JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRES
DE M. J. J. ROUSSEAU

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIII, pp. 441-612 (1782)]

[441]

LETTRES
DE
M. J. J. ROUSSEAU.

[29-06-1732] LETTRE PREMIERE. A MADAME LA BARONNE
DE WARENS, DE CHAMBÉRY

A Besançon, le 29 Juin 1732.

MADAME,

J’ai l’honneur de vous écrire, dès le lendemain de mon arrivée à Besançon, j’y ai trouvé bien des nouvelles, auxquelles je ne m’étois pas attendu, & qui m’ont fait plaisir en quelque façon. Je suis allé ce matin faire ma révérence à M. l’abbé Blanchard, qui nous a donné à dîner, à M. le Comte de Saint-Rieux & à moi. Il m’a dit qu’il partiroit dans un mois pour Paris, où il va remplir le quartier de M. Campra qui est malade, & comme il est fort âgé, M. Blanchard se flatte de lui succéder en la charge d’intendant, premier maître de quartier de la musique de la chambre du Roi, & conseiller de Sa Majesté en ses conseils; il m’a donné sa parole d’honneur, qu’au cas que ce projet lui réussisse, il me procurera appointement dans la chapelle, ou dans la chambre du [442] Roi, au bout du terme de deux ans le plus tard. Ce sont-là des postes, brillans & lucratifs, qu’on ne peut aillez ménager: aussi l’ai-je très-fort remercié, avec assurance que je n’épargnerai rien pour m’avancer de plus en plus dans la composition, pour laquelle il m’a trouvé un talent merveilleux. Je lui rends à souper ce soir, avec deux ou trois officiers du régiment du Roi, avec qui j’ai fait connoissance au concert. M. l’abbé Blanchard m’a prié d’y chanter un récit de basse-taille, que ces Messieurs ont eu la complaisance d’applaudir; aussi bien qu’un duo de Pyrame & Thisbé, que j’ai chanté avec M. Duroncel, fameux haute-contre de l’ancien opéra de Lyon; c’est beaucoup faire pour un lendemain d’arrivée.

J’ai donc résolu de retourner dans quelques jours à Chambéry, où je m’amuserai à enseigner pendant le terme de deux années; ce qui m’aidera toujours a me fortifier, ne voulant pas m’arrêter ici, ni y passer pour un simple musicien, ce qui me seroit quelque jour un tort considérable. Ayez la bonté de m’écrire, Madame, si j’y serai reçu avec plaisir, & si l’on m’y donnera des écoliers; je me suis fourni de quantité de papiers & de pieces nouvelles d’un goût charmant, & qui surement ne sont pas connus à Chambéry; mais je vous avoue que je ne me soucie gueres de partir que je ne sache au vrai, si l’on le réjouira de m’avoir. J’ai trop de délicatesse pour y aller autrement. Ce seroit un trésor, & en même tans un miracle, de voir un bon musicien en Savoye; je n’ose, ni ne puis me flatter d’être de ce nombre; mais en cas, je me vante toujours de produire en autrui, ce que je ne suis pas moi-même. D’ailleurs, tous ceux qui se serviront de mes [443] principes auront lieu de s’en louer, & vous en particulier, Madame, si vous voulez bien encore prendre la peine de les pratiquer quelquefois. Faites-moi l’honneur de me répondre par le premier ordinaire, & au cas que vous voyez qu’il n’y ait pas de débouché pour moi à Chambéry, vous aurez, s’il vous plaît, la bonté de me le marquer: & comme il me reste encore deux partis à choisir, je prendrai la liberté de consulter le secours de vos sages avis, sur l’option d’aller à Paris en droiture avec l’abbé Blanchard, ou à Soleurre auprès de M. l’ambassadeur. Cependant comme ce sont là de ces coups de partie qu’il n’est pas bon de précipiter, je serai bien aise de ne rien presser encore.

Tout bien examiné, je ne me repens point d’avoir fait ce petit voyage, qui pourra dans la suite m’être d’une grande utilité. J’attends, Madame, avec soumission l’honneur de vos ordres, & suis avec une respectueuse considération,

MADAME,

ROUSSEAU.

[444]

[13-09-1737] LETTRE II.
A LA MÊME

Grenoble, 13 Septembre 1737.

MADAME,

Je suis ici depuis deux jours: on ne peut être plus satisfait d’une ville, que je le suis de celle-ci. On m’y a marqué tant d’amitiés & d’empressemens que je croyois, en sortant de Chambéry, me trouver dans un nouveau monde. Hier, M. Micoud me donna à dîner avec plusieurs de ses amis, & le soir après la comédie, j’allai souper avec le bon homme Lagere.

Je n’ai vu ni Madame la présidente, ni Madame d’Eybens, ni M. le président de Tancin, ce seigneur est en campagne. Je n’ai pas laissé de remettre la lettre à ses gens. Pour Madame de Bardonanche, je me suis présenté plusieurs fois, sans pouvoir lui faire la révérence; j’ai fait remettre la lettre & j’y dois dîner ce matin, où j’apprendrai des nouvelles Madame d’Eybens.

Il faut parler de M. de l’Orme. J’ai eu l’honneur, Madame, de lui remettre votre lettre en main propre. Ce Monsieur s’excusant sur l’absence de M. l’Evêque m’offrit un écu de six francs. Je l’acceptai, par timidité; mais je crus devoir en faire présent au portier. Je ne sais si j’ai bien fait: mais il faudra que mon ame change de moule, avant que de me résoudre à faire autrement. J’ose croire que la vôtre ne m’en démentira pas.

[445] J’ai eu le bonheur de trouver pour Montpellier, en droiture, une chaise de retour, j’en profiterai. Le marché s’est fait par l’entremise d’un ami, & il ne m’en coûte pour la voiture, qu’un louis de 24 francs: je partirai demain matin. Je suis mortifié, Madame, que ce soit sans recevoir ici de vos nouvelles: mais ce n’est pas une occasion à négliger.

Si vous avez, Madame, des lettres à m’envoyer, je crois qu’on pourroit les faire tenir ici à M. Micoud, qui les feroit partir ensuite pour Montpellier, à l’adresse de M. Lazerme. Vous pouvez aussi les renvoyer de Chambéry en droiture, ayez la bonté de voir ce qui convient le mieux; pour moi je n’en sais rien du tout.

Il me fâche extrêmement d’avoir été contraint de partir, sans faire la révérence à M. le marquis d’Antremont, & lui présenter mes très-humbles actions de graces; oserois-je, Madame, vous prier de vouloir suppléer à cela?

Comme je compte de pouvoir être à Montpellier mercredi au soir le 18 du courant, je pourrois donc, Madame, recevoir de vos précieuses nouvelles dans le cours de la semaine, prochaine, si vous preniez la peine d’écrire dimanche ou lundi matin. Vous m’accorderez, s’il vous plaît, la faveur de croire que mon empressement jusqu’à ce tems-là ira jusqu’à l’inquiétude.

Permettez encore, Madame, que je prenne la liberté de vous recommander le soin de votre santé. N’êtes-vous pas ma chere maman, n’ai-je pas droit d’y prendre le plus vif intérêt, & n’avez-vous pas besoin qu’on vous excite à tout moment à y donner plus d’attention?

La mienne fut fort dérangée hier au spectacle. On représenta [446] Alzire, mal à la vérité; mais je ne laissai pas d’y être ému, jusqu’à perdre la respiration; mes palpitations augmenterent étonnamment, & je crains de m’en sentir quelque tems.

Pourquoi, Madame, y a-t-il des coeurs si sensibles au grand, au sublime, au pathétique, pendant que d’autres ne semblent faits que pour ramper dans la bassesse de leurs sentimens? La fortune semble faire à tout cela une espece de compensation; à force d’élever ceux-ci, elle cherche à les mettre de niveau avec la grandeur des autres: y réussit-elle ou non? Le public& vous, Madame, ne serez pas de même avis. Cet accident m’a forcé de renoncer désormais au tragique, jusqu’au rétablissement de ma santé. Me voilà privé d’un plaisir qui m’a bien coûté des larmes en ma vie. J’ai l’honneur d’être un profond respect.

[23-10-1737] LETTRE III.
A LA MÊME

Montpellier, 23 Octobre 1737.

MADAME,

Je ne me sers point de la voie indiquée de M. Barillot, parce que c’est faire le tour de l’école. Vos lettres les miennes passant toutes par Lyon, il faudroit avoir une adresse à Lyon,

[447] Voici un mois passé de mon arrivée à Montpellier, sans avoir pu recevoir aucune nouvelle de votre part, quoique j’aye écrit plusieurs fois & par différentes voies. Vous pouvez croire que je ne suis pas fort tranquille, & que ma situation n’est pas des plus gracieuses; je vous proteste cependant, Madame, avec la plus parfaite sincérité, que ma plus grande inquiétude vient de la crainte, qu’il ne vous soit arrivé quelque accident. Je vous écris cet ordinaire-ci, par trois différentes voies, savoir, par Mrs. Vépres, M. Micoud, & en droiture; il est impossible qu’une de ces trois lettres ne vous parvienne; ainsi, j’en attends a réponse dans trois semaines au plus tard; passé ce tems-là, si je n’ai point de nouvelles, je serai contraint de partir dans le dernier désordre, & de me rendre à Chambéry comme je pourrai. Ce soir la poste doit arriver, & il se peut qu’il y aura quelque lettre pour moi; peut-être n’avez-vous pas fait mettre les vôtres à la poste les jours qu’il falloit; car j’aurois réponse depuis quinze jours, si les lettres avoient fait chemin dans leur tems. Vos lettres doivent passer par Lyon pour venir ici; ainsi c’est les mercredi & samedi de bon matin qu’elles doivent être mises à la poste; je vous avoir donné précédemment l’adresse de ma pension: il vaudroit peut-être mieux les adresser en droiture où je suis logé, parce que je suis sûr de les y recevoir exactement. C’est chez M. Barcellon, huissier de la bourse, en rue basse, proche du Palais. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect.

P. S. Si vous avez quelque chose à m’envoyer par la voie des marchands de Lyon, & que vous écriviez, par exemple, [448]à Mr. Vépres par le même ordinaire qu’à moi, je dois, s’ils sont exacts, recevoir leur lettre en même tems que la vôtre.

J’allois fermer ma lettre, quand j’ai reçu la vôtre, Madame, du 12 du courant. Je crois n’avoir pas mérité les reproches que vous m’y faites sur mon peu d’exactitude. Depuis mon départ de Chambéry, je n’ai point passé de semaine sans vous écrire. Du reste, je me rends justice; & quoique peut-être il dût me paroître un peu dur que la premiere lettre que j’ai l’honneur de recevoir de vous, ne soit pleine que reproches, je conviens que je les mérite tous. Que voulez-vous, Madame, que je vous dise; quand j’agis, je crois faire les plus belles choses du monde, & puis il se trouve au bout que ce ne sont que sottises: je le reconnois parfaitement bien moi-même. Il faudra tâcher de se roidir contre sa bêtise à l’avenir, & faire plus d’attention sur sa conduite. C’est ce que je vous promets avec une sorte envie de l’exécuter. Après cela, si quelque retour d’amour-propre vouloit encore m’engager à tenter quelque voie de justification, je réserve à traiter cela de bouche avec vous, Madame, non pas, s’il vous plaît, a la Saint Jean, mais à la fin du mois de Janvier ou au commencement du suivant.

Quant à la lettre de M. Arnauld, vous savez, Madame, mieux que moi-même, ce qui me convient en fait de recommandation. Je vois bien que vous vous imaginez parce que je suis à Montpellier, je puis voir les choses de plus près & juger de ce qu’il y a à faire; mais, Madame, je vous prie d’être bien persuadée que, hors ma pension & [449] l’hôte de ma chambre, il m’est impossible de faire aucune liaison, ni de connoître le terrain, le moins du monde à Montpellier, jusqu’à ce qu’on m’ait procuré quelque arme pour forcer les barricades, que l’humeur inaccessible des particuliers & de toute la nation en général, met à l’entrée de leurs maisons. Oh qu’on a une idée bien fausse du caractere Languedocien, & sur-tout des habitans de Montpellier à l’égard de l’étranger! mais pour revenir, les recommandations dont j’aurois besoin sont de toutes les especes. Premiérement, pour la noblesse & les gens en place. Il me seroit très-avantageux d’être présenté à quelqu’un de cette classe, pour tâcher à me faire connoître & à faire quelque usage de peu de talens que j’ai, ou du moins à me donner quelque ouverture, qui pût m’être utile, dans la suite en tems & lieu. En second lieu pour les commerçans, afin de trouver quelque voie de communication plus courte & plus facile, & pour mille autres avantages que vous savez que l’on tire de ces connoissances-là. Troisiémement, parmi les gens de Lettres, savans, professeurs, par les lumieres qu’on petit acquérir avec eux & les progrès qu’on y pourroit faire; enfin généralement pour toutes les personnes de mérite avec lesquelles on peut du moins lier une honnête société, apprendre quelque chose, & couler quelques heures prises sur la plus rude & la plus ennuyeuse solitude du monde. J’ai l’honneur de vous écrire cela, Madame, & non M. l’abbé Arnauld, parce qu’ayant la lettre, vous verrez mieux ce qu’il y aura à répondre, & que si vous voulez bien vous donner cette peine vous-même, cela sera encore un meilleur effet en ma faveur.

[450] Voue faites, Madame, un détail si riant de ma situation à Montpellier, qu’en vérité, je ne saurois mieux rectifier ce qui peut n’être pas conforme au vrai, qu’en vous priant de prendre tout le contre-pied. Je m’étendrai plus au long dans ma prochaine, sur l’espece de vie due je mene ici. Quant à vous, Madame, plût à Dieu que le récit de votre situation fût moins véridique: hélas! je ne puis, pour le présent, faire, que des voeux ardens pour l’adoucissement de votre fort: il seroit trop envié, s’il étoit conforme à celui que vous méritez. Je n’ose espérer le rétablissement de ma santé; car elle est encore plus en désordre que quand je suis parti de Chambéry: mais, Madame si Dieu daignoit me la rendre, il est sûr que je n’en ferois d’autre usage, qu’à tâcher de vous soulager de vos soins, & à vous seconder en bon & tendre fils, & en élevé reconnoissant. Vous m’exhortez, Madame, à rester ici jusqu’à la St. Jean, je ne le ferois pas, quand on m’y couvriroit d’or. Je ne sache pas d’avoir vu, de ma vie, un pays plus antipathique à mon goût que celui-ci, ni de séjour plus ennuyeux, plus maussade, que celui de Montpellier. Je sais, bien que vous ne me croirez point; vous êtes encore remplie des belles idées, que ceux qui y ont été attrapés en ont répandues au dehors pour attraper les autres. Cependant, Madame, je vous réserve une relation de Montpellier, qui vous sera toucher les choses au doigt & à l’oeil; je vous attends là, pour vous étonner. Pour ma santé, il n’est pas étonnant qu’elle ne s’y remette pas. Premiérement les alimens n’y valent rien; mais rien, je dis rien, & je ne badine point. Le vin y est trop violent, & incommode toujours; le [451] pain y est passable, à la vérité; mais il n’y a ni boeuf, ni vache, ni beurre; on n’y mange que de mauvais mouton, & du poisson de mer en abondance, le tout toujours apprêté à l’huile puante. Il vous seroit impossible de goûter de la soupe ou des ragoûts qu’on nous sert à ma pension, sans vomir. Je ne veux pas m’arrêter davantage là-dessus; car si je vous disois les choses précisément comme elles sont, vous seriez en peine de moi, bien plus que je ne le mérite. En second lieu, l’air ne me convient pas autre paradoxe, encore plus incroyable que les précédens; c’est pourtant la vérité. On ne sauroit disconvenir que l’air de Montpellier ne soit fort pur, & en hiver assez doux. Cependant le voisinage de la mer le rend à craindre, pour tous ceux qui sont attaqués de la poitrine; aussi y voit-on beaucoup de phtisiques. Un certain vent, qu’on appelle ici le marin, amene de tems en tems des brouillards épais & froids, chargés de particules salines & âcres, qui sont fort dangereuses. Aussi, j’ai ici des rhumes, des maux de gorge & des esquinancies, plus souvent qu’à Chambéry. Ne parlons plus de cela, quant à présent: car si j’en disois davantage, vous n’en croiriez pas un mot. Je puis pourtant protester que je n’ai dit que la vérité. Enfin, un troisieme article, c’est la cherté; pour celui-là je ne m’y arrêterai pas, parce que je vous en ai parlé précédemment, & que je me prépare à parler de tout cela plus au long en traitant de Montpellier. Il suffit de vous dire, qu’avec l’argent comptant que j’ai apporté, & les 200 livres que vous avez eu la bonté de me promettre, il s’en faudroit beaucoup qu’il m’en restât actuellement autant devant moi, pour prendre [452] l’avance, comme vous dites qu’il en faudroit laisser en arriere pour boucher les trous. Je n’ai encore pu donner un sou à la maîtresse de la pension, ni pour le louage de ma chambre; jugez, Madame, comment me voilà joli garçon; & pour achever de me peindre, si je suis contraint de mettre quelque chose à la presse, ces honnêtes gens-ci ont la charité de ne prendre que 12 a sols par écu de six francs, tous les mois. A la vérité, j’aimerois mieux tout vendre que d’avoir recours à un tel moyen. Cependant, Madame, je suis si heureux, que personne ne s’est encore avisé de me demander de l’argent, sauf celui qu’il faut donner tous les jours pour les eaux, bouillons de poulets, purgatifs, bains; encore ai-je trouvé le secret d’en emprunter pour cela, sans gage & sans usure & cela du premier cancre de la terre. Cela ne pourra pas durer, pourtant, d’autant plus que le deuxieme mois est commencé depuis hier: mais je suis tranquille depuis que j’ai reçu de vos nouvelles, & je suis assuré d’être secouru à tems. Pour les commodités, elles sont en abondance. Il n’y a point de bon marchand à Lyon, qui ne tire une lettre de change sur Montpellier. Si vous en parlez à M. C. il lui sera de la derniere facilité de faire cela: en tout cas voici l’adresse d’un qui paye un de nos Mes sieurs de Belley, & de la voie duquel on peut se servir, M. Parent, marchand drapier à Lyon au change. Quant à mes lettres, il vaut mieux les adresser chez M. Barcellon, ou plutôt Marcellon, comme l’adresse est à la premiere page, on sera plus exact à me les rendre. Il est deux heures après minuit, la plume me tombe des mains. Cependant, je n’ai pas écrit la moitié de ce que j’avois à [453] écrire. La suite de la relation & le reste &c. sera renvoyé pour lundi prochain. C’est que je ne puis faire mieux, sans quoi, Madame, je ne vous imiterois certainement pas à cet égard. En attendant, je m’en rapporte aux précédentes, & présente mes respectueuses salutations aux révérends peres jésuites, le révérend pere Hemet & le révérend pere Coppier. Je vous prie bien humblement de leur présenter une tasse de chocolat, que vous boirez ensemble, s’il vous plaît, à ma sauté. Pour moi, je me contente du fumet; car il ne m’en reste pas un misérable morceau.

J’ai oublié de finir, en parlant de Montpellier, & de vous dire que j’ai résolu d’en partir vers la fin de décembre, & d’aller prendre le lait d’ânesse en Provence, dans un petit endroit fort joli, à deux lieues du Saint-Esprit. C’est un air excellent, il y aura bonne compagnie, avec laquelle j’ai déjà sait connoissance en chemin, & j’espere de n’y être pas tout-à-fait si chérement qu’à Montpellier. Je demande votre avis là-dessus: il faut encore ajouter, que c’est faire d’une pierre deux coups; car je me rapproche de deux journées.

Je vois, Madame, qu’on épargneroit bien des embarras & des frais, si l’on faisoit écrire par un marchand de Lyon, à son correspondant d’ici, de me compter de l’argent, quand j’en aurois besoin, jusqu’à la concurrence de la somme destinée. Car ces retards me mettent dans de fâcheux embarras, & ne vous sont d’aucun avantage.

[454]

[14-12-1737] LETTRE IV.
A LA MÊME

Montpellier, 14 Décembre 1737.

MADAME,

Je viens de recevoir, votre troisieme lettre, vous ne la datez point, & vous n’accusez point la réception des miennes: cela fait que je ne sais à quoi m’en tenir. Vous me mandez, que vous avez fait compter entre les mains de M. Bouvier, les 200 livres en question, je vous en réitere mes humbles actions de grâces. Cependant, pour m’avoir écrit cela trop tôt, vous m’avez fait faire une fausse démarche; car je tirai une lettre de change sur M. Bouvier, qu’il a refusée, & qu’on m’a renvoyée; je l’ai fait partir derechef, il y a apparence, qu’elle sera payée présentement. Quant aux autres 200 livres je n’aurai besoin que de la moitié, parce que je ne veux pas faire ici un plus long séjour, que jusqu’à la fin de février; ainsi vous aurez 100 livres de moins à compter; mais je vous supplie de faire en sorte que cet argent soit surement entre les mains de M. Bouvier, pour ce tems-là. Je n’ai pu faire les remedes qui m’étoient prescrits, faute d’argent. Vous m’avez écrit que vous m’enverriez de l’argent pour pouvoir m’arranger avant la tenue des Etats, & voilà la clôture des Etats qui se fait demain, après avoir siégé deux mois entiers. Dès que j’aurai reçu réponse de Lyon, je partirai pour le Saint-Esprit, & je serai l’essai des remedes qui m’ont été ordonnés. [455] Remedes bien inutiles à ce que je prévois. Il faut périr malgré tout, & ma santé est en pire état que jamais.

Je ne puis aujourd’hui vous donner une suite de ma relation: cela demande plus de tranquillité que je ne m’en sens aujourd’hui. Je vous dirai en passant que j’ai tâché de ne pas perdre entiérement mon tems à Montpellier; j’ai fait quelques progrès dans les mathématiques; pour le divertissement, je n’en ai eu d’autre que d’entendre des musiques charmantes. J’ai été trois fois à l’opéra, qui n’est pas beau ici, mais où il y a d’excellentes voix. Je suis endetté ici de 108 livres; le reste servira, avec un peu d’économie, à passer les deux mois prochains. J’espere les couler plus agréablement qu’à Montpellier: voilà tout. Vous pouvez cependant, Madame, m’écrire toujours ici à l’adresse ordinaire; au cas que je sois parti, les lettres me seront renvoyées. J’offre mes très-humbles respects aux révérends peres jésuites. Quand j’aurai reçu de l’argent & que je n’aurai pas l’esprit si chagrin, j’aurai l’honneur de leur écrire. Je suis, Madame, avec un très-profond respect.

P. S. Vous devez avoir reçu ma réponse, par rapport à M. de Lautrec. Oh ma chere maman! j’aime mieux être auprès de D., & être employé aux plus rudes travaux de la terre, que de posséder la plus grande fortune dans tout autre cas; il est inutile de penser que je puisse vivre autrement: il a long-tems que je vous l’ai dit, & je le sens encore plus ardemment que jamais. Pourvu que j’aye cet avantage, dans quelque état que je sois, tout m’est indifférent. Quand ont pense comme moi, je vois qu’il n’est pas difficile d’éluder les saisons importantes que vous ne voulez pas me dire. Au nom [456] de Dieu, rangez les choses de sorte que je ne meure pas de désespoir. J’approuve tout, je me soumets à tout, excepté ce seul article, auquel je me sens hors d’état de consentir, dussé-je être la proie du plus misérable sort. Ah! ma chere maman, n’êtes-vous donc plus ma chere maman? ai-je vécu quelques mois de trop.

Vous savez qu’il y a un cas où j’accepterois la chose dans toute la joie de mon coeur; mais ce cas est unique. Vous m’entendez.

[18-03-1739] LETTRE V. A LA MÊME

Charmettes, 18 Mars 1739.

MA TRÈS-CHERE MAMAN,

J’ai reçu, comme je le devois, le billet que vous m’écrivîtes dimanche dernier, & j’ai convenu sincérement avec moi-même que, puisque vous trouviez que j’avois tort, il falloit que je l’eusse effectivement; ainsi, sans chercher à chicaner, j’ai fait mes excuses de bon coeur à mon frere, & je vous fais de même ici les miennes très-humbles. Je vous assure aussi que j’ai résolu de tourner toujours du bon côté les corrections que vous jugerez à propos de me faire, sur quelque ton qu’il vous plaise de les tourner.

Vous m’avez fait dire qu’à l’occasion de vos Pâques vous [457] voulez bien me pardonner. Je n’ai garde de prendre la chose au pied de la lettre, & je suis sûr que quand un coeur comme le vôtre, a autant aimé quelqu’un que je me souviens de l’avoir été de vous, il lui est impossible d’en venir jamais à un tel point d’aigreur qu’il faille des motifs de religion pour le réconcilier. Je reçois cela comme une petite mortification que vous m’imposez en me pardonnant, & dont vous savez bien qu’une parfaite connoissance de vos vrais sentimens adoucira l’amertume.

Je vous remercie, ma très-chere maman, de l’avis que vous m’avez fait donner d’écrire à mon pere. Rendez-moi, cependant la justice de croire que ce n’est ni par négligence, ni par oubli, que j’avois retardé jusqu’à présent. Je pensois qu’il auroit convenu d’attendre la réponse de M. l’abbé Arnauld, afin que si le sujet du mémoire n’avoir eu nulle apparence de réussîr, comme il est à craindre, je lui eusse passé sous silence ce projet évanoui. Cependant vous m’avez fait faire réflexion que mon délai étoit appuyé sur une raison trop frivole, & pour réparer la chose le plutôt qu’il est possible, je vous envoie ma lettre, que je vous prie de prendre la peine de lire, de fermer & de faire partir, si vous le jugez à propos.

Il n’est pas nécessaire, je crois, de vous assurer que je languis depuis long-tems dans l’impatience de vous revoir. Songez, ma très-chere maman, qu’il y a un mois, & peut-être au-delà, que je suis privé de ce bonheur. Je suis du plus profond de mon coeur, & avec les sentimens du fils le plus tendre, &c.

[458]

[03-03-1700] LETTRE VI

3 Mars.

MA TRÈS-CHERE ET TRÈS-BONNE MAMAN.

Je vous envoie ci-joint le brouillard du mémoire que vous trouverez après celui de la lettre à M. Arnauld. Si j’étois capable de faire un chef-d’oeuvre, ce mémoire à mon goût seroit le mien; non qu’il soit travaillé avec beaucoup d’art, mais parce qu’il est écrit avec les sentimens qui conviennent à un homme que vous honorez du nom de fils. Assurément une ridicule fierté ne me conviendroit gueres dans l’état où je suis: mais aussi j’ai toujours cru qu’on pouvoit avec arrogance, & cependant sans s’avilir, conserver dans la mauvaise fortune & dans les supplications une certaine dignité plus propre à obtenir des graces d’un honnête homme que les plus basses lâchetés. Au reste, je souhaite plus que je n’espere de ce mémoire, à moins que votre zele & votre habileté ordinaires ne lui donnent un puissant véhicule: car je sais par une vieille expérience que tous les hommes n’entendent & ne parlent pas le même langage. Je plains les ames à qui le mien est inconnu; il y a une maman au monde qui, à leur place, l’entendroit très-bien: mais, me direz-vous, pourquoi ne pas parler le leur? C’est ce que je me suis assez représenté. Après tout, pour quatre misérables jours de vie, vaut-il la peine de se faire faquin?

Il n’y a pas tant de mal cependant; & j’espere que vous trouverez, par la lecture du mémoire, que je n’ai pas fait le [459] rodomont hors de propos, & que je me suis raisonnablement humanisé. Je sais bien, Dieu merci, à quoi, sans cela, Petit auroit couru grand risque de mourir de faim en pareille occasion; preuve que je ne suis pas propre à ramper indignement dans les malheurs de la vie, c’est que je n’ai jamais fait le rogue, ni le fendant dans la prospérité mais qu’est-ce que je vous lanterne-là? Sans me souvenir, chere maman, que je parle à qui me connaît mieux que moi-même. Baste; un peu d’effusion de coeur dans l’occasion ne nuit jamais à l’amitié.

Le mémoire est tout dressé sur le plan que nous avons plus d’une fois digéré ensemble. Je vois le tout assez lié, & propre à se soutenir. Il y a ce maudit voyage de Besançon, dont, pour mon bonheur, j’ai jugé à propos de déguiser un peu ce motif. Voyage éternel & malencontreux, s’il en fût au monde, & qui s’est déjà présenté à moi bien, des fois, & sous des faces bien différentes. Ce sont des images où ma vanité ne triomphe pas. Quoi qu’il en soit, j’ai mis à cela une emplâtre, Dieu sait comment! en tout cas, si l’on vient me faire subir l’interrogatoire aux Charmettes, j’espere bien ne pas rester court. Comme vous n’êtes pas au fait comme moi, il sera bon, en présentant le mémoire, de glisser légèrement sur le détail des circonstances, crainte de qui pro quo, à moins que je n’aye l’honneur de vous voir avant ce tans-là.

A propos de cela. Depuis que vous voilà établie en ville, ne vous prend-il point fantaisie, ma chere maman, d’entreprendre un jour quelque petit voyage à la campagne? Si mon [460] bon génie vous l’inspire, vous m’obligerez de me faire avertir, quelques trois ou quatre mois à l’avance, afin que je me prépare à vous recevoir, & à vous faire duement les honneurs de chez moi.

Je prends la liberté de faire ici mes honneurs à M. le Cureu, & mes amitiés à mon frere. Ayez la bonté de dire au premier, que comme Proserpine (ah! la belle chose que de placer là Proserpine!)

Peste! où prend mon esprit toutes ces gentillesses? comme Proserpine donc passoit autrefois six mois sur terre & six mois aux enfers, il faut de même qu’il se résolve de partager son tems entre vous & moi: mais aussi les enfers, où les mettrons-nous? Placez-les en ville, si vous le jugez à propos; car pour ici, ne vous déplaise, n’en voli pas gés. J’ai l’honneur d’être du plus profond de mon coeur, ma très-chere & très-bonne maman.

P. S. Je m’apperçois que ma lettre vous pourra servir d’apologie, quand il vous arrivera d’en écrire quelqu’une un peu longue: mais aussi il faudra que ce soit à quelque maman bien chere & bien aimée; sans quoi, la mienne ne prouve rien.

[461]

[05-10-1743] LETTRE VII

Venise, 5 Octobre 1743.

Quoi! ma bonne maman, il y a mille ans que je soupire sans recevoir de vos nouvelles & vous souffrez que je reçoive des lettres de Chambéry qui ne soient pas de vote. J’avois eu l’honneur de vous écrire à mon arrivée à Venise; mais dès que notre ambassadeur & notre directeur des postes seront partis pour Turin, je ne saurai plus par où vous écrire, car il faudra faire trois ou quatre entrepôts assez difficiles; cependant les lettres dussent-elles voler par l’air, il faut que les miennes vous parviennent, & sur-tout que je reçoive des vôtres, sans quoi je suis tout-à-fait mort. Je vous ferai parvenir cette lettre par la voie de M. l’ambassadeur d’Espagne qui, j’espere, ne me refusera pas la grâce de la mettre dans son paquet. Je vous supplie, maman, de faire dire à M. Dupons que j’ai reçu sa lettre, & que je ferai avec plaisir tout ce qu’il me demande, aussi-tôt que j’aurai l’adresse du marchand qu’il m’indique. Adieu, ma très-bonne & très-chere maman. J’écris aujourd’hui à M. de Lautrec exprès pour lui parler de vous. Je tâcherai de faire qu’on vous envoie, avec cette lettre, une adresse pour me faire parvenir les vôtres; vous ne la donnerez à personne; mais vous prendrez seulement les lettres de ceux qui voudront m’écrire, pourvu qu’elles ne soient pas volumineuses, afin que M. l’ambassadeur d’Espagne n’ait pas à se plaindre de mon indiscrétion à en charger ses courriers. [462] Adieu derechef, très-chere maman, je me porte bien, & vous aime plus que jamais. Permettez que je fasse mille amitiés à tous vos amis, sans oublier Zizi & taleralatalera, & tous mes oncles.

Si vous m’écrivez par Geneve, en recommandant votre lettre à quelqu’un, l’adresse sera simplement à M. Rousseau, secrétaire d’ambassade de France, à Venise.

Comme il y auroit toujours de l’embarras à m’envoyer vos lettres par les courriers de M. de la Mina, je crois, toute réflexion faite, que vous serez mieux de les adresser à quelque correspondant à Geneve qui me les sera parvenir aisément. Je vous prie de prendre la peine de fermer l’incluse, & de la faire remettre à son adresse. O mille fois, chere maman, il, me semble déjà qu’il y a un siecle que je ne vous ai vue: en vérité, je ne puis vivre loin de vous.

[25-02-1745] LETTRE VIII. A LA MÊME

A Paris, le 25 Février 1745.

J’ai reçu, ma très-bonne maman, avec les deux lettres que vous m’avez écrites, les présens que vous y avez joints, tant en savon qu’en chocolat; je n’ai point jugé à propos de me frotter les moustaches du premier, parce que je le réserve pour m’en servir plus utilement dans l’occasion. Mais commençons

[463] par le plus pressant, qui est votre santé, & l’état présent de vos affaires, c’est-à-dire des nôtres. Je suis plus affligé qu’étonné de vos souffrances continuelles. La sagesse de Dieu n’aime point à faire des présens inutiles; vous êtes, en faveur des vertus que vous en avez reçues, condamnée à en faire un exercice continuel. Quand vous êtes malade, c’est la patience; quand vous servez ceux qui le sont, c’est l’humanité. Puisque vos peines tournent toutes à votre gloire, ou au soulagement d’autrui, elles entrent dans le bien général, & nous n’en devons pas murmurer. J’ai été très-touché de la maladie de mon pauvre frere, j’espere d’en apprendre incessamment de meilleures nouvelles. M. d’Arras m’en a parlé avec une affection qui m’a charmé; c’étoit me faire la cour mieux qu’il ne le pensoit lui-même. Dites-lui, je vous supplie, qu’il prenne courage, car je le compte échappé de cette affaire, & je lui prépare des magisteres qui le rendront immortel.

Quant à moi, je me suis toujours assez bien porté depuis mon arrivée à Paris, & bien m’en a pris; car j’aurois été, aussi bien que vous, un malade de mauvais rapport pour les chirurgiens & les apothicaires. Au reste, je n’ai pas été exempt des mêmes embarras que vous; puisque l’ami chez lequel je suis logé a été attaqué cet hiver d’une maladie de poitrine, dont il s’est enfin tiré contre toute espérance de ma part. Ce bon & généreux ami est un gentilhomme Espagnol, assez à son aise, qui me presse d’accepter une asyle dans sa maison, pour y philosopher ensemble le reste de nos jours. Quelque conformité de goûts & de sentimens qui me lie à lui, je ne le [464] prends point au mot, & je vous laisse à deviner pourquoi?

Je ne puis rien vous dire de particulier sur le voyage que vous méditez, parce que l’approbation qu’on peut lui donner dépend des secours que vous trouverez pour en supporter les frais, & des moyens sur lesquels vous appuyez l’espoir du succès de ce que vous y allez entreprendre.

Quant à vos autres projets, je n’y vois rien que lui, & je `n’attends pas là-dessus d’autres lumieres que celles de vos yeux & des miens. Ainsi vous êtes mieux en état que moi de juger de la solidité des projets que nous pourrions faire de ce côté. Je trouve Mademoiselle sa fille allez aimable, je pense pourtant que vous me faites plus d’honneur que de justice en me comparant à elle: car il faudra, tout au moins, qu’il m’en coûte mon cher nom de petit né. Je n’ajouterai rien sur ce que vous m’en dites de plus; car je ne saurois répondre à ce que je ne comprends pas. Je ne saurois finir cet article, sans vous demander comment vous vous trouvez de cet archi-âne de Keister. Je pardonne à un sot d’être la dupe d’un autre, il est fait pour cela; mais quand on a vos lumieres, on n’a pas bonne grace à se laisser tromper par un tel animal qu’après s’être crevé les yeux. Plus j’acquiers de lumieres de chimie, plus tous ces maîtres chercheurs de secrets & de magisteres me paroissent cruches & butords. Je voyois, il y a deux jours, un de ces idiots, qui soupesant de l’huile de vitriol, dans un laboratoire où j’étois, n’étoit pas étonné de sa grande pesanteur, parce, disoit-il, qu’elle contient beaucoup de mercure; & le même homme se vantoit de savoir parfaitement l’analyse & la composition des corps. Si de [465] pareils bavards savoient que je daigne écrire leurs impertinences, ils en seroient trop fiers.

Me demanderez-vous ce que je fais. Hélas! maman, je vous aime, je pense a vous, je me plains de mon cheval d’ambassadeur: on me plaint, on m’estime, & l’on ne me rend point d’autre justice. Ce n’est pas que je n’espere m’en venger un jour en lui faisant voir non-seulement que je vaux mieux, mais que je suis plus estimé que lui. Du reste, beaucoup de projets, peu d’esperance; mais toujours, n’établissant pour mon point de que le bonheur de finir mes jours avec vous.

J’ai eu le malheur de n’être bon à rien à M. de Bille; car il a fini ses affaires fort heureusement, & il ne lui manque que de l’argent, sorte de marchandise dont mes mains ne se souillent plus. Je ne sais comment réussira cette lettre; car on m’a dit que M. Deville devoit partir demain, & comme je ne le vois point venir aujourd’hui, je crains bien d’être regardé de lui comme un homme inutile, qui ne vaut pas la peine qu’on s’en souvienne. Adieu, maman, souvenez-vous de m’écrire souvent & de me donner une adresse sûre.

[466]

[17-12-1747] LETTRE IX A LA MÊME

A Paris, le 17 Décembre 1747.

Il n’y a que six jours, ma très-chere maman, que je suis de retour de Chenonceaux. En arrivant, j’y ai reçu votre lettre du deux de ce mois, dans laquelle vous me reprochez mon silence & avec raison, puisque j’y vois que vous n’avez point reçu celle que je vous avois écrire de-là sous l’enveloppe de l’abbé Giloz. J’en viens de recevoir une de lui-même, dans laquelle il me fait les mêmes reproches. Ainsi je suis certain qu’il n’a point reçu son paquet, ni vous votre lettre; mais ce dont il semble m’accuser est justement ce qui me justifie. Car, dans l’éloignement où j’étois de tout bureau pour affranchir, je hasardai ma double lettre sans affranchissement, vous marquant à tous les deux combien je craignois qu’elle n’arrivât pas & que j’attendois votre réponse pour me rassurer; je ne l’ai point reçue cette réponse, & j’ai bien compris par-là que vous n’aviez rien reçu, & qu’il falloir nécessairement attendre mon retour à Paris pour écrire de nouveau. Ce qui m’avoit encore enhardi à hasarder cette lettre, c’est que l’année derniere il vous en étoit parvenu une, par je ne sais quel bonheur, que j’avois hasardée de la même maniere, dans l’impossibilité de faire autrement. Pour la preuve de ce que je dis, prenez la peine de faire chercher au bureau du Pont un paquet endossé de mon écriture à l’adresse de M l’abbé [467] Giloz, &c. vous pourrez l’ouvrir, prendre votre lettre & lui envoyer la sienne; aussi bien contiennent-elles des détails qui me coûtent trop pour me résoudre à les recommencer.

M. Descreux vint me voir le lendemain de mon arrivée, il me dit qu’il avoit de l’argent à votre service & qu’il avoit un voyage à faire, sans lequel il comptoit vous voir en passant & vous offrir sa bourse. Il a beau dire, je ne la crois gueres en meilleur état que la mienne. J’ai toujours regardé vos lettres de change qu’il a acceptées comme un véritable badinage. Il en acceptera bien pour autant de millions qu’il vous plaira, au même prix, je vous assure que cela lui est fort égal. Il est fort sur le zéro, aussi bien que M. Baqueret, je ne doute pas qu’il n’aille achever ses projets au même lieu. Du reste, je le crois sort bon homme, & qui même allie deux choses rares à trouver ensemble, la folie & l’intérêt.

Par rapport à moi je ne vous dis rien, c’est tout dire. Malgré les injustices que vous me faites intérieurement, il ne tiendroit qu’à moi de changer en estime & en compassion vos perpétuelles défiances envers moi. Quelques explications suffiroient pour cela mais votre coeur n’a que trop de ses propres maux, sans avoir encore à porter ceux d’autrui; j’espere toujours qu’un jour vous me connoîtrez mieux, & vous m’en aimerez davantage.

Je remercie tendrement le frere de sa bonne amitié l’assure de toute la mienne. Adieu, trop chere & trop bonne maman, je suis de nouveau à l’hôtel du Saint-Esprit, rue Plâtriere.

J’ai différé quelques jours à faire partir cette lettre, sur [468] l’espérance que m’avoit donnée M. Descreux de me venir voir avant son départ, mais je l’ai attendu inutilement, & je le tiens parti ou perdu.

[26-08-1748] LETTRE X. A LA MÊME

A Paris, le 26 Août 1748.

Je n’espérois plus, ma très-bonne maman, d’avoir le plaisir de vous écrire, l’intervalle de ma derniere lettre a été rempli coup sur coup de deux maladies affreuses. J’ai d’abord eu une attaque de colique néphrétique, fievre, ardeur & rétention d’urine; la douleur s’est calmée à force de bains, de nitre & d’autres diurétiques; mais la difficulté d’uriner subsiste toujours, & la pierre, qui du rein est descendue dans la vessie, ne peut en sortir que par l’opération: mais ma santé ni ma bourse ne me laissant pas en état d’y songer, il ne me reste plus de ce côté-là que la patience & la résignation, remedes qu’on a toujours sous la main, mais qui ne guérissent pas de grand’chose.

En dernier lieu, je viens d’être attaqué de violentes coliques d’estomac, accompagnées de vomissemens continuels & d’un flux de ventre excessif. J’ai fait mille remedes inutiles, j’ai pris l’émétique & en dernier lieu le symarouba; le vomissement est calmé, mais je ne digere plus du tout. Les [469] alimens sortent tels que je les ai pris, il a fallu renoncer même au ris qui m’avoit été prescrit, & je suis réduit à me priver presque de toute nourriture, & par-dessus tout cela d’une foiblesse inconcevable.

Cependant le besoin me chasse de la chambre, & je me propose de faire demain ma premiere sortie; peut-être que le grand air & un peu de promenade me rendront quelque chose de mes forces perdues. On m’a conseillé l’usage de l’extrait de genievre, mais il est ici bien moins bon & beaucoup plus cher que dans nos montagnes.

Et vous, ma chere maman, comment êtes-vous à présent? Vos peines ne sont-elles point calmées? n’êtes-vous point appaisée au sujet d’un malheureux fils, qui n’a prévu vos peines que de trop loin, sans jamais les pouvoir soulager? Vous n’avez connu ni mon coeur ni ma situation. Permettez-moi de vous répondre ce que vous m’avez dit si souvent, vous ne me connoîtrez que quand il n’en sera plus tems.

M. Léonard a envoyé savoir de mes nouvelles, il y a quelque tems. Je promis de lui écrire, & je l’aurois fait si je n’étois retombé malade précisément dans ce tems-là. Si vous jugiez à propos, nous nous écririons à l’ordinaire par cette voie. Ce seroit quelques ports de lettres, quelques affranchissemens épargnés dans un tems où cette lésine est presque de nécessité. J’espere toujours que ce tems n’est pas pour durer éternellement. Je voudrois bien avoir quelque voie sure pour m’ouvrir à vous sur ma véritable situation. J’aurois le plus grand besoin de vos conseils. J’use mon esprit & ma santé, pour tâcher de me conduire avec sagesse dans ces circonstances [470] difficiles, pour sortir, s’il est possible, de cet état d’opprobre & de misere, & je crois m’appercevoir chaque jour que c’est le hasard seul qui regle ma destinée, &que la prudence la plus consommée n’y peut rien faire du tout. Adieu, mon aimable maman, écrivez-moi toujours à l’hôtel du St. Esprit, rue Plâtriere.

[17-01-1749] LETTRE XI. A LA MÊME

A Paris, le 17 Janvier 1749.

Un travail extraordinaire qui m’est survenu, & une très-mauvaise santé, m’ont empêché, ma très-bonne maman, de remplir mon devoir envers vous depuis un mois. Je me suis chargé de quelques articles pour le grand Dictionnaire des Arts & des Sciences qu’on va mettre sous pressé. La besogne croît sous ma main, & il faut la rendre à jour nommé; de façon que surchargé de ce travail, sans préjudice de mes occupations ordinaires, je suis contraint de prendre mon tems sur les heures de mon sommeil. Je suis sur les dents; mais j’ai promis, il saut tenir parole: d’ailleurs je tiens au cul & aux chausses de gens qui m’ont fait du mal, la bile me donne des forces, & même de l’esprit & de la science.

La colere suffit & vaut un Apollon,

Je bouquine, j’apprends le grec. Chacun a ses armes: au [471] lieu de faire des chansons à mes ennemis, je leur fais des articles de dictionnaires: l’un vaudra bien l’autre & durera plus long-tems.

Voilà, ma chere maman, quelle seroit l’excuse de ma négligence, si j’en avois quelqu’une de recevable auprès de vous: mais je sens bien que ce seroit un nouveau tort de prétendre me justifier. J’avoue le mien en vous en demandant pardon. Si l’ardeur de la haine l’a emporté quelques instans dans mes occupations sur celles de l’amitié, croyez qu’elle n’est pas faite pour avoir long-tems la préférence dans un coeur qui vous appartient. Je quitte tout pour vous écrire: c’est-là véritablement mon état naturel.

En vous envoyant une réponse à la derniere de vos lettres, celle que j’avois reçue de Geneve, je n’y ajoutai rien de ma main; mais je pense que ce que je vous adressai étoit décisif & pouvoit me dispenser d’autre réponse, d’autant plus que j’aurois eu trop à dire.

Je vous supplie de vouloir bien vous charger de mes tendres remercîmens pour le frere, & de lui dire que rentre parfaitement dans ses vues & dans ses raisons, & qu’il ne me manque que les moyens d’y concourir plus réellement. Il faut espérer qu’un tems plus favorable nous rapprochera de séjour, comme la même façon de penser nous rapproche de sentiment.

Adieu, ma bonne maman, n’imitez pas mon mauvais exemple, donnez-moi plus souvent des nouvelles de votre santé, & plaignez un homme qui succombe sous un travail ingrat.

[472]

[13-02-1753] LETTRE XII. A LA MÊME

A Paris, le 13 Février 1753.

Vous trouverez ci-joint, ma chere maman, une lettre de 240 livres. Mon coeur s’afflige également de la petitesse de la somme & du besoin que vous en avez. Tâchez de pourvoir aux besoins les plus pressans: cela est plus aisé où vous êtes qu’ici, où toutes choses & sur-tout le pain sont d’une cherté horrible. Je ne veux pas, ma bonne maman, entrer avec vous dans le détail des choses dont vous me parlez, parce que ce n’est pas le tems de vous rappeller quel a toujours été mon sentiment sur vos entreprises. Je vous dirai seulement qu’au milieu de toutes vos infortunes, votre raison & votre vertu sont des biens qu’on ne peut vous ôter, & dont le principal usage se trouve, dans les afflictions.

Votre fils s’avance à grands pas vers sa derniere demeure. Le mal a fait un si grand progrès cet hiver que je ne dois plus m’attendre à en voir un autre. J’irai donc à ma destination avec le seul regret de vous laisser malheureuse.

On donnera le premier de mars la premiere représentation du Devin à l’opéra de Paris, je me ménage jusqu’à ce tems-là avec un soin extrême, afin d’avoir le plaisir de le voir. Il sera joué aussi le lundi gras au château de Bellevue en présence du Roi, & Madame la marquise de Pompadour y sera un rôle. Comme tout cela sera exécuté par des seigneurs & dames [473] de la cour, je m’attends à être chanté faux & estropié; ainsi je n’irai point. D’ailleurs, n’ayant pas voulu être présenté au Roi, je ne veux rien faire de ce qui auroit l’air d’en rechercher de nouveau l’occasion. Avec toute cette gloire, je continue à vivre de mon métier de copiste qui me rend indépendant, & qui me rendroit heureux si mon bonheur pouvoit se faire sans le vôtre & sans la santé.

J’ai quelques nouveaux ouvrages à vous envoyer, & je me servirai pour cela de la voie de M. Léonard ou de celle de l’abbé Giloz, faute d’en trouver de plus directes.

Adieu, ma très-bonne maman, aimez toujours un fils qui voudroit vivre plus pour vous que pour lui-même.

LETTRE XIII. A LA MÊME

MADAME,

J’ai lu & copié le nouveau mémoire que vous avez pris la peine de m’envoyer; j’approuve fort le retranchement que vous avez fait, puisqu’outre que c’étoit un assez mauvais verbiage, c’est que les circonstances n’en étant pas conformes à la vérité, je me faisois une violente peine de les avancer; mais aussi il ne falloit pas me faire dire au commencement que j’avois abandonné tous mes droits & prétentions, puisque rien n’étant plus manifestement faux, c’est toujours mensonge pour [474] mensonge, & de plus que celui-là et bien plus aisé à vérifier.

Quant aux autres changemens, je vous dirai là-dessus, Madame, ce que Socrate répondit autrefois à un certain Lisias. Ce Lisias étoit le plus habile orateur de son tems, & dans l’accusation où Socrate fut condamné, il lui apporta un discours qu’il avoit travaillé avec grand soin, où il mettoit ses raisons & les moyens de Socrate dans tout leur jour; Socrate le lut avec plaisir & le trouva fort bien fait; mais il lui dit franchement qu’il ne lui étoit pas propre. Sur quoi Lisias lui ayant demandé comment il étoit possible que ce discours fût bien fait s’il ne lui étoit pas propre, de même, dit-il, en se servant selon sa coutume de comparaisons vulgaires, qu’u excellent ouvrier pourroit m’apporter des habits ou des souliers magnifiques, brodés d’or, & auxquels il ne manqueroit rien, mais qui ne me conviendroient pas. Pour moi, plus docile que Socrate, j’ai laissé le tout comme vous avez jugé à propos de le changer, excepté deux ou trois expressions de style seulement qui m’ont paru s’être glissées par mégarde.

J’ai été plus hardi à la fin. Je ne sais quelles pouvoient être vos vues en faisant passer la pension par les mains de Son Excellence, mais l’inconvénient en saute aux yeux: car il est clair que si j’avois le malheur par quelque accident imprévu de lui survivre ou qu’il tombât malade, adieu la pension. En coûtera-t-il de plus pour l’établir le plus solidement qu’on pourra. C’est chercher des détours qui vous égarent pendant qu’il n’y a aucun inconvénient à suivre le droit chemin. Si ma fidélité étoit équivoque &, qu’on pût me soupçonner d’être homme à détourner cet argent ou à en faire un mauvais usage, [475]je me serois bien gardé de changer l’endroit aussi librement que je l’ai fait, & ce qui m’a engagé à parler de moi, c’est que j’ai cru pénétrer que votre délicatesse se faisoit quelque peine qu’on pût penser que cet argent tournât à votre profit, idée qui ne peut tomber que dans l’esprit d’un enragé; quoi qu’il en soit, j’espere bien de n’en jamais souiller mes mains.

Vous avez, sans doute par mégarde, joint au mémoire une feuille séparée que je ne suppose pas qui fût à copier. En effet, ne pourroit-on pas me demander de quoi je me mêle là; & moi, qui assure être séquestré de toute affaire civile, me siéroit-il de paroître si bien instruit de choses qui ne sont pas de ma compétence?

Quant à ce qu’on me fait dire que je souhaiterois de n’être pas nomme, c’est une fausse délicatesse que je n’ai point. La honte ne consiste pas à dire qu’on reçoit, mais à être obligé de recevoir. Je méprise les détours d’une vanité mal entendue autant que je fais cas des sentimens élevés. Je sens pourtant le prix d’un pareil ménagement de votre part & de celle de mon oncle; mais je vous en dispense l’un & l’autre. D’ailleurs sous quel nom, dites-moi, feriez-vous enrégistrer la pension?

Je fais mille remercîmens au très-cher oncle. Je connois tous les jours mieux quelle est sa bonté pour moi: s’il a obligé tant d’ingrats en sa vie, il peut s’assurer d’avoir au moins trouvé un coeur reconnoissant: car, comme dit Séneque:

Multa perdenda sunt, ut semel ponas bene.

[476] Ce latin-là c’est pour l’oncle; en voici pour vous, la traduction françoise.

Perdez force bienfaits, pour en bien placer un.

Il y a long-tems que vous pratiquez cette sentence sans, je gage, l’avoir jamais lue dans Séneque..

Je suis dans la plus grande vivacité de tous mes sentimens, &c.

LETTRE XIV. A LA MÊME

La départ de M. Deville se trouvant prolongé de quelques jours, cela me donne, chere maman, le loisir de m’entretenir encore avec vous.

Comme je n’ai nulle relation à la cour de l’Infant, je ne saurois que vous exhorter à vous servir des connoissances que vos amis peuvent vous procurer de ce côté-là. Je puis avoir quelque facilité de plus du côté de la cour d’Espagne, ayant plusieurs amis qui pourroient nous servir de ce côté. J’ai entr’autres ici M. le marquis de Turrieta, qui est assez ami de mon ami, peut-être un peu le mien: je me propose à son départ pour Madrid, où il doit retourner ce printems, de lui remettre un mémoire relatif à votre pension, qui auroit pour objet de vous la faire établir pour toujours à la pouvoir manger où il vous plairoit: car mon opinion est que c’est une affaire [477] désespérée du côté de la cour de Turin, où les Savoyards auront toujours assez de crédit pour vous faire tout le mal qu’ils voudront: c’est-à-dire, tout celui qu’ils pourront. Il n’en pas de même en Espagne où nous trouverons toujours au tant, & comme je crois, plus d’amis qu’eux. Au reste, je suis bien éloigné de vouloir vous flatter du succès de ma marche; mais que risquons-nous de tenter? Quant à M. marquis Scotti, je savois déjà tout ce que vous m’en dit & je ne manquerai pas d’insinuer cette voie à celui à qui remettrai le mémoire; mais comme cela dépend de plusieurs circonstances, soit de l’accès qu’on peut trouver auprès à lui, soit de la répugnance que pourroient avoir mes correspondans à lui faire leur cour, soit enfin de la vie du roi d’Espagne, il ne sera peut-être pas si mauvais que vous le pensez, de suivre la voie ordinaire des ministres. Les affaire qui ont passé par les bureaux se trouvent à la longue toujours plus solides que celles qui ne se sont faites que par faveur.

Quelque peu d’intérêt que je prenne aux fêtes publiques, je ne me pardonnerois pas de ne vous rien dire du tout de celles qui se sont ici pour le mariage de M. le Dauphin. Elles sont telles qu’après les merveilles que

Saint-Paul a vues, l’esprit humain ne peut rien concevoir de plus brillant. Je vous serois un détail de tout cela, si je ne pensois que M. Deville sera à portée de vous en entretenir. Je puis en deux mots vous donner une idée de la cour, soit par le nombre, soit par la magnificence, en vous disant premiérement qu’il avoit quinze mille masques au, bal masqué qui s’est donné à [478] Versailles, & que la richesse des habits au bal paré, au ballet aux grands appartemens; étoit telle que mon Espagnol saisi d’un enthousiasme poétique de son pays s’écria; que Madame la Dauphine étoit un soleil, dont la présence avoit liquéfié tout l’or du royaume dont s’étoit fait un fleuve immense, au milieu duquel nageoit toute la cour.

Je n’ai pas eu pour ma part le spectacle le moins agréable; car j’ai vu danser & sauter toute la canaille de Paris dans ces salles superbes & magnifiquement illuminées, qui ont été construites dans toutes les places pour le divertissement du peuple. Jamais ils ne s’étoient trouvés à pareille fête. Ils ont tant secoué leurs guenilles, ils ont tellement bu, & se sont si pleinement piffrés, que la plupart en ont été malades.

Adieu, maman.

LETTRE XV. A LA MÊME

Je dois, ma très-chere maman, vous donner avis que, contre toute esperance, j’ai trouvé le moyen de faire recommander votre affaire à M. le comte de Castellane de la maniere la plus avantageuse; c’est par le ministre même qu’il en sera chargé, de manière que ceci devenant une affaire de dépêches, vous pouvez vous assurer d’y avoir tous les avantages que la faveur peut prêter à l’équité. J’ai été contraint [479] de dresser sur les pieces que vous m’avez envoyées un mémoire dont je joins ici la copie, afin que vous voyez si j’ai pris le sens qu’il falloir. J’aurai le tems, si vous vous hâtez de me répondre, d’y, faire les corrections convenables, avant que de le faire donner; car la cour ne reviendra de Fontainebleau que dans quelques jours. Il faut d’ailleurs que vous vous hâtiez de prendre sur cette affaire les instructions qui vous manquent; & il est, par exemple, fort étrange de ne savoir pas même le nom de baptême des personnes dont on répete la succession: vous savez aussi que rien ne peut être décidé dans des cas de cette nature, sans de bons extraits baptistaires & du testateur & de l’héritier, légalisés par les magistrats du lieu & par les ministres du Roi qui y résident. Je vous avertis de tout cela afin que vous vous munissiez de toutes ces pieces, dont l’envoi de tems à autre servira de mémoratif, qui ne sera pas inutile. Adieu, ma chere maman, je me propose de vous écrire bien au long sur mes propres affaires, mais j’ai des choses si peu réjouissantes à vous apprendre que ce n’est pas la peine de se hâter.

MÉMOIRE.

N. N. De la Tour, gentilhomme du pays de Vaud, étant mort à Constantinople, & ayant établi le fleur Honoré Pelico, marchand François pour son exécuteur* [*M. Miol avoit mis procureur, sans faire réflexion que le pouvoir du procureur cesse à la mort du commettant] testamentaire, à la [480] charge de faire parvenir ses biens à ses plus proches parens. Françoise de la Tour, baronne de Warens, qui se trouve dans le cas,* [*Il ne reste de toute la maison de la Tour que Madame de Warens, & une sienne niece, qui se trouve par conséquent d’un degré au moins plus éloignée; & qui d’ailleurs n’ayant pas quitté sa religion ni ses biens, n’est pas assujettie aux mêmes besoins,] souhaiteroit qu’on pût agir auprès dudit sieur Pelico, pour l’engager à se dessaisir des dits biens en sa saveur, en lui démontrant son droit. Sans vouloir révoquer en doute la bonne volonté dudit sieur Pelico, il semble par le silence qu’il a observé jusqu’à présent envers la famille du défunt, qu’il n’est pas pressé d’exécuter ses volontés. C’est pourquoi il seroit à desirer que M. l’ambassadeur voulût interposer son autorité pour l’examen & la décision de cette affaire. La dite baronne de Warens ayant eu ses biens confisqués, pour cause de la religion catholique qu’elle a embrassée & n’étant pas payée des pensons que le roi de Sardaigne, & ensuite Sa Majesté catholique lui ont assignées sur la Savoye, ne doute point que la dure nécessité où elle se trouve ne soit un motif de plus pour intéresser en sa faveur la religion de Son Excellence.

[481]

LETTRE XVI. A LA MÊME

MADAME,

J’eus l’honneur de vous écrire jeudi passé, & M. Genevois se chargea de ma lettre: depuis ce tems je n’ai point vu M. Barillot, & j’ai resté enfermé dans mon auberge comme un vrai prisonnier. Hier, impatient de savoir l’état de mes affaires, j’écrivis à M. Barillot, & je lui témoignai mon inquiétude en termes assez forts. Il me répondit ceci.

Tranquillisez-vous, mon cher Monsieur, tout va bien. Je crois que lundi ou mardi tout finira. Je ne suis point en état de sortir Je vous irai voir le plutôt que je pourrai.

Voilà donc, Madame, à quoi j’en suis; aussi peu instruit de mes affaires que si j’étois à cent lieues d’ici: car il m’est défendu de paroître en ville. Avec cela toujours seul & grande dépense, puis les frais qui se sont d’un autre côté pour tirer ce misérable argent, & puis ceux qu’il a fallu faire pour consulter ce médecin, & lui payer quelques remedes qu’il m’a remis. Vous pouvez bien juger qu’il y a déjà long-tems que ma bourse est à sec, quoique je sois déjà assez joliment endetté dans ce cabaret: ainsi je ne mené point la vie la plus agréable du monde; & pour surcroît do bonheur, je n’ai, Madame, point de nouvelles de votre part; cependant je fais bon courage autant que je le puis, & j’espere qu’avant que vous receviez ma lettre je saurai la définition de toutes choses: car en vérité si cela duroit plus long-tems, je croirois que [482] l’on se moque de moi, & que l’on ne me réserve que la coquille de l’huître.

Vous voyez, Madame, que le voyage que j’avois entrepris, comme une espece de partie de plaisir, a pris une tournure bien opposée; aussi le charme d’être tout le jour seul dans une chanbre à promener ma mélancolie, dans des transes continuelles, ne contribue pas comme vous pouvez bien croire à l’amélioration de ma santé. Je soupire après l’instant de mon retour, & je prierai bien Dieu désormais qu’il me préserve d’un voyage aussi déplaisant.

J’en étois-là de ma lettre quand M. Barillot m’est venu voir, il m’a sort assuré que mon affaire ne souffroit plus de difficultés. M. le Résident a intervenu & a la bonté de prendre cette affaire-là à coeur. Comme il y a un intervalle de deux jours entre le commencement de ma lettre & la fin, j’ai pendant ce tems-là été rendre mes devoirs à M. le Résident qui m’a reçu le plus gracieusement, & j’ose dire le plus familiérement du monde. Je suis sûr à présent que mon affaire finira totalement dans moins de trois jours d’ici, & que ma portion me sera comptée sans difficulté, sauf les frais qui, à la vérité, seront un peu forts, & même bien plus haut que je n’aurois cru.

Je n’ai, Madame, reçu aucune nouvelle de votre part ces deux ordinaires ici; j’en suis mortellement inquiet; si je n’en reçois pas l’ordinaire prochain, je ne sais ce que je deviendrai. J’ai reçu une lettre de l’oncle, avec une autre pour le curé son ami. Je ferai le voyage jusques-là, mais je sais qu’il n’y a rien à faire & que ce pré est perdu pour moi.

[483] Je n’ai point encore écrit à mon père ni vu aucun de mes parens, & j’ai ordre d’observer le même incognito jusqu’au déboursement. J’ai une furieuse démangeaison de tourner la feuille; car j’ai encore bien des choses à dire. Je n’en serai rien cependant, & je me réserve à l’ordinaire prochain pour vous donner de bonnes nouvelles. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect.

LETTRE XVII. A MADAME DE SOURGEL

Je suis fâché, Madame, d’être obligé de relever les irrégularités de la lettre que vous avez écrite à M. Favre, à l’égard de Madame la baronne de Warens. Quoique j’eusse prévu à-peu-près les suites de sa facilité à votre égard, je n’avois point à la vérité soupçonné que les choses en vinssent au point où vous les avez amenées par une conduite qui ne prévient pas en faveur de votre caractere. Vous avez très-raison, Madame, de dire qu’il a été mal à Madame de Warens d’en agir comme elle a fait avec vous & Monsieur votre époux. Si son procédé fait honneur à son coeur, il est sûr qu’il n’est pas également digne de ses lumières; puisqu’avec beaucoup moins de pénétration & d’usage du monde, je ne laissai pas de percer mieux qu’elle dans l’avenir, & de lui prédire assez juste une partie du retour dont vous payez son amitié & ses bons offices. [484] Vous le sentîtes parfaitement, Madame, & si je m’en souviens bien, la crainte que mes conseils ne fussent écoutés vous engagea aussi bien que Mademoiselle votre fille à faire à mes égards certaines démarches un peu rampantes, qui dans un coeur comme le mien n’étoient gueres propres à jetter de meilleurs préjugés que ceux que j’avois conçus; à l’occasion de quoi vous rappeliez fort noblement le présent que vous voulûtes faire de ce précieux juste-au-corps, qui tient aussi-bien que moi une place si honorable dans votre lettre. Mais j’aurai l’honneur de vous dire, Madame, avec tout le respect que je vous dois, que je n’ai jamais songé à recevoir votre présent, dans quelque état d’abaissement qu’il ait plu à la fortune de me placer. J’y regarde de plus près que cela dans les choix de mes bienfaiteurs. J’aurois, en vérité, belle matiere à railler en faisant la description de ce superbe habit retourné, rempli de graisse, en tel état, en un mot, que toute ma modestie auroit eu bien de la peine d’obtenir de moi d’en porter un semblable. Je suis en pouvoir de prouver ce que j’avance, de manifester ce trophée de votre générosité, il est encore en existence dans le même garde-meuble qui renferme tous ces précieux effets dont vous faites un si pompeux étalage. Heureusement Madame la baronne eut la judicieuse précaution, sans présumer cependant que ce soin pût devenir utile, de faire ainsi enfermer le tout sans y toucher, avec toutes les attentions nécessaires en pareils cas. Je crois, Madame, que l’inventaire de tous ces débris, comparés avec votre magnifique catalogue, ne laissera pas que de donner lieu à un fort joli contraste, sur-tout la belle cave à tabac. Pour les flambeaux [485] vous les aviez destinés à M. Perrin, vicaire de police, dont votre situation en ce pays-ci vous avoir rendu la protection indispensablement nécessaire. Mais les ayant refusés ils sont ici tout prêts aussi à faire un des ornemens de votre triomphe.

Je ne saurois, Madame, continuer sur le ton plaisant. Je suis véritablement indigné, & je crois qu’il seroit impossible à tout honnête homme à ma place d’éviter de l’être autant. Rentrez, Madame, en vous-même, rappeliez-vous les circonstances déplorables où vous vous êtes trouvée ici, vous, M. votre époux, & toute votre famille; sans argent, sans amis, sans connoissances, sans ressources. Qu’eussiez-vous fait sans l’assistance de Madame de Warens? Ma foi, Madame, je vous le dis franchement, vous auriez jetté un fort vilain coton. Il y avoir long-tems que vous en étiez plus loin qu’à votre derniere piece; le nom que vous aviez jugé à propos de prendre, & le coup-d’oeil sous lequel vous vous montriez, n’avoient garde d’exciter les sentimens en votre faveur; & vous n’aviez pas, que je sache., de grands témoignages avantageux qui parlassent de votre rang & de votre mérite. Cependant, ma bonne marraine, pleine de compassion pour vos maux & pour votre misere actuelle, (pardonnez-moi ce mot, Madame,) n’hésita point à vous secourir, & la maniéré prompte & hasardée dont elle le fit prouvoit assez, je crois, que son coeur étoit bien éloigné des sentimens pleins de bassesses & d’indignités que vous ne rougissez point de lui attribuer. Il y paroît aujourd’hui, & même ce soin mystérieux de vous cacher en est encore une preuve, qui véritablement ne dépose gueres avantageusement pour vous.

[486] Mais, Madame, que sert de tergiverser? Le fait même est votre juge. Il est clair comme le soleil que vous recherchez à noircir bassement une dame qui s’est sacrifiée sans ménagement pour vous tirer d’embarras. L’intérêt de quelques pistoles vous porté à payer d’une noire ingratitude un des bienfaits le plus important que vous pussiez recevoir, & quand toutes vos calomnies seroient aussi vraies qu’elles sont fausses, il n’y a point cependant de coeur bien fait qui ne rejette avec horreur les détours d’une conduite aussi messéante que la vôtre.

Mais, grâces à Dieu, il n’est pas à craindre que vos discours fassent de mauvaises impressions sur ceux qui ont l’honneur de connoître Madame la baronne, ma marraine; son caractere & ses sentimens se sont jusqu’ici soutenus avec assez de dignité pour n’avoir pas beaucoup à redouter des traits de la calomnie; & sans doute, si jamais rien a été opposé à son goût, c’est l’avarice & le vil intérêt. Ces vices sont bons pour ceux qui n’osent se montrer au grand jour; mais pour elle ses démarches se sont à la face du ciel, & comme elle n’a rien à cacher dans sa conduite, elle ne craint rien des discours de ses ennemis. Au reste, Madame, vous avez inséré dans votre lettre certains termes grossiers, au sujet d’un collier de grenats, très-indignes d’une personne qui se dit de condition, à l’égard d’une autre qui l’est de même, & à qui elle a obligation. On peut les pardonner au chagrin que vous avez de lâcher quelques pistoles & d’être privée de votre cher argent; & c’est le parti que prendra Madame de Warens, en redressant cependant la fausseté de votre exposé.

Quant à moi, Madame, quoique vous affectiez de parler [487] de moi sur un ton équivoque, j’aurai, s’il vous plaît, l’honneur de vous dire que quoique je n’aye pas celui d’être connu de vous, je ne laisse pas de l’être de grand nombre de personnes de mérite & de distinction, qui toutes savent que j’ai l’honneur d’être le filleul de Madame la baronne de Warens, qui a eu la bonté de m’élever & de m’inspirer des sentimens de droiture & de probité dignes d’elle. Je tâcherai de les conserver pour lui en rendre bon compte, tant qu’il me restera un souffle de vie: & je suis fort trompé, si tous les exemples de dureté & d’ingratitude qui me tomberont sous les yeux ne sont pour moi autant de bonnes leçons, qui m’apprendront à les éviter avec horreur.

J’ai l’honneur d’être avec respect.

LETTRE DE MADAME DE WARENS, A M. FAVRE

MONSIEUR,

Vous trouverez bon, Monsieur, que n’attendant plus ni réponse, ni satisfaction de Monsieur & de Madame de Sourgel, je prenne le parti de vous écrire à vous-même. Je l’aurois fait plutôt si j’avois été instruite de votre mérite, & de ce [488] que vous étiez véritablement, & que je n’eusse pas été prévenue par eux que vous étiez leur homme d’affaires. Je ne doute point que galant homme & homme de mérite, comme je vous crois, & comme M. Berthier vous représente à moi, vous ne prissiez mes intérêts avec chaleur, si vous étiez instruit de ce qui s’est passé entr’eux & moi, & des circonstances dont toute cette affaire a été accompagnée; mais sans entrer dans un long détail, je me contente d’en appeller à leur conscience. Ils savent combien je me suis incommodée pour les tirer de l’embarras le plus pressant, & pour leur éviter bien des affronts; ils savent que l’argent que je leur ai prêté, je l’ai emprunté moi-même à des conditions exorbitantes; ils savent encore la rareté excessive de l’argent en ce pays-ci, qui rend cette petite somme plus précieuse, par rapport à moi, que sept ou huit fois autant ne le sauroit être pour eux. En vérité, Monsieur, je suis bien embarrassée après tout cela, de savoir quel nom donner à leur indifférence: j’aurai bien de la peine cependant à me mettre en tête qu’ils fassent métier de faire des dupes.

J’en étois ici quand je viens de recevoir une copie de l’impertinente lettre que vous a écrit Madame de Sourgel. Il semble qu’elle a affecté d’y entasser toutes les marques d’un méchant caractere. Je n’ai garde, Monsieur, de tourner contre elle ses propres armes; je suis peu accoutumée à un semblable style, & je me contenterai de répondre à ses malignes insinuations par un court exposé du fait.

J’ai vu ici un monsieur & une dame avec leur famille, qui se donnoient pour imprimeurs sous le nom de Thibol, & [489] qui, sur la fin, ont jugé à propos de prendre celui de Sourgel & le rang de gens de qualité, je n’ai jamais su précisément ce qui en étoit. Ce qu’il y a de très-certain, c’est que je n’en ai eu de preuve, ni même d’indice que leur parole. Ils ont paru dans un fort triste équipage, chargés de dettes, sans un sou; & comme j’ai fait une espece de liaison avec la femme qui venoit quelquefois chez moi, & à qui j’avois été assez heureuse pour rendre quelques services, ils se sont présentés à moi pour implorer mon secours, me priant de leur faire quelques avances qui pussent les mettre en état d’acquitter leurs dettes, & de se rendre à Paris. Il falloit bien qu’ils n’eussent pas entendu dire alors que je fusse si avidement intéressée, & que je me mêlasse de vendre le faux pour le fin, puisqu’ils se sont adressés à moi préférablement à tout ce qu’il y a d’honnêtes gens ici. En effet, je suis la seule personne qui ait daigné les regarder, & j’ose bien attester que, de la maniere qu’ils s’y étoient montrés, ils auroient très-vainement fait d’autres tentatives. Je crois qu’ils n’ont pas eu lieu d’être mécontens de la façon dont je me suis livrée à eux. Je l’ai fait, j’ose le dire, de bonne grace & noblement. N’ayant pas comptant l’argent dont ils avoient besoin, je l’ai emprunté, avec la peine qu’ils savent, & à gros intérêts, quoique j’eusse pris un terme très-court, parce qu’ils promettoient de me payer d’abord à leur arrivée à Paris. Vous voyez cependant, Monsieur, par toutes mes lettres, que je ne me suis jamais avisé de leur rien demander de cet intérêt; & je réitere encore que je leur en fais présent sort volontiers; très-contente, s’ils vouloient bien ne pas me chicaner sur le capital.

[490] Je me suis donc intéressée pour eux, non-seulement sans les connoître, ni eux, ni personne qui les connût, mais même sans être assurée de leur véritable nom. J’ai sollicité pour eux; j’ai appaisé leurs créanciers; j’ai mis le mari eh état de se garantir d’être arrêté, & de se rendre à Lyon avec son fils; j’ai donné à la femme & à la fille asyle dans ma maison, je leur ai permis d’y retirer leurs effets, j’ai assigné mes quartiers en trésorerie pour le payement de leurs créanciers enfin j’ai prêté à la femme & à la fille tout l’argent nécessaire pour faire leur route honorablement, elles & leur famille. Depuis ce tems je n’ai cessé d’être accablée de leurs créanciers qu’après l’entier payement: car je respect trop mes engagemens pour manquer à ma parole.

Quant aux effets qu’ils ont laissés chez moi, je vous serai quartier du catalogue. Les expressions magnifiques de Madame de Sourgel ne leur donneront pas plus de valeur qu’ils n’en avoient, quand elle délibéra si elle ne les abandonneroit pas avec son logement, de quoi je la détournai, espérant qu’elle en pourroit toujours tirer quelque chose: mais bien loin de songer à en faire mon profit, j’en fis un inventaire exact & je lui promis de tâcher de les vendre; mais ensuite, ayant fait réflexion qu’il n’y auroit pas de l’honneur à moi d’exposer en vente de pareilles bagatelles, je m’étois déterminée à les payer plutôt au-delà de leur valeur: car il s’en faudroit bien que je n’eusse retiré du tout les 30 livres que j’en ai offert, & qui, certainement, vont au-delà de tout ce qu’ils peuvent valoir.

Mais que cette dame ne s’inquiéte point. Ses meubles sont [491] tous ici, tels qu’elle les a laissés; & je cherche si peu à me les approprier à mon profit, que je proteste hautement que je n’en veux plus en aucune façon, & je ne m’en mêlerai que pour les rendre sous quittance à ceux qui me les demanderont de sa part, après toutefois que j’aurai été payée en entier; faute de quoi je ne manquerai point de les faire vendre à l’enchere publique sous son nom & à ses frais, & l’on connoîtra par les sommes qu’elle en retirera le véritable prix de toutes ces belles choses. Pour le collier, les boucles & les manches, ils sont depuis très-long-tems entre les mains de M. Berthier, qui est prêt à les restituer en recevant son dû, comme j’en ai donné avis plus d’une fois à Madame de Sourgel.

Je crois, Monsieur que si je mettois en ligne de compte les menus frais que j’ai fait pour toute cette famille, les intérêts de mon argent, les embarras, la difficulté de faire mes affaires de si loin, les ports de lettres dont la somme n’est pas petite, la reconnoissance que je dois à M. Berthier qui a bien voulu prendre en main mes intérêts, & par-dessus tout cela les mauvais pas où je me trouve engagée par le retard du payement, il y a sort apparence que le prix des meubles seroit assez bien payé; mais ces détails de minutie sont, je vous assure, au-dessous de moi; & puis il est juste qu’il m’en coûte quelque chose pour le plaisir que j’ai eu d’obliger.

A l’égard des présens, il seroit à souhaiter pour Madame de Sourgel qu’elle m’en eût offert de beaux; car n’étant pas accoutumée d’en recevoir de gens que je ne connois point, & principalement de ceux qui ont besoin des miens &

[492] moi-même, elle auroit aujourd’hui le plaisir de les retrouver avec tous ses meubles. Il est vrai qu’elle eut la politesse de me présenter une petite cave à tabac de noyer, doublée de plomb, laquelle me paroissant de très-petite considération & fort chétive, je crus pouvoir & devoir même l’agréer sans conséquence, d’autant plus que ne faisant nul usage de tabac, on ne pouvoir gueres m’accuser d’avarice dans l’acceptation d’un tel présent elle est aux dans le garde-meuble. Mais ce qu’elle a oublié, cette dame, c’est une petite croix de bois, incrustée de nacre, que j’ai mise au lieu le plus apparent de ma chambre, pour vérifier la prophétie de Mademoiselle de Sourgel, qui me dit en me la présentant, que toutes les fois que j’y jetterois les yeux je ne manquerois point de dire voilà ma croix.

Au reste, je doute bien sort d’être en arriere de présens avec Madame de Sourgel, quoiqu’elle méprise si fort les miens. Mais ce n’est point à moi de rappeller ces choses-là, ma coutume étant de les oublier dès qu’elles sont faites. Je ne demande pas non plus qu’elle me paye sa pension pour quelques jours qu’elle a demeuré chez moi avec sa belle-fille; elle en sait assez les motifs & la raison; je consens cependant volontiers, qu’elle jette tout sur le compte de l’amitié, quoique la compassion y eut bonne part.

Pour le collier de grenats, il est juste de le reprendre s’il n’accommode pas Madame de Sourgel.; elle auroit pu se servir d’expressions plus décentes à cet égard; elle sait à merveilles que je n’ai point cherché à lui en imposer; je lui ai vendu ce collier pour ce qu’il étoit & sur le même pied qu’il [493] m’a été vendu par une dame de mérite, laquelle je me garderai bien de régaler d’un compliment semblable à celui de Madame de Sourgel. J’ose espérer que ses basses insinuations ne trouveront pas beaucoup de prise, où mon nom a seulement l’honneur d’être connu.

Madame de Sourgel m’accuse d’en agir mal avec elle. Est-ce en mal agir que d’attendre près de deux ans un argent prêté dans une telle occasion? Ne m’avoit-elle pas promis restitution dès l’instant de son arrivée? Ne l’ai-je pas priée en grace plusieurs fois de vouloir me payer, du moins par faveur, en considération des embarras où mes avances m’ont jettée? Ne lui ai-je pas écrit nombre de lettres pleines de cordialité & de politesse, qui lui peignant l’état des choses au naturel, auroient dû lui faire tirer de l’argent des pierres plutôt que de rester en arriere à cet égard? Ne l’ai-je pas avertie & fait avertir plusieurs fois en dernier lieu, de la nécessité où ses retards m’alloient jetter, de recourir aux protections pour me faire payer? Quel si grand mal lui ai-je donc fait? Personne ne le sait mieux que vous, Monsieur; assurément, s’il doit retomber de la honte sur une de nous deux, ce n’est pas à moi de la supporter.

Voilà, Monsieur, ce que j’avois à répondre aux invectives de cette dame. Je ne me pique pas d’accompagner mes phrases de tours malins, ni de fausses accusations, mais je me pique d’avoir pour témoins de ce que j’avance toutes les personnes qui me connoissent, toutes celles qui ont connu ici Monsieur & Madame de Sourgel, & même tout Chambéry. Je ne me hâte pas de rassembler des témoignages peu favorables [494] à eux, & de m’exposer par-là à la moquerie des plaisans, qui m’ont raillée de ma sotte crédulité, & des censeurs qui ont blâmé ma conduite peu prudente. Je suis mortifiée, Monsieur, qu’on vous donne une fonction aussi indigne de vous, que de servir de correspondant à de si désagréables affaires. Il ne tiendra pas à moi qu’on ne vous débarrasse d’un pareil emploi, & Madame de Sourgel peut prendre désormais les choses comme il lui plaira, sans craindre que je me mette en frais de répondre davantage à ses injures. Je crois qu’il ne sera pas douteux parmi les honnêtes gens, sur qui d’elle ou de moi tombera le déshonneur de toute cette affaire,

Je suis avec une parfaite considération, &c,

[23-10-1737] LETTRE VIII

Montpellier, 23 0ctobre 1737.

MONSIEUR,

J’eus l’honneur de vous écrire, il y a environ trois semaines; je vous priois par ma lettre de vouloir bien donner cours à celle que j’y avois incluse pour M. Charbonnel; j’avois écrit l’ordinaire précédent en droiture à Madame de Warens, & huit jours après je pris la liberté de vous adresser encore une lettre pour elle: cependant je n’ai reçu réponse de nulle part; je ne puis croire, Monsieur, de vous avoir déplu, en [495] usant un peu trop familiérement de la liberté que vous m’aviez accorde; tout ce que je crains, c’est que quelque contre-tems fâcheux n’ait retardé mes lettres ou les réponses quoi qu’il en soit, il m’est si essentiel d’être bientôt tiré d peine que je n’ai point balancé, Monsieur, de vous adresse encore l’incluse, & de vous prier de vouloir bien donner v soins pour qu’elle parvienne à son adresse; j’ose même vous inviter à me donner des nouvelles de Madame de Warens, je tremble qu’elle ne soit malade. J’espere, Monsieur, que vous ne dédaignerez pas de m’honorer d’un mot de réponse par le premier ordinaire: & afin que la lettre me parvienne plus directement, vous aurez, s’il vous plaît, la bonté de me l’adresser chez M. Barcellon, huissier de la bourse en rue basse proche du Palais: c’est-là que je suis logé. Vous ferez une œuvre de charité de m’accorder cette grace, & si vous pouvez me donner des nouvelles de M. Charbonnel, je vous en aurai d’autant plus d’obligation. Je suis avec une respectueuse considération.

[496]

[04-11-1737] LETTRE XIX

Montpellier, 4 Novembre 1737.

MONSIEUR,

Lequel des deux doit demander pardon à l’autre, ou le pauvre voyageur qui n’a jamais passé de semaine depuis son départ, sans écrire à un ami de coeur, ou cet ingrat ami, qui pousse la négligence jusqu’à passer deux grands mois & davantage, sans donner au pauvre pélerin le moindre sigue de vie? Oui, Monsieur, deux grands mois; je sais bien que j’ai reçu de vous une lettre datée du 6 Octobre; mais je sais bien aussi que je ne l’ai reçue que la veille de la Toussaint: & quelque effort que fasse ma raison pour être d’accord avec mes desirs, j’ai peine à croire que la date n’ait été mise après coup. Pour moi, Monsieur, je vous ai écrit de Grenoble, je vous ai écrit le lendemain de mon arrivée à Montpellier, je vous ai écrit par la voie de M. Micoud, je vous ai écrit en droiture; en un mot, j’ai poussé l’exactitude jusqu’à céder presque à tout l’empressement que j’avois de m’entretenir avec vous. Quant à Monsieur de Trianon, Dieu & lui savent, si l’on peut avec vérité m’accuser de négligence à cet égard, Quelle différence, grand Dieu, il semble que la Savoye est éloignée d’ici de sept ou huit cents lieues, & nous avons à Montpellier des compatriotes du doyen de Killerine (dites cela à mon oncle) qui ont reçu deux fois des réponses de chez eux, tandis que je n’ai pu en recevoir de Chambéry. Il y a trois semaines que j’en reçus une d’attente, après laquelle rien n’a paru. [497] Quelque dure que soit ma situation actuelle, je la supporterois volontiers, si du moins on daignoit me donner la moindre marque de souvenir: mais rien; je suis si oublié qu’à peine crois-je moi-même d’être encore en vie. Puisque les relations sont devenues impossibles depuis Chambéry & Lyon ici, je ne demande plus qu’on me tienne les promesses sur lesquelles je m’étois arrangé. Quelques mots de consolation me suffiront & serviront à répandre de la douceur sur un état qui a ses désagrémens.

J’ai eu le malheur dans ces circonstances gênantes de perdre mon hôtesse, Madame Mazet, de maniere qu’il a fallu solder mon compte avec ses héritiers. Un honnête homme Irlandois avec qui j’avois fait connoissance, a eu la générosité de me prêter soixante livres sur ma parole, qui ont servi à payer le mois passé & le courant de ma pension; mais je me vois extrêmement reculé par plusieurs autres menues dettes; & j’ai été contraint d’abandonner depuis quinze jours les remedes que j’avois commencés faute de moyens pour continuer. Voici maintenant quels sont mes projets. Si dans quinze jours qui sont le reste du second mois, je ne reçois aucune nouvelle, j’ai résolu de hasarder un coup; je ferai quelque argent de mes petits meubles; c’est-à-dire, de ceux qui me sont les moins chers; car j’en ai dont je ne me déferai jamais. Et comme cet argent ne suffiroit point pour payer mes dettes & me tirer de Montpellier, j’oserai l’exposer au jeu non par goût, car j’ai mieux aimé me condamner à la solitude que de m’introduire par cette voie, quoiqu’il n’y en ait point d’autre à Montpellier, & qu’il n’ait tenu qu’[498] moi de me faire des connoissances assez brillantes par ce moyen. Si je perds, ma situation ne sera presque pas pire qu’auparavant; mais si je gagne je me tirerai du plus fâcheux de tous les pas. C’est un grand hasard à la vérité, mais j’ose croire qu’il est nécessaire de le tenter dans le cas où je me trouve. Je ne prendrai ce parti qu’à l’extrémité & quand je ne verrai plus de jour ailleurs. Si je reçois de bonnes nouvelles d’ici à ce tems-là, je n’aurai certainement pas l’imprudence de tenter la mer orageuse & de m’exposer à un naufrage. Je prendrai un autre parti. J’acquitterai mes dettes ici & je me rendrai en diligence à un petit endroit proche du Saint-Esprit; où, à moindres frais & dans un meilleur air, je pourrai recommencer mes petits remedes avec plus de tranquillité, d’agrément & de succès, comme j’espere que je n’ai fait à Montpellier dont le séjour m’est d’une mortelle antipathie; je trouverai là bonne compagnie d’honnêtes gens qui ne chercheront point à écorcher le pauvre étranger, & qui contribueront à lui procurer un peu de gaieté dont il a, je vous assure, très-grand besoin.

Je vous fais toutes ces confidences, mon cher Monsieur, comme à un bon ami qui veut bien s’intéresser à moi & prendre part à mes petits soucis. Je vous prierai aussi d’en vouloir bien faire part à qui de droit, afin que si mes lettres ont le malheur de se perdre de quelque côté, l’on puisse de l’autre en récapituler le contenu. J’écris aujourd’hui à Monsieur de Trianon, & comme la poste de Paris qui est la vôtre ne part: d’ici qu’une fois la semaine, à savoir le lundi, il se trouve que depuis mon arrivée à Montpellier, je n’ai pas manqué [499] d’écrire un seul ordinaire, tant il y a de négligence dans mon fait, comme vous dites fort bien & fort à votre aise.

Il vous reviendroit une description de la charmante ville de Montpellier, ce paradis terrestre, ce centre des délices de la France; mais en vérité il y a si peu de bien & tant de mal à en dire, que je me serois scrupule d’en charger encore le portrait de quelque saillie de mauvaise humeur; j’attends qu’un esprit plus reposé me permette de n’en dire que le moins de mal que la vérité me pourra permettre. Voici en gros ce que vous en pouvez penser en attendant.

Montpellier est une grande ville fort peuplée, coupée par un immense labyrinthe de rues sales, tortueuses & larges de six pieds. Ces rues sont bordées alternativement de superbes hôtels & de misérables chaumieres, pleines de boue & de fumier. Les habitans y sont moitié très-riches & l’autre moitié misérables à l’excès; mais ils sont tous également gueux par leur maniere de vivre, la plus vile & la plus crasseuse qu’on puisse imaginer. Les femmes sont divisées en deux classes, les dames qui passent la matinée à s’enluminer, l’après-midi au pharaon & la nuit à la débauche à la différence des bourgeoises qui n’ont d’occupation que la derniere. Du reste ni les unes ni les autres n’entendent le françois, & elles ont tant de goût & d’esprit qu’elles ne doutent point que la comédie & l’opéra ne soient des assemblées de sorciers. Aussi on n’a jamais vu de femmes aux spectacles de Montpellier, excepté peut-être quelques misérables étrangeres qui auront eu l’imprudence de braver la délicatesse & la modestie des dames de Montpellier. Vous savez sans doute [500] quels égards on a en Italie pour les huguenots & pour les Juifs en Espagne; c’est comme on traite les étrangers ici; on les regarde précisément comme une espece d’animaux faits exprès pour être pillés, volés & assommés au bout s’ils avoient l’impertinence de le trouver mauvais. Voilà ce que j’ai pu rassembler de meilleur du caractere des habitans de Montpellier. Quant au pays en général, il produit de bon vin, un peu de bled, de l’huile abominable, point de viande, point de beurre, point de laitage, point de fruit & point de bois. Adieu, mon cher ami.

[14-03-1742] LETTRE XX. A MONSIEUR DE CONZIÉ

14 Mars 1742.

MONSIEUR,

Nous reçûmes hier au soir, fort tard, une lettre de votre part, adressée à Madame de Warens; mais que nous avons bien supposé être pour moi. J’envoie cette réponse aujourd’hui de bon matin, & cette exactitude doit suppléer à la briéveté de ma lettre, & à la médiocrité des vers qui y sont joints. D’ailleurs, maman n’a pas voulu que je les fisse meilleurs, disant qu’il n’est pas bon que les malades aient tant d’esprit. Nous avons été très-alarmés d’apprendre votre maladie; & [501] quelque effort que vous fassiez pour nous rassurer, nous conservons un fond d’inquiétude sur votre rétablissement, qui ne pourra être bien dissipé que par votre présence.

J’ai l’honneur d’être avec un respect & un attachement infini.

A FANIE.

Malgré l’art d’Esculape & ses tristes secours,

La fievre impitoyable alloit trancher mes jours;

Il n’étoit dû qu’à vous, adorable Fanie,

De me rappeller à la vie.

Dieux! je ne puis encor y penser sans effroi:

Les horreurs du Tartare ont paru devant moi,

La mort à mes regards a voilé la nature,

J’ai du Cocyte affreux entendu le murmure.

Hélas! j’étois perdu, le nocher redouté

M’avoit déjà conduit sur les bords du Léthé;

Là, m’offrant une coupe, & d’un regard sévere,

Me pressant aussi-tôt d’avaler l’onde amere;

Viens, dit-il, éprouver ces secourables eaux,

Viens déposer ici les erreurs & les maux,

Qui des foibles mortels remplissent la carriere.

Le secours de ce fleuve à tous est salutaire,

Sans regretter le jour par des cris superflus,

Leur coeur en l’oubliant ne le desire plus.

[502] Ah! pourquoi cet oubli leur est-il nécessaire,

S’ils connoissoient la vie, ils craindroient sa misere.

Voilà, lui dis-je alors, un fort docte sermon;

Mais, osez-vous penser, mon bon seigneur Caron,

Qu’après avoir aimé la divine Fanie,

Jamais de cet amour la mémoire s’oublie?

Ne vous en flattez point; non, malgré vos efforts,

Mon coeur l’adorera jusques parmi les morts:

C’est pourquoi supprimez, s’il vous plaît, votre eau noire,

Toute l’encre du monde, & tout l’affreux grimoire,

Ne m’en ôteroient pas le charmant souvenir.

Sur un si beau sujet j’avois beaucoup à dire

Et n’étois pas prêt à finir,

Quand tout à coup vers nous je vis venir

Le dieu de l’infernal empire.

Calme-toi, me dit-il, je connois ton martyre.

La constance a son prix, même parmi les morts:

Ce que je fis jadis pour quelques vains accords,

Je l’accorde en ce jour à ta tendresse extrême,

Va parmi les mortels, pour la seconde fois,

Témoigner que sur Pluton même,

Un si tendre amour a des droits.

C’est ainsi, charmante Fanie,

Que mon ardeur pour vous m’empêcha de périr;

Mais quand le Dieu des morts veut me rendre à la vie,

N’allez pas me faire mourir.

[503]

[24-09-1743] LETTRE XXI.
A M. LE COMTE DES CHARMETTES

A Venise, ce 24 Septembre 1743.

Je connois si bien, Monsieur, votre générosité naturelle que je ne doute point que vous ne preniez part à mon désespoir, & que vous ne me fassiez la grace de me tirer de l’état affreux d’incertitude où je suis. Je compte pour rien les infirmités qui me rendent mourant, au prix de la douleur de n’avoir aucune nouvelle de Madame de Warens; quoique je lui aye écrit depuis que je suis ici, par une infinité de voies différentes., Vous connoissez les liens de reconnoissance & d’amour filial qui m’attachent à elle; jugez du regret que j’aurois à mourir sans recevoir de ses nouvelles. Ce n’est pas sans doute vous faire un grand éloge que de vous avouer, Monsieur, que je n’ai trouvé que vous seul à Chambéry capable de rendre un service par pure générosité; mais c’est du moins vous parler suivant mes vrais sentimens que de vous dire que vous êtes l’homme du monde de qui j’aimerois mieux en recevoir.

Rendez-moi, Monsieur, celui de me donner des nouvelles de ma pauvre maman; ne me déguisez rien, Monsieur, je vous en supplie, je m’attends à tout, je souffre déjà tous les maux que je peux, prévoir, & la pire de toutes les nouvelles pour moi c’est de n’en recevoir aucune. Vous aurez la bonté, Monsieur, de’m’adresser votre lettre sous le pli de quelque correspondant de Geneve, pour qu’il me la fasse parvenir; car elle ne viendroit pas en droiture.

[504] Je passai en porte, à Milan, ce qui me priva du plaisir de rendre moi-même votre lettre que j’ai fait parvenir depuis. J’ai appris que votre aimable marquise s’est remariée il y a quelque tems. Adieu, Monsieur, puisqu’il faut mourir tout de bon, c’est à présent qu’il faut être philosophe. Je vous dirai une autre fois quel est le genre de philosophie que je pratique. J’ai l’honneur d’être avec le plus sincere & le plus parfait attachement, Monsieur, &c.

ROUSSEAU

P.S. Faites-moi la grace, Monsieur, de faire parvenir surement l’incluse que je confie à votre générosité.

MONSIEUR,

J’avoue que je m’étois attendu au consentement que vous avez donné à ma proposition; mais quelque idée que j’eusse de la délicatesse de vos sentimens, je ne m’attendois point absolument à une réponse aussi gracieuse.

[505]

LETTRE XXII.

MONSIEUR,

Il faut convenir, Monsieur, que vous avez bien du talent pour obliger d’une maniere à doubler le prix des services que vous rendez; je m’étois véritablement attendu à une réponse polie & spirituelle, autant qu’il se peut; mais j’ai trouvé dans la vôtre des choses qui sont pour moi d’un tout autre mérite. Des sentimens d’affection, de bonté, d’épanchement, si j’ose ainsi parler, que la sincérité & la voix du coeur caractérise. Le mien n’est pas muet pour tout cela; mais il voudroit trouver des termes énergiques à son gré, qui, sans blesser le respect, pussent exprimer assez bien l’amitié. Nulle des expressions qui se présentent ne me satisferont sur cet article. Je n’ai pas comme vous l’heureux talent d’allier dignement le langage de la plume avec celui du coeur; mais, Monsieur, continuez de me parler quelquefois sur ce ton là, & vous verrez que je profiterai de vos leçons, &c. &c.

[506]

QUINZE LETTRES
Relatives à la Botanique

Adressées à MADAME LA DUCHESSE DE PORTLAND.

[20-10-1766] LETTRE PREMIERE

A Wooton, le 20 Octobre 1766.

Vous avez raison, Madame la Duchesse, de commencer la correspondance que vous me faites l’honneur de me proposer, par m’envoyer des livres pour me mettre en état de la soutenir: mais je crains que ce ne soit peine perdue; je ne retiens plus rien de ce que je lis; je n’ai plus de mémoire pour les livres, il ne m’en reste que pour les personnes, pour les bontés qu’on a pour moi, & j’espere à ce titre profiter plus avec vos lettres qu’avec tous les livres de l’univers. Il en est un, Madame, où vous savez si bien lire, & où je voudrois bien apprendre à épeler quelques mots après vous. Heureux qui sait prendre assez de goût à cette intéressante lecture pour n’avoir besoin d’aucune autre, & qui, méprisant les instructions des hommes qui sont menteurs, s’attache à celles de la nature, qui ne ment point! Vous l’étudiez avec autant de plaisir que de succès, vous la suivez dans tous ses regnes, aucune de ses productions ne vous est étrangere; vous savez assortir [507] les fossiles, les minéraux, les coquillages, cultiver les plantes, apprivoiser les oiseaux: & que n’apprivoiseriez-vous pas. Je connois un animal un peu sauvage qui vivroit avec grand plaisir dans votre ménagerie, en attendant l’honneur d’être admis un jour en momie dans votre cabinet.

J’aurois bien les mêmes goûts si j’étois en état de les satisfaire; mais un solitaire & un commençant de mon âge, doit retrécir beaucoup l’univers s’il veut le connoître; & moi qu me perds comme un insecte parmi les herbes d’un pré, je n’a garde d’aller escalader les palmiers de l’Afrique ni les cedres du Liban. Le tems presse, & loin d’aspirer à savoir un jour la botanique, j’ose à peine espérer d’herboriser aussi bien que le moutons qui passent sous ma fenêtre, & de savoir comme eux trier mon soin.

J’avoue pourtant, comme les hommes ne sont gueres conséquens, & que les tentations viennent par la facilité d’y succomber, que le jardin de mon excellent voisin M. de Granville m’a donné le projet ambitieux d’en connoître les richesses mais voilà précisément ce qui prouve que ne sachant rien, je ne suis fait pour rien apprendre. Je vois les plantes, il me le nomme, je les oublie; je les revois, il me les renomme, je les oublie encore; & il ne résulte de tout cela que l’épreuve que nous faisons sans cesse, moi de sa complaisance, & lu de mon incapacité. Ainsi du côté de la botanique, peu d’avantage; mais un très-grand pour le bonheur de la vie dans celui de cultiver la société d’un voisin bienfaisant, obligeant, aima blé, & pour dire encore plus, s’il est possible, à qui je dois l’honneur d’être conçu de vous.

[508] Voyez donc, Madame la duchesse, quel ignore correspondant vous vous choisissez, & ce qu’il pourra mettre du sien contre vos lumieres. Je suis en conscience obligé de vous avertir de la mesure des miennes; après cela si vous daignez vous en contenter, à la bonne heure; je n’ai garde de refuser un accord si avantageux pour moi. Je vous rendrai de l’herbe pour vos plantes, des rêveries pour vos observations; je m’instruirai cependant par vos bontés, & puissai-je un jour, devenu meilleur herboriste, orner de quelques fleurs la couronne que vous doit la botanique, pour l’honneur que vous lui faites de la cultiver.

J’avois apporté de Suisse quelques plantes séches qui se sont pourries en chemin; c’est un herbier à recommencer, & je n’ai plus pour cela les mêmes ressources. Je détacherai toutefois de ce qui me reste, quelques échantillons des moins gâtés, auxquels j’en joindrai quelques-uns de ce pays en fort petit nombre, selon l’étendue de mon savoir, & je prierai M. Granville de vous les faire passer quand il en aura l’occasion; mais il faut auparavant les trier, les démoisir, & sur-tout retrouver les noms à moitié perdus, ce qui n’est pas pour moi une petite affaire. Et à propos des noms, comment parviendrons-nous, Madame, à nous entendre. Je ne connois point les noms Anglois; ceux que je connois sont tous du Pinax de Gaspard Bauhin ou du Species plantarum de M. Linnaeus, & j e ne puis en faire la synonymie avec Gérard qui leur est antérieur à l’un & à l’autre, ni avec le Synopsis, qui est antérieur au second, & qui cite rarement le premier; en sorte que mon Species me devient inutile [509] pour vous nommer l’espece de plante que j’y connois, & pour y rapporter celle que vous pouvez me faire connoître. Si par hasard, Madame la duchesse, vous aviez aussi le Species plantarum ou le Pinax, ce point de réunion nous seroit très-commode pour nous entendre, sans quoi je ne sais pas trop comment nous serons.

J’avois écrit à Mylord Maréchal deux jours avant de recevoir la lettre dont vous m’avez honoré. Je lui en écrirai bientôt une autre pour m’acquitter de votre commission, & pour lui demander ses félicitations sur l’avantage que son nom m’a procuré près de vous. J’ai renoncé à tout commerce de lettres hors avec lui seul & un autre ami. Vous serez la troisieme, Madame la duchesse, & vous me ferez chérir toujours plus la botanique à qui je dois cet honneur. Passé cela la porte est fermée aux correspondances. Je deviens de jour en jour plus paresseux; il m’en coûte beaucoup d’écrire à cause de mes incommodités, & content d’un si bon choix je m’y borne, bien sûr que si je l’étendois davantage, le même bonheur ne m’y suivroit pas.

Je vous supplie, Madame la duchesse, d’agréer mon profond respect.

[510]

[12-02-1767] LETTRE II

A Wooton, le 12 Février 1767.

Je n’aurois pas, Madame la duchesse, tardé un seul instant de calmer, si je l’avois pu vos inquiétudes sur la santé de Mylord Maréchal; mais je craignis de ne faire, en vous écrivant, qu’augmenter ces inquiétudes, qui devinrent pour moi des alarmes. La seule chose qui me rassurât, étoit que j’avois de lui une lettre du 22 Novembre, & je présumois que ce qu’en disoient les papiers publics, ne pouvoit gueres être plus récent que cela. Je raisonnai là-dessus avec M. Granville qui devoit partir dans peu de jours, & qui se chargea de vous rendre compte de ce que nous avions pensé, en attendant que je pusse, Madame, vous marquer quelque chose de plus positif: dans cette lettre du 22 Novembre, Mylord Maréchal me marquoit qu’il se sentoit vieillir & affoiblir, qu’il n’écrivoit plus qu’avec peine, qu’il avoir cessé d’écrire à ses parens & amis, & qu’il m’écrivoit désormais fort rarement à moi-même. Cette résolution, qui peut-être étoit déjà l’effet de sa maladie, fait que son silence depuis ce tems-là me surprend moins, mais il me chagrine extrêmement. J’attendois quelque réponse aux lettres que je lui ai écrites, je la demandois incessamment & j’espérois vous en faire part aussi-tôt; il n’est rien venu, J’ai aussi écrit à son banquier à Londres qui ne savoit rien non plus, mais qui ayant fait des informations, m’a marqué qu’en effet Mylord Maréchal [511] avoit été fort malade, mais qu’il étoit beaucoup mieux. Voilà tout ce que j’en sais, Madame la duchesse. Probablement vous en savez davantage à présent vous-même, & cela supposé, j’oserois vous supplier de vouloir bien me faire écrire un mot pour me tirer du trouble où je suis. A moins que les amis charitables ne m’instruisent de ce qu’il m’importe de savoir, je ne suis pas en position de pouvoir l’apprendre par moi-même.

Je n’ose presque plus vous parler de plantes, depuis que vous ayant trop annoncé les chiffons que j’avois apportés de Suisse, je n’ai pu encore vous rien envoyer. Il faut, Madame, vous avouer toute ma misere; outre que ces débris valoient peu la peine de vous être offerts, j’ai été retardé par la difficulté d’en trouver les noms qui manquoient à la plupart, & cette difficulté mal vaincue m’a fait sentir que j’avois fait une entreprise à mon âge, en voulant m’obstiner à connoître les plantes tout seul. Il faut en botanique commencer par être guidé; il faut du moins apprendre empiriquement les noms d’un certain nombre de plantes avant de vouloir les étudier méthodiquement: il faut premièrement être herboriste, & puis devenir botaniste après, si l’on peut. J’ai voulu faire le contraire, & je m’en suis mal trouvé. Les livres des botanistes modernes n’instruisent que les botanistes; ils sont inutiles aux ignorans. Il nous manque un livre vraiment élémentaire avec lequel un homme qui n’auroit jamais vu de plantes, pût parvenir à les étudier seul. Voilà le livre qu’il me faudroit a défaut d’instructions verbales; car où les trouver? Il n’y a point autour de ma demeure, d’autres herboristes que les moutons. [512] Une difficulté plus grande est que j’ai de très-mauvais yeux pour analyser les plantes par les parties de la fructification. Je voudrois étudier les mousses & les gramens qui sont à ma portée; je m’éborgne & je ne vois rien. Il semble, Madame la duchesse, que vous ayez exactement deviné mes besoins en m’envoyant les deux livres qui me sont le plus utiles. Le Synopsis comprend des descriptions à ma portée & que je suis en état de suivre sans m’arracher les yeux, & le Petiver m’aide beaucoup par ses figures qui prêtent à mon imagination autant qu’un objet sans couleur peut y prêter. C’est encore un grand défaut des botanistes modernes de l’avoir négligée entièrement. Quand j’ai vu dans mon Linnaeus la classe & l’ordre d’une plante qui m’est inconnue, je voudrois me figurer cette plante, savoir si elle est grande ou petite, si la fleur est bleue ou rouge, me représenter son port. Rien. Je lis une description caractéristique, d’après laquelle je ne puis rien me représenter. Cela n’est-il pas désolant?

Cependant, Madame la duchesse, je suis assez fou pour m’obstiner, ou plutôt je suis assez sage. Car ce goût est pour moi une affaire de raison. J’ai quelquefois besoin d’art pour me conserver dans ce calme précieux au milieu des agitations qui troublent ma vie, pour tenir au loin ces passions haineuses que vous ne connoissez pas, que je n’ai gueres connues que dans les autres, & que je ne veux pas laisser approcher de moi. Je ne veux pas, s’il est possible, que de tristes souvenirs viennent troubler la paix de ma solitude. Je veux oublier les hommes & leurs injustices. Je veux m’attendrir chaque jour sur les merveilles de celui qui les fit pour être [513] bons, & dont ils ont si indignement dégradé l’ouvrage. Les végétaux dans nos bois & dans nos montagnes sont encore tels qu’ils sortirent originairement de ses mains, & c’est-là que j’aime à étudier la nature; car je vous avoue que je ne sens plus le même charme à herboriser dans un jardin. Je trouve qu’elle n’y est plus la même; elle y a plus d’éclat, mais elle n’y est pas si touchante. Les hommes disent qu’ils l’embellissent, & moi je trouve qu’ils la défigurent. Pardon, Madame la duchesse; en parlant des jardins j’ai peut-être un peu médit du vôtre; mais si j’étois à portée je lui serois bien réparation. Que n’y puis-je faire seulement cinq ou six herborisations à votre suite, sous M. le Docteur Solander! Il me semble que le petit fond de connoissances que je tâcherois de rapporter de ses instructions & des vôtres, suffiroit pour ranimer mon courage souvent prêt à succomber sous le poids de mon ignorance. Je vous annonçois du bavardage & des rêveries; en voilà beaucoup trop. Ce sont des herborisations d’hiver; quand il n’y a plus rien sur l’a terre j’herborise dans ma tête, & malheureusement je n’y trouve que de mauvaise herbe. Tout ce que j’ai de bon s’est réfugié dans mon coeur, Madame la duchesse, & il est plein des sentimens qui vous sont dus.

Mes chiffons de plantes sont prêts ou à-peu-près; mais faute de savoir les occasions pour les envoyer, j’attendrai le retour de M. Granville pour le prier de vous les faire parvenir.

[514]

[28-02-1767] LETTRE III

Wooton le 28 Février 1767.

MADAME LA DUCHESSE,

Pardonnez mon importunité: je suis trop touché de la bonté que vous avez eue de me tirer de peine sur la santé de Mylord Maréchal, pour différer à vous en remercier. Je suis peu sensible à mille bons offices où ceux qui veulent me les rendre à toute force consultent plus leur goût que le mien. Mais les soins pareils à celui que vous avez bien voulu prendre en cette occasion, m’affectent véritablement & me trouveront toujours plein de reconnoissance. C’est aussi, Madame la duchesse, un sentiment qui sera joint désormais à tous ceux que vous m’avez inspirés.

Pour dire à présent un petit mot de botanique, voici l’échantillon d’une plante que j’ai trouvée attachée à un rocher, & qui peut-être vous est très-connue, mais que pour moi je ne connoissois point du tout. Par sa figure & par sa fructification elle paroît appartenir aux fougeres, mais par sa substance & par sa nature, elle semble être de la famille des mousses. J’ai de trop mauvais yeux, un trop mauvais microscope & trop peu de savoir pour rien décider là-dessus. Il faut, Madame la duchesse, que vous acceptiez les hommages de mon ignorance & de ma bonne volonté; c’est tout ce que je puis mettre de ma part dans notre correspondance, après le tribut de mon profond respect.

[515]

[29-04-1767] LETTRE IV

A Wooton le 29 Avril 1767.

Je reçois, Madame la duchesse, avec une nouvelle reconnoissance les nouveaux témoignages de votre souvenir & de vos bontés dans le livre que M. Granville m’a remis de votre part, & dans l’instruction que vous avez bien voulu me donner sur la petite plante qui m’étoit inconnue. Vous avez trouvé un très-bon moyen de ranimer ma mémoire éteinte, & je suis très-sûr de n’oublier jamais ce que j’aurai le bonheur d’apprendre de vous. Ce petit Adiantum n’est pas rare sur nos rochers, & j’en ai même vu plusieurs pieds sur des racines d’arbres, qu’il sera facile d’en détacher pour le transplanter sur vos murs.

Vous aurez occasion, Madame, de redresser bien des erreurs dans le petit misérable débris de plantes que M. Granville veut bien se charger de vous faire tenir. J’ai hasardé de donner des noms du Species de Linnaeus à celles qui n’en avoient point; mais je n’ai eu cette confiance qu’avec celle que vous voudriez bien marquer chaque faute & prendre la peine de m’en avertir. Dans cet espoir j’y ai même joint une petite plante qui me vient de vous, Madame la duchesse, par M. Granville, & dont n’ayant pu trouver le nom par moi-même, j’ai pris le parti de le laisser en blanc. Cette plante me paroît approcher de l’Ornitogale (Star of Bethlehem) plus que d’aucune que je connoisse; mais sa fleur étant close & sa racine n’étant pas bulbeuse, je ne puis imaginer ce que c’est. Je ne [516] vous envoie cette plante que pour vous supplier de vouloir bien me la nommer.

De toutes les graces que vous m’avez faites, Madame la duchesse, celle à laquelle je suis le plus sensible & dont je suis le plus tenté d’abuser, est d’avoir bien voulu me donner plusieurs fois des nouvelles de la santé de Mylord Maréchal. Ne pourrois-je point encore par votre obligeante entremise, parvenir à savoir si mes lettres lui parviennent? Je fis partir le 16 de ce mois la quatrieme que je lui ai écrite depuis sa derniere. Je ne demande point qu’il y réponde, je desirerois seulement d’apprendre s’il les reçoit. Je prends bien toutes les précautions qui sont en mon pouvoir pour qu’elles lui parviennent; mais les précautions qui sont en mon pouvoir à cet égard comme à beaucoup d’autres, sont bien peu de chose dans la situation où je suis.

Je vous supplie, Madame la duchesse, d’agréer avec bonté mon profond respect.

[10-07-1767] LETTRE V

Ce 10 Juillet 1767.

Permettez, Madame la duchesse, que quoique habitant hors de l’Angleterre, je prenne la liberté de me rappeller à votre souvenir. Celui de vos bontés m’a suivi dans mes voyages & contribue à embellir ma retraite. J’y ai apporté le dernier livre que vous m’avez envoyé; & je m’amuse à faire [517] la comparaison des plantes de ce canton avec celles de votre Isle. Si j’osois me flatter, Madame la duchesse, que mes observations pussent avoir pour vous le moindre intérêt, le desir de vous plaire me les rendroit plus importantes, & l’ambition de vous appartenir me fait aspirer au titre de votre herboriste, comme si j’avois les connoissances qui me rendroient digne de le porter. Accordez-moi, Madame, je vous en supplie, la permission de joindre ce titre au nouveau nom que je substitue à celui sous lequel j’ai vécu si malheureux. Je dois cesser de l’être sous vos auspices, & l’herboriste de Madame la duchesse de Portland, se consolera sans peine de la mort de J. J. Rousseau. Au reste, je tâcherai bien que ce ne soit pas là un titre purement honoraire, je souhaite qu’il m’attire aussi l’honneur de vos ordres, & je le mériterai du moins par mon zele à les remplir.

Je ne signe point ici mon nouveau nom & je ne date point du lieu de ma retraite,* [*Le château de Trye où M. Rousseau étoit sous le nom de Renou] n’ayant pu demander encore-la permission que j’ai besoin d’obtenir pour cela. S’il vous plaît en attendant m’honorer d’une réponse, vous pourrez Madame la duchesse l’adresser sous mon ancien nom à Mess......... qui me la seront parvenir. Je finis par remplir un devoir qui m’est bien précieux, en vous suppliant, Madame la duchesse, d’agréer ma très-humble reconnoisance & les assurances de mon profond respect.

[518]

[12-09-1767] LETTRE VI

12 Septembre 1767.

Je suis d’autant plus touché, Madame la duchesse, des nouveaux témoignages de bonté dont il vous a plu m’honorer, que j’avois quelque crainte que l’éloignement ne m’eût fait oublier de vous. Je tâcherai de mériter toujours par mes sentimens les mêmes grâces, & les mêmes souvenirs par mon assiduité à vous les rappeller. Je suis comblé de la permission que vous voulez bien m’accorder, & très-fier de l’honneur de vous appartenir en quelque chose. Pour commencer, Madame, à remplir des fonctions que vous me rendez précieuses, je vous envoie ci-joints deux petits échantillons de plantes que j’ai trouvées à mon voisinage, parmi les bruyeres qui bordent un parc, dans un terrain assez humide, où croissent aussi la Camomille odorante, le Sagina procumbens, l’Hieracium umbellatum de Linnaeus, & d’autres plantes que je ne puis vous nommer exactement, n’ayant point encore ici mes livres de botanique, excepté le Flora Britannica qui ne m’a pas quitté un seul moment.

De ces deux plantes l’une, N°. 2, me paroît être une petite Gentiane, appellée dans le Synopsis Centaurium palustre luteum minimum nostras. Flor. Brit. 131.

Pour l’autre N°. 1, je ne saurois dire ce que c’est, à moins que ce ne soit peut-être une Elatine de Linnaeus, appellée par Vaillant Alsinastrum serpyllifolium, &c. La phrase s’y [519] rapporte assez bien, mais l’Elatine doit avoir huit étamines, & je n’en ai jamais pu découvrir que quatre. La fleur est très-petite, & mes yeux, déjà foibles naturellement, ont tant pleuré que je les perds avant le tems: ainsi je ne me plus à eux. Dites-moi de grâce ce qu’il en est, Madame la duchesse, c’est moi qui devrois en vertu de mon emploi vous instruire; & c’est vous qui m’instruisez. Ne dédaigne pas de continuer, je vous en supplie, & permettez que je vous rappelle la plante à fleur jaune que vous envoyâtes l’année derniere à M. Granville, & dont je vous ai renvoyé un exemplaire pour en apprendre le nom.

Et à propos de M. Granville mon bon voisin, permette Madame, que je vous témoigne l’inquiétude que son silence me cause. Je lui ai écrit, & il ne m’a point répondu, lui qui est si exact. Seroit-il malade? J’en suis véritablement en peine.

Mais je le suis plus encore de Mylord Maréchal, mon ami mon protecteur, mon pere qui m’a totalement oublié. Non, Madame, cela ne sauroit être. Quoiqu’on ait pu faire, je puis être dans sa disgrace, mais je suis sûr qu’il m’aime toujours. Ce qui m’afflige de ma position, c’est qu’elle m’ôte les moyen de lui écrire. J’espere pourtant en avoir dans peu l’occasion & je n’ai pas besoin de vous dire avec quel empressement je la saisirai. En attendant j’implore vos bontés pour avoir de les nouvelles, & si j’ose ajouter, pour lui faire dire un mot de moi.

J’ai l’honneur d’être avec un profond respect,

MADAME LA DUCHESSE,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur Herboriste.

[520] P.S. J’avois dit au jardinier de M. Davenport que je lui montrerois les rochers où croissoit le petit Adiantum, pour que vous pussiez, Madame, en emporter des plantes. Je ne me pardonne point de l’avoir oublié. Ces rochers sont au midi de la maison & regardent le nord. Il est très-aisé d’en déctacher des plantes, parce qu’il y en a qui croissent sur des racines d’arbres.

Le long retard, Madame, du départ de cette lettre, causé par des difficultés qui tiennent à ma situation, me met à portée de rectifier avant qu’elle parte ma balourdise sur la plante ci-jointe N?. 1. Car ayant dans l’intervalle reçu mes livres de botanique, j’y ai trouvé à l’aide des figures, que Michelius avoir fait un genre de cette plante sous le nom de Linocarpon, & que Linnaeus l’avoit mite parmi les especes du lin. Elle est aussi dans le Synopsis sous le nom de Radiola, j’en aurois trouvé la figure dans le Flora Britannica que j’avois avec moi, mais précisément la planche 15, où est cette figure, se trouve omise dans mon exemplaire & n’est que dans le Synopsis que je n’avoir pas. Ce long verbiage a pour but, Madame la duchesse, de vous expliquer comment ma bévue tient à mon ignorance à la vérité, mais non pas ma négligence. Je n’en mettrai jamais dans la correspondance que vous me permettez d’avoir avec vous, ni dans mes efforts pour mériter un titre dont je m’honore; mais tant que dureront les incommodités de ma position présente, l’exactitude de mes lettres en souffrira, & je prends le parti de fermer celle-ci sans être sût encore du jour où je la pourrai faire partir.

[521]

[04-01-1768] LETTRE VII

Ce 4 Janvier 1768.

Je n’aurois pas tardé si long-tems, Madame la duchesse, à vous faire mes très-humbles remerciemens pour la peine, que vous avez prise d’écrire en ma faveur à Mylord Maréchal & à M. Granville, si je n’avois été détenu près de trois mois dans la chambre d’un ami qui est tombé malade chez moi, & dont je n’ai pas quitté le chevet durant tout ce tems, sans pouvoir donner un moment à nul autre soin. Enfin la Providence a béni mon zele; je l’ai guéri presque malgré lui. Il est parti hier bien rétabli, & le premier moment que son départ me laisse est employé, Madame, à remplir auprès de vous un devoir que je mets au nombre de mes plus grands plaisirs.

Je n’ai reçu aucune nouvelle de Mylord Maréchal, & ne pouvant lui écrire directement d’ici, j’ai profité de l’occasion de l’ami qui vient de partir, pour lui faire passer une lettre; puisse-t-elle le trouver dans cet état de santé & de bonheur que les plus tendres voeux de mon coeur demandent au Ciel pour lui tous les jours! J’ai reçu de mon excellent voisin M. Granville, une lettre qui m’a tout réjoui le coeur. Je compte de lui écrire dans peu de jours.

Permettrez-vous, Madame la duchesse, que je prenne la liberté de disputer avec vous sur la plante sans nom que vous aviez envoyée a M. Granville, & dont je vous ai renvoyé un exemplaire avec les plantes de Suisse pour vous supplier de [522] vouloir bien me la nommer. Je ne crois pas que ce soit le Viola lutea comme vous me le marquez; ces deux plantes n’ayant rien de commun ce me semble, que la couleur jaune de la fleur. Celle en question me paroît être de la famille des liliacées; à six pétales, six étamines en plumaceau; si la racine étoit bulbeuse, je la prendrois pour un Ornithogale, ne l’étant pas, elle me paroît ressembler fort à un Anthericum ossifragum de Linnaeus, appellé par Gaspard Bauhin Pseudo-Asphodelus anglicus ou scoticus. Je vous avoue, Madame, que je serois très-aise de m’assurer du vrai nom de cette plante car je ne peux être indifférent sur rien de ce qui me vient de vous.

Je ne croyois pas qu’on trouvât en Angleterre plusieurs des nouvelles plantes dont vous venez d’orner vos jardins de Bullstrode, mais pour trouver la nature riche par-tout, il ne faut que des yeux qui sachent voir ses richesses. Voilà, Madame la duchesse, ce que vous avez & ce qui me manque; si j’avois vos connoissances en herborisant dans mes environs, je suis sûr que j’en tirerois beaucoup de choses qui pourroient peut-être avoir leur place à Bullstrode. Au retour de la belle saison, je prendrai note des plantes que j’observerai, à mesure que je pourrai les connoître, & s’il s’en trouvoit quelqu’une qui vous convînt, je trouverois les moyens de vous les envoyer soit en nature, soit en graines. Si par exemple, Madame, vous vouliez faire semer le Gentiana filiformis, j’en recueillerois facilement de la graine l’automne prochain; car j’ai découvert un canton où elle est en abondance. De grace, Madame la duchesse, puisque j’ai l’honneur de vous appartenir, ne laissez [523] pas sans fonction un titre où je mets tant de gloire. Je n’en connois point, je vous proteste, qui me flatte davantage que celle d’être toute ma vie, avec un profond respect, Madame la duchesse, votre très-humble & très-obéissant serviteur Herboriste.

[02-07-1768] LETTRE VIII

A Lyon le 2 Juillet 1768.

S’il étoit yen mon pouvoir, Madame la duchesse, de mettre de l’exactitude dans quelque correspondance, ce seroit assurément dans celle dont vous m’honorez; mais outre l’indolence & le découragement qui me subjuguent chaque jour davantage, les tracas secrets dont on me tourmente absorbent malgré moi le peu d’activité qui me reste, & me voilà maintenant embarqué dans un grand voyage qui seul seroit une terrible affaire pour un paresseux tel que moi, Cependant comme la botanique en est le principal objet, je tâcherai de l’approprier à l’honneur que j’ai de vous appartenir, en vous rendant compte de mes herborisations, au risque de vous ennuyer, Madame de détails triviaux qui n’ont rien de nouveau pour vous. Je pourrois vous en faire d’intéressans sur le jardin de l’Ecole vétérinaire de cette ville, dont les directeurs naturalistes, botanistes, & de plus très-aimables sont en même tems très-communicatifs: mais les richesses exotiques de ce jardin m’accablent, [524] me troublent par leur multitude, & à force de voir à la fois, trop de choses, je ne discerne & ne retiens rien du tout. J’espere me trouver un peu plus à l’aise dans les montagnes de la grande Chartreuse, où je compte aller herboriser la semaine prochaine avec deux de ces Meilleurs qui veulent bien faire cette course & dont les lumieres me la rendront très-utile. Si j’eusse été à portée de consulter plus souvent les vôtres, Madame la duchesse, je serois plus avancé que je ne suis.

Quelque riche que soit le jardin de l’Ecole vétérinaire, je n’ai cependant pu y trouver le Gentiana campestris ni le Swertia perennis, & comme le Gentiana filiformis n’étoit pas même encore sorti de terre avant mon départ de Trye, il m’a par conséquent été impossible d’en recueillir de la graine, & il se trouve qu’avec le plus grand zele pour faire les commissions dont vous avez bien voulu m’honorer, je n’ai pu encore en exécuter aucune. J’espere être à l’avenir moins malheureux, & pouvoir porter avec plus de succès un titre dont je me glorifie,

J’ai commencé le catalogue d’un herbier dont on m’a fait présent, & que je compte augmenter dans mes courses. J’ai pensé, Madame la duchesse, qu’en vous envoyant ce catalogue; ou du moins celui des plantes que je puis avoir à double, si vous preniez la peine d’y marquer celles qui vous manquent, je pourrois avoir l’honneur de vous les envoyer fraîches ou séches, selon la maniere que vous le voudriez, pour l’augmentation de votre jardin ou de votre herbier. Donnez-moi vos ordres, Madame, pour les Alpes dont je vais parcourir quelques-unes; je vous demande en grace de pouvoir ajouter au plaisir que je trouve à mes herborisations, celui d’en faire quelques-unes [525] pour votre service. Mon adresse fixe durant mes courses sera celle-ci.

A Monsieur Renou chez Mess......

J’ose vous supplier, Madame la duchesse, de vouloir bien me donner des nouvelles de Mylord Maréchal toutes les fois que vous me ferez l’honneur de m’écrire. Je crains bien que tout ce qui se passe à Neufchâtel n’afflige son excellent coeur car je sais qu’il aime toujours ce pays-là, malgré l’ingratitude de ses habitans. Je suis affligé aussi de n’avoir plus de nouvelles de M. Granville. Je lui serai toute ma vie attaché.

Je vous supplie, Madame la duchesse, d’agréer avec bonté mon profond respect.

[21-08-1769] LETTRE IX

A Bourgoin en Dauphiné, le 21 Août 1769.

MADAME LA DUCHESSE,

Deux voyages consécutifs immédiatement après la réception de la lettre dont vous m’avez honoré le 5 Juin dernier, m’ont empêché de vous témoigner plutôt ma joie, tant pour la conservation de votre santé que pour le rétablissement de celle du cher fils dont vous étiez en alarmes, & ma gratitude pour les marques de souvenir qu’il vous a plu m’accorder. Le second de ces voyages a été fait à votre intention, &voyant [526] passer la saison de l’herborisation que j’avois en vue, j’ai préféré dans cette occasion le plaisir de vous servir à l’honneur de vous répondre. Je suis donc parti avec quelques amateurs pour aller sur le mont Pila à douze ou quinze lieues d’ici dans l’espoir, Madame la duchesse, d’y trouver quelques plantes ou quelques graines, qui méritassent de trouver place dans votre herbier ou dans vos jardins. Je n’ai pas eu le bonheur de remplir à mon gré mon attente. Il étoit trop tard pour les fleurs & pour les graines; la pluie & d’autres accidens nous ayant sans cesse contrariés, m’ont fait faire un voyage aussi peu utile qu’agréable, & je n’ai presque rien rapporté. Voici pourtant, Madame la duchesse, une note des débris de ma chétive collecte. C’est une courte liste des plantes dont j’ai pu conserves: quelque chose en nature, & j’ai ajouté une étoile à chacune de celles dont j’ai recueilli quelques graines, la plupart en bien petite quantité. Si parmi les plantes ou parmi les graines il se trouve quelque chose ou le tout qui puisse vous agréer, daignez, Madame, m’honorer de vos ordres, & me marquer à qui je pourrois envoyer le paquet, soit à Lyon soit à Paris, pour vous le faire parvenir. Je tiens prêt le tout pour partir immédiatement après la réception de votre note. Mais je crains bien qu’il ne se trouve rien là digne d’y entrer, & que je ne continue d’être à votre égard un serviteur inutile malgré son zele.

J’ai la mortification de ne pouvoir quant à présent vous envoyer, Madame la duchesse, de la graine de Gentiana filiformes, la plante étant très-petite, très-fugitive, difficile à remarquer pour les yeux qui ne sont pas botanistes; un curé [527] à qui j’avois compté m’adresser pour cela étant mort dans l’intervalle, & ne connoissant personne dans le pays à qui pouvoir donner ma commission.

Une foulure que je me suis faite à la main droite par une chûte, ne me permettant d’écrire qu’avec beaucoup de peine, me force à finir cette lettre plutôt que je n’aurois desiré. Daignez, Madame la duchesse, agréer avec bonté le zele & le profond respect de votre très-humble & très-obéissant serviteur Herboriste.

[21-12-1769] LETTRE X

A Monquin le 21 Décembre 1769.

C’est, Madame la duchesse, avec bien de la honte & du regret que je m’acquitte si tard du petit envoi que j’avois eu l’honneur de vous annoncer, & qui ne valoir assurément pas la peine d’être attendu. Enfin, puisque mieux vaut tard que jamais, je fis partir jeudi dernier pour Lyon une boîte à l’adresse de M. le Chevalier Lambert, contenant les plantes & graines dont je joins ici la note. Je desire extrêmement que le tout vous parvienne en bon état; mais comme je n’ose espérer que la boîte ne sois pas ouverte en route, & même plusieurs fois, je crains sort que ces herbes fragiles & déjà gâtées par l’humidité, ne vous arrivent absolument détruites ou méconnoissables. Les graines au moins pourroient, Madame la [528] duchesse, vous dédommager des plantes, si elles étoient plus abondantes, mais vous pardonnerez leur misere aux divers accidens qui ont là-dessus contrarié mes soins. Quelques-uns de ces accidens ne laissent pas d’être risbles, quoi qu’ils m’ayent donné bien du chagrin. Par exemple, les rats ont mangé sur ma table presque toute la graine de bistorte que j’y avois étendue pour la faire sécher; & ayant mis d’autres graines sur ma fenêtre pour le même effet, un coup de vent a fait voler dans la chambre tous mes papiers, & j’ai été condamné à la pénitence de Psyché, mais il a fallu la faire moi-même & les fourmis ne sont point venues m’aider. Toutes ces contrariétés m’ont d’autant plus fâché que j’aurois bien voulu qu’il pût aller jusqu’à Callwich un peu du superflu de Bullstrode, mais je tâcherai d’être mieux fourni une autre fois; car quoique les honnêtes gens qui disposent de moi, fâchés de me voir trouver des douceurs dans la botanique, cherchent à me rebuter de cet innocent amusement en y versant le poison de leurs viles ames; ils ne me forceront jamais à y renoncer volontairement. Ainsi, Madame la duchesse, veuillez bien m’honorer de vos ordres & me faire mériter le titre que vous m’avez permis de prendre; je tâcherai de suppléer à mon ignorance à force de zele pour exécuter vos commissions.

Vous trouverez, Madame, une Ombellifere à laquelle j’ai pris la liberté de donner le nom de Seseti Halleri faute de savoir la trouver dans le Species, au lieu qu’elle est bien décrite dans la derniere édition des plantes de Suisse de M. Haller N°. 762. C’.est une très-belle plante qui est plus belle encore en ce pays que dans les contrées plus méridionales, parce que les [529] premieres atteintes du froid lavent son verd foncé d’un beau pourpre & sur-tout la couronne des graines, car elle ne fleurit que dans l’arriere-saison, ce qui fait aussi que les graines on peine à mûrir & qu’il est difficile d’en recueillir. J’ai cependant trouvé le moyen d’en ramasser quelques-unes que vous trouverez, Madame la duchesse, avec les autres. Vous aurez la bons de les recommander à votre jardinier; car encore un coup la plante est belle, & si peu commune, qu’elle n’a pis même encore un nom parmi les botanistes. Malheureusement le Specimen que j’ai l’honneur de vous envoyer est mesquin & en fort mauvais état; mais les graines y suppléeront.

Je vous suis extrêmement obligé, Madame, de la bons que vous avez eue de me donner des nouvelles de mon excellent voisin M. Granville, & des témoignages du souvenir de ton aimable niece Miss Dewes. J’espere qu’elle se rappelle assez les traits de son vieux berger, pour convenir qu’il ne ressemble gueres à la figure de cyclope qu’il a plu à M. Hume de faire graver sous mon nom. Son graveur a peint mon visage comme sa plume a peint mon caractere. Il n’a pas vu que la seule chose que tout cela peint fidellement est lui-même.

Je vous supplie, Madame la duchesse, d’agréer avec bonté mon profond respect.

[530]

[17-04-1772] LETTRE XI

A Paris le 17 Avril 1772.

J’ai reçu, Madame la duchesse, avec bien de la reconnoissance, & la lettre dont vous m’avez honoré le 17 Mars, & le nombreux envoi des graines dont vous avez bien voulu enrichir ma petite collection. Cet envoi en sera de toutes manieres la plus considérable partie, & réveille déjà mon zele pour la compléter autant qu’il se peut. Je suis bien sensible aussi à la bonté qu’a M. le docteur Solander d’y vouloir contribuer pour quelque chose; mais comme je n’ai rien trouvé dans le paquet qui m’indiquât ce qui pouvoit venir de lui, je reste en doute si le petit nombre de graines ou fruits que vous me marquez qu’il m’envoie étoit joint au même paquet, ou s’il en a fait un autre à part qui, cela supposé, ne m’est pas encore parvenu.

Je vous remercie aussi, Madame la duchesse, de la bonté que vous avez de m’apprendre l’heureux mariage de Miss Dewes & de M. Sparrow; je m’en réjouis de tout mon coeur, & pour elle si bien faite pour rendre un honnête homme heureux & pour l’être, & pour son digne oncle que l’heureux succès de ce mariage comblera de joie dans ses vieux jours.

Je suis bien sensible au souvenir de Mylord Nuncham, j’espere qu’il ne doutera jamais de mes sentimens, comme je ne doute point de ses bontés. Je me serois flatté durant l’ambassade de Mylord Harcourt du plaisir de le voir à Paris, mais on m’assure qu’il n’y’est point venu, & ce n’est pas une mortification pour moi seul.

[531] Avez-vous pu douter un instant, Madame la duchesse, que je n’eusse reçu avec autant d’empressement que de respect le livre des jardins Anglois que vous avez bien voulu penser à m’envoyer? Quoique son plus grand prix fût venu pour moi de la main dont je l’aurois reçu, je n’ignore pas celui qu’il a par lui-même, puisqu’il est estimé & traduit dans ce pays, & d’ailleurs j’en dois aimer le sujet, ayant été le premier en terre-ferme à célébrer & faire connoître ces mêmes jardins. Mais celui de Bullstrode où toutes les richesses de la nature sont rassemblées & assorties avec autant de savoir que de goût, mériteroit bien un chantre particulier.

Pour faire une diversion de mon goût à mes occupations, je me suis proposé de faire des herbiers pour les naturalistes & amateurs qui voudront en acquérir. Le regne végétal, le plus riant des trois, & peut-être le plus riche, est très-négligé & presque oublié dans les cabinets d’histoire naturelle, où il devroit briller par préférence. J’ai pensé que de petits herbiers bien choisis & faits avec soin pourroient favoriser le goût de la botanique, & je vais travailler cet été à des collections que je mettrai, j’espere, en état d’être distribuées dans un an d’ici. Si par hasard il se trouvoit parmi vos connoissances quelqu’un qui voulût acquérir de pareils herbiers, je les servirois de mon mieux, & je continuerai de même s’ils sont contens de mes essais. Mais je souhaiterois particuliérement, Madame la duchesse, que vous m’honorassiez quelquefois de vos ordres, & de mériter toujours par des actes de mon zele, l’honneur que j’ai de vous appartenir.

[532]

[19-05-1772] LETTRE XII

A Paris le 19 Mai 1772.

Je dois, Madame la duchesse, le principal plaisir que m’ait fait le poeme sur les jardins Anglois que vous avez eu la bonté de m’envoyer, a la main dont il me vient. Car mon ignorance dans la langue Angloise qui m’empêche d’en entendre la poésie, ne me laisse pas partager le plaisir que l’on prend a le lire. Je croyois avoir eu l’honneur de vous marquer, Madame, que nous avons cet ouvrage traduit ici, vous avez supposé que je préférois l’original, & cela seroit très-vrai si j’étois en état de le lire, mais je n’en comprends tout au plus que les notes qui ne sont pas a ce qu’il me semble la partie la plus intéressante de l’ouvrage. Si mon étourderie m’a fait oublier mon incapacité, j’en suis puni par mes vains efforts pour la surmonter. Ce qui n’empêche pas que cet envoi ne me soit précieux comme un nouveau témoignage de vos bontés & une nouvelle marque de votre souvenir. Je vous supplie, Madame la duchesse, d’agréer mon remerciement & mon respect.

Je reçois en ce moment, Madame, la lettre que vous me fîtes l’honneur de m’écrire l’année derniere en date du 25 Mars 1771. Celui qui me l’envoie de Geneve (M. Moultou) ne me dit point les raisons de ce long retard: il me marque seulement qu’il n’y a pas de sa faute, voila tout ce que j’en sais.

[533]

[19-07-1772] LETTRE XIII

Paris le 19 Juillet 1772.

C’est, Madame la duchesse, par un qui pro quo bien inexcusable, mais bien involontaire, que j’ai si tard l’honneur de vous remercier des fruits rares que vous avez eu la bonté de m’envoyer de la part de M. le docteur Solander, & de la lettre du 24 Juin, par laquelle vous avez bien voulu me donner avis de cet envoi. Je dois aussi a ce savant Naturaliste des remerciemens qui seront accueillis bien plus favorablement, si vous daignez, Madame la duchesse, vous en charger, comme vous avez fait l’envoi, que venant directement d’un homme qui n’a point l’honneur d’être connu de lui. Pour comble grace, vous voulez bien encore me promettre les noms nouveaux genres lorsqu’il leur en aura donne: ce qui suppose aussi la description du genre, car les noms dépourvus d’idées ne sont que des mots, qui servent moins à orner la mémoire qu’a la charger. A tant de bontés de votre part, je ne puis vous offrir, Madame, en signe de reconnoissance que le plaisir que j’ai de vous être obligé.

Ce n’est point sans un vrai déplaisir que j’apprends que ce grand voyage sur lequel toute l’Europe savante avoit les yeux, n’aura pas lieu. C’est une grande perte pour la Cosmographie, pour la Navigation & pour l’Histoire naturelle en général c’est, j’en suis très-sur, un chagrin pour cet homme illustre que le zele de l’instruction publique rendoit insensible aux périls & lux fatigues dont l’expérience l’avoit déjà si parfaitement [534] instruit. Mais je vois chaque jour mieux que les hommes sont par-tour les mêmes, & que le progrès de l’envie & de la jalousie fait plus de mal aux ames, que celui des lumieres qui en est la cause, ne peut faire de bien aux esprits.

Je n’ai certainement pas oublie, Madame la duchesse, que vous aviez desire de la graine du Gentiana filiformis; mais ce souvenir n’a fait qu’augmenter mon regret d’avoir perdu cette plante, sans me fournir aucun, moyen de la recouvrer. Sur le lieu même ou je la trouvai qui est a Trye, je la cherchai vainement l’année suivante, & soit que je n’eusse pas bien retenu la place ou le tems de sa florescence, soit qu’elle n’eût point grené & qu’elle ne se sur pas renouvellée, il me fut impossible d’en retrouver le moindre vestige. J’ai éprouvé souvent la MÊME mortification au sujet d’autres plantes que j’ai trouvées disparues des lieux où auparavant on les rencontroit abondamment; par exemple, le Plantago uniflora qui jadis bordoit l’étang de Montmorency & dont j’ai fait en vain l’année derniere la recherche avec de meilleurs Botanistes & qui avoient de meilleurs yeux que moi; je vous proteste, Madame la duchesse, que je serois de tout mon coeur le voyage de Trye pour y cueillir cette petite Gentiane & sa graine, & vous faire parvenir l’une & l’autre si j’avois le moindre espoir de succès. Mais ne l’ayant pas trouvée l’année suivante, étant encore sur les lieux, quelle apparence qu’au bout de plusieurs années où tous les renseignemens qui me restoient encore se sont effaces, je puisse retrouver la trace de cette petite & fugace plante? Elle n’est point ici au jardin du Roi, ni, que je sache, en aucun autre jardin, & très-peu de gens même la [535] connoissent. A l’égard du Carthamus lanatus, j’en joindrai de la graine aux échantillons d’herbiers que j’espere vous envoyer à la fin de l’hiver.

J’apprends, Madame la duchesse, avec une bien douce joie le parfait rétablissement de mon ancien & bon voisin M. Granville. Je suis très-touché de la peine que vous avez prise de m’en instruire & vous avez par-là redoublé le prix d’une si bonne nouvelle.

Je vous supplie, Madame la duchesse, d’agréer avec mon respect mes vifs & vrais remerciemens de toutes vos bontés.

[22-10-1773] LETTRE XIV

A Paris le 22 Octobre 1773.

J’a reçu dans son tems la lettre dont m’a honoré Madame la duchesse le 7 Octobre; quant à celle dont il y est fait mention écrite quinze jours auparavant, je ne l’ai point reçue: la quantité de sottes lettres qui me venoient de toutes parts par la poste, me force à rebuter routes celles dont l’écriture ne m’est pas connue, & il se peut qu’en mon absence la lettre de Madame la duchesse n’ait pas été distinguée des autres. J’irois la réclamer à la poste, si l’expérience ne m’avoit appris que mes lettres disparoissoient aussi-tôt qu’elles sont rendues, & qu’il ne m’est plus possible de les ravoir. C’est ainsi que j’en ai perdu une de M. Linnaeus que je n’ai jamais pu ravoir, [536] après avoir appris qu’elle étoit de lui; quoique j’aye employé pour cela le crédit d’une personne qui en a beaucoup dans les postes.

Le témoignage du souvenir de M. Granville que Madame la duchesse a eu la bonté de me transmettre, m’a fait un plaisir auquel rien n’eût manqué, si j’eusse appris en même tems que sa santé étoit meilleure.

M. de St. Paul doit avoir fait passer à Madame la duchesse deux échantillons d’herbiers portatifs qui me paroissoient plus commodes & presque aussi utiles que les grands. Si j’avois le bonheur que l’un ou l’autre ou tous les deux fussent du goût de Madame la duchesse, je me serois un vrai plaisir de les continuer, & cela rue conserveroit pour la botanique un reste de goût presque éteint & que je regrette. J’attends là-dessus les ordres de Madame la duchesse & je la supplie d’agréer mon respect.

[11-07-1776] LETTRE XV

A Paris le 11 Juillet 1776.

Le témoignage de souvenir & de bonté dont m’honore Madame la duchesse de Portland, est un cadeau bien précieux que je reçois avec autant de reconnoissance que de respect. Quant a l’autre cadeau qu’elle m’annonce, je la supplie de permettre que je ne l’accepte pas. Si la magnificence en est digne [537] d’elle, elle n’est proportionnée ni à ma situation ni à mes besoins. Je me suis défait de sous mes livres de botanique, j’en ai quitte l’agréable amusement, devenu trop fatigant pour mon âge. Je n’ai pas un pouce de terre pour y mettre du persil ou des oeillets, à plus forte raison des plantes d’Afrique, & dans ma plus grande passion pour la botanique, content du foin que je trouvois sous mes pas, je n’eus jamais de goût pour les plantes étrangeres qu’on ne trouve parmi nous qu’en exil & dénaturées, dans les jardins des curieux. Celles que veut bien m’envoyer Madame la duchesse seroient donc perdues entre mes mains; il en seroit de même & par la même raison de l’herbarium amboinense, & cette perte seroit regrettable a proportion du prix de ce livre & de l’envoi. Voilà la raison qui m’empêche d’accepter ce superbe cadeau; si toutefois ce n’est pas l’accepter que d’en garder le souvenir & la reconnoissance, en desirant qu’il soit employé plus utilement.

Je supplie très-humblement Madame la duchesse d’agréer mon profond respect.

On vient de m’envoyer la caisse, & quoique j’eusse extrêmement desiré d’en retirer la lettre de Madame la duchesse, il m’a paru plus convenable, puisque j’avois à la rendre, de la renvoyer sans l’ouvrir.

[538] NEUF LETTRES RELATIVES A LA BOTANIQUE, ADRESSÉES A M. DE LA TOURETTE, Conseiller en la Cour des Monnoies de Lyon.

NEUF LETTRES RELATIVES A LA BOTANIQUE, ADRESSÉES A M. DE LA TOURETTE, Conseiller en la Cour des Monnoies de Lyon.

[17-12-1769] LETTRE PREMIERE

A Monquin le 17 Décembre 1769.

J’ai différé, Monsieur, de quelques jours à vous accuser la réception du livre que vous avez eu la bonté de m’envoyer de la part de M. Gouan, & à vous remercier, pour me débarrasser auparavant d’un envoi que j’avois a faire, & me ménager le plaisir de m’entretenir un peu plus long-tems avec vous.

Je ne suis pas surpris que vous soyez revenu d’Italie plus satisfait de la nature que des hommes; c’est ce qui arrive généralement aux bons observateurs, même dans les climats où est moins belle. Je sais qu’on trouve peu de penseurs dans ce pays-la; mais je ne conviendrois pas tout-à-fait qu’on n’y trouve a satisfaire que les yeux; j’y voudrois ajouter les oreilles. Au reste, quand j’appris votre voyage, je craignis, Monsieur, que les autres parties de l’histoire naturelle ne fissent quelque tort a la botanique, & que vous ne rapportassiez de ce pays-là plus de raretés pour votre cabinet, que de [539] plantes pour votre herbier. Je présume au ton de votre lettre que je ne me suis pas beaucoup trompe. Ah Monsieur! vous feriez grand tort a la botanique de l’abandonner après lui avoir si bien montre, par le bien que vous lui avez déjà fait, celui que vous pouvez encore lui faire.

Vous me faites bien sentir & déplorer ma misere, en me demandant compte de mon herborisation de Pila. J’y allai dans une mauvaise saison, par un très-mauvais tems, comme vous savez avec de très-mauvais yeux, & avec des compagnons de voyage encore plus ignorans que moi, & privé par conséquent de la ressource pour y suppléer que j’avois à la grande Chartreuse. J’ajouterai qu’il n’y a point, selon moi de comparaison a faire entre les deux herborisations, & que celle de Pila me paroît aussi pauvre que celle de la Chartreuse est abondante & riche. Je n’apperçus pas une Astrantia, pas une Pirola, pas une Soldanelle, pas une Ombellifere excepte le Meum, pas une Saxifrage, pas une Gentiane, pas une Légumineuse, pas une belle Didyname excepté la Melisse à grandes fleurs. J’avoue aussi que nous errions sans guides & sans savoir ou chercher les places riches, & je ne suis pas étonné qu’avec tous le avantages qui me manquoient, vous ayez trouvé dans cette triste & vilaine montagne des richesses que je n’y ai pas vues. Quoi qu’il en soit, je vous envoie, Monsieur, la courte liste de ce que j’y ai vu, plutôt que de ce que j’en ai rapporté; car la pluie & ma mal-adresse ont fait que presque tout ce que j’avois recueilli s’est trouve gâté & pourri à mon arrivée ici. Il n’y dans tout cela que deux ou trois plantes qui m’ayent fait un grand plaisir. Je mets à leur tête le Sonchus alpinus, plante [540] de cinq pieds de haut dont le feuillage & le port sont admirables, & a qui ses grandes & belles fleurs bleues donnent un éclat qui la rendroit digne d’entrer dans votre jardin. J’aurois voulu pour tout au monde en avoir des graines, mais cela ne me fut pas possible, le seul pied que nous trouvâmes étant tout nouvellement en fleurs & vu la grandeur de la plante & qu’elle est extrêmement aqueuse, à peine en ai-je pu conserver quelque débris à demi pourri. Comme j’ai trouvé en route quelques autres plantes assez jolies, j’en ai ajoute séparément la note, pour ne pas la confondre avec ce que j’ai trouve sur la montagne. Quant a la désignation particuliere des lieux, il m’est impossible de vous la donner: car outre la difficulté de la faire intelligiblement, je ne m’en souviens pas moi-même, ma mauvaise vue & mon étourderie font que je ne sais presque jamais où je suis, je ne puis venir à bout de m’orienter, & je me perds à chaque instant quand je suis seul, si-tôt que je perds mon renseignement de vue.

Vous souvenez-vous, Monsieur, d’un petit Souchet que nous trouvâmes en assez grande abondance auprès de la grande Chartreuse & que je crus d’abord titre le Cyperus fuscus, Lin. Ce n’est point lui, & il n’en est fait aucune mention que je sache, ni dans le Species ni dans aucun Auteur de botanique, hors le seul Michelius dont voici la phrase, Cyperus radice repente, odorâ, locustis unciam longis & lineam latis. Tab. 31.f. 1. Si vous avez, Monsieur, quelque renseignement plus précis ou plus sûr dudit Souchet, je vous serois très-obligé de vouloir bien m’en faire part.

La botanique devient un tracas si embarrassant & si dispendieux [541] quand on s’en occupe avec autant de passio, que pour y mettre de la réforme je suis tenté de me défaire de mes livres de plantes. La nomenclature & la synonymie forment une étude immense & pénible; quand on ne veut qu’observer s’instruire & s’amuser entre la nature & soi, l’on n’a pas besoin de tant de livres. Il en faut peut-être pour prendre quelque idée du systême végétal & apprendre à observer; mais quand une fois on a les yeux ouverts, quelque ignorant d’ailleurs qu’on puisse titre, on n’a plus besoin de livres pour voir & admirer sans cesse. Pour moi du moins, en qui l’opiniâtreté a mal suppléé à la mémoire, & qui n’ai fait que bien peu de progrès, je sens néanmoins qu’avec les Gramens d’une cour ou d’un pré j’aurois de quoi m’occuper tout le reste de ma vie, sans jamais m’ennuyer un moment. Pardon, Monsieur, de tout ce long bavardage. Le sujet sera mon excuse auprès de vous. Agréez, je vous supplie, mes très-humbles salutations.

[542]

[26-01-1770] LETTRE II

Monquin le 26 Janvier 1779.

Pauvres aveugles que nous sommes!

Ciel! démasque les imposteurs,

Et force leurs barbares coeurs

A s’ouvrir aux regards des hommes! *

[*M. Rousseau accablé de ses malheurs, avoit pris dans ce tems-là l’habitude de commencer toutes ses lettres par ce quatrain dont il étoit l’auteur; il la continua pendant long-tems, comme on le verra dans la suite de ce Recueil, où nous n’en citerons que le premier vers.]

C’en est fait, Monsieur, pour moi de la botanique; il n’en est plus question quant à présent, & il y a peu d’apparence que je sois dans le cas d’y revenir. D’ailleurs, je vieillis, je ne suis plus ingambe pour herboriser, & des incommodités qui m’avoient laisse d’assez longs relâches menacent de me faire payer cette trève. C’est bien assez désormais pour mes forces des courses de nécessité; je dois renoncer a celles d’agrément, ou les borner à des promenades qui ne satisfont pas l’avidité d’un botanophile. Mais en renonçant à une étude charmante qui, pour moi, s’étoit transformée en passion, je ne renonce pas aux avantages qu’elle m’a procurés, & sur-tout, Monsieur, à cultiver votre connoissance & vos bontés dont j’espere aller dans peu vous remercier en personne. C’est à vous qu’il faut renvoyer toutes les exhortations que vous me faites sur l’entreprise d’un Dictionnaire de Botanique, dont il est étonnant que ceux qui cultivent cette science, sentent si peu la nécessité. Votre âge, Monsieur, vos talens, vos connoissances [543] vous donnent les moyens de former, diriger exécuter supérieurement cette entreprise, & les applaudissemens avec lesquels vos premiers essais ont été reçus du public, vous sont garans de ceux avec lesquels il accueilliroit un travail plus considérable. Pour moi qui ne suis dans cette étude, ainsi que dans beaucoup d’autres, qu’un écolier radoteur, j’songé plutôt en herborisant a me distraire & m’amuser m’instruire, & n’ai point eu dans mes observations tardives la sotte idée d’enseigner au public ce que je ne savois moi-même. Monsieur; j’ai vécu quarante ans heureux sans sa des livres; je me suis laissé entraîner dans cette carriere to & malgré moi: j’en suis sorti de bonne heure. Si je ne retrouve pas après l’avoir quittée, le bonheur dont je jouissois avant d’y entrer, je retrouve au moins assez de bon sens pour sens que je n’y étois pas propre, & pour perdre à jamais la tentation d’y rentrer.

J’avoue pourtant que les difficultés que j’ai trouvées dans l’étude des plantes, m’ont donne quelques idées sur les moyens de la faciliter & de la rendre utile aux autres, en suivant fil du systême végétal par une méthode plus graduelle & moins abstraite que celle de Tournefort & de tous ses successeurs, sans en excepter Linnaeus lui-même. Peut-être mon idée est-elle impraticable. Nous en causerons, si vous voulez, quand j’aurai l’honneur de vous voir. Si vous la trouviez digne d’être adoptée, & qu’elle vous tentât d’entreprendre, sur ce plan, des institutions botaniques, je croirois avoir beaucoup plus fait en vous excitant a ce travail, que si je l’avois entrepris moi-même.

[544] Je vous dois des remerciemens, Monsieur, pour les plantes que vous avez eu la bonté de m’envoyer dans votre lettre, & bien plus encore pour les éclaircissemens dont vous les avez accompagnées. Le Papirus m’a fait grand plaisir, & je l’ai mis bien précieusement dans mon herbier. Votre Antirrhinum perpureum m’a bien prouve que le mien n’étoit pas le vrai, quoiqu’il y ressemble beaucoup; je penche à croire avec vous que c’est une variété de l’Arvense, & je vous avoue que j’en trouve plusieurs dans le Species, dont les phrases ne suffisent point pour me donner des différences spécifiques bien claires. Voilà, ce me semble, un défaut que n’auroit jamais la méthode que j’imagine, parce qu’on auroit toujours un objet fixe & réel de comparaison, sur lequel on pourroit aisément assigner les différences.

Parmi les plantes dont je vous ai précédemment envoyé la liste, j’en ai omis une dont Linnaeus n’a pas marqué la patrie & que j’ai trouvée a Pila, c’est le Rubia peregrina; je ne sais si vous l’avez aussi remarquée; elle n’est pas absolument rare. dans la Savoye & dans le Dauphiné.

Je suis ici clans un grand embarras pour le transport de mon bagage, consistant en grande partie dans un attirail de botanique. J’ai sur-tout dans des papiers épars un grand nombre de plantes séches en assez mauvais ordre & communes pour la plupart, mais dont cependant quelques-unes sont plus curieuses; mais je n’ai ni le tems ni le courage de les trier, puisque ce travail me devient désormais inutile. Avant de jetter au feu tout ce fatras de paperasses, j’ai voulu prendre la liberté de vous en parler à tout hasard; & si vous [545] étiez tenté de parcourir ce soin qui véritablement n’en va pas la peine, j’en pourrois faire une liasse qui vous parviendroit par M. Parquet, car pour moi je ne sais comment emporter tout cela, ni qu’en faire. Je crois me rappeller, par exemple, qu’il s’y trouve quelques Fougeres, entr’autres le Polypodium fragrans, que j’ai herborisées en Angleterre, & qui ne sont pas communes par-tout. Si même la revue mon herbier & de mes livres de botanique pouvoit vous amuser quelques momens, le tout pourroit être déposé chez vous & vous le visiteriez à votre aise. Je ne doute pas que vous n’ayez la plupart de mes livres. Il peut cependant s’en trouver d’Anglois comme Parkinson & le Gérard émaculé que peut-être n’avez-vous pas. Le Valerius Cordus est assez rare; j’avois aussi Tragus, mais je l’ai donne à M. Clappier.

Je suis surpris de n’avoir aucune nouvelle de M. Gouan à qui j’ai envoyé les Carex* [*Je me souviens d’avoir mis par mégarde un nom pour un autre: Carex vulpina pour Carex leporina.] de ce pays qu’il paroissoit desirer, & quelques autres petites plantes, le tout à l’adresse de M. de St. Priest qu’il m’avoit donnée. Peut-être le paquet ne lui est-il pas parvenu; c’est ce que je ne saurois vérifier, vu que jamais un seul mot de vérité ne pénetre à travers l’édifice de ténebres qu’on a pris soin d’élever autour de moi. Heureusement les ouvrages des hommes sont périssables comme eux, mais la vérité est éternelle: post tenebras lux.

Agréez Monsieur, je vous supplie, mes plus sinceres salutations.

[546]

[22-02-1770] LETTRE III

Monquin le 22 Février 1770.

Pauvres aveugles que nous sommes! &c.

Ne faites, Monsieur, aucune attention à la bizarrerie de ma date; c’est une formule générale qui n’a nul trait à ceux qui j’écris, mais seulement aux honnêtes gens qui disposent de moi avec autant d’équité que de bonté. C’est pour ceux qui se laissent séduire par la puissance & tromper par l’imposture, un avis qui les rendra plus inexcusables si, jugeant sur des choses que tout devroit leur rendre suspectes, ils s’obstinent à se refuser aux moyens que prescrit la justice pour s’assurer de la vérité.

C’est avec regret que je vois reculer par mon état & par mauvaise saison, le moment de me rapprocher de vous. J’espere cependant ne pas tarder beaucoup encore. Si j’avois quelques graines qui valussent la peine de vous être présentées, je prendrois le parti de vous les envoyer d’avance pour ne pas laisser passer le tems de les semer; mais j’avois fort peu de chose, & je le joignis avec des plantes de Pila, dans un envoi que je fis il y a quelques mois à Madame la duchesse de Portland, & qui n’a pas été plus heureux selon toute apparence, que celui que j’ai fait a M. Gouan; puisque je n’ai aucune nouvelle ni de l’un & de l’autre. Comme celui de Madame de Portland étoit plus considérable, & que j’y avois mis plus de soins & de tems, je le regrette davantage; mais [547] il faut bien que j’apprenne a me consoler de tout. J’ai pourtant encore quelques graines d’un fort beau Seseli de ce pays, que j’appelle Seseli Halleri, parce que je ne le trouve pas dans Linnaeus. J’en ai aussi d’une plante d’Amérique que j’ai fait semer clans ce pays avec d’autres graines qu’on m’avoit données, & qui seule a réussi. Elle s’appelle Gombault dans les Isles, & j’ai trouvé que c’étoit l’Hibiscus esculentus; il a bien levé, bien fleuri, & j’en ai tiré d’une capsule quelques graines bien mûres que je vous porterai avec le Seseli, si vous ne les avez pas. Comme l’une de ces plantes est des pays chauds, & que l’autre grene fort tard dans nos campagnes, je présume que rien ne presse pour les mettre en terre, sans quoi je prendrois le parti de vous les envoyer.

Votre Galium rotundisolium, Monsieur, est bien lui-même à mon avis, quoiqu’il doive avoir la fleur blanche, & que le vôtre l’ait flave; mais comme il arrive à beaucoup de fleurs blanches de jaunir en séchant, je pense que les siennes sont dans le même cas. Ce n’est point du tout mon Rubia peregrina, plante beaucoup plus grande, plus rigide, plus âpre, & de la consistance tout au moins de la Garance ordinaire, outre que je suis certain d’y avoir vu des baies que n’a pas votre Galium, & qui sont le caractere générique des Rubia. Cependant, je suis je vous l’avoue, hors d’état de vous en voyer un échantillon. Voici là-dessus mon histoire.

J’avois souvent vu en Savoye & en Dauphiné la Garance sauvage, & j’en avois pris quelques échantillons. L’année derniere à Pila j’en vis encore, mais elle me parut différente autres; & il me semble que j’en mis un specimen dans mon [548] porte-feuille. Depuis mon retour, lisant par hasard dans l’article Rubia peregrina que sa feuille n’avoit point de nervure en-dessus, je me rappellai, ou crus me rappeller que mon Rubia de Pila n’en avoit point non plus, de-là je conclus que c’étoit le Rubia peregrina; en m’échauffant sur cette idée, je vins à conclure la même chose des autres Garances que j’avois trouvées dans ces pays, parce qu’elles n’avoient d’ordinaire que quatre feuilles; pour que cette conclusion fût raisonnable, il auroit fallu chercher les plantes & vérifier; voilà ce que ma paresse ne me permit point de faire, vu le désordre de mes paperasses, & le tems qu’il auroit fallu mettre à cette recherche. Depuis la réception, Monsieur, de votre lettre, j’ai mis plus de huit jours à feuilleter tous mes livres & papiers l’un après l’autre, sans pouvoir retrouver ma plante de Pila, que j’ai peut-titre jettée avec tout ce qui est arrivé pourri. J’en ai retrouve quelques-unes des autres, mais j’ai eu la mortification d’y trouver la nervure bien marquée qui m’a désabusé, du moins, sur celles-là. Cependant ma mémoire qui me trompe si souvent, me retrace si bien celle de Pila que j’ai peine encore à en démordre, & je ne désespere pas qu’elle ne se retrouve dans mes papiers ou dans mes livres. Quoi qu’il en soit, figurez-vous dans l’échantillon ci-joint les feuilles un peu plus larges & sans nervure; voilà ma plante de Pila.

Quelqu’un de ma connoissance a souhaité d’acquérir mes livres de botanique en entier & me demande même la préférence; ainsi je ne me prévaudrai point sur cet article de vos obligeantes offres. Quant au fourrage épars dans des chiffons, puisque vous ne dédaignez pas de le parcourir, je le serai [549] remettre à M. Pasquet; mais il faut auparavant que je feuillete & vide mes livres dans lesquels j’ai la mauvaise habitude de fourrer en arrivant les plantes que j’apporte, parce que ce est plutôt fait. J’ai trouvé le secret de gâter de cette façon presque tous mes livres, & de perdre presque toutes mes plantes parce qu’elles tombent & se brisent sans que j’y fasse attention, tandis que je feuillete & parcours le livre, uniquement occupé de ce que j’y cherche.

Je vous prie, Monsieur, de faire agréer mes remerciemens & salutations à Monsieur votre frere. Persuadé de ses bontés & des vôtres, je me prévaudrai volontiers de vos offres da l’occasion. Je finis sans façon en vous saluant, Monsieur, de tout mon coeur.

[16-03-1770] LETTRE IV

Monquin le 16 Mars 1770.

Pauvres aveugles que nous sommes! &c.

Voici, Monsieur, mes misérables herbailles où j’ai bien peur que vous ne trouviez rien qui mérite d’être ramassé, si ce n’est des plantes que vous m’avez donné vous-même, dont j’avois quelques-unes à double, & dont après en avoir mis plusieurs dans mon herbier, je n’ai pas eu le tems de tirer le même parti des autres. Tout l’usage que je vous conseille d’en [550] faire est de mettre le tout au feu. Cependant si vous avez la patience de feuilleter ce fatras, vous y trouverez, je crois, quelques plantes qu’un officier obligeant a eu la bonté de m’apporter de Corse, & que je ne connois pas.

Voici aussi quelques graines du Seseli Halleri. Il y en a peu, & je ne l’ai recueillie qu’avec beaucoup de peine, parce qu’il grene fort tard & mûrit difficilement en ce pays: mais il y devient en revanche une très-belle plante, tant par son beau port que par la teinte de pourpre que les premieres atteintes du froid donnent à ses ombelles & à ses tiges. Je hasarde aussi d’y joindre quelques graines de Gombault, quoique vous ne m’en ayez rien dit, & que peut-être vous l’ayez ou ne vous en souciez pas, & quelques graines de l’Heptaphyllon qu’on ne s’avise gueres de ramasser, & qui peut-être ne leve pas dans les jardins, car je ne me souviens pas d’y en avoir jamais vu.

Pardon, Monsieur, de la hâte extrême avec laquelle je vous écris ces deux mots, & qui m’a fait presque oublier de vous remercier de l’Asperula Taurina qui m’a fait bien grand plaisir. Si nos chemins étoient praticables pour les voitures, je serois déjà pros de vous. Je vous porterai le catalogue de rues livres; nous y marquerons ceux qui peuvent vous convenir, & si l’acquéreur veut s’en défaire, j’aurai soin de vous les procurer. Je ne demande pas mieux, Monsieur, je vous assure que de cultiver vos bontés, & si jamais j’ai le bonheur d’être un peu mieux connu de vous que de Monsieur****. qui dit si bien me connoître, j’espere que vous ne m’en trouverez pas indigne. Je vous salue de tour mon coeur.

Avez-vous le Dianthus superbus? Je vous l’envoie à tout [551] hasard. C’est réellement un bien bel oeillet, & d’une odeur bien suave quoique foible. J’ai pu recueillir de la graine aisément; car il croît en abondance dans un pré qui est sous mes fenêtres. Il ne devroit être permis qu’aux chevaux du soleil de se nourrir d’un pareil foin.

[04-07-1770] LETTRE V

A Paris, le 4 Juillet 1770.

Pauvres aveugles que nous sommes! &c.

Je voulois, Monsieur, vous rendre compte de mon voyage en arrivant à Paris: mais il m’a fallu quelques jours pour m’arranger & me remettre au courant avec mes anciennes connoissances. Fatigué d’un voyage de deux jours, j’en sejournai trois ou quatre à Dijon, d’ou par la même raison j’allai faire un pareil séjour à Auxerre, après avoir eu le plaisir voir en passant M. de Buffon qui me fit l’accueil le plus obligeant. Je vis aussi a Montbard M. d’Aubenton le subdélélégué, lequel après une heure ou deux de promenade ensemble dans le jardin me dit que j’avois déjà des commencemens, & qu’en continuant de travailler je pourrois devenir un peu botaniste. Mais le lendemain l’étant allé voir avant mon départ, je parcourus avec lui sa pépiniére malgré la pluie qui nous incommodoit fort, & n’y connoissant presque rien, je démentis si bien la bonne opinion qu’il avoit eu de moi la veille, qu’il [552] rétracta son éloge & ne me dit plus rien du tout. Malgré ce mauvais succès je n’ai pas laissé d’herboriser un peu durant ma route, & de me trouver en pays de connoissance dans la campagne & dans les bois. Dans presque toute la Bourgogne j’ai vu la terre couverte à droite & à gauche de cette même grande Gentiane jaune que je n’avois pu trouver a Pila. Les champs entre Montbard & Chably sont pleins de Bulbacastanum; mais la bulbe en est beaucoup plus âcre qu’en Angleterre & presque immangeable; l’Oenanthe fistulosa & la Coquelourde (Pulsatilla) y sont aussi en quantité: mais n’ayant traverse la forêt de Fontainebleau que très à la hâte, je n’y ai rien vu du tout de remarquable, que le Geranium grandistorum que je trouvai sous mes pieds par hasard une seule fois.

J’allai hier voir M. d’Aubenton au jardin du Roi; j’y rencontrai en me promenant M. Richard jardinier de Trianon avec lequel je m’empressai, comme vous jugez bien, de faire connoissance. Il me promit de me faire voir son jardin qui est beaucoup plus riche que celui du Roi à Paris; ainsi, me voilà a portée de faire dans l’un & dans l’autre quelque connoissance avec les plantes exotiques, sur lesquel les, comme vous avez pu voir, je suis parfaitement ignorant. Je prendrai pour voir Trianon plus a mon aise, quelque moment où la Cour ne sera pas à Versailles, & je tâcherai de me fournir a double de tout ce qu’on me permettra de prendre, afin de pouvoir vous envoyer ce que vous pourriez ne pas avoir. J’ai aussi vu le jardin de M. Cochin qui m’a paru fort beau; mais en l’absence du maître je n’ai osé toucher a rien. Je suis depuis mon arrivée, tellement accablé de [553] visites & de dînés, que si ceci dure, il est impossible j’y tienne, & malheureusement je manque de force pour défendre. Cependant si je ne prends bien vice un autre train de vie, mon estomac & ma botanique sont en grand péril. Tout ceci n’est pas le moyen de reprendre la copie de Musique d’une façon bien lucrative, & j’ai peur qu’à force dîner en ville, je ne finisse par mourir de faim chez moi. Mon ame navrée avoit besoin de quelque dissipation, je le sens: mais je crains de n’en pouvoir ici régler la mesure, & j’aimerois encore mieux être tout en moi que tout hors de moi. Je n’ai point trouvé, Monsieur, de société mieux tempérée & qui me convint mieux que la vôtre, point d’accueil plus selon mon coeur que celui que, sous vos auspices, j’ai reçu de l’adorable Mélanie. S’il m’étoit donne de me choisir une vie égale & douce, je voudrois tous les jours de la mienne passer la matinée au travail, soit à ma copie soit sur mon herbier; dîner avec vous & Mélanie; nourrir ensuite une heure ou deux, mon oreille & mon coeur des sons de sa voix & de ceux de sa harpe; puis me promener tête-à-tête avec vous le reste la journée en herborisant & philosophant selon notre fantaisie. Lyon m’a laissé des regrets qui m’en rapprocheront quelque jour peut-être. Si cela m’arrive vous ne serez pas oublié, Monsieur, clans mes projets; puissiez-vous concourir à leur exécution! Je suis fâché de ne savoir pas ici l’adresse de Monsieur votre frere. S’il y est encore je n’aurois pas tardé si long-tems à l’aller voir, me rappeller à son souvenir, le prier de vouloir bien me rappeller quelquefois au vôtre & à celui de M ****.

[554] Si mon papier ne finissoit pas, si la poste n’alloit pas partir, je ne saurois pas finir moi-même. Mon bavardage n’est pas mieux ordonné sur le papier que dans la conversation. Veuillez supporter l’un comme vous avez supporté l’autre. Vale & me ama.

[28-09-1770] LETTRE VI

Paris, le 28 Septembre 1770.

Pauvres aveugles que nous sommes! &c.

Je ne voulois pas, Monsieur, m’accuser de mes torts qu’après les avoir réparés, mais le mauvais tems qu’il fait & la saison qui se gâte, me punissent d’avoir négligé le jardin du Roi tandis qu’il faisoit beau, & me mettent hors d’état de vous rendre compte quant a présent du Plantago uniflora, & des autres plantes curieuses dont j’aurois pu vous parler, si j’avois su mieux profiter des bontés de M. de Jussieu. Je ne désespere pas pourtant de profiter encore de quelque beau jour d’automne pour faire ce pélérinage & aller recevoir, pour cette année, les adieux de la syngenesie: mais en attendant ce moment, permettez, Monsieur, que je prenne celui-ci pour vous remercier, quoique tard, de la continuation de vos bontés & de vos lettres, qui me seront toujours le plus vrai plaisir, quoique je sois peu exact à y répondre. J’ai encore à [555] m’accuser de beaucoup d’autres omissions pour lesquelles je n’ai pas moins besoin de pardon. Je voulois aller remercier Monsieur votre frere de l’honneur de son souvenir & lui rendre sa visite; j’ai tarde d’abord & puis j’ai oublié son adresse. Je le revis une fois à la comédie Italienne, mais nous étions dans des loges éloignées, je ne pus l’aborder, & maintenant j’ignore même s’il est encore à Paris. Autre tort inexcusable; je me suis rappelle de ne vous avoir point remercié de la connoissance de M. Robinet, & de l’accueil obligeant que vous m’avez attiré de lui. Si vous comptez avec votre serviteur il restera trop insolvable; mais puisque nous sommes en usage moi de faillir vous de pardonner, couvrez encore cette fois mes fautes de votre indulgence, & je tâcherai d’en avoir moins besoin dans la suite; pourvu toutefois que vous n’exigiez pas de l’exactitude dans mes réponses; car ce de absolument au-dessus de mes forces, sur-tout dans ma position actuelle. Adieu, Monsieur, souvenez-vous quelquefois, je vous supplie, d’un homme qui vous est bien sincérement attaché, & qui ne se rappelle jamais sans plaisir & sans regret, les promenades charmantes, qu’il a eu le bon faire avec vous.

On a représenté Pygmalion à Montigny; je n’y étois pas, ainsi je n’en puis parler. Jamais le souvenir de ma premiere Galathée ne me laissera le desir d’en voir une autre.

[556]

[26-11-1770] LETTRE VII

A Paris, le 26 Novembre 1770.

Je ne sais presque plus, Monsieur, comment oser vous écrire, après avoir tardé si long-tems à vous remercier du trésor de plantes séches que vous avez eu la bonne de m’envoyer en dernier lieu. N’ayant pas encore eu le tems de les placer, je ne les ai pas extrêmement examinées, mais je vois à vue de pays qu’elles sont belles & bonnes, je ne doute pas qu’elles ne soient bien dénommées, & que toutes les observations que vous me demandez ne se réduisent à des approbations. Cet envoi me remettra je l’espere, un peu dans le train de la botanique que d’autres soins m’ont fait extrêmement négliger depuis mon arrivée ici; & le desir de vous témoigner ma bien impuissante mais bien sincere reconnoissance, me fournira peut-titre avec le tems quelque chose à vous envoyer. Quant à présent je me présente tout-à-fait à vide, n’ayant des semences dont vous m’envoyez la note que le seul Doronicum pardulianches que je crois vous avoir déjà donne, & dont je vous envoie mon misérable reste. Si j’eusse été prévenu quand j’allai à Pila l’année derniere, j’aurois pu apporter aisément un litron de semences du Prenanthes purpurea, & il y en a quelques autres comme le Tamus, & la Gentiane persoliée que vous devez trouver aisément autour de vous. Je n’ai pas oublié le Plantago monanthos, mais on n’a pu me le donner au jardin du Roi, où il n’y en avoit qu’on seul pied sans fleur & sans fruit; j’en ai depuis recouvré [557] un petit vilain échantillon que je vous enverrai avec autre chose, si je ne trouve pas mieux; mais comme il croit en abondance autour de l’étang de Montmorency, j’y compte aller herboriser le printems prochain, & vous envoyer s’il se peut, plantes & graines. Depuis que je suis à Paris je n’ai été encore que trois ou quatre fois au jardin du Roi, quoi qu’on m’y accueille avec la plus grande honnêteté & qu’on m’y donne volontiers des échantillons de plantes, je vous avoue que je n’ai pu m’enhardir encore à demander des graines. Si j’en viens là, c’est pour vous servir que sen aurai le courage, mais cela ne peut venir tout d’un coup. J’ai parlé a M. de Jussieu du Papyrus que vous avez rapporté de Naples; il doute que ce soit le vrai papier Nilotica. Si vous pouviez lui en envoyer soit plante soit graines, soit par moi soit par d’autres, j’ai vu que cela lui seroit grand plaisir, ce seroit peut-titre un excellent moyen d’obtenir de lui beat beaucoup de choses qu’alors nous aurions bonne grace à demander, quoique je sache bien par expérience qu’il est charmé d’obliger gratuitement; mais j’ai besoin de quelque chose pour m’enhardir, quand il faut demander.

Je remets avec cette lettre a Mrs. Boy de la Tour qui s’en retournent, une boîte contenant une araignée de mer qui vient de bien loin; car on me l’a envoyée du golphe du Mexique. Comme cependant ce n’est pas une piece bien rare & qu’elle a été fort endommagée dans le trajet, j’hésitois à vous l’envoyer; mais on me dit qu’elle peut se raccommoder & trouver place encore dans un cabinet; cela supposé, je vous prie de lui en donner une dans le vôtre, en considération d’un [558] homme qui vous sera toute sa vie bien sincérement attaché. J’ai mis dans la même boîte les deux ou trois semences de Doronic & autres que j’avois sous la main. Je compte l’été prochain me remettre au courant de la botanique pour tâcher de mettre un peu du mien dans une correspondance qui m’est précieuse, & dont j’ai eu jusqu’ici seul tout le profit. Je crans d’avoir poussé l’étourderie au point de ne vous avoir pas remercié de la complaisance de M. Robinet, & des honnêtetés dont il m’a comblé. J’ai aussi laissé repartir d’ici, Monsieur de Fleurieu sans aller lui rendre mes devoirs, comme je le devois & voulois faire. Ma volonté, Monsieur, n’aura jamais de tort auprès de vous ni des vôtres; mais ma négligence m’en donne souvent de bien inexcusables, que je vous prie toutefois d’excuser dans votre miséricorde. Ma femme a été très-sensible à l’honneur de votre souvenir, & nous vous prions l’un & l’autre d’agréer nos très-humbles salutations.

[25-01-1772] LETTRE VIII

A Paris, le 25 Janvier 1772.

J’ai reçu, Monsieur, avec grand plaisir de vos nouvelles, des témoignages de votre souvenir, & des détails de vos intéressantes occupations. Mais vous me parlez d’un envoi de plantes par M. l’abbé Rosier que je n’ai point reçu. Je me souviens bien d’en avoir reçu un de votre part, & de vous en [559] avoir remercié quoiqu’un peu tard, avant votre voyage de Paris; mais depuis votre retour à Lyon, votre lettre a été pour moi votre premier signe de vie, & j’en ai été d’autant plus charmé que j’avois presque cessé de m’y attendre.

En apprenant les changemens survenus à Lyon, j’avois bien préjugé que vous vous regarderiez comme affranchi d’un dur esclavage, & que dégagé de devoirs, respectables assurément, mais qu’un homme de goût mettra difficilement au nombre de ses plaisirs, vous en goûteriez un très-vif à vous livrer tout entier à l’étude de la nature, que j’avois résolu de vous en féliciter. Je suis fort aise de pouvoir du moins exécuter après coup & sur votre propre témoignage, une résolution que ma paresse ne m’a pas permis d’exécuter d’avance, quoique très-sûr que cette félicitation ne viendroit pas mal-à-propos.

Les détails de vos herborisations & de vos découvertes m’ont fait battre le coeur d’aise. Il me sembloit que j’étois à votre suite, & que je partageois vos plaisirs; ces plaisirs si purs, si doux, que si peu d’hommes savent goûter, & dont parmi ce peu là, moins encore sont dignes, puisque je vois avec autant de surprise que de chagrin; que la botanique elle-même n’est pas exempte de ces jalousies, de ces haines couvertes & cruelles qui empoisonnent & déshonorent tous les autres genres d’études. Ne me soupçonnez point, Monsieur d’avoir abandonné ce goût délicieux; il jette un charme toujours nouveau sur ma vie solitaire. Je m’y livre pour mois seul, sans succès, sans progrès, presque sans communication, mais chaque jour plus convaincu que les loisirs livres a la contemplation [560] de la nature, sont les momens de la vie où l’on jouit le plus délicieusement de soi. J’avoue pourtant que depuis votre départ, j’ai joint un petit objet d’amour propre, à celui d’amuser innocemment & agréablement mon oisiveté. Quelques fruits étrangers, quelques graines qui me sont par hasard tombées entre les mains, m’ont inspiré la fantaisie de commencer une très-petite collection en ce genre. Je dis commencer, car je serois bien fâche de tenter de l’achever quand la chose me seroit possible, n’ignorant pas que tandis qu’on est pauvre, on ne sent que le plaisir d’acquérir, & que quand on est riche au contraire, on ne sent que la privation de ce qui nous manque & l’inquiétude inséparable du desir de compléter ce qu’on a. Vous devez depuis long-tems en être à cette inquiétude, vous, Monsieur, dont la riche collection rassemble en petit presque toutes les productions de la nature, & prouve par son bel assortiment, combien M. L’abbé Rosier a eu raison de dire qu’elle est l’ouvrage du choix & non du hasard. Pour moi qui ne vais que tâtonnant dans un petit coin de cet immense labyrinthe, je rassemble fortuitement & précieusement tout ce qui me tombe sous la main, & non-seulement j’accepte avec ardeur & reconnoissance les plantes que vous voulez bien m’offrir; mais si vous vous trouviez avec cela quelques fruits ou graines surnuméraires & de rebut dont vous voulussiez bien m’enrichir, j’en serois la gloire de ma petite collection naissante. Je suis confus de ne pouvoir dans ma misere rien vous offrir en échange, au moins pour le moment. Car quoique j’eusse rassemblé quelques plantes depuis mon arrivée à Paris, ma négligence & l’humidité de la chambre [561] que j’ai d’abord habitée ont tout laissé pourrir. Peut-être serai-je plus heureux cette année, ayant résolu d’employer plus de soin dans la dessiccation de mes plantes, & sur-tout de les coller à mesure qu’elles sont séches; moyen qui m’a paru le meilleur pour les conserver. J’aurai mauvaise grace, ayant fait une recherche vaine, de vous faire valoir une herborisation que j’ai faite à Montmorency l’été dernier avec la Caterve du jardin du Roi; mais il est certain qu’elle ne fut entreprise de ma part que pour trouver le Plantago monanthos que j’eus le chagrin d’y chercher inutilement. M. de Jussieu le jeune qui vous a vu sans doute à Lyon, aura pu vous dite avec quelle ardeur je priai tous ces Messieurs, si-tôt que nous approchâmes de la queue de l’étang, de m’aider a la recherche de cette plante, ce qu’ils firent, & entr’autres M. Touin, avec une complaisance & un loin qui méritoient un meilleur succès. Nous ne trouvâmes rien, & après deux heures d’une recherche inutile au fort de la chaleur, & le jour le plus chaud de l’année, nous fûmes respirer & faire la halte sous des arbres qui n’étoient pas loin, concluant unanimement que le Plantago uniflora indiqué par Tournefort & M. de Jussieu aux environs de l’étang de Montmorency, en avoit absolument disparu. L’herborisation, au surplus, fut assez riche en plantes communes, mais tout ce qui vaut la peine d’être mentionné se réduit à l’Osmonde royale, le Lythrum hyssopifolia, le Lysimachia tenella, le