JEAN JACQUES ROUSSEAU

PLAIDOYER
POUR ET CONTRE J. J. ROUSSEAU
ET LE DOCTEUR D. HUME

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 417-552 (1782).]

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PLAIDOYER
POUR ET CONTRE
J. J. ROUSSEAU
ET LE DOCTEUR
D. HUME

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PLAIDOYER
POUR ET CONTRE J. J. ROUSSEAU
ET LE L’HISTORIEN ANGLOIS: AVEC DES ANECDOTES INTÉRESSANTES RELATIVES AU SUJET.

Ouvrage moral & critique, pour servir de suite aux œuvres de ces deux grands hommes.

Il est peu de conversations où l’on ne s’entretienne des grands hommes qui tiennent un rang distingué dans la République des Lettres tantôt c’est de Voltaire & quelquefois de J. J. Rousseau. Les jugemens que l’on a portés sur la conduite de ce Philosophe Genevois, & particuliérement sur son démêlé avec le docteur D. Hume, ont tant de fois varié, qu’il n’a jamais été possible de tabler sur quelque chose de certain relatif à ces deux objets. Je vais donc essayer de fixer à cet égard les discours du public. Mais qu’entend-on par le public? Combien de fois a-t-on essayé de le peindre sans pouvoir cependant le faire ressembler à l’original? Je n’entreprendrai pas de faire ici son tableau dans toute son étendue: j’avoue [420] que ma capacité ne va pas jusques-là. Je tâcherai seulement de le définir de mon mieux, & voici comment.

Le public est un arbre antique, planté depuis la création du monde, qui compte avec un nombre infini de générations, une multitude de branches attachées à son corps & soutenues par le même tronc. Il y en a de grosses de médiocres, de plus foibles, de plus minces & de plus élevées les unes que les autres, & il’n’y en a pas une qui se ressemble.

Si le lecteur ne me considere: que comme la moindre des feuilles attachées à cet arbre-là, il ne m’offensera pas: d’ailleurs je n’ambitionne point l’honneur de lui être connu parculiérement. Je me borne à la faculté de pouvoir réfléchir, censurer, absoudre condamner & écrire selon mes lumieres. Les siennes sont bien plus étendues & plus étincelantes, je le sais, & je n’ignore pas qu’après tous les efforts que j’aurai faits pour lui plaire, bien loin de m’en tenir, compte à mon avantage, il me réfutera, me censurera me condamnera, m’approuvera peut-être: c’est à quoi tout Écrivain doit s’attendre. Ce qui m’encourage à me livrer au penchant qui m’entraîne à mettre au jour ce que je pense des procédés, réciproques entre M. Hume & M. J. J. Rousseau, c’est qu’en dépit même de la critique la plus amere, je suis certain de trouver des approbateurs. Je n’irai pas follement braver le public; je ne viendrai pas lâchement gémir & pleurer pour obtenir son suffrage: je sais qu’il est sévere quand il le veut, indulgent quand il le faut; qu’il aime la droiture & rend toujours justice à la vérité.

Mais j’entends, le public sensé qui s’écrié:

[421] AU FAIT, AVOCAT.

M’y voici.

Les Editeurs de la piece qui a donné lieu à celle-ci, pour vous faire voir, Messieurs, qu’ils ont étudié en rhétorique, débutent en exposant à vos yeux un tableau bien séduisant: c’est l’éloge pompeux des talens & des belles qualités de M. Hume. Ils peignent aussi avantageusement qu’il leur est possible, le héros de leur comédie scandaleuse. Ils jettent avec beaucoup d’adresse de la poudre aux yeux des spectateurs, pour, séduire, autant qu’il est possible, le préjugé, & le faire pencher du côté de celui qu’ils se flattent de pouvoir innocenter. De-là ils passent subitement au portrait de son adverse partie; mais ce ne sont plus les mêmes couleurs qu’ils emploient, ils abandonnent le carmin & l’outremer, pour ne tremper leurs pinceaux que dans le noir & l’obscur. Sur la droite, tout est brillant & flatteur; sur la gauche, tout est hideux & révoltant. D’un côté sont les roses, de l’autre les épines. Voilà le fin du métier. C’est un piégé où il n’y a que les petits génies qui, s’y laissent prendre; mais les gens éclairés savent adroitement l’éviter. Ils s’approchent & fixent attentivement les objets, confrontent les copies avec les originaux, & si les peintres, soit par passion ou par enthousiasme, sont tombés dans les extrêmes qu’ils aient flatté ce qui ne devoit pas l’être, & trop ridiculisé ce qui ne le méritoit pas, on les siffle & l’on ne les regarde plus que comme des barbouilleurs.

Fixer, je vous prie, Messieurs., ce premier chef-d’oeuvre. Ce doit être le portrait en grand d Philosophe Anglois. Des [422] mœurs douces & simples, beaucoup de droiture, de candeur & de bonté; & la modération de son caractere se peint dans ses écrits.

Il a employé les grands talens qu’il a refus de la nature & les lumieres qu’il a acquises par l’étude, à chercher la vérité & à inspirer l’amour des hommes. Jamais il n’a prodigué son tans & compromis son repos dans aucune querelle ni littéraire ni personnelle, &c.

La suite du panégyrique n’est qu’un reste de fumée échappée de l’encensoir, pour dissiper les exhalaisons. Je la supprimé pour vous faire remarquer Messieurs, que voilà en bien peu de lignes la peinture d’un homme accompli, c’est-à-dire, du sage qui l’emporte de beaucoup sur tous ceux dont Plutarque nous a fait les portraits.

Il ne m’appartient pas de démentir un éloge aussi pompeux & si prévenant en saveur du célébré Ecrivain, qui peut-être lui-même ne s’y reconnoît pas, parce que je me persuade qu’il n’a pas encore assez d’orgueil & d’amour-propre pour se croire infaillible. S’il se croyoit tel, je le prierois de se ressouvenir que feu M. le général Barrington fut obligé, en 1762, d’envoyer à M. Smolet, autre historien non moins estimé en Angleterre & dans la République des Lettres que son émule, une relation authentique de la conquête de la Guadaloupe, afin de détromper le public & l’instruire d’une vérité négligée par M. Hume: vérité importante & qui ne l’étoit pas moins pour la réputation du général Anglois, que pour les intérêts particuliers des Insulaires qui venoient d’être conquis.

Cette anecdote qui paroît tout-à-fait étrangere à mon sujet, [423] le seroit bien davantage si elle n’indiquoit pas un Ecrivain, qui se livre avec trop de précipitation à des bruits populaires: qui, pour remplir une feuille périodique* [*On achetoit l’histoire de M. Hume en détail, par deux & trois feuilles, qui faisoient un Numéro.] à certain prix, se hâte d’y insérer, sur la foi du premier venu, ce que le second avec preuve en main peut démentir.

Une telle conduite dénote toujours un homme bien plus avide de gain que de réputation: d’où l’on pourrroit conclure que si M. Hume se fût autant appliqué à chercher la vérité, ainsi que ses apologistes veulent le faire croire, qu’elle ne lui eût point échappé, sur-tout dans la circonstance dont je viens de parler.

L’on peut repliquer à ce que je viens de dire, qu’un Ecrivain gagé par un libraire, est souvent forcé, pour retirer le fruit de ses veilles, de remplir sa feuille à la volonté de celui qui le paye. M. Hume seroit-il réduit à cette fâcheuse extrémité? Il en est plus à plaindre & moins coupable, j’en conviens: mais cette situation laisse toujours soupçonner une vénalité qui fixe l’appât du gain de l’Ecrivain obligé de subsister par ses talens. J’en ai connu plus d’un qui auroient été charmés de trouver quelque ressource auxiliaire dans la plume d’un habille homme, réduit à la fâcheuse nécessité de labourer à bon marché. Non, je ne prête pas encore cette intention à M. Hume, vis-à-vis de J. J. Rousseau; c’est une idée passagere: peut-être aurai-je occasion d’y revenir, & pourrai justifier dans la suite que si je n’ai pas rencontré juste, au moins me suis-je pas fort éloigné du but.

