradoxe des écrits & de la vie de Jean-Jaques.

Le Citoyen de Geneve, né avec les perfections qu’on vient de voir, élevé comme on a dit, jetté ensuite dans le monde sans fortune, sans autre appui que ses propres forces, dont cependant le levier eût été si puissant dans les mains d’un homme ambitieux, mais qui, pour une personne du caractere de Rousseau, n’ont servi qu’à troubler sa vie en lui acquérant du renom; un tel homme, dis-je, avec une ame & un esprit de cette trempe, devoir naturellement, s’il eût écrit, écrire comme Jean-Jaques a écrit, & agir en tout presque comme il a fait.

Rousseau ne commença à se produire au jour comme Auteur qu’à l’âge d’environ quarante ans, à cet âge où l’imagination, cette premiere source des bons écrits, conserve encore toute sa force, & où le jugement, qui en consacre la durée, est parvenu à presque toute sa maturité. Jusques-là, il avoit amassé dans le silence, par ses travaux par ses méditations, de grandes provisions en connoissances de toute espece. Philosophe [257] & observateur par caractere, il avoit fait d’autre part dans le monde une étude réfléchie des usages, des loix diverses, & sur-tout du coeur humain où son propre coeur l’avoir si fort initié; car l’un sans l’autre n’instruit pas, & il faut sentir vivement en soi la nature pour la connoître dans autrui.

Aussi peut-on dire que jamais homme ne prit la plume avec de si grandes avances & des matériaux si abondans. D’autres ont écrit par un vain desir d’écrire, trop souvent avec les mains & l’esprit vides. Dans Rousseau, ce fut un besoin qui le maîtrisa, dont il fut lui-même surpris, parce que la publicité étoit réellement contraire à une partie de son caractere & même à ses vues. Il ne put plus contenir tant de richesses, & il céda aux circonstances qui lui mirent la plume à la main comme malgré lui; mais il la prit, dès le premier moment, en maître de sa destinée comme Auteur.

Voyez en effet la maniere dont il parle à ses lecteurs dès ses premiers écrits, & depuis dans tous ses ouvrages! Comment il s’éleve au-dessus de la gloire que pourtant il idolâtroit! Comment, en se présenta.... au public, il recherche son suffrage sans en dépendre! Comment, en lui parlant il prend toujours sa propre opinion & sa seule conscience pour juges! Quel ton! Quelle hauteur de langage! Si des principes si altiers peuvent choquer avant qu’on ait lu les ouvrages de Jean-Jaques; dès qu’une fois ses beaux écrits ont passé sous les yeux, la véracité, la force de l’Auteur, rendent ce ton noble, naturellement grand; elles sont plus, elles le rendent aimable, modeste même en un certain sens. Effectivement la vérité la plus haute, même pour soi, lorsqu’elle a évidemment [258] ce caractere, porte aussi avec elle une sorte de modestie particuliérement propre aux talens du premier ordre, mais en même tems, & il ne faut pas s’y tromper, qui n’est propre qu’à eux seuls.

Déjà avant que d’écrire, Jean-Jaques avoit outre-passé le terme connu des connoissances littéraires: il en avoit, suivant les apparences, bouleversé tout le systême dans ses conceptions vastes & originales. Tout annonce que ses études préliminaires l’avoient jetté sort loin des routes ordinaires.

Une académie littéraire mit alors en question si les sciences avoient influé en bien ou en mal sur les moeurs, c’est-à-dire, au fond si elles avoient plus préjudicié que servi au bonheur des hommes; car il est constant, pour quiconque a médité sur le bien réel des sociétés, que la félicité humaine réside en grande partie dans la conservation des moeurs, & même qu’elle en naît essentiellement.

Ce corps littéraire entrevit la matiere d’une discussion où les esprits prévenus n’avoient pas apperçu jusqu’àlors le motif même d’un doute. Il est à croire que Jean-Jaques avoit été occupé quelquefois d’une idée pareille; il est probable même qu’il avoit déjà résolu, à part lui, cette étrange question. En conséquence, il écrivit à ce sujet, & il le fit étant orné au plus haut degré de toutes les perfections de l’intelligence, étant revêtu de ce qui fait sa plus grande beauté, l’éloquence. Ce fut avec de telles armes qu’il plaida la cause de l’ignorance en faveur du bonheur des hommes, & il la défendit avec applaudissement auprès de l’Académie & d’une partie du Public, détruisant ainsi, par son propre succès, l’instrument même qui avoit servi à le faire triompher.

[259] Dans cette singuliere discussion, Rousseau prouva, autant qu’il étoit possible, le paradoxe. Malgré cela, il faut convenir qu’il n’établit, par aucune preuve solide, ce prétendu point de vérité. La maniere dont il vit l’objet, ce qui décidoit absolument dans cette matiere du jugement à porter, provint en partie du fond de son caractere, fortifié en outre par quelques circonstances de sa vie, où l’on prétend qu’il n’avoir pas eu à se louer des hommes, particuliérement de l’ordre de ceux qui cultivent les lettres, ce qui cependant, pour le dire en passant, devroit être la même chose que cultiver la vertu.

En considérant dans cette disposition d’ame la science avec ses abus, les connoissances avec leurs erreurs, il ne sépara pas assez, dans son opinion, de la chose même ce que les passions y mêlent malheureusement, & il imputa ainsi à l’une ce qui est particuliérement du fait des autres; en un mot, il fit porter tout son raisonnement sur cette fausse base, ne réfléchissant pas encore d’autre part que la barbarie ne sauroit être un état pour l’homme; que comme être perfectible, il en sort invinciblement par le seul exercice de ses facultés; & que si-tôt qu’il est contraint d’en sortir, il n’y a plus que la perfection humainement possible de ses lumieres qui puisse réprimer les moyens mêmes que ses connoissances mettent en ses mains pour servir ses passions. Cette culture, la plus parfaite de l’esprit humain, dirigée sur-tout vers une saine moral, étoit un troisieme terme que Jean-Jaques eût pu envisager entre la barbarie & la science défigurée par tant d’abus divers. Toutes choses égales, il eût assigné avec plus de raison, dans un pareil état, le véritable degré de prospérité de la terre: [260] disons plus, il semble même qu’il eût été digne d’un éclairé d’embrasser une pareille doctrine.

Cette these, considérée comme on vient de dire, présentoit, à ce qu’on croit, un beaucoup plus juste fondement que l’opinion qu’il adopta; mais Rousseau, frappé des maux de la société, sans vouloir discerner que ces maux, loin d’être l’effet précis & immédiat des lumières, étoient plutôt le fruit malheureux d’une autre partie de la nature de l’homme, les passions, également indestructible en lui, haïssant par lui-même le vice bien plus que l’ignorance, séduit de cette maniere, & très-réellement par sa propre vertu, laissa tomber la balance où la pente de son ame l’entraîna. Il préféra de réduire, par son voeu, l’homme à un état où il ne pouvoit ni ne devoit exister, plutôt que de le mettre à sa véritable place, à celle de l’intelligence la plus perfectionnée, au hasard des dangers de cette situation, ne voulant pas se dire encore qu’en pareil cas l’état de l’homme pouvoit s’élever assez pour que ses passions ne restassent maîtresses que de ce que sa raison, pleinement éclairée, ne pourroit pas leur ôter de nuisible & de fâcheux.

Il faut avouer que cette question, envisagée sous toutes ses faces, méditée dans tous ses rapports, étoit de toute l’étendue de l’esprit humain. Personne, plus que Rousseau, n’avoit en soi cette prodigieuse dimension; aussi parut-il gagner un procès que la force de son génie, si elle lui eût été opposée, eût pu seule lui faire perdre. Mais en cette matière, encore un coup, ce qui est glorieux pour un esprit de cet ordre, il se décida par sa propension naturelle. Son ame prit les fonctions [261] de sa raison; elle jugea en ce moment à sa place. En effet, tout dans Rousseau indique qu’il fut toujours plus touché du bon & du bien, qu’il ne fut précisément jaloux du relief du savoir; qu’il eut enfin plus de vertu que d’amour-propre, quoique né avec un genre d’orgueil très-haut, ce que certaines personnes s’expliqueront sans nulle peine.

Ce premier essai enfanta son discours sur l’inégalité des conditions; ouvrage lié au premier; ouvrage moral, métaphysique, politique, très-profondément travaillé, lequel offre encore le même paradoxe, fondé sur les mêmes vues, & dont l’argument ne pouvoit être établi que par le prestige du raisonnement uni à la plus brillante éloquence, à cette éloquence qui gagne le coeur, lors même qu’elle égare quelquefois la raison.

En même tems si cet ouvrage pêche par un manque réel de justesse dans son systême, de combien de beautés de détail, de grandes vérités, de notions lumineuses & nouvelles sur la nature de l’homme, sur celle de ses facultés n’est-il pas rempli? Les pages de ce livre en sont couvertes; les propositions particulieres éclatent presque toutes de lumieres; mais il est vrai de dire que leur liaison à la proposition principale, bien qu’habilement pratiquée, est absolument inexacte. Tout tombe par ce vice radical; malgré cela, les débris de cet édifice offrent autant de trésors dont la raison aime à s’emparer avec fruit.

Les hommes inégaux par nature, en force, en talens & intelligence, ne pouvoient pas, sans doute, rester égaux dans la société où cette même nature les fuit. Les institutions [262] civiles ont donc sagement & heureusement été adaptées à cette inégalité naturelle.

Rousseau, toujours plus affecté à sa maniere de quelques effets fâcheux que des fruits sans nombre de la civilisation, prétend inutilement ramener l’homme à l’état de nature. La raison, plus forte que tous ses discours éloquens, lui crie que cet état de nature n’est point l’état naturel de l’homme, un état qui lui soit propre; qu’il ne mérite pas même le nom d’état pour un être de son espece, & qu’il doit plutôt être envisagé comme l’anéantissement de son existence. Elle lui dit que cette idée injurieuse à une créature intelligente, combat la fin de sa création; que l’homme a été doué pour qu’une semblable pensée fût repoussée de son esprit; en un mot, qu’un tel voeu, outre qu’il est criminel, est encore bien vain à former. Elle lui dit que la saine doctrine enseigne au contraire de porter l’espece humaine, par la voie des lumieres, vers un état social de plus en plus perfectionné, parce que l’être qui forme comme les matériaux. de ce bel édifice, qu’on nomme la société, ne peut rester brute & barbare, à moins que des causes physiques ne prédominent sur la puissance l’activité de son intelligence, ce qui est impossible généralement.

Il y a plus; l’inégalité des conditions est non-seulement nécessaire, en tant que conforme à la nature: elle est de plus un bien réel quand elle est sagement réglée par la loi, parce qu’elle cimente alors l’état civil, qui est incontestablement l’ordre le plus parfait de tout cet univers, & la plus belle production de l’intelligence de l’homme, comme le plus bel ornement de sa nature élevée à toute sa dignité.

[263] Dès que les hommes dans ce second état, véritable fin d’un être doué de raison, sont égaux dans tout ce qui est du droit naturel, toute égalité essentielle, la seule importante, la seule d’une nécessité absolue, se trouve conservée. L’inégalité des rangs fait bien peu au bonheur intrinséque des humains; elle n’est uniquement que l’allure de l’organisation sociale, une forme extérieure réglée par la nécessité, vu qu’elle est fondée sur cette inégalité primitive qui existe invinciblement entre les individus, au point que dans une bonne police elle ne doit même faire autre chose qu’en dériver, imitant en cela fidellement son premier type, qui est la nature de l’homme.

Ce n’est pas tout, & il y a quelque chose de plus encore à considérer: qui sait si dans ce partage, ou plutôt dans cette différence de situation, cette nature tutélaire, tant que ses loix ne sont pas blessées, ne laisse pas, en bonne mere, au moins autant de latitude à la véritable félicité dans les rangs inférieurs que dans les conditions dominantes? L’expérience a décidé plus d’une fois cette question intéressante. Sous cet aspect essentiel, l’inégalité des conditions n’est donc qu’un vain mot: dès-là que la constitution politique est saine; dès-là que les droits de l’homme sur ses biens, sur sa personne, sur ses opinions sont réglés sur cette justice universelle, tout est égal quant au droit: l’inégalité de fait, d’ailleurs démontrée indispensable, n’est plus comptée pour rien; elle est même, aux yeux de la raison, à bien des égards, la gardienne de l’autre.

Si nous suivons à présent Rousseau dans ses autres productions, nous les trouverons toutes conséquentes au même systême. [264] Cet homme, qui éclairoit la raison humaine d’un flambeau si éclatant, formoit l’étrange voeu de vouloir éteindre celui des sciences dans tout l’univers, parce qu’il craignoit qu’il n’éclairât trop les vices & les passions des hommes. Par amour pour l’humanité, par passion pour la vertu, il se croyoit réduit à dégrader son espece, quand il considéroit les étranges contrariétés qui regnent en sa nature. Se livrant trop à ces dernieres idées, dont il paroît que Pascal fut aussi affecté autrefois, mais que bientôt sa raison supérieure rejetta, & qu’elle expliqua ensuite d’une maniere si parfaite, à l’aide des lumieres de la révélation, il ne régla pas ses opinions aussi sagement que ce dernier. Il s’abandonna en un mot à l’étrange souhait dont nous venons de parler, quand il réfléchit à tant de grandeur, mêlée de tant de foiblesse, à des lumieres si hautes, défigurées par des erreurs si déplorables; vrais sujets en effet d’étonnement & de chagrin que Platon, Séneque, Montagne, & sur-tout Pascal, tous génies créateurs, évidemment précepteurs du sien, avoient apperçu avant lui, mais qu’aucun d’eux n’avoit, avec les seules lumieres de l’homme, présentés sous de plus vives images & avec la philosophie perfectionnée du dix-huitieme siecle, avec cette philosophie claire, exacte, qui seroit toujours utile si, présumant trop de ses forces, elle n’outre-passoit pas quelquefois témérairement ses bornes.

Il faut dire le vrai; l’homme de la société tel qu’il est, ne plut jamais à Rousseau. Dans l’austérité des principes dont il avoit été imbu dès l’enfance, & que son caractere naturel n’avoit fait que fortifier, il censura avec chaleur ses usages, ses moeurs, son éducation; il condamna jusqu’à ceux de ses plaisirs [265] publics dont il se vante le plus: de-là, il entra plus avant dans son coeur, & traita à fond cette passion puissante qui anime & gouverne l’univers. Idolâtre des femmes, il jugea avec rigueur leurs ridicules. & leurs défauts; mais en revanche, il leur présenta un culte si pur & si animé dans l’amour vrai qu’il leur peignit, que la nature, qui ne se trompe pas, leur rendit infiniment cher un censeur qui, en les connoissant si parfaitement, savoit mieux qu’homme au monde les intéresser

& les aimer.

Ce fut après avoir parcouru, dans l’esprit dont je parle, la plupart des établissemens civils, qu’il écrivit son Emile; ouvrage où le précepte mis en action, forme dans un tissu de faits intéressans, une législation continue, & dont l’exécution, quant au mérite littéraire de l’ouvrage, égale la beauté de la conception.

Ce livre, qui contient les vrais principes de Rousseau sur presque tous les points importans de la vie, lui fit des ennemis & beaucoup de sectateurs; car il est à remarquer que tout ce que cet homme a écrit est de nature à lui former des partisans de ce dernier genre. On sait que cet ouvrage a produit dans l’éducation domestique, premiere base de cette éducation politique que nous nommons constitution des Etats, de très-grands changemens; enfin, qu’il a opéré réellement une révolution dans beaucoup d’objets de la conduite pratique de la vie, tant cet homme, par la force de ses idées & la persuasion de son éloquence, étoit né pour changer la face des choses. Parmi nombre d’essais peu praticables ou trop risqueux, qu’il indiqua toujours avec la même séduction, nous lui avons l’obligation [266] de plusieurs usages essentiels, & de diverses réformes très-heureuses. L’enfance, cette enfance qui réunit les plus vives espérances & les plus douces consolations soit des familles particulieres, soit de la famille générale, la patrie; cette enfance si intéressante à considérer sous tous ces aspects, lui doit particuliérement & sans qu’elle le fâche, sa liberté, santé, & par conséquent tout le bonheur qu’on peut goûter cet âge; & l’on se rappellera que sur ce point les tendres, meres, persuadées les premieres, persuaderent à leur tour les époux; car en matiere de sentiment, cette partie du genre humain marche toujours la premiere & guide l’autre.

La société entiere lui doit une foule de notions qui sont autant de maximes & de regles dans la pratique des devoirs de la vie. C’est à ces traits que le génie se reconnoît & qu’un œuvre se marque du sceau de l’immortalité. De tels écrits restent à jamais: ils se propagent; ils agissent sans cesse. Dans le moment où j’écris, ô pouvoir étonnant de la pensée! Emile en ce qu’il a d’utile (& cette partie n’est pas peu considérable) opere sur la félicité de nombre d’êtres. Traduit dans plus d’une langue, il parcourt les hémispheres, & augmente ainsi sur la terre la somme du bonheur & la masse des lumieres.

Ce livre instruit les générations présentes dans l’art de former les générations qui doivent suivre, par la doctrine qu’il offre sur le gouvernement de l’enfance, sur la direction de la jeunesse, ainsi que sur la capacité & les forces de ces deux âges: vues qui, à quelques points près, où les principes de l’Auteur, suivant son génie, sont souvent trop outrés, paroissent au fond dictées par la raison même. C’est réellement dans [267] cet ouvrage où Rousseau, malgré bien des écarts, offre, du ton de sensibilité le plus infinuant, aux hommes de tout état & de tout pays, une infinité de regles de conduite non assez méditées, & qui sont la vraie source du peu de bonheur permis à l’espece humaine sur la terre; bonheur qui ne découle dans son livre, comme il ne provient en effet, que de la vertu seule.

On sent parfaitement que cet éloge ne s’applique qu’à des points de moralité de l’ouvrage, & qu’il ne peut être fait pour justifier ce qu’il y a justement de répréhensible par rapport à la religion.

Rousseau étoit sur le point de lever le voile de dessus les loix politiques des empires, & de peser, à la balance de l’équité, les droits des humains dans les diverses constitutions; de sorte qu’après avoir instruit l’homme dans son état privé, il allait le servir & le défendre dans son état public. C’est dans cet esprit qu’il entreprit son Contrat Social, celle de toutes ses productions qui caractérise le plus le génie, & qui annonce un esprit profondément versé dans ce qu’il est le plus difficile comme le plus important de connoître. Les principes de ce livre anéantissent en partie ceux qui ont été posés jusqu’à présent sur le même sujet, & ils sont tels qu’ils portent les premieres vérités de la terre, les vérités les plus abstraites presque jusqu’à une démonstration mathématique. Ce travail n’étoit, dans le plan de l’Auteur, que la pierre d’attente d’un ouvrage complet en ce genre. Il alloit en trop dire, & certainement avec danger pour les grandes sociétés, parce que cette extrême perfection politique est malheureusement dans le fait impraticable, lorsqu’il s’arrêta sans doute par ces [268] considérations, & qu’il se détourna sagement de sa route.

Diverses maximes de l’ouvrage exciterent le blâme de la République de Geneve contre son Auteur. Son Conseil crut devoir condamner ce livre, ainsi que celui d’Emile.

Rousseau qui ne jugea pas cette condamnation fondée, se souvint à son tour de ses droits; il abdiqua solemnellement son titre de Citoyen. Un parti si extrême dut lui coûter beaucoup. La disgrace que la Patrie fait éprouver, est infiniment sensible, en ce qu’elle blesse un sentiment très-profond, né d’un sentiment naturel; sentiment qui tient à l’amour de foi, à l’amour de son sang avec lesquels celui de la Patrie se mêle & se confond de la maniere la plus intime & la plus forte. Cette disgrace toucha encore plus particulièrement Rousseau, qui idolâtroit singuliérement la sienne, à en juger par la maniere dont il en parle dans plusieurs endroits de ses écrits, & toujours du ton le plus intéressant, se rappellant souvent cette Patrie chérie où il avoit puisé ces exemples & cette éducation austere auxquels il devoit en partie ses vertus.

Une séparation aussi cruelle pour un homme qui sentoit autant que lui la puissance & tout à-la-fois la douceur d’un pareil lien, ne lui empêcha pas de venir à son secours lorsqu’il crut ses loix exposées, & il écrivit pour son service ces lettres intitulées de la Montagne, où brillent tant de savoir & même de patriotisme; car ce dernier sentiment, qui forme une espece particuliere dans ce genre de passion qu’on nomme amour, ne s’éteint pas plus que l’autre à volonté. Peut-être entra-t-il dans sa résolution un peu de ressentiment: quel homme est exempt des impressions de l’humanité? Mais ce [269] ressentiment juste ou non, ce qu’on ne décide pas, fut au moins celui d’une ame noble: il ne se vengea de sa Patrie qu’en la servant. Il desiroit encore qu’elle existât avec toute la perfection de ses loix, lors même qu’elle ne devoit plus exister pour lui.

Ce fut aussi pour son pays qu’il écrivit sa lettre admirable sur les spectacles; lettre d’une doctrine très-saine, fort applicable à un petit Etat constitué comme Geneve, mais qui ne sauroit l’être à tout Etat considérable où ce mal, devenu nécessaire, peut se convertir en un très-grand bien, parce que la vertu lorsqu’elle n’a plus le frein des moeurs publiques & privées, trouve alors un autre ressort, souvent efficace, dan l’honneur & l’élévation des sentimens; chose à quoi le théâtre épuré est merveilleusement propre.

Je passe à d’autres écrits de Rousseau, sans m’attacher à leur ordre, les parcourant ici à mesure qu’ils se présentent sous ma plume.

On a dit assez généralement, dans le tems, que Jean-Jaques avoir dans son porte-feuille la correspondance d’un grande passion qu’il avoit éprouvée dans sa jeunesse, & qui avoit fait, par plus d’une cause, une époque marquée dans sa vie. Pour une ame de la nature de la sienne, de semblable impressions ne s’effacent plus. Le public sort occupé de lui pour lors, étoit dans l’enthousiasme du feu de ses productions. Echauffé à son tour par cette admiration générale, car rien ne répercute plus qu’un tel mouvement, il se complut à montrer à ce public épris la puissance de ses sensations dans celle des passions humaines qui les excitent le plus. Il y trouvoit [270] encore la douceur de consacrer à l’immortalité un nom & des qualités que l’amour parfait voudroit pouvoir toujours déifier.

Une passion extraordinaire & funeste entre deux êtres rares (Abailard & Héloïse) n’avoir pas cessé d’être présente dans la mémoire des hommes. L’excès de la passion des deux parts la foiblesse de l’amante, les vertus des deux amans, leurs malheurs enfin mettoient plus d’une conformité entre les deux événemens. La Julie de Jean-Jaques fut aussi-tôt une autre. Héloïse: quant à lui, il se produisit sur la scene sous le nom de Saint-Preux.

Il faut l’avouer; Rousseau, mieux qu’Abailard, méritoit de trouver une Héloïse; & quelle Héloïse que celle que cet homme passionné nous a peinte! L’imagination même ne sauroit offrir un plus beau tableau de tendresse & de perfections: tout, jusqu’à la faute de cette femme, y met les derniers traits. Un amour comme celui de Julie ne peut certes qu’atténuer infiniment le blâme dû à sa foiblesse, parce qu’à la vue des grande passions, qui sont plus rares qu’on ne croit, la morale devient d’autant plus indulgente, que la nature se montre moins coupable. En outre, la conduite qui a suivi la faute de Julie donne à cette faute, si on l’ose dire, une sorte de pureté qui rend par un second effet, cette erreur des sens bien dangereusement intéressante. Voilà aussi ce qui a fait dire à cet homme de bonne soi, en prémunissant contre la lecture de son livre, qu’un jeune coeur étoit perdu, si, malgré ses avis, il cédoit à la curiosité ou à l’attrait de cette lecture après l’avoir une fois commencée. Il ne se trompoit pas; mais en même tems ne risquoit-il pas trop, en donnant la tentation avec la leçon, sur-tout dans [271] un tems où les Héloïses & les Saint-Preux ne peuvent qu’être fort rares?

L’émulation des ouvrages de Richardson, le premier de tous les Ecrivains en ce genre, fut encore vraisemblablement une des causes qui produisirent ce roman de la part de Rousseau. On sait qu’il y mêla beaucoup d’objets étrangers à son sujet, parce qu’il en étoit alors fort occupé, & que d’ailleurs il est bien difficile de puiser dans un fait unique un livre entier. Malgré cela, il faut convenir qu’à la prolixité près, partage ordinaire de cette passion, & dont l’auteur Anglois n’est point exempt, l’amour n’a jamais été peint, pas même dans les meilleurs ouvrages de ce genre, avec des couleurs plus délicatement fondues, plus douces & en même-tems plus fortes, plus vives & plus pures qu’il l’a été par Rousseau dans son Héloïse. Nul homme sensible, que je sache, n’a représenté cette passion avec une telle volupté & avec tant de chasteté tout-à-la-fois; vrai caractere de ce sentiment, quand il n’est ni factice, ni corrompu. On ne peut se lasser d’admirer comment la passion de Julie y naît immédiatement de la nature la plus sensible comme de la plus parfaite innocence; combien les mouvemens de son amour sont éperdus, ses sens mêmes égarés, sans que son ame cesse au fond d’être vertueuse; avec quel intérêt la nature la fait succomber, & avec quelle beauté la dignité de ses sentimens la maintient respectable sans jamais le laisser s’avilir, & va même jusqu’à la rendre plus chere, parce qu’on aime d’autant plus la personne en pareil cas, que ses erreurs obtiennent aux yeux de l’humanité plus d’excuse.

Les passions ordinaires, c’est-à-dire, les passions qui souillent [272] l’ame & que celle-ci n’épure pas, n’ont leur chûte qu’au dernier terme: celle de Julie a bien un autre caractere. La chute de cette fille vertueuse, par la raison même de cette rare vertu, est marquée à la premiere faveur, à la faveur la plus légere, que même, si je ne me trompe, elle ne reçoit pas, mais qu’elle accorde à Saint-Preux. Un baiser qu’elle lui donne, un seul baiser, que l’amour lui arrache, a entiérement triomphé d’elle. De ce moment, elle a déjà cédé; & l’Auteur, en peignant, dans le cours de l’action, cette situation avec un feu tout particulier, a voulu sans doute marquer dans son roman, par ce trait profond, vraiment neuf, l’époque dont je parle. Il est constant qu’il n’y a que la nature la plus excellente & l’honneur le plus pur qui aient pu révéler à Rousseau ce secret du coeur humain; aussi l’amour d’Héloïse a-t-il perfectionné son ame, tandis que les passions de ce genre les corrompent presque toutes.

D’autre part, combien l’amour de Saint-Preux n’est-il pas ardent & soumis? combien n’est-il pas idolâtre & reservé impétueux & fidele à l’honneur? Il est intéressant de voir avec quelle suite d’intérêt ses actions, ses discours, ses transports, son delire enfin, déterminent pas à pas toutes les démarches de Julie. Il n’étoit plus possible que cette Julie, si tendre, n’aimât pas Saint-Preux comme elle en étoit aimée, ou il eût fallu qu’elle ne fût plus elle, ou plutôt qu’elle n’existât pas: en un mot, tous les traits qui caractérisent l’une & l’autre de ces passions, sont d’une grande vérité & du plus beau choix; les tableaux en sont pénétrans & doux, naturels & ravissans. C’est pour cela aussi que cet ouvrage a fait palpiter en secret [273] ta de coeurs, & qu’il s’en est trouvé qui ont conçu pour l’Auteur, sans que sa personne leur fût connue, un amour réel; dernier délire de cette sorte de passion, & dont Rousseau, non sans doute sans intention, nous a donné lui-même l’idée si enivrante dans Emile, où Sophie idolâtre un être fantastique, pur orage de son imagination.

En même tems quel caractere que celui de Wolmar que l’Auteur a osé introduire dans son plan! Ce caractere fait, à mon sens, une des plus grandes beautés de l’ouvrage, & peut être regardé comme un des traits de génie les plus hardis que l’esprit humain ait employés. On a dit souvent que ce caractere étoit hors de la nature. Ce reproche est bon à faire devant des ames vulgaires; mais il n’est nullement fondé ici. En effet, il est dans le coeur de l’homme un espace où les yeux ordinaires ne pénetrent jamais. Tous les personnages de ce roman sont, par l’élévation des sentimens, hors de l’ordre commun, celui de Wolmar est également de cette espece. Non-seulement ce caractere est vraisemblable; mais on peut dire encore qu’il est vrai, ou du moins on sent sans effort qu’il a pu être réel.

C’est à ces ames peu ordinaires que je viens de désigner, à comprendre ce que je vais dire. Aux yeux d’un homme comme Wolmar (& cet être n’est ni dépravé, ni déraisonnable) une femme telle qu’Héloise pouvoit être choisie presqu’à l’égal de l’innocence même. D’abord elle est si riche de sa beauté & de toutes ses perfections, qu’une tache unique & si bien effacée peut en altérer beaucoup moins l’éclat. De plus, une vertu ainsi éprouvée, si elle n’est pas également intacte, n’est peut [274] être pas moins pure au fond, si, comme il est vrai, la pureté de l’ame peut réparer la souillure des sens: une vertu comme la sienne est du moins beaucoup plus sûre; & pour dire tout, elle est dans la circonstance de Julie, plus éclatante par ses effets que l’innocence même.

Il est certain qu’il n’y a qu’une idée de la nature de celle-ci qui ait pu inspirer à Wolmar le parti auquel il se porte. En même tems si cette idée n’est pas dépourvue de raison, comme on le croit, non-seulement cet acte de sa part n’étonne plus, mais encore il paroît sensé; il a même une sorte de grandeur, parce que, tout considéré, il semble bien moins choquer les idées reçues que s’élever au-dessus d’elles, attendu que la personne de Julie & toutes les circonstances de son état sont réellement une juste exception à tous les cas ordinaires.

Sous ce point de vue, toute la conduite de Wolmar, conduite qui prouve que l’Auteur a raisonné comme on le fait penser ici, n’est plus difficile à expliquer: elle a même son principe dans cette délicatesse que d’abord elle paroît blesser. Le procédé commun eût été d’éloigner Saint-Preux de sa liaison; un coup-d’oeil supérieur enseigne à Wolmar une route opposée. Instruit de l’erreur de Julie, de la force de sa passion, sur-tout dans une ame comme la sienne, mais assuré aussi de ses vertus, persuadé en même tems de la droiture & de l’honneur de Saint-Preux, que fait Wolmar dans cet état? Il appelle dans sa maison cet amant jadis favorisé; il le traite aveu confiance; il lui parle une fois & à lui seul de cette terrible particularité dans la vie de l’un & de l’autre; après quoi, il le met en tiers entre sa femme & lui, dans ses affaires, dans son [275] amitié. En se conduisant ainsi, Wolmar risquoit à peine quelque chose avec un homme de l’honneur de Saint-Preux; mais certainement il ne risquoit rien avec une femme de la vertu de Julie, & il risquoit bien moins encore après une démarche d’une rare confiance.

Rien n’est donc plus sensé, rien même n’est plus noble que cette conduite: elle est de la plus parfaite expérience des hommes, & de toute la hauteur de l’humanité dans sa plus grande élévation. En même tems plus cet acte est grand, plus aussi il produit sûrement son effet. Wolmar, par ce trait d’une pleine confiance, garantit non-seulement, comme j’ai dit, invariablement la foi de Julie. Il fait plus, il se l’attache par cette preuve signalée d’estime, ce qui étoit pour elle bien plus que de l’amour dans sa position: il fait plus que tout cela encore, il unit à lui, par la seule voie praticable, deux êtres que rien à l’avenir ne pouvoir plus désunir entr’eux. Il procure son bonheur par le leur, en convertissant, à l’aide du respect qu’imprime une sainte hospitalité si généreusement exercée, leur passion mutuelle, certainement toujours vivante dans leurs ames, en une douce amitié de la part de Julie, & de celle de Saint-Preux en une tendre & profonde vénération pour Julie. En un mot,Wolmar par cette conduite, plutôt extraordinaire que bisarre, marche vers son but par la voie la plus conforme à la raison. Sans parler de l’acte d’une humanité indulgente qu’il exerce dans cette occasion, (acte peut-être plus doux qu’on ne croit à remplir pour qui avoit devant les yeux tout le prix que valoit Julie);ce pas une fois fait, Wolmar, sans nul doute, contient bien mieux par-là deux êtres qui ne seront [276] plus désormais indifférens à son bonheur, & qu’il doit absolument craindre ou aimer. Il les gagne; il se les attache bien plus surement qu’il ne les tente, ou ne les expose par ce procédé confiant. Julie même, cette tendre & fiere Julie, environnée des fruits de son union, dès-lors préservée par eux, ayant d’ailleurs son amant pour témoin de ses vertus, ou si l’on veut de ses sacrifices, en remplit comme invinciblement les obligations de son état; elle les remplit même avec un certain charme, parce qu’il est encore des douceurs dans les privations auxquelles l’amour lui-même se condamne: le coeur de Julie ainsi purifié, n’a plus à se nourrir que par la pratique de ses devoirs.

Rousseau pour autoriser un caractere aussi hardi que celui de Wolmar, a cru devoir l’affranchir de tout lien aux opinions communément reçues. Il va même jusqu’à placer l’élévation des sentimens qu’il lui attribue, au sein de la plus funeste des erreurs, l’athéisme. Ce coup de pinceau, qui n’a pas été mis sans intention, produit le plus grand effet dans la suite de l’ouvrage.

Finalement, ce livre enchanteur par tant d’endroits, malgré bien des défauts réels, se termine par un trait de génie qui produit plusieurs effets de la plus grande impression dans le dénouement. Julie mere, Julie épouse chérie & respectée, amie satisfaite, vivant au sein sinon du bonheur, du moins au sein de la paix, dans celui de l’ordre & des vertus, Julie en cet état meurt; elle expie ainsi sa faute passée par la perte de la vie: Elle meurt avec héroïsme & grandeur; mais près de sa fin, elle semble moins perdre une vie chere à tous les êtres, que [277] rompre enfin la barriere qui la séparoit du seul homme à qui elle pouvoit appartenir. Rousseau, pour achever le caractere de passion vraiment extraordinaire, & pour faire connoître, ce qui est vrai, que les grandes impressions sont ineffaçables, principalement dans les coeurs vertueux, a donné à Saint-Preux les dernieres pensées & les derniers sentimens de Julie.

Il est dans ce terrible passage un moment où tous les liens à la vie sont comme rompus, & où pourtant l’être vit encore. C’est dans ce court moment que la nature reprend tous ses droits & qu’elle se montre sans contrainte. C’est alors, lorsque le ciel & la terre sont satisfaits, & que le devoir n’a plus reprocher à l’ame vertueuse qui a vaincu ses penchans, que ceux-ci se montrent une derniere fois sous les traits de leur premier empire, mais avec pureté. Cette flamme involontaire est comme la derniere lueur qui éclate du flambeau de la vie. Rousseau habile à saisir tous les mouvemens du coeur humain, a su marquer parfaitement ce moment où Saint-Preux obtient sans déguisement, sur l’ame de Julie expirante, l’empire qu’au fond il n’avoit jamais perdu; juste & vrai témoignage qu’il rend, par un trait si sensible, à la puissance indestructible des grandes passions.

Cette mort extraordinaire dans toutes ses circonstances, produit une troisieme effet d’un grand intérêt: elle remplit le voeu le plus vis de Julie en faveur de Wolmar, en le rendant au ciel dont ses opinions le séparoient. Le spectacle des vertus & de la foi de sa femme, dans ces derniers instans, opere ce grand changement. Wolmar avoir possédé la beauté, les [278] perfections, l’estime de cette femme rare, sans jamais posséder son amour; il avoit su honorer sa personne pendant leur union. L’admirable Auteur de cet ouvrage lui fait trouver le prix de cette conduite dans le changement que les prieres constantes & les exemples de Julie mourante produisent en son ame. Julie à son tour recueille le prix de la persévérance dans ses devoirs, en rapprochant Wolmar de Dieu, alors que mort la sépare de lui.

La touche sublime de tous ces caracteres, & le mélange de tant de traits heureux, renferment évidemment une grande connoissance du coeur humain. C’est sur-tout dans cette science si intime, si chere à l’homme, & qui, par cette raison, plaît tant à son ame par-tout où elle se présente, que Rousseau excelle. Il joint encore à la vérité de représentation la plus rare en ce genre, un caractere exquis de sensibilité dont il y a peu d’exemples: voilà l’endroit singuliérement par lequel il me paroît surpasser tous les hommes de génie de cet ordre.

Deux hommes célebres ont vécu dans le même siecle, & sont morts à peu près en même-tems. Mais, ou je me trompe fort, ou malgré l’extrême célébrité de l’un infiniment juste à beaucoup d’égards, la postérité, à la longue, mettra quelque différence entre les écrits de ces deux hommes, & même entre la force de leur génie, Encore l’un a-t-il tout accord au sien, & souvent outre mesure, tandis que l’autre lui a presque tout refusé, & s’est privé bien des sois, par vertu de nombre de productions. Il est hors de mon sujet de comparer ici les personnes. Peu d’Eçrivains sur ce point peuvent être mis côté de Rousseau dont la probité, comme homme

& comme Auteur, a été certainement fort rare.

[279] Je ne parlerai pas de plusieurs ouvrages détachés de Jean-Jacques, de ses productions charmantes en fait de musique, de ses écrits sur cet art si puissant, si agréable & d’un effet si universel, parce que la musique est vraiment la seule langue naturelle des hommes, tandis que les langues parlées ou écrites ne sont que des langues secondaires ou des signes d’institution. Je ne parlerai pas du mérite qu’il a eu d’annoncer & de procurer en France, au prix de son repos, la révolution en ce genre qui s’opere de jour en jour parmi nous, & que rien désormais ne peut plus empêcher; révolution heureuse qui multipliera nos richesses sans les détruire, si de grands maîtres, tels que Gluck & d’autres de cet ordre, parviennent à l’achever selon le génie de notre langue, & qui sera alors notre gloire & nos délices révolution qui a commencé réellement à Rousseau, & qui a dû nécessairement être fort lente, parce que rien n’est plus difficile à vaincre qu’un préjuge de goût, sur-tout de goût national fondé sur le préjugé ou l’habitude des sens.

Tous les productions, tous les ouvrages de Rousseau méritent d’être considérés; tous portent le sceau du génie, heureux qui a su répandre de l’agrément jusques sur les objets qui en paroissent le moins susceptibles. Tout est animé sous sa plume, & d’une maniere si séduisante, qu’on chérit l’homme autant qu’on admire l’Auteur.

Je n’ignore pas qu’on a dit quelquefois, un peu sourdement à la vérité, que plusieurs personnes éclairées, dont l’opinion doit avoir un très-grand poids, puisque l’une d’elles a même en sa faveur l’autorité du génie, étoit eut d’avis que Rousseau, [280] malgré ses grands talens, avoit eu en partage plus de chaleur que de véritable éloquence; mais je doute qu’un pareil juge ment qui peut partir d’un goût trop difficile, reçoive la sanction du public, lorsqu’il jettera les yeux de nouveau sur la collection des ouvrages de cet Auteur qui va incessamment lui être offerte.

Sans doute l’éloquence de Rousseau renferme une très-grande chaleur, & même un genre de chaleur dont on ne trouve point d’exemple dans aucun autre Ecrivain. En même-tems si ce feu, si cette noble chaleur de l’ame, ont réellement créé tout ce qui a été dit, écrit d’éloquent, & même fait de grande parmi les hommes, (car c’est le même feu de sentiment qui fait naître une grande pensée, & qui produit une grande action), il seroit bien singulier que la plus belle propriété du genre d’éloquence de Rousseau, celle qui la caractérise, devant un défaut qui la ternît aux yeux de certains juges.

Cette critique pourroit avoir quelque fondement, si la chaleur d’ame propre à Rousseau, avoit empêché la véritable grandeur, la noblesse, l’originalité, (chose fort rare même parmi les hommes de génie), ainsi que la justesse de ses idées. Pour se détromper sur ce point, il ne faut que lire ses ouvrages de discussion, de controverse, où la logique de l’Ecrivain se montre d’une maniere plus particuliere; & l’on verra qu’il y a peu d’hommes qui aient été doués d’une justesse & d’une force aussi grande de raisonnement. Sur ce point il posséda le talent peut-être malheureux de Bayle, avec tous les charmes de sentiment & de goût de Montagne.

A la vérité Rousseau n’a point eu l’éloquence concile & [281] vraiment législative de Montesquieu; celle majestueuse, pure & douce de M. de Buffon; celle rapide & forte de Bossuet; celle souvent surnaturelle & plus qu’humaine de Pascal. Mais l’éloquence de Rousseau a ce rare mérite, qu’elle participe de tous ces caracteres, de sorte qu’il y a peu de beautés propres au génie de ces grands hommes, qui sont ceux auxquels il ressemble le plus, dont on ne trouve dans ses écrits une foule de traits égaux en beauté, qui placent cet Auteur justement à leurs côtés.

Parmi ces hommes, Pascal le plus extraordinaire de tous, est un homme divin qui semble lire dans le ciel tout ce qu’il expose aux hommes; son éloquence tient toute à la sublimité de son intelligence; son coeur parle moins dans ses écrits. Montesquieu se présente à eux comme un législateur d’une raison vaste & profonde; M. de Buffon, comme le révélateur des secrets de la nature, comme son confident & son peintre le plus parfait; Bossuet comme l’organe & l’oracle de la religion, tous ensemble avec la voix & le ton de la véritable éloquence.

Si l’on y fait attention, Rousseau réunit à beaucoup d’égards, le mérite de ces différens génies. S’il n’a pas leur maniere précise de peindre, d’émouvoir & de raisonner, ce qui ne constitueroit plus un homme grand par lui-même, il en a une très-heureuse, propre à lui seul, & qui rassemble souvent les beautés qu’on admire dans tous les autres.

Son éloquence n’est donc pas une vaine chaleur qui s’évapore à la réflexion. Cette chaleur au contraire unie à une maniere de raisonner pressante & forte, lorsque rien ne préoccupe [282] l’esprit de Rousseau, produit une éloquence vraiment solide, tantôt originale, noble & animée, le plus souvent persuasive & douce, mais toujours chere au coeur par l’extrême sensibilité, par cette sensibilité si vraie, si pénétrante qui anime tous ses ouvrages.

Ce qui est sur-tout à remarquer en faveur de Jean-Jaques, c’est qu’il n’a point abusé de l’art de penser & d’écrire. S’il s’est trompé, il n’a jamais trompé volontairement les hommes, & a toujours écrit de bonne soi. On ne peut pas non plus lui reprocher d’avoir souillé ses livres par tous ces traits libres & obscenes, indignes d’un être intelligent, & qui laissent après eux tôt ou tard de si longs remords.

Tous ses travaux ont été dirigés vers la moralité. Par-tout on voit qu’il s’occupe à rendre les humains plus religieux envers le ciel, plus parfaits entr’eux. Le travail est le plus grand précepte de sa morale; il en fait avec raison la base de tout, jusques-là qu’il veut que chaque homme instruit d’un métier, puisse au besoin vivre du travail de ses mains. En effet, ce grand précepte enseigné par plusieurs législateurs, par l’Alcoran même, de la maniere la plus expresse, contient presque tous les devoirs & renferme presque tout le bonheur de l’homme, tandis qu’en lui seul gît toute la force & même la science bien entendue du gouvernement des Empires. Tantôt Rousseau s’applique à ranimer l’esprit & faire aimer les liens du mariage; seul état sur la terre où l’on puisse assigner une place au bonheur. Alors il marque les devoirs des femmes, ceux des maris, ceux des enfans avec une raison si relevée & des images si touchantes, que l’art du bonheur de la vie [283] découle évidemment dans ses écrits de la science simple de la vertu & de la pratique douce de ses devoirs. Tantôt cet homme qui a jette ailleurs les yeux sur l’état civil pour en déplorer les maux, en pose les plus beaux fondemens sur la sainteté de la religion dont il parle d’une maniere plus qu’humaine, & sur les principes de toute espece qu’il déduit clairement des droits de l’homme les mieux connus, & qu’il affermit ensuite avec la main assurée d’un vrai législateur.

Nul des ouvrages de Jean-Jaques ne paroît avoir été écrit pour le simple ornement ou l’ostentation de l’esprit. Il semble que ce sage Ecrivain se soit dit: mes livres composés selon mes lumieres & ma conscience forment mon travail; ils sont par conséquent la dette qu’il faut que j’acquitte. Si ce travail n’est pas utile, je trompe la loi de la nature, je trompe la société dans les obligations qu’elle m’impose. Que si quelquefois cet homme sensible à tous les genres de beautés, a abandonné ces objets de religion, de morale, & de mœurs, de devoirs publics, c’a été pour se délasser innocemment dans les arts agréables, lesquels il a enseignés & pratiqués en maître. Il occupoit dans ces loisirs honnêtes une autre partie de lui-même (son imagination) aussi riche & aussi impérieuse que son génie.

Enfin pour tout dire, Rousseau a été l’Ecrivain de l’humanité, même jusqu’à outrer ses idées en sa faveur par la seule raison qu’il l’a trop aimée. Il a été celui de la religion pour la morale, celui de la partie pour l’amour qu’elle exige, celui de la société pour tous ses devoirs; il eût été celui de la justice des empires si ce grand rôle lui eût été permis. A ce titres il peut à bien des égards être regardé comme l’Ecrivain [284] du bonheur des hommes; & l’on peut ajouter, d’après une consécration particuliere & formelle de son génie attestée par tous ses ouvrages, qu’il a été éminemment celui de la vertu qu’il a fait briller jusques dans le sein des passions, & même de leurs foiblesses, en les peignant en homme qui en a senti toute la force sans en avoir jamais éprouvé la corruption. Heureux si des lumieres puisées dans des sources encore plus pures, l’avoient rendu le défenseur en tout point d’une religion divine dont il a si bien connu, représenté & fait cherir la morale!

C’est sous ces traits que je me représente ses qualités & son mérite d’Auteur: je vais jetter un coup-d’oeil sur le caractere de sa personne, & sur sa vie.

La vie de Rousseau a été semée de beaucoup de tribulations. Nul homme n’a produit de grandes choses sans essuyer de grands combats; les persécutions sont même communément en proportion de la supériorité des lumieres & de la grandeur des services. Cette fatalité, vrai sujet de réflexion, forme un grand grief contre l’humanité.

La discussion du premier point est hors de mon sujet; elle ne m’appartient pas. D’ailleurs Rousseau s’est défendu lui-même, & sans juger du fond de sa défense, on ne peut disconvenir, qu’il a du moins convaincu de l’innocence de ses intentions. Peut-être même ne seroit-il pas impossible de trouver des raisons plausibles qui mettroient l’Auteur à l’abri de tout jugement personnel qui pourroit lui être fâcheux, sans blesser pour cela le respect dû à tous les actes publics de justice. En effet, quelque indulgence que mérite un homme vrai & de bonne [285] foi, il y a certainement quelque danger à tolérer l’erreur, bien qu’accompagnée de beaucoup de vérités utiles. Les ouvrages de cette espece exigent encore plus d’attention lorsque la doctrine, qui contient un semblable mélange, peut être épidémique par la maniere éloquente & puissante dont elle est enseignée. Quant à ce qui se trouve dans ces sortes d’ouvrages, au rang précieux des vérités, il en est telles encore parmi celles-ci, que l’état présent des sociétés ne peut pas tout-à-coup, & peut-être ne peut plus supporter. Les grands Écrivains exigent donc une toute autre sévérité que les autres, par la raison même de la sorte de domination qu’ils exercent sur les esprits. Cette sévérité que le soin de l’ordre public rend nécessaire, devient dès-lors une justice, parce que les écrits des hommes supérieurs, de même que les loix, sont bientôt autorité & précepte.

Quoi qu’il en soit de ces réflexions faites sans aucune prétention pour ses propres idées, on peut dire qu’il n’est aucun pays qui n’ait bientôt rendu justice aux intentions pures de Rousseau, & que celui qu’il a continué d’habiter, n’a pas eu lieu de se repentir de lui avoir ouvert de nouveau son sein, après les tribulations qu’il y avoit éprouvées.

Ami du vrai, mais autant ami de la paix, dès qu’il vit les esprits s’échauffer sur ses opinions, il ne fit plus rien pour entretenir le feu qu’il avoit été sur le point d’allumer, ce qui lui eût été facile avec un esprit moins sage que le sien. Rousseau, sans jamais abjurer publiquement ni en particulier un sentiment qu’il crut fondé, sut néanmoins respecter sincérement l’ordre public. Tout lui fut possible pour le maintenir, [286] à l’hypocrisie près. On peut dire qu’il n’eût pas été en son pouvoir d’être chef de secte, ayant pontant en lui tant de moyens pour l’être. Jamais, par exemple, il n’eût été ni Luther ni Calvin. Il répugnoit à l’on coeur d’arriver au vrai autrement que par le doux empire de la persuasion, & par l’influence encore plus douce des affections de l’ame & du sentiment: espece d’empire qui est au fond le vrai dominateur des esprits.

Il alla même par des causes qui ne sont pas assez connues pour être citées, jusqu’à éviter depuis nombre d’années toute liaison avec les gens de lettres en général, malgré l’attrait dont les personnes de cet ordre eussent été pour lui; ce qui a fait dire, on ignore sur quel fondement, qu’il n’étoit pas aimé d’eux, & qu’à son tour il ne les aimoit pas.

Enfin, comme il recueilloit dans la carriere des lettres, plus de déplaisirs secrets que de satisfaction par la gloire qu’elles lui apportoient, après s’être entièrement séparé de ceux qui les cultivent, il finit par se séparer des lettres mêmes, du moins il ne s’en occupa plus que pour lui seul, s’étant voué dans les dix dernieres années de sa vie absolument au silence. L’amour de la paix fut évidemment le motif de cette conduite. Ni les attaques de ses ennemis, ni les tentations si vives de la gloire, ni celles si pressantes du besoin, rien ne put lui faire abandonner cette résolution. Il immola tout à sa tranquillité; il s’y immola lui-même, & livra jusqu’à sa réputation au doute, aux critiques qu’il ne repoussa plus, n’ayant cherché dès-lors de consolation, loin de la société des hommes, qu’en Dieu & dans sa seule conscience.

[287] Ce qu’on ne sauroit assez admirer dans cet homme rare. & dont la seule idée arrache des larmes, c’est la parfaite rectitude d’ame qui a régné en général dans toute la conduite de sa vie. Ce n’est point par le langage; ce n’eût pas par les écrits qu’il faut juger les hommes. C’est leur faire, pour ainsi parler, & non leur dire; c’est en un mot, toute la vie qui est la pierre de touche du coeur humain. Or, Rousseau a été si semblable à lui-même dans ce qu’il a écrit & pensé, dit & fait, qu’une vie d’homme & une telle carriere d’Auteur comparées l’une à l’autre, sont un vrai prodige.

Il étoit si invariablement fixé aux grandes loix de la nature, qu’il ne s’en détourna dans la pratique, ni par l’attrait des sens, ni par l’ascendant presqu’invincible de l’usage. Animé de cet orgueil qui sied à un être intelligent, il méprisa les richesses & craignit également la dépendance, même celle que l’on contracte par les services reçus. Il considéra toujours que dans l’ordre civil, tout homme avoir une tâche à remplir. Rapportant tout à cette idée, vraie fin de la création, & mesurant les besoins humains, non sur ceux de l’opinion, mais sur ceux de la nature, il posa pour loi, que tout homme bien constitué, & par devoir & par grandeur, ne devoit dépendre que de soi & de son travail, en conséquence ne tenir sa subsistance que de lui seul.

D’après cette regle, il estima mieux un métier qu’un talent, & l’un & l’autre, que tous les dons purement agréables. Fidele à ses principes, il vécut laborieusement, soit des productions son esprit, soit d’un travail manuel, ne mettant aux premieres (chose rare) de valeur qu’à raison du prix de son tems, [288] & non à raison du très-grand prix qu’y attachoit l’opinion publique, suppléant pour le surplus à ses besoins de nécessité premiere, par un travail aussi ingrat que pénible.

Dans le sentiment qu’il ne pouvoit manquer d’avoir de sa propre valeur (car les hommes supérieurs ont le secret de leur grandeur, & personne n’a ce secret comme eux), il ne voulut jamais faire dépendre arbitrairement son sort de qui que ce fût, pas même des services le plus purement rendus. Peut-être en cela alla-t-il trop loin: mais les grandes vertus sont outrées; elles ont même besoin en quelque sorte de cet excès, pour ne pas descendre. Pour tout dire, Rousseau dans le siecle & le lieu le plus corrompu, fit voir un philosophe réel & de fait, ayant les moeurs austeres de l’antiquité, sans faste dans sa vertu, sans prétention personnelle, aimant la gloire pour son nom, & chérissant l’obscurité pour sa personne, ce qui est le vrai caractere du grand homme & du sage.

Je sais que depuis sa mort, dans la société & sur-tout dans le monde littéraire, plusieurs voix se sont élevées, dont les unes ont désapprécié ses écrits, & d’autres ont chargé sa mémoire de divers reproches capables d’affoiblir l’idée de ses vertus. On l’a accusé non-seulement d’un orgueil déraisonnable, mais encore de fausseté, & qui plus est de noirceur. On a cité de lui divers traits qui ne s’accordent nullement avec cette droiture d’ame que je viens de vanter; enfin, on l’a inculpé d’avoir attaqué dans un ouvrage posthume, ses bienfaiteurs & ses amis, la laissant pour tout héritage cette terrible production de son esprit, si peu honorable pour son coeur.

C’est cette production même dont je parlerai bientôt, que [289] j’invoquerois pour purger sa mémoire de tous ces reproches. Ou tout me trompe dans mes conjectures, ou cet écrit doit mettre le sceau à sa probité & à sa vertu.

De plus, on doit rejetter de pareils faits, quand ils ne sont pas évidemment prouvés, sur-tout lorsqu’ils sont démentis par une vie entiere. Le total de la vie de Rousseau m’apprend clairement qu’il n’a pu être ni un homme faux, ni un homme méchant avec dessein. Il faut nécessairement expliquer de quelque que autre maniere ces différens traits de conduite, en supposant leur vérité prouvée, puisqu’on est forcé par l’ensemble de sa vie & d’une vie bien rare, de reconnoître dans Rousseau un philosophe pratique, droit, & non comme dit Montagne philosophe parlier & de pure ostentation. D’ailleurs ce ne seroit pas quelques torts graves; ce ne seroit même pas un grande faute qui m’empêcheroit de mettre Rousseau au rang unique dû je le place. C’est un homme que j’admire en lui, & non un ange que je prétends y trouver; & cet homme voici malgré toutes les détractations, ce qu’il est à mes yeux. S’il s’y est mêlé quelques vices d’humeur habituelle, des traits choquans d’un caractere ombrageux ou trop sensible, même des taches dans diverses actions particulieres que l’on ne peut gueres révoquer en doute sur la foi de nombre de rapports, tout cela, selon moi, ne change rien dans Rousseau à l’homme essentiel. Ses maladies, ses peines de toute espece, sans tout cela l’humanité seule, si on l’écoute, en excuseroit bien davantage encore, aux erreurs près de ses principes religieux que nous n’avons garde de vouloir encore un coup justifier.

Quoi qu’il en soit, je pense que Rousseau a aimé la gloire [290] avec passion; mais je crois en même tems qu’il a aimé avec plus d’ardeur encore la vertu; que non-seulement il en donné les leçons les plus pures, mais qu’il les a rigidement pratiquées pour lui-même, si l’on en excepte quelques écarts nécessairement inséparables de notre nature. Nul homme, si l’on veut, n’a eu plus d’orgueil; mais cet orgueil si mal jugé n’a été en lui que ce noble sentiment de soi que les hommes médiocres ne connoissent même pas, & qui n’est à juste titre l’appanage que de la véritable grandeur. Nul homme en même tems, n’a montré plus de vraie modestie, n’a chéri davantage la simplicité, l’oubli des hommes dans sa vie privée; n’a’supporté plus réellement la pauvreté, jusqu’à refuser, dans l’esprit d’une noble indépendance, les offres qui l’assiégerent de toutes parts, les offres des hommes les plus puissans, les offres même des rois. Quel autre écrivain encore a moins recherché & les honneurs & tous les faux biens de la vie? Quel autre a moins défendu ses écrits, a moins censuré ceux d’autrui, & s’est abstenu plus constamment de tremper jamais sa plume du fiel de la satire? Il est facile de voir qu’il n’a jamais songé à défendre que sa personne & ses actions; encore quand il l’a fait, sans toutefois vouloir juger ici du mérite du fond de sa défense, ni prétendre approuver la hauteur & le ton tranchant de son style dans quelques occurrences, c’a été du moins avec cette publicité, cette légalité, pour ainsi dire, que l’on apporte dans les tribunaux. Controversiste autant & plus habile qu’aucun homme de son siecle, il n’a écrit, lorsqu’il a été question de lui, que pour maintenir sa probité & son honneur; & alors la force de ses raisons a laissé peu [291] de chose à desirer sur ce point pour sa défense. Aussi ses timides ennemis en ce qui concerne son personnel, ont-ils gardé pendant qu’il a vécu, le silence avec lui, parce qu’ils avoient à craindre la rectitude de ses actions, que le poids de ses paroles. Je ne crois donc pas me montrer préoccupé, en jugeant que le fond de cette vie ne peut être démenti; que son juste renom est au contraire glorieusement confirmé par ces mémoires posthumes où Rousseau cependant est accusé d’avoir attaqué ses propres bienfaiteurs & ses amis. Sans doute il a jugé ces derniers avec la même vérité qu’il s’est jugé lui-même. Victime malheureuse & pendant long-tems de bien des sortes de haines, il s’étoit vu forcé, pour acquérir la paix, de se vouer absolument au silence & même à l’inaction. Il l’a rompu enfin ce silence dans un ouvrage qui n’est point adressé précisément aux hommes, mais que tout indique avoir été fait en vue seulement de l’Etre éternel, pour l’appaisement des chagrins de son ame si cruellement méconnue, & pour sa propre conscience. Malheur, à mon avis, à ceux que cet ouvrage peut blesser! L’homme qui s’y dénonce lui-même avec tant de rigueur, avoir peut-être aussi le droit d’y articuler ses griefs contre des tiers, lorsque les faits de leur vie se trouvoient nécessairement liés à la manifestation de l’innocence la sienne. Malheur à eux encore, car si le droit de citation dont je viens de parler peut être contesté, la foi due à un pareil écrit, ne le sera certainement jamais.

Rousseau a passé, je le sais, pour un homme singulier, bisarre, même jusqu’à l’inconséquence. L’extrême sagesse aura toujours le coup-d’oeil de la singularité; elle sera même politiquement [292] une très-mauvaise conduite pour la fortune & l’avancement dans tous les tems & dans tous les lieux. Et comment en seroit-il autrement? Cette sagesse rigide condamne une infinité de choses; elle blesse sans cesse les modes, les, usages reçus; elle réformeroit presque tout si elle en avoit le pouvoir.

L’homme sage est regardé communément comme un homme singulier, extraordinaire: oui sans doute il l’est; mais comment? Dans ses hautes pensées il considere peu tous ces minutieux détails qui forment ce qu’on appelle la science de la vie; le corps de la société ne se présente à lui qu’en grand; sans cesse il s’éleve jusqu’à l’ensemble de toutes les sociétés de l’univers. Au physique toute la nature créée dépendante des mêmes loix, s’offre à ses yeux; au moral, Dieu, l’homme naturel, l’homme civil, sous quelque forme politique que cette civilisation se soit établie: voilà les trois grands rapports auxquels il applique toutes ses pensées.

Que deviennent ensuite toutes ces institutions d’un Etat particulier, quelque grand qu’il soit, mais toujours si peu considérable dans le vaste tout de l’univers? ces loix de quelques, siecles, ces usages locaux de quelques années, & souvent de quelques momens?

Que deviennent ensuite dans ce grand tout les actions d’un seul homme, renfermées dans un petit espace & bornées à un point de la durée? L’homme ordinaire est frappé de ce point; il ne voit que cet espace il règle sur cela toutes ses démarches. L’homme supérieur examine la totalité des lieux, des objets, & le cours de tous les tems. En toute occasion [293] les trois grands rapports dont j’ai parlé plus haut, sont la mesure de ses idées, celle de ses discours & de ses actions. Il n’envisage rien que sous cet aspect; il parle & agit constamment d’après ces impressions seules qui animent son intelligence.

Quelle n’est pas aussi la puissance de la pensée dans un homme de cet ordre? Certes, quoi qu’on en dise, elle est bien supérieure à toutes les forces physiques de la terre, même les plus importantes; & il ne faut pas s’y tromper. Le maître de dix, de vingt millions d’hommes, a dans ses mains toute cette masse de forces. Il en dispose à sa voix ou sur la simple inspection de son ordre effet surprenant, mais cependant juste & salutaire d’une loi constitutive qui donne à un seul homme ce grand ressort de pouvoir, par le seul effet de l’opinion: un produit aussi étonnant est la mesure de la puissance de la loi.

Malgré cela le sage, oui le sage tout seul, le philosophe, le législateur, & sur-tout ce dernier, sont bien plus puis puissans encore. Si leur pensée se grave, si elle fait autorité parmi les hommes, elle peut agir, & agit en effet sur une partie de l’univers. Elle embrasse tous les tems comme tous les lieux; elle détruit même, lorsqu’elle ne fortifie pas, toute autre espece de puissance. En un mot, rien n’est égal à sa force, parce qu’elle est celle même de toute l’intelligence humaine, c’est-à-dire, qu’elle est sans bornes, de même qu’elle est sans mesure.

Voilà quel est 1e caractere d’une tête pensante: voilà quel pu être Rousseau, s’il eût obéi avec liberté à l’impulsion de son génie. Parmi les hommes modernes, il est le seul, avec Montesquieu, qui ait eu l’esprit des anciens législateurs, à la [294] vérité avec moins de concision & de majesté, quoiqu’avec plus de chaleur que lui. Il eut en outre quelque chose de plus précieux encore; il eut, (car je ne peux me laisser de revenir sur ce point), il eut l’ame d’un des hommes les plus vertueux de la terre. Si ses idées en général, comme on le prétend, furent fort exaltées; ses actions, sa conduite correspondirent parfaitement, autant que l’humanité le permet, à la hauteur de son systême. L’homme en lui dans la pratique, fut au niveau de sa doctrine. Il s’égala à ses pensées, de sorte que toutes les pieces de cet être surprenant, paroissent analogues entr’elles, & forment un tout infiniment intéressant, qui mérité à plus juste titre l’admiration, qu’il ne blesse ou peut blesser par son peu de conformité à nos usages.

Ajoutons encore d’autres traits pour achever de représenter tout ce qui a constitué l’homme de génie & l’homme rare dont je parle.

Rousseau fut religieux. Tout esprit éclairé croit, & toute ame sensible aime. L’idée d’un Dieu est si intime, si consolante & si douce, qu’il n’y a qu’un être dépravé dans sa raison, & dénaturé pour lui-même qui la rejette. Mais Rousseau crut & aima à proportion de ses lumieres & de si sensibilité; & il écrivit sur ces matieres, selon le degré éminent qu’avoient en lui ces deux qualités. Entre toutes les beautés touchantes de son éloquence, c’est principalement dans la peinture qu’il offre souvent de la religion, qu’il est admirable. Il s’est exprimé sur ce sujet avec une persuasion si imposante & si vive, que cet homme vraiment sublime dans sa morale, peut passer pour le prédicateur de Dieu dans tous les cultes.

[295] Je me plais comme vous voyez, Monsieur, à réunir tout ce qui j’ai pu apprendre de particulier sur le caractere de Rousseau, & j’ai de la satisfaction à me retracer à moi-même tous ses traits, en les consignant dans cet écrit.

Quelques personnes qui ont eu des liaisons avec lui, assurent qu’il a été plein d’amabilité dans l’âge où cette qualité éclate davantage. Ce point est peu important; mais ce qu’on voit clairement par ses écrits, c’est qu’il a été quelque chose de plus qu’un homme aimable, selon notre frivole acception, puisqu’il étoit né pour être invinciblement aimé: avec cela il est impossible de ne plaire pas. Il est une certaine chaleur de sentiment qui produit sur les ames, ce que le soleil, qui échauffe tout ce qu’il éclaire, opere sur le matériel de la nature. De tous les Auteurs connus, Rousseau est sans contredit celui qui a été le plus doué de cette chaleur communicative qui s’empare du lecteur, & qui fait qu’on aime avec tant d’intérêt la personne de l’Auteur, & qu’elle paroît à tous les yeux aussi digne d’amour que de gloire.

On assure encore que Rousseau, fort méditatif par caractere, le devint ensuite de plus en plus par habitude. Les hommes de cet ordre l’ont toujours été. C’est même là un des signes par lesquels les têtes pensantes, se manifestent aux yeux de ceux qui savent juger de la nature de ce genre de taciturnité.

C’est uniquement dans la solitude que se forment les fortes impressions, & c’est de l’ame que naissent les grandes pensées: mot admirable du Duc de la Rochefoucaut, qui s’applique si bien à Rousseau, défini tout entier par cette seule & belle [296] maxime, que la Rochefoucaut en l’écrivant, semble avoir apperçu dans l’avenir le célebre citoyen de Geneve.

Rien ne donne lieu à plus de réflexion que la vérité que je viens de présenter. En effet au milieu des mouvemens divers de la société, les sensations se perdent ou s’effacent. Ce n’est vraiment que dans le silence, dans cette conversation intérieure, lorsque le trouble des objets du dehors cesse, que l’homme fonde son ame dans toute sa profondeur, & qu’il élevé son esprit à toute la hauteur dont il est susceptible. Alors dans une pleine paix il goûte les vrais délices de la pensée; il s’instruit, & il doute; il devient meilleur, plus éclairé, & il apprend tout à la fois à être modeste. C’est-là sur-tout qu’il peut écouter la voix de Dieu au fond de son coeur, & qu’aussi-tôt la chaleur de ce sentiment intime lui en fait naître l’amour. C’est-là que comme Pythagore, il entend, sans trop d’illusion, l’harmonie de tous les corps célestes; que descendant de-là sur la terre, il voit tous les êtres végétans, animés & sensibles, unis à son être par quelque rapport, rouler dans le tems & l’espace avec lui, & que considérant enfin son espece, il voit l’humanité entiere rangée autour de ses regards; cette humanité si touchante dans les enfans, si sublime, si agissante dans l’âge mûr, si respectable & si instructive dans les vieillards. Par-tout ailleurs les objets étrangers s’emparent plus ou moins de son ame & de son esprit. Dans l’étude, dans les écoles, dans le commerce, les facultés peuvent se développer & les lumieres s’accroître; mais pour bien connoître & pour sentir fortement, il faut toujours rentrer en soi-même, & y considérer les objets à fond & sous toutes [297] les faces: voilà le seul moyen pour agrandir ses conceptions, le seul pour que la force de la pensée acquiere, pour ainsi parler, toute sa latitude. Demandons-le aux hommes du caractere de ceux que je dépeins: ils nous diront tous que ce n’est qu’à la suite de ces momens d’une longue & profonde méditation, que la nature interrogée se montre; qu’elle révélé au génie son confident, ses secrets les plus intimes; qu’elle lui inspire ces belles images avec lesquelles il la caractérise, ou qu’elle lui manifeste ces heureuses inventions à l’aide desquelles il la découvre aux autres hommes.

L’esprit pour éclater ou pour briller, peut avoir besoin de la société des autres esprits; mais il ne faut au génie aucun de ces secours pour ses productions. Il a en lui sa fécondité & sa puissance; il enfante seul, semblable à un volcan qui nourrit & puise en lui tous ses feux, & qui lorsqu’il ne peut plus les contenir, les répand au-dehors avec un éclat & une explosion qui imite encore en cela parfaitement l’enfantement du génie.

Rousseau étoit tellement né pour ce recueillement d’esprit, qu’on le vit chercher toute sa vie la retraite, laquelle il eut le malheur de voir troubler souvent. Ami de la nature & des grands spectacles qu’elle offre, il préféra constamment le séjour de la campagne à celui des villes, & consacra enfin à ce genre de vie ses jours, trop tôt terminés, dans la société de deux hôtes vertueux qui ont eu l’honneur & le bonheur de consoler ses années, & qui possédent aujourd’hui dans leur héritage les restes précieux de ce grand homme. Puissent, pour prix de cette action hospitaliere, leurs vertus passer, selon [298] le voeu de Rousseau, dans le coeur de leur fils, & puissant aussi s’y joindre toutes celles de l’homme dont ils ont honoré la vie! Ce bonheur digne d’eux, est le plus grand que mortels puissent éprouver sur la terre.

Je finis, Monsieur, cette lettre par le dernier trait j’ai annoncé plus haut.

On a su que Rousseau, dans le déclin de son âge, & voyant arriver son dernier terme, dont la nature avertit toujours ceux qui ne veulent pas être sourds à sa voix, a terminé sa carriere par un écrit dont, comme il dit fort bien, il n’y a point eu & il n’y aura jamais d’exemple.

Cet écrit, dont la curiosité publique sera toujours avide jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite, contient, à en juger par une belle préface qu’on a déjà fait connoître, les mémoires de la vie de Jean-Jaques; non ces sortes de mémoires dont on dispose le contenu sur l’intérêt de ses passions ou sur celui de son amour-propre; mais la confession exacte que Rousseau fait à Dieu même de toute sa vie dans un écrit authentique, scellé de la foi où il a exposé le bien & le mal de toutes ses actions, sans avoir, suivant ses expressions, rien tû, rien dissimulé, rien pallié.

C’est avec ce livre à la main qu’il se transporte aux pieds de l’Eternel au jour du dernier jugement, & que là comparoissant avec tous les humains, il ose, sous les yeux de l’Etre suprême, se donner d’après sa conscience, le témoignage que mal homme, faisant le même aveu, ne pourra dire avoir été meilleur que lui: déclaration bien haute, bien ferme, bien précise, mais qui, de la part d’un homme tel que Rousseau, [299] authentique pleinement la vérité de son exposé, & le fondement du jugement qu’il porte en conséquence sur lui-même. En effet, quand on a comme lui, connu si parfaitement le coeur humain & le sien propre, & qu’on a confessé ensuite sa vie entiere, il faut être un ange pour porter de soi devant Dieu un semblable témoignage, ou un monstre pour le produire avec le désaveu secret de la conscience.

Sous ce point de vue, que doit paroître l’entreprise d’un pareil livre? Quelle est la créature assez grande pour en concevoir seulement la pensée! Quelle est celle sur-tout assez courageuse, assez vraie pour l’exécuter de bonne soi? Quelle est celle enfin assez pure, pour qu’après une telle confession, il en résulte, non pas tant un témoignage aux glorieux à produire pour soi, mais un témoignage aussi consolant pour un homme qui craint l’Etre suprême, & qui aime sincérement la vertu? L’idée d’une pareille entreprise fait pâlir de crainte, ou transporte d’admiration. Oui, on le répete, il n’y a qu’un homme bien supérieur à la nature humaine qui ait pu l’exécuter, ou un être impie qui ait osé vouloir tromper les hommes, sans pouvoir croire tromper Dieu même.

Vertueux Rousseau! on a bientôt porté sur toi son jugement. Toute ta vie dicte nécessairement la seule opinion qu’on puisse adopter sur un acte si essentiel de ta part. Oui, homme rare, & peut-être trop peu connu encore, malgré ton grand renom! Tu n’as point eu & tu n’auras point d’imitateurs; ou si tu en as, tu n’auras jamais d’égaux.

Non, sans doute tu n’as pas voulu mentir au Ciel & à la terre dans un écrit si sérieux. Toutes les actions de ta vie cautionnent [300] la foi de cet écrit, & cet écrit son tour sanctionne la pureté de ta vie. Ailleurs tu as parlé comme Auteur; tes lumieres & ton génie t’ont inspiré: ici tu as écrit comme homme, & ta conscience a tout dicté. Toutes les critiques tombent; tous les doutes cessent. Il faut te croire le plus coupable, le plus dépravé des mortels, ce qui n’est pas possible, ou te considérer comme un homme unique pour la vérité, pour la droiture, pour la sensibilité de l’ame; ce qu’il est si facile & si doux de penser d’après toi, tes actions & tes ouvrages.

J’oublie dans ce moment les charmes ravissans de ton génie. C’est à cet acte sublime que je m’arrête; c’est ton ame que je considere; c’est l’énergie si rare, & tout à la fois si honnête de cette ame que j’admire. C’est dans ton adoration profonde pour l’Etre suprême; c’est dans cette affection innée pour tous les hommes; c’est dans ta conduite constante envers eux & avec toi-même, que je te trouve supérieur à l’humanité; & quand je réunis par la pensée ce que l’Auteur a écrit avec ce que l’homme a senti, exécuté & pratiqué, c’est alors que rapprochant la gloire éclatante de l’Ecrivain, du mérite plus parfait encore de la personne, je m’explique, après avoir excusé quelques écarts dans lesquels les hautes lumieres ne servent que trop souvent à faire tomber, je m’explique, dis je, sans nulle peine le prétendu paradoxe de ta vie & de tes écrits. C’est alors que tu obtiens de moi plus que l’hommage dû au génie, celui du retour le plus tendre en mémoire de l’amour que tu as porté aux hommes, & que mon voeu le plus vis qui s’exauce chaque jour, est que ton nom soit placé parmi le petit nombre des noms précieux que l’estime des hommes se plaît à conserver.

[301] LETTRE D’ENVOI.

J’ai l’honneur, Monsieur, de vous adresser cette lettre concernant Jean-Jaques Rousseau, parce que je ne convois personne qui apprécie mieux que vous le mérite de cet Auteur, & qui rende en même tems plus de justice aux qualités de sa personne. On doit en effet mieux connoître les hommes à mesure qu’on leur ressemble davantage.

Un peu de loisir & l’envie de satisfaire mon coeur sur le compte d’un Ecrivain que je regarde comme un des plus beaux génies & en même tems comme un des hommes les plus qui vertueux qui aient existé, ont seuls donné lieu à cette lettre. Je n’ai eu d’autre objet que de soulager mon ame, en répandant sur le papier les sentimens qui la pressoient en secret, & qu’elle n’a pu contenir plus long-tems. Cependant je consentirois absolument que cette lettre devînt publique, si je pouvois croire qu’elle pût servir à faire connoître & aimer davantage un homme si intéressant à considérer pour la gloire & le bien humanité. Dans tous les cas, je desire que l’Auteur de cet écrit soit absolument inconnu, & vous m’obligerez de ne pas même chercher à le pénétrer.

Recevez seulement, Monsieur, cet envoi comme un tribut que j’ai cru devoir à la justice plus particuliere que vous rendez à ce grand homme, & agréez en même teins celui de mon tendre attachement.

Je suis, &c.

FIN.

public domain mark