[424] Que la modération de M. Hume convienne à ton éloge, quand il s’agit d’examiner de sang-froid les critiques ou les censeurs de ses ouvrages: qu’il fasse briller ce grand flegme philosophique si naturel aux écrivains Anglois: tout cela est fort louable & l’auroit été davantage, s’il eût témoigné plus de tendresse, ou sinon plus de pitié pour l’accablement où se trouvoit son soi-disant ami; & particulièrement quand celui-ci eut la foiblesse de marquer tant d’excès de sensibilité pour des procédés, dont le ridicule réjaillissoit sur ceux qui avoient eu assez de lâcheté pour les faire naître.

Plus M. Hume étoit persuadé que les querelles des Gens de Lettres sont le scandale de la Philosophie, plus il devoit faire d’efforts pour prévenir & pour étouffer par, une justification amicale, la dispute qui venait d’éclore entre lui & J. J. Rousseau. C’étoit là assurément, une occasion tout-à-fait heureuse, pour attirer au flegme philosophique tous les éloges qu’il mérite; mais il ne l’a pas fait, les Editeurs de ses griefs s’y sont opposés: ces Messieurs vouloient peindre. Voici le pendant de leur premier tableau,

Tout le monde sait, disant-ils, que M. Rousseau, PROSCRIT DE TOUS LES LIEUX qu’il avoit habités, s’étoit enfin déterminé à passer en Angleterre.

Un démenti n’est plus à la mode, je ne m’en servirai pas. Au reste les proscriptions contre J. J. Rousseau, ne sont point un reproche à lui faire, elles sont à bien des égards son éloge, si l’on excepte l’article qui regarde la religion. Il n’a pas été proscrit du Comté de Neufchâtel; sa maladie* [*Une humeur inquiéte, ombrageuse, taciturne, qui selon les Pytagoriciens s’évapore en fumées qui attaquent le cerveau, & sont faire à l’esprit bien des sottises & des extravagances: c’est l’aveu de J. J. Rousseau lui-même.] seule l’en [425] a fait sortir; & cette façon d’habiller des portraits devroit couvrir de honte ceux qui s’en servent.

Socrate fut proscrit, & de même quantité de Philosophes dont on respecte encore la mémoire. C’est le sort de tous les hommes extraordinaires, qui veulent s’élever au-dessus des préjugés reçus. Le grand Wolff fut proscrit, & son rappel n’a pas moins illustré l’exilé, qu’éternisé la gloire du Monarque savant qui l’engagea à revenir dans ses Etats, éclairer l’une des plus célebres Universités de l’Allemagne.

Les choses qui souvent paroissent les plus éloignées, se rapprochent. Si la force d’un certain parti, à Geneve, reprenoit le dessus, Rousseau pourroit encore y trouver un asyle, & peut-être une statue; tandis que les barbouilleurs qui ont voulu le noircir à toute outrance, ne trouveroient par-tout que des huées & des mépris.

Il y a toujours de la bassesse à reprocher à un homme qu’il est proscrit; & sur-tout quand il ne l’est pas pour des faits qui déshonorent.

Les amis de M. Hume, disent les Editeurs, se sont réunis pour l’engager de rendre sa justification publique.* [*Dans un autre endroit, M. Hume déclare que plusieurs autres de ses amis lui avoient conseillé le contraire: ceux.-ci connoissoient mieux l’art de donner de bons conseils.] Ah que ce siecle est abondant en amis pour M. Hume! Mais de tels amis ne le sont gueres, ou tout au moins ils ne paroissent pas l’être de la premiere classe. De vrais amis ne donnent jamais de conseils qui puissent troubler le repos de ceux [426] qu’ils aiment. Au contraire, ils s’écrient, fuyez les éclats qui peuvent vous attirer milles inquiétudes & scandaliser le public. Si vous êtes innocent, méprisez par le silence les invectives d’un ennemi méprisable par sa méchanceté. Si vous êtes coupable, avouez votre faute, rétractez-vous, reconciliez-vous: toutes ces choses sont possibles; il n’y a que la façon de le faire qui édifie, & qui fait connoître, qu’errer est d’un mortel, pardonner est divin.* [*Pope.]

Les Editeurs terminent leur avertissement en assurant que M. Hume, en livrant au public les pieces de son procès, les a autorisés à déclarer qu’il ne reprendra jamais la plume sur ce sujet, & continuent en outrageant son adversaire, de le défier de revenir à la charge: qu’il peut produire des suppositions, des interprétations, des inductions, des déclamations nouvelles: qu’il peut créer & réaliser de nouveaux phantômes, & envelopper tout cela des nuages de sa rhétorique, qu’il ne sera pas contredit. Et ils finissent par avertir le publie que M. Hume abandonne sa cause au jugement des esprits droits & des coeurs honnêtes.

Pensoient-ils, en parlant ainsi, que ces esprits droits, plus ils le seront, plus ils tâcheront de le faire connoître, & que ces coeurs honnêtes qui se trouvent parmi le public, plus ils auront. de probité, plus ils s’empresseront à embrasser & à défendre la cause je ne veux pas dire seulement de l’innocent, mais d’un homme à talens, persécuté pour des singularités qui ne sont point des crimes, si tant est qu’ils ne soient pas les premiers symptômes d’une maladie incurable.

[427] Je passe à l’exposé de M. Hume.

Rien de plus obligeant & de plus noble que le premier procédé de cet Anglois à l’endroit du Genevois expatrié. Il lui offre chez lui un asyle & n’avoit pas besoin d’autre motif, ajoute-t-il, pour être excité à cet acte d’humanité, que l’idée que lui avoit donnée du caractere de ce Genevois, la personne qui le lui avoit recommandé. C’est-à-dire que cette même personne déjà bien connue de M. Hume, étoit capable de se connoître en hommes & d’apprécier leurs vertus & leur mérite. Mais à ce titre, magnifique il en ajoute un autre: la célébrité de son génie, de ses talens & de ses malheurs étoit une raison de plus pour s’intéresser à lui.

Je serois tenté de penser, moi qui crois de connoître un peu le génie Anglois, que la célébrité de son génie & de ses talens, étoit le motif le plus puissant qui engageait M. Hume à ce bel acte d’humanité, & que l’espérance que le bienfaiteur avoit conçue de tirer parti de cette bruyante célébrité, lui avoit fait concevoir le dessein d’attirer chez lui un homme de génie, & dont les talens s’étoient acquis en Angleterre une réputation distinguée, par une multitude d’éditions de ses ouvrages qui avoient enrichi les libraires qui les avoient publies.

Il n’y auroit pas eu une grande gloire à remplir un acte d’humanité à ce prix-là: attirer un homme chez soi, qui sait, ou que l’on soupçonne qui peut mériter de nouveaux suffrages de la part du public l’engager à quêter des souscriptions, & enfin se procurer par son travail de quoi fournir à sa subsistance & peut-être encore à grossir la fortune de son prétendu [428] bienfaiteur: voilà le point de perspective que j’apperçois dans ce bel acte d’humanité, & qui pourtant ne mérite pas que l’on blâme trop celui qui le fait, en considération de ce que l’intérêt personnel fait aujourd’hui la base de presque toutes les liaisons humaines & des bienfaits que l’on répand dans le monde.

On me reprochera de prêter ici à M. Hume un point de vue que peut-être il n’a jamais eu. Peut-être ai-je mal jugé quant à ce célebre Ecrivain, & je lui fais mes plus humbles excuses d’une supposition qui ne prend son origine que dans ce que j’ai vu moi-même en Angleterre à l’égard de plusieurs hommes à talens. Ils y arrivoient peu décorés des faveurs de la fortune, il es vrai, mais ils pouvoient y déployer leur savoir-faire. Quand c’étoient gens d’un mérite distingué, leurs confreres opulens & accrédités les accueilloient avec empressement, & leur offroient quelquefois les moyens de débuter. Mais ces moyens se réduisoient, en travaillant sans relâche, à pouvoir joindre les deux bouts de la semaine. Leurs prétendus bienfaiteurs prônoient avec enthousiasme leurs productions: ils faisoient plus; j’en ai vu qui s’en chargeoient pour les montrer, en retiroient eux-mêmes le prix, qui ne tomboit jamais en entier dans les mains de l’artiste ou de l’ouvrier.

Je ne mettrai point en parallele avec un homme de lettres aussi respectable que M. Hume, l’ex-Arlequin d’un certain théâtre, qui a eu le secret, à la faveur d’une semblable industrie, de former un magasin d’une quantité de chefs-d’oeuvre de toute espece, fruits précieux de la capacité des meilleurs ouvriers, ou des plus habiles peintres, dessinateurs & mécaniciens en [429] tous genres, à qui cet usurier ne procuroit que la vie & l’habit, tandis qu’il acquéroit à leurs dépens l’immense fortune dont il jouit.

Je pourrois appliquer à la plupart des Libraires de Londres, à quantité de négocians & de mécaniciens, cette trop coupable industrie envers ceux qu’ils sont travailler comme des esclaves, pour ne leur accorder non pas de quoi vivre, mais uniquement de quoi languir & ne pas mourir de faim.

Si ceux qui se sont enrichis en Angleterre par le moyen des productions de J. J. Rousseau, avoient tant soit peu de conscience & d’équité, ce Genevois seroit bientôt à couvert des injures de la fortune.

La lettre écrite par J. J. Rouleau de Motiers-Travers, en février 1763, n’a pas été écrite par Rousseau malade, mais par Rousseau se portant bien. Elle développe avec toute la sagacité & la noblesse convenables, les sentimens de la plus vive reconnoissance & de l’amitié la plus sincere pour les offres généreuses que M. Hume lui faisoit. L’auteur d’Emile ne s’y déguise point: les aveux sont naïfs; les transports de son ame s’y sont sentir avec cette véhémence qu’inspirent la sagesse & la probité.

Je défie que l’on puisse jamais arracher de la plume d’un homme né méchant, quelque éloquent qu’il soit, des expressions aussi pures & aussi naturelles que celles dont il se sert pour faire connoître les replis les plus secrets de son coeur. Ce n’est point le langage affectueux de ce siecle, c’est celui des hommes des premiers tans, où la franchise & la sincérité se glorifioient de paroître avec toutes les beautés qui les accompagnoient alors.

[430] Ce n’est point un homme absolument libre quant aux facultés de l’ame, c’est un captif qui se croit enchaîné par les mépris du fanatisme, qui se voue en entier à un confrere qu’il s’imagine être son vrai libérateur, mais qui dans la suite ne paroît vouloir briser ses chaînes que pour lui en préparer de plus dures & de plus pesantes.

Dans la lettre du même Auteur datée du 4 décembre 1765, on remarque toujours le même esprit de sensibilité, la même confiance, & le même point de vue qui fait soupirer le philosophe Genevois, après une retraite solitaire & libre, où il puisse finir ses jours en paix. Ce projet étoit facile à exécuter, autant par les soins de M. Hume, que par la bonne volonté de celui qui bornoit toute sa fortune à ce bien-être philosophique, qui, disoit-il, fixoit toute son ambition.

Ce qui prouve que Rousseau n’étoit pas tout-à-fait bien sain lorsqu’il écrivit cette seconde lettre, c’étoit cet excès de confiance qu’il mettoit avec trop de légéreté dans les offres de services que venoit de lui faire le philosophe Anglois. Il le faisoit penser à sa maniere, c’est-à-dire, avec ces sentimens héroïques si familiers aux héros de l’Astrée ou du grand Cyrus: & recevant les promesses pour les réalités, il se flattoit trop légèrement d’une conquête qui n’étoit pas encore bien certaine.

Le destin qui voile à nos yeux l’avenir en avoit autrement disposé; le projet échoua: tous deux s’en étonnent: autre preuve que l’un & l’autre n’avoient pas assez de bon sens pour sentir que cette prétendue étroite amitié, contractée par deux esprits si différens, n’étoit pas une chaîne indissoluble.

La lettre de M. Rousseau à M. Clairaut n’est pas en apparence [431] plus simulée que les précédentes; l’Auteur en y peignant l’étroite situation où il se trouvoit, de faire ressource de son Dictionnaire de Musique pour avoir du pain, paroissoit bien moins faire cet aveu pour exciter la commisération dit public que pour engager un savant charitable à se charger de la correction & de la vente de son ouvrage.

L’interprétation que M. Hume donne à cette démarche n’est point à son éloge: elle ne fait pas voir le philosophe, ni même l’homme sensé: elle montre une ame vile, un esprit dur, & tout ce que la vengeance peut graver de plus noir dans le coeur humain.

Quand un homme ne doit ses disgraces qu’à des infortunes & non pas à sa mauvaise conduite, pourquoi rougiroit-il de sa misere, qui n’est que l’ouvrage des coups du sort, pour ne pas dire des injustices des hommes? Pourquoi, avec la preuve de sa vigilance en main, se seroit-il scrupule de recourir avec décence aux ames nobles & aux coeurs bienfaisans, qui sont les instrumens dont la providence se sert pour aider nos ames vertueuses, mais plus particulièrement aux hommes laborieux?

Rousseau qui se contredit assez souvent dans ses ouvrages, comme dans ses sentimens, avoir oublié qu’après avoir refuse les libéralités de plusieurs personnes distinguées par leurs dignités ou par leur fortune, il ne lui convenoit plus, en demandant un service à M. Clairaut, de terminer sa lettre, en lui disant qu’il exerceroit une charité très-utile. Cette maniere de s’exprimer convient assez à un mendiant du bas étage, & jamais à un homme qui sait manier à son gré la parole, & qui peut être le maître des expressions, dont il se sert, sachant [432] sur-tout l’art de les anoblir à son gré. Au reste, ce n’est dans le fond qu’une légere contradiction de sentimens opposés les uns aux autres, & qui ne méritent pas que M. Hume épanchasse son fiel jusqu’à dire, qu’il sait avec certitude que cette affectation de misere & de pauvreté extrême, n’est qu’une petite charlatanerie que Rousseau emploie avec succès pour se rendre plus intéressant & exciter la commisération du public, & qu’il étoit bien éloigné alors, c’est-à-dire en accueillant ce Genevois, de soupçonner un semblable artifice.

Il auroit dû assaisonner cette petite noirceur de quelques exemples ou de quelques traits qui eussent pu servir de preuve à cette trop grossiere calomnie. Sans doute que M. Hume, en se livrant avec trop de chaleur à son ressentiment, ne s’appercevoir pas que cette accusation devenoit un véritable paradoxe, en avançant un instant après: Qu’il savoit que plusieurs personnes attribuoient l’excès fâcheux où se trouvoit M. Rousseau, à son orgueil extrême qui lui avoit fait refuser les secours de ses amis. Défaut qu’il appelle respectable, parce que, ajoute-t-il, trop de gens de Lettres ont avili leur caractere en s’abaissant à solliciter les secours d’hommes riches indignes de les protéger.

Qu’il me soit permis de faire ici une petite digression pour demander à M. Hume, si tous ses ouvrages sont raisonnés de la même maniere: je n’en crois rien; ils risqueroient trop de ne faire qu’un faut de la boutique du Libraire chez l’Epicier.

Cette petite charlatanerie employée par un homme qui auroit sa réputation à coeur, seroit une très-coupable supercherie [433] digne du plus grand mépris, & qui auroit été bientôt publiée par l’un ou par l’autre des faux bienfaiteurs dont ce siecle abonde.

Quoi! Rousseau auroit cherché à s’attirer par cette ruse, quelques écus pour refuser hautement des poignées de louis d’or! Il n’auroit étalé son extrême pauvreté que pour s’opposer avec plus d’effronterie & d’orgueil aux bienfaits d’un grand Monarque! Son égarement ne va pas encore jusques-là. Je croirois plutôt que J. J. Rousseau a contracté une façon de penser, sur les bienfaits qui émanent de l’ostentation, qui ne peut convenir qu’à lui seul, & qui selon moi, ne s’accorde du tout point ni avec la raison ni avec les sentimens de la nature. J’oserois même dire qu’une semblable conduite, de la part d’un homme sensé, seroit une insulte aux décrets de la Providence, & que s’opposer aux dons qu’elle veut nous faire par les mains d’un homme pieux, est en quelque sorte nous déclarer indignes de ses soins & de ses bénédictions. Recevons toujours, & apprenons à faire un bon usage de ce qu’elle nous donne, d’abord pour nous-mêmes, & ensuite pour les objets de pitié qui ne s’offrent que trop fréquemment à nos yeux.

Peut-être que par une haine misanthropique contre tous les hommes en général, M. Rousseau croit qu’il est indigne à un honnête homme d’accepter des secours de ceux que l’on n’aime pas véritablement. Eh! pourquoi ne pas aimer ceux qui se distinguent par une vertu si rare & si louable! Mais il n’est pas le seul de ce caractere; j’en ai connu, je ne dirai pas de ces hommes orgueilleux, mais de ces sortes d’insensés [434] qui préféroient les douleurs de la nécessité aux secours généreux que leur offraient des hommes opulens, & qu’ils soupçonnoient ou trop orgueilleux, ou même trop remplis d’ostentation.

Je crois même entrevoir dans les procédés de J. J. Rousseau, que rien ne coûteroit plus à cet Auteur si célèbre que d’être obligé de montrer de la reconnoissance pour des services qui ne partiroient pas d’une ame véritablement loyale, ou d’une généralité qui ne seroit pas accomplie.

Un esprit inquiet, & aigri par de violens chagrins, peut aisément adopter des préjugés de cette espece; on ne sauroit l’applaudir parce qu’il en est plus malheureux. Pour devenir ami véritable il faut être droit, né sensible & libéral, il faut que l’esprit soit orné & que l’ame ne soit point malade; sans ces qualités essentielles à cimenter l’amitié, il n’est pas possible d’avoir un cour vraiment reconnoissant.

C’est peut-être parce que la plupart des bienfaiteurs ne connoissent pas assez les devoirs qui précédent les actes de bienfaisance & d’humanité, qu’il y a presqu’autant d’ingrats que de personnes obligées. Il est si ordinaire d’être bienfaiteur par ostentation ou par intérêt, qu’il est très-difficile, même en obligeant avec profusion, d’inspirer une véritable reconnoissance.

Sentir un bienfait, desirer de le reconnoître & de marquer avec joie l’obligation dont on est pénétré, voilà la reconnoissance, & voilà ce que toutes les premieres lettres de J. J. Rousseau à M. Hume expriment parfaitement. Il reste à savoir si le coeur de ce Genevois en étoit véritablement pénétré? Je [435] le crois, parce qu’il s’attendoit que son nouvel ami réaliseroit, à sa fantaisie, ou selon ses souhaits, les services qu’il en espéroit.

Madame Déshoulieres dit que, chacun parle bien de la reconnoissance, mais que peu de gens en sont voir: elle a raison; parce que peu de gens s’en rendent dignes.

Il y a dans le coeur de la plupart des hommes, & sur-tout dans le plus grand nombre des Gens de Lettres, beaucoup trop d’amour-propre ou de vaine gloire, trop de fausse délicatesse & de présomption pour qu’ils puissent être vraiment reconnoissans. Pareillement dans le nombre de ceux que la fortune favorise, il y a trop d’impériosité & d’ostentation dans la maniere avec laquelle ils sont couler leurs bienfaits, pour qu’un leur né sensible ne s’en trouve pas un peu blessé. Quel appareil peut-on appliquer sur cette plaie? sinon d’oublier généreusement le titre de bienfaiteur, pour ne se parer en silence que de celui d’homme libéral & bienfaisant. M. Fagel, l’immortel Fagel,* [*Greffier des Etats Généraux, oncle de celui de même nom, qui remplit aujourd’hui le même emploi.] l’homme du monde, ou plutôt le particulier qui se distinguoit avec le moins d’éclat par l’effusion d’une multitude de bienfaits & d’oeuvres pies, soutenoit qu’il n’avoit jamais trouvé des ingrats.

Il y a des coeurs nobles & solidement vertueux, formés par la probité & par la sensibilité, qui trouvent de la grandeur d’ame à témoigner leur reconnoissance; il en est de même qui, poussés par les mêmes vertus, trouvent un plaisir inexprimable [436] à rendre des services promts & efficaces; qui ne cherchent leurs récompenses que dans la joie secrete qui se glisse au fond de leur ame, à mesure qu’ils partagent le pouvoir de la Providence, en faisant du bien aux hommes. Ceux-ci sûrs de ne jamais faire des ingrats, sont ordinairement ceux à qui une pure & vraie reconnoissance vient rendre l’hommage le plus sincere,

M. Rousseau, à ce que je pense, n’a refusé les services que l’orgueil, l’amour-propre & l’opulence lui présentoient, que parce qu’il appréhendoit d’être humilié par la hauteur, le dédain & les froideurs qui ordinairement les précédent ou les accompagnent. Il sentoit peut-être plus vivement qu’un autre l’impossibilité qu’il y avoit d’être véritablement reconnoissant, quand on acceptoit des graces à ce prix-là.

Lorsque la sagesse & la raison agissent de concert pour régler les penchans des hommes, le coeur devient le siege de la gratitude, l’ame ne respire que tendresse & sensibilité, & l’esprit ne sert plus alors qu’à mettre le sentiment en oeuvre, & porte la délicatesse jusqu’à épargner à l’infortuné le soin de se mettre en frais de reconnoissance. Quand celle-ci est sincere, elle n’attend pas qu’on la recherche: elle se fait gloire de paroître; son émotion est visible, elle n’évite pas, mais elle court au devant du bienfaiteur. Eh! pourquoi s’abstient-elle ordinairement de faire ce trajet? c’est alors que l’opulence orgueilleuse la voudroit toujours voir à ses pieds. On peut inférer de là, que la plupart de ceux que l’on oblige ne sont ingrats, qu’à cause qu’ils n’envisagent la reconnoissance que comme une servitude qui fait expirer de honte & de regrets l’amour-propre, l’orgueil & la fausse délicatesse.

[437] Il n’y a presque point d’homme qui ne voulût être en état de se passer des services d’autrui, & il n’y en a point qui d’une maniere ou d’une autre, ne soit réduit à la nécessité d’y recourir.

Si tous les hommes pensoient de tans en tans à la fragilité de la nature humaine, à leur existence exposée à tant de maux différens & à leur fin prochaine, ils connoîtroient mieux les disproportions de fortune qui les désunissent. L’opulence seroit moins superbe & l’indigence moins rampante. Le riche seroit un usage tout différent de ses trésors: le pauvre ouvrier qui s’en ressentiroit davantage, tireroit un meilleur parti de ses forces & de ses travaux.

Le riche, quand il fait agir le pauvre, ne fixe que l’ouvrage qu’il commande, sans se donner la peine de pénétrer dans le fond de son ame ou de ses pensées; loin de le plaindre ou de le consoler de son état d’abjection, il le méprise, & l’avilit souvent outre mesure: à peine lui prête-t-il la faculté de penser; tandis que cet ouvrier capable de raisonnement & de réflexion, gémit à l’aspect d’un Crésus indigne de sa fortune; il n’ose le mépriser ouvertement, mais il grave ses vices dans le fond de son coeur, ce n’est plus pour l’homme opulent qu’il montre de la déférence, ce n’est que pour les richesses que celui-ci possede. Son humilité en devient seulement le tire-bourre.

Moins de fierté ou d’impétuosité du côté de l’homme heureux adouciroit beaucoup les maux & les peines de l’infortuné: le premier seroit mieux servi & plus aimé, & le second plus actif & plus attaché à son devoir. L’avare seul seroit l’ennemi de la société: on le mépriseroit, on le fuiroit pour n’offrir des voeux & de la considération qu’à l’homme juste, intégre [438] & libéral: alors l’ingratitude seroit moins connue, parce que le bienfaiteur seroit plus sensible & plus humain, & qu’en faisant du bien à quelqu’un, il s’imagineroit ne payer qu’une dette contractée entre lui & l’obligé par les caprices de la fortune.

Je pente que ce n’est qu’à la suite de semblables réflexions, & des sentimens qu’elles sont naître dans le coeur d’un honnête homme, que le plus distingué de mes bienfaiteurs, m’écrivit ce que je vais rendre autant que ma mémoire peut le faire, pour suppléer à sa lettre originale que je n’ai pas auprès de moi.

«Cessez de peindre, je vous prie, vos sentimens de reconnoissance. Je les crois fort beaux & je les croirois encore plus magnifiques si vous ne m’en eussiez pas parlé; je n’ai fait en vous obligeant que ce que tout homme aisé doit exécuter de gaîté de coeur à l’endroit d’un homme de mérite que la fortune favorise pas. Le plaisir que j’ai trouvé à adoucir vos inquiétudes m’a tenu lieu de toutes les marques de gratitude que vous pourriez m’en donner. Je juge de vos bonnes qualités, par vos moeurs & votre conduite, & j’infere de-là, que vous n’agissez que par de bons principes. Plus un homme est éclairé, plus je pente qu’il sait faire un bon usage de ses lumieres. En prévenant vas intentions, je me suis mis à votre place, je vous ai transporté à la mienne. Je vous ai fait penser comme je pense, & j’ai agi comme je me persuade encore que vous l’auriez fait, si vous eussiez pu disposer en ma saveur du billet de banque dont vous m’avez annoncé la réception.

«Je vous avertis que pour mieux oublier le titre que vous [439] me donnez de bienfaiteur, j’ai brûlé l’article de votre lettre qui me le prodiguoit à trop de reprises.

«Cessez pour toujours de le prononcer dans vos lettres. Ce seroit me défendre d’y répondre. Je compte bien que vous vous en servirez encore moins de vive voix, autrement je m’imaginerois que vous le seriez à dessein de me faire rougir. Un service rendu en mérite un autre. Celui que je vous demande, & dont vous ne pouvez vous dispenser, c’est de me considérer comme votre bon ami & rien de plus. Soyons libres avec décence, familiers sans affectation, polis sans contrainte, & jouissons sans nous oublier des privileges de l’égalité. E. E..»

Après une pareille déclaration, je demande s’il seroit possible à l’homme le moins vertueux de devenir ingrat? Je n’en crois rien.

Le plus libre de tous les devoirs, quoique très-légitime, c’est celui de la reconnoissance: donnez-lui des chaînes, quelque douces que vous vouliez les forger, l’ingratitude s’avance & ne cherche qu’à les rompre.

Que l’Editeur de l’ouvrage que je réfute fasse ses efforts, pour montrer aux yeux du public J. J. Rousseau comme le plus ingrat & le plus méchant de tous les hommes. S’imagine-t-il d’en être cru sur sa parole? Ses argumens tous brillans qu’ils paroissent ne persuaderont jamais que des esprits bornés & incapables de discernement, & toutes les couleurs qu’il emploie pour peindre M. Hume comme le plus généreux Mécene de son siecle, ne serviront de même qu’à faire paroître sa partialité, & non pas les sentimens d’un homme juste & raisonnable.

[440] Mais ce ne sont plus les Editeurs, c’est M. Hume lui-même qui va parler, c’est lui qui va caractériser son adverse partie. Je croyois, dit-il, qu’un noble orgueil, quoique porté à l’excès, méritoit de l’indulgence dans un homme de génie qui, soutenu par le sentiment de sa propre supériorité, ou par l’amour de l’indépendance, bravoit les outrages de la fortune & l’insolence des hommes.

Est-ce le langage d’un homme qui n’a étudié, comme le disent les Editeurs, que pour éclairer le genre humain?

Je ne sais si ma mémoire me trompe, mais j’ai toujours ouï dire, que l’orgueil étoit un vice détestable & détesté par tous les Philosophes qui ont contribué à éclairer l’humanité. Que rien n’étoit plus nuisible au bonheur de la société qu’un orgueilleux insolent: & quand il plaît à M. Hume de l’ennoblir, il me paroît qu’il s’éloigne beaucoup du devoir attaché à l’état qu’il a embrassé, lui qui, sans doute, auroit dit dans une autre occasion que l’orgueil conduisoit à la tyrannie, qu’il étouffoit les sentimens de cordialité & de bienfaisance, qu’il faisoit sans cesse la guerre aux amis de la vertu, & fouloit à ses pieds l’innocence & la candeur.

Si l’épithete de noble, pouvoit convenir à ce vice affreux, sur-tout quand il est poussé à l’excès, je dirois qu’un noble orgueil porté au suprême degré, avoit si sort aveuglé M. Hume, qu’il ne s’appercevoit pas du ridicule qu’il s’attiroit dans le monde, en prenant lui-même la trompette pour publier en gros &, en détail, tout ce qu’il avoit fait en obligeant le philosophe Genevois.

Il accorde & ne peut refuser du génie à J. J. Rousseau. Est-ce qu’on [441] qu’on a jamais vu un homme de génie pousser l’orgueil à l’excès? Un Pédant pétri des préjugés qui regnent sur les bancs de l’école, se gonfle quelquefois d’orgueil, & s’attire par-là l’indignation de tous ceux qui le connoissent. Mais a-t-on vu quelque homme d’un vrai mérite donner tête baissée dans ce vice abominable? Non, sans doute, Newton, Wolff, Fénelon, Fontenelle, Mafei, le Franc de Pompignan & nombre d’autres que je pourrois nommer, étoient par leur candeur & leur affabilité les antipodes de l’orgueil. A-t-on jamais ouï dire que l’orgueil porté à l’excès méritoit de l’indulgence dans un homme de génie? Qui peut lui accorder cette indulgence sinon, un esprit superbe & hautain. Eh! comment la lui accorde-t-il? comme un tribut qu’il ne lui paye, que pour le recevoir à son tour.

Pour bien définir un objet, ou pour peindre les vices du coeur &les foiblesses de l’esprit humain, il faut être maître de la parole & connoître la valeur des termes.

Que M. Hume me permette encore de lui demander ce que c’est qu’un orgueil excessif soutenu par le sentiment sa propre supériorité autant que par l’amour de l’indépendance, qui brave les outrages de la fortune & l’insolence des hommes? Quant à moi, je ne trouve dans cette phrase qu’un paradoxe indéfinissable. Tout ce que je puis dire, c’est qu’un orgueil de cette espece, n’est qu’une folie outrée, qui ne mérite d’autre indulgence que celle que l’on devroit employer pour la faire loger aux petites maisons. Un homme qui croit être né pour lui seul, qui pense n’avoir besoin de personne & que personne ne doit avoir besoin de lui: qui croit en refusant les services [442] nécessaires au besoin de la vie, braver les outrages du sort & l’insolence des hommes, n’est qu’un insolent lui-même, qui devroit être conduit, non pas en Angleterre par un auteur accrédité, mais dans quelqu’Isle déserte par un Antropophage, & placé au milieu d’un bois épais qui lui déroberoit pour toujours la lumiere du soleil. Car s’il fixoit attentivement cet astre bienfaisant, il apprendroit, à force de réfléchir, que sans le secours de ses rayons, la terre ne produiroit que des rochers & des glaces perpétuelles, & que puisqu’il éclaire les hommes, qu’il les réchauffe & qu’il concourt à leur existence, il semble en même-tans les exhorter à se reconnoître, à se rapprocher & à se secourir réciproquement.

Or, quand M. Hume est convaincu qu’un, homme est tel que lui-même dépeint J. J. Rousseau, y a-t-il plus de folie que de raison à vouloir l’introduire d’abord dans la bonne société? y a-t-il beaucoup de prudence à faire des démarches réitérées pour lui obtenir une pension? y a-t-il de la sagesse à exposer un grand Monarque à un refus sur-tout de la part d’un insensé, qui croit faire dépendre sa gloire & son honneur du plaisir de mourir de faim & de braver les Rois?

Puisque l’auteur Anglois vouloir avoir de l’indulgence pour cet illustre Genevois expatrié, il pouvoir, en étudiant de prime abord le fond de l’on caractere, le servir à sa guise, & ne pas le détourner, malgré lui, du chemin de Bedlham.* [*Maison des fous Londres.]

J’ai toujours cru depuis la publication du discours de J. J Rousseau, qui remporta le prix de l’Académie de Dijon, que [443] cet auteur cherchoit à se singulariser, pour ne pas dire s’éterniser par des traits tout-à-fait opposés au bon sens & à la raison.

On ne peut lui refuser beaucoup de connoissances & de capacité, dont il a fait le partage, tantôt pour enfanter bien de bonnes choses, & tantôt pour en créer de fort absurdes. Les premieres pouvoient lui mériter non-seulement de l’indulgence, mais encore une protection toute particuliere de la part de ses confreres en littérature aisés ou opulens. Les secondes devoient charitablement s’oublier; ou si l’on vouloir s’en ressouvenir, ce ne devoit être que pour ne laisser voir en lui que l’homme animé par deux ames différentes, dont l’une le guidoit vers le beau, le sublime & le merveilleux, en attendant que l’autre vînt étaler les égaremens & les caprices dont il étoit farci. Enfin on devoit avoir pour lui quelqu’indulgence, en considération qu’il n’y a point d’homme qui soit né exempt de foiblesses ou d’imperfections. Mais le timpaniser, l’avilir, le tourner en ridicule n’étoit pas le plus sûr moyen pour le refondre & lui faire changer de conduite; c’étoit l’aigrir & l’irriter, jusqu’au point, comme il le dit lui-même, de lui faire faire bien des sottises.

Rousseau ne vivant que de choux & de carottes, n’auroit sûrement pas ruiné les bienfaiteurs qu’il auroit voulu choisir. En supposant que sa pauvreté eût été aussi réelle que sa lettre à M. Clairaut le témoigne, la nécessité l’auroit obligé d’implorer leurs secours. On se lasse aisément de souffrir, & l’on s’ennuye davantage de languir. Malgré les soupçons déplacés de M. Hume pour représenter Rousseau comme affectant une[444] fausse pauvreté, je me persuade qu’un homme qui est à son aise n’écrit pas, vous exercerez à mon endroit une charité très-utile & dont je serai très-reconnoissant. En sollicitant un service qui coûte des soins, & un tans qui est toujours précieux. à celui qui le donne, il ne tâche point d’exciter la pitié par des lamentations: il prie tout uniment que par bonté d’âme & de coeur, on examine son ouvrage pour que sa réputation d’homme de lettres n’en, souffre pas. Mais quand il, fait cette priere, en avouant que c’est pour avoir du pain c’est qu’effectivement il paroissoit à la veille de manquer de pain.

Que M. Hume ne dise plus que J. J. Rousseau faisoit métier & marchandise de sa misere; ce commerce ne fut jamais bien brillant, & je parierai qu’il n’y a pas fait fortune. D’où je conjecture que la même nécessité qui l’avoir forcé d’implorer les soins charitables de M. Clairaut, l’auroit tôt ou tard contraint d’avoir recours de la même maniere à ceux de M. Hume ou de quelqu’autre.

Il ne faut que lire avec réflexion les lettres de J. J. Rousseau à son nouveau patron, pour s’appercevoir qu’il se formalisoit trop sérieusement de ces petites minuties dont le véritable Philosophe ne s’occupe jamais.

L’affaire de ma voiture, dit-il, n’est pas arrangée,* [*Il vouloit parler de l’arrange ment qui avoir été pris pour le faire voiturer, à meilleur marché qu’il n’auroit pu le faire: & quand: il dit n’est pas arrangée, c’est-à-dire, qu’elle tient encore à coeur.] parce que je sais qu’on m’en a imposé c’est une petite faute qui ne peut être que l’ouvrage d’une vanité obligeante, quand elle ne revient pas à deux fois; comme, si c’eût été un grand [445] péché lorsque même elle se seroit récidivée quatre fois par semaine? Etoit-ce un si grand crime que de faire voyager un homme qui est à l’étroit à bon marché? Rousseau n’y étoit plus; sa maladie empiroit, ou pour mieux dire, elle prenoit de nouvelles gradations. Mais la voici qui veut se manifester avec plus d’éclat. Il dit en écrivant à M. Hume. Si vous y avez trempé, je vous conseille & vous défaire de ces petites ruses, qui ne peuvent avoir un bon principe quand elles se tournent en piéges contre la simplicité. Ah! le pauvre innocent qu’il est à plaindre! Quoi! faire sa route dans un bon, carrosse, sans qu’il lui en coûte presque rien, & qui le conduit dans une riante solitude où lui même avoue être au comble de ses voeux! Qu’entend-il, donc par les piéges que l’on tend, ou que l’on peut tendre par ce procédé obligeant, à sa simplicité,? Mais il veut qu’on le devine & je ne suis pas forcier.

Ce n’est pas dans cette lettre seule que le bon J. J. Rousseau se plaît à produire des obscurités, c’est dans plus d’un tiers de ses ouvrages. On disoit qu’il étoit né avec un génie fait exprès pour composer des énigmes & n’en jamais donner l’explication. C’est autant que je puis m’y connoître, la charlatanerie du métier de certains Auteurs, qui enveloppent leurs pensées dans des phrases tout-à-fait sombres, pour engager apparemment leurs admirateurs à les appelles à leur secours, non pas pour savoir ce qu’ils n’ont pas dit, mais ce qu’ils avoient envie de dire. Ces Messieurs prêtent à leur éloquent galimathias de séduisantes lumieres, qui ne sont qu’éblouir les esprits bornés; mais qui sont hausser les épaules aux personnes raisonnables. Est-ce que Rousseau n’auroit pas mieux-fait de [446] dire tout franchement, en écrivant à son ami: «C’est une façon d’agir qu’un autre que moi trouveroit trop recherchée, mais qui ne peut être que l’ouvrage d’un bon coeur qui sait obliger délicatement, & qui seroit une vertu tout-à-fait bienfaisante si vous ne m’en eussiez pas fait un mystere.» Comment se peut-il que de pareilles fautes, si tant est que c’en soient, ne peuvent avoir un bon principe, sur-tout quand il en résulte une bonne œuvre & un service essentiel pour celui qui en est l’objet? Comment ces ruses, si on pouvoit nommer ainsi de si nobles précautions, peuvent-elles se tourner en piéges? En vérité je me perds dans ce chaos d’idées confuses, qui ne présentent à mon imagination que des vapeurs dignes d’un cerveau extravagant.

Les soupçons énigmatiques de J. J. Rousseau, sont pour moi le noeud gordien: il faudroit être un second Alexandre pour le dénouer. A combien d’interprétations différentes cet illustre Genevois n’asservit-il pas ses argumens? Je crois que M. Hume auroit fait un grand plaisir au public, s’il se fut donné la peine, je ne dis pas d’expliquer les pensées de son adversaire; mais de dire seulement ce que lui-même pouvoir comprendre en lisant tant de fades contradictions? Je parierois que Rousseau lui-même auroit eu bien de la peine à sortir de ce labyrinthe.

Passons à la lettre du 29 mai 1766. Le philosophe Genevois avoue ingénument, que dans l’asyle qu’on lui a procuré, il est très-bien & même au-delà de ses souhaits. Deux choses alterent sa félicité; la premiere, c’est qu’on a pour lui trop d’attentions; la seconde, c’est qu’il n’entend pas & ne peut se faire entendre des domestiques, parce qu’il ne sait pas parler [447] Anglois. A peine a-t-il fait cet aveu, qu’il en fait un autre qui contredit le précédent. C’est qu’il est charmé de son ignorance, parce qu’elle lui sert pour flatter sa misanthropie & autoriser ses incivilités. Il va plus loin, il a le front de s’en vanter pour éloigner le Pasteur de sa paroisse qu’il met au rang des fainéans.

Que peut-on penser de ce mélange d’orgueil, d’amour-propre & de rusticité? Ne diroit-on pas que ce petit mortel, voudroit être considéré comme un être supérieur en intelligence à tous ceux qui l’abordent? Mais pour prouver son infériorité, il n’y a qu’à lire avec attention toute cette épître. Qu’offre-t-elle à l’entendement de l’esprit humai, sinon les bizarreries & les caprices d’un homme qui, dans ses ouvrages, paroît s’être efforcé à faire aimer les noeuds de la société humaine, que lui seul veut avoir le privileges de fuir & de détester. Quelle contradiction d’esprit! quel égarement! Ce n’est ni l’une ni l’autre, c’est une extravagance d’une espece toute nouvelle, & dont on ne sauroit produire aucun exemple, à moins que d’aller le chercher aux petites maisons.

M. Hume, retenu à Calais par les vents contraires, demande à Rousseau, qui peu de tans auparavant vouloit faire argent d’un dictionnaire pour avoir du pain, s’il n’accepteroit pas une pension du Roi d’Angleterre? Rousseau qui apparemment auroit souhaité de faire revivre Diogene, répond à l’historien Anglois, que cela n’croit pas sans difficulé, mais qu’il s’en rapporteroit à l’avis de Mylord Maréchal. Autre folie de même date. Le consentement du Lord Ecossois arrive, cependant le philosophe Genevois, au lieu de déférer aux sages [448] conseils d’un Seigneur qu’il nommoit son pere & son ami; fait encore naître de nouvelles difficultés sous des prétextes si frivoles, qu’un idiot ou un hébété rougiroit s’il s’en étoit servi. Enfin on a la complaisance de se prêter à ses inconstantes bizarreries. On lui propose que la pension aura lieu aux conditions que lui-même voudra prescrire: la plus importante est qu’il faut que le public ignore que cet acte de bienfaisance émanoit de la compatissante libéralité d’un grand Roi: comme si un homme de lettres pouvoit rougir du bien que lui seroit un Souverain ami des arts & des talens.

Voilà le ridicule du philosophe Genevois, ou plutôt sa folie, prouvée par un refus que tout autre que Rousseau n’auroit jamais fait. Voyons, comment M. Hume l’a interprété, en caractérisant son ancien ami bien plus par un esprit de vengeance que par discernement. Je crois bien, avec cet Anglois, que le Genevois avoit l’esprit inquiet. Cela ne devoit point l’étonner: il devoit se figurer que son ami se croyoit journellement menacé par un nombre d’ennemis différens. Il avoit a redouter tous ceux qui, dans le Contrat Social, Emile, & les Lettres de la Montagne, se trouvoient offensés par des traits qui s’opposoient à leurs intérêts, ou par ceux dont il avoit blessé les consciences. Enfin il pouvoit aisément pressentir que J. J. Rousseau, en horreur aux Magistrats de Geneve, trembloit à chaque pas & se figuroit qu’on le poursuivroit jusques dans les lieux les plus éloignés. Mais non, M. Hume incapable de réfléchir sur cette position aussi critique qu’embarrassante, s’érige en censeur despotique, & publie de sa pure autorité, qu’il voyoit clairement que son ami étoit né pour le tumulte & [449] les orages, & que le dégoût qui suit la jouissance paisible de la solitude & de la tranquillité, le rendroit bientôt à charge à lui-même & à tout ce qui l’environnoit. Mais M. Hume ne voyoit que les efforts de son ressentiment, & ne supposoit tant de défauts à son ami, que pour fournir des mots à une phrase brillante. Toute la vie précédente de J. J. Rousseau, ni même sa conduite, excepté celle qu’il eut peu de jours avant son départ de Mortiers-Travers, ne laisse du tout point soupçonner qu’il étoit né pour les orages. Ce tableau convenoit mieux à un V**, à un la Beaumelle & à quelqu’autres caracteres de cette trempe. M. Hume ne vouloit pas peindre, il barbouilloit seulement sa colere pour s’amuser.

Me voici arrivé à la scene scandaleuse de cette piece; c’est le chef-d’oeuvre d’esprit de M. Walpole; son amour-propre l’avoit trouvé digne de la plume d’un grand Roi, & son insuffisance avoit eu la témérité de le publier sous le nom glorieux de l’immortel Frédéric. Cette ineptie, remplie des plus fausses & des plus extravagantes idées, inonda bientôt toute l’Europe des sottises de celui qui en étoit l’Auteur. Elle commence, vous avez renoncé à Geneve votre Patrie. On ne fut pas long-tans à s’appercevoir que Sa Majesté Prussienne ne pouvoit pas l’avoir écrite, parce que ce Prince étoit mieux informé que M. Walpole, du vrai motif qui avoit engagé J. J. Rousseau à renoncer à Geneve. Celui-ci l’avoit fait à dessein: il avoit demandé qu’on le dépouillât de son titre de Citoyen-bourgeois, afin qu’en instruisant* [*Dans ses Lettres écrites de la Montagne.] ses [450] compatriotes de ce qu’ils devoient faire autant pour défendre que pour soutenir leurs privileges, on ne pût pas procéder contre lui comme étant chef de parti, ni enveloppes dans le même filet ses parens & les amis qu’il pouvoit encore avoir dans la République. C’étoit agir en rusé politique & donner adroitement, comme on dit en Angleterre, un croc-en-jambe à la loi. C’en étoit effectivement un, à légard de l’Édit de Médiation qui sut publié à Geneve en 1738 & où il est expressément spécifié, que le premier d’entre les Citoyens, qui fomenteroit des troubles ou des divisions, seroit jugé comme perturbateur du repos public & même puni de mort, lui & ses complices, selon que le cas l’exigeroit. Ce reproche n’influe point ignominieusement sur la réputation de celui à qui il s’adresse il réjaillit honteusement sur le prétendu bel esprit qui préfère à s’occuper de mauvais propos, plutôt que de s’instruire de choses utiles & intéressantes. Ordinairement une sottise en accompagne une autre; M. Walpole ne vouloir pas démentir ce proverbe, il joint au reproche la calomnie. Vous vous êtes, dit-il, en s’adressant à Rousseau, fait chasser de la Suisse, pays tant vanté dans vos Ecrits. Oui ce même pays mérite de l’être, mais il est faux que J. J. Rousseau en ait été chassé. Voici ce me semble tout ce qu’on auroit pu lui reprocher.

Pendant votre séjour à Motiers-Travers, vous vous êtes trop livré à de certains esprits & à des personnes qui, par leur état autant que pour leur repos, ne pouvoient pas raisonnablement adopter vos systêmes erronés ou scandaleux, ni vivre amicalement avec vous.

[451] Après l’aventure du carreau de vitre cassé à l’une de vos fenêtres, en supposant que ce n’a pas été l’ouvrage de votre chere gouvernante, vous pouviez paisiblement vous retirer à Couvet, où tous vos combourgeois* [*La communauté de Couvet, pour honorer les talens de J. J. Rousseau, lui avoit accordé le droit de bourgeoisie.] vous auroient reçu à bras ouverts. Vous n’auriez eu qu’une demi-lieue à faire, & vous étiez en sureté. Vous ne deviez point chercher de retraite dans le Canton de Berne; vous saviez ce que votre compatriote Micheli Ducret s’y étoit attiré. Vous deviez bien vous attendre que tôt ou tard on solliciteroit votre éloignement, & qu’un apôtre de la Démocratie ne pouvoit espérer un asyle assuré dans un Etat Aristocratique. Mais vous aviez des vues impénétrables, & ceux qui ne savoient pas où butoient vos projets, pouvoient à plus forte raison que vos meilleurs amis, vous accuser d’imprudence & de légèreté.

Ce qui vous arriva dans l’isle de St. Pierre,* [*Quand J. J. Rousseau fut obligé de sortir de cette isle, où il n’y a qu’une seule maison, il sentit bien d’où le coup partoît; alors il s’écria, en parlant du Magistrat de Geneve, ils veulent la guerre, eh bien! ils l’auront.] ne peut ni ne doit pas vous être reproché. On en use de même dans presque tous les Etats de l’Europe envers ceux dont on a lieu d’appréhender l’esprit inquiet & remuant. Mais oser insulter quelqu’un & l’invectiver par une calomnie outrageante, c’est déroger de propos délibéré aux sentimens de l’honnête homme, & mériter la haine & l’indignation de tous les honnêtes gens.

Apprenez de moi M. Walpole, qu’il n’y a rien de plus lâche que d’opprimer les malheureux: c’est combattre, le poignard [452] à la main, un homme qui auroit les pieds & les mains liés, non pas pour lui arracher la via, mais pour le mutiler dans toutes les parties de son corps sans qu’il puisse se défendre. Un pareil triomphe couvre toujours de honte & d’opprobre le vainqueur, on le déteste, il mérite de l’être.

Tout le reste de cette lettre supposée, & qui a passé pour un chef-d’oeuvre d’éloquence, n’est dans le fond qu’un tissu de brillantes impertinences, qui attaquent moins J. J. Rousseau que l’esprit éclairé du Prince, à qui M. le Bourgeois de Westminster a osé attribuer un style & des pensées fort au-dessous de la plume d’un Souverain.

On pouvoit bien imaginer que le Genevois outragé dans cette lettre, en la voyant paroître dans un papier public, demanderoit satisfaction la plume à la main. Cependant en faisant cette démarche il auroit dû sagement ne pas étendre ses soupçons, ni s’imaginer avec trop de vivacité que M. Hume avoir trempé dans cette méprisable plaisanterie. Quoique cela pouvoit être, des soupçons ne suffisoient pas pour l’en accuser; il falloit voir venir, dissimuler encore quelque tans; mais point du tout, le masque tombe & le Philosophe s’évanouir; il ne se contente pas de soupçonner, il porte ses doutes jusques dans le sein de la crédulité, ce qui prouve toujours bien plus de foiblesse que de discernement & de prudence. Pourquoi s’agiter, s’échauffer & s’altérer à crédit en fixant des vapeurs, ou prenant des nuées pour des montagnes inaccessibles.

Je crois que M. Hume, auroit pu se dispenser de faire éclater tant de surprise, & de se plaindre avec autant d’amertume qu’il le fait, des expressions de la lettre de J. J. Rousseau: à l’auteur [453] du saint James Chronicle. Il n’y étoit pas nommé: pourquoi! puisqu’il soutient qu’il ignoroit la plaisanterie de M. Walpole, pourquoi dit-il, que c’est lui que J. J. soupçonne & qu’il insulte tout à-la-fois, & qu’enfin du meilleur de ses amis, il le convertit subitement en un ennemi perfide & méchant. Mais quoi! l’auteur Anglois ose-t-il finir cette phrase en ajoutant; & par-là, tous mes services passés & présens sont d’un seul trait adroitement effacés. Non, ils ne l’étoient pas encore, si M. Hume eût été aussi innocent dans cette affaire qu’il le proteste, deux mots de lettre suffisoient pour lui rendre toute l’amitié de J. J. Rousseau, qui lui-même auroit rougi d’avoir eu la foiblesse de se battre pendant long-tans avec une épée qui étoit chez le fourbisseur.

Quand je dis que le philosophe Genevois auroit rougi, c’est-à-dire, qu’il auroit été fâché d’avoir soupçonné trop légèrement son ami, c’est toujours en supposant qu’il étoit de sens rassis; & je conviens que s’il n’eût pas eu l’esprit troublé, jamais semblable querelle n’auroit scandalisé le public. Mais J. J. étoit malade, & David ne se portoit pas trop bien. Le premier soupçonnoit avec trop peu d’apparence, & le second accusoit trop inconsidérément son ami d’ingratitude & de méchanceté.

Un bienfait reproché tient toujours lieu d’offensé.

Si tous les hommes avoient assez de justesse dans l’esprit & d’équité dans le coeur, ils seroient bientôt convaincus que le reproche d’un service rendu révolte toujours l’obligé, & métamorphose sa reconnoissance en ingratitude perpétuelle. Si M. Hume n’eût obligé J. J. Rousseau que pour le plaisir seul [454] d’avoir la satisfaction de lui faire du bien, le public le savoit, l’obligé même le lui avoit appris, l’Anglois n’auroit jamais eu la foiblesse de le lui reprocher, & son ostentation eût été ignorée dans le monde; c’est lui-même qui l’a affichée par des reproches qui ne conviennent qu’à des ames viles & à des hommes abjects. Eh! qui auroit jamais osé soupçonner qu’un écrivain estimé eût pu s’oublier jusqu’au point de faire parade de ses services & de ses bienfaits? Excepté cependant que Messieurs les Auteurs Anglois n’aient acquis ce privilege par une chartre ignorée par les Philosophes des autres nations policées.

Si l’on considéroit l’action d’obliger comme une vertu attachée aux devoirs de l’humanité, & qui prend son origine dans un sentiment aussi noble & même plus vertueux que la générosité, l’ingratitude seroit entièrement bannie de monde; M. Hume ne se fût jamais encensé lui-même aux yeux des hommes qui, capables de réflexions, savent qu’il n’y a point de mérite à faire du bien à quelqu’un, quand après l’avoir fait, on est assez lâche pour s’en glorifier ouvertement. La passion, autrement dit la vengeance, l’emportoit sur les sages réflexions qu’il auroit dû faire avant que de plaider sa cause à la face du ciel & de la terre. C’est ce qu’il fait voir très-clairement quand il dit, en parlant de son adverse partie, s’il n’étoit pas ridicule d’employer le raisonnement sur un semblable sujets & contre un tel homme, il lui demanderoit pourquoi il lui suppose le dessein de lui nuire?

Est-il possible que cet Anglois s’oublie jusqu’au point d’avouer, comme il le fait ici, la duplicité & l’inconstance de [455] ses sentimens? A-t-il estimé ou non celui qu’il affecte dans cet instant de mépriser jusqu’à l’injure? A-t-il oublié que lui-même avoit dit que la célébrité de son génie, de ses talens, sur-tout de ses malheurs, l’avoient engagé de s’intéresser pour lui? Est-il ridicule d’employer le raisonnement quand il s’agit de se justifier d’un soupçon? l’est-il davantage de s’en servir vis-à-vis d’un homme célebre par son génie & ses talens? Contre qui donc faudroit-il employer le raisonnement? Seroit-ce contre un sot, un ignorant incapable d’en sentir la force & vérité?

Si tout le public juge comme moi, il ne trouve, dans la phrase de ce célebre écrivain Anglois, que la quintessence du mauvais raisonnement. Il ne peut y rencontrer qu’une façon de penser & d’écrire tout-à-fait opposée à la philosophie morale, & entièrement dépourvue de délicatesse & de grandeur d’ame. Que penser des talens supérieurs de M. Hume, quand il dit que ce n’est pas l’usage que les services que nous avons rendus fassent naître en nous de la mauvaise volonté. Qui vous a dit, M. Hume, que ce n’est pas l’usage? & moi je vous soutiens que la plupart de ceux qui, dans ce siecle, obligent ou rendent des services, ne l’ont pas plutôt fait, que une maniere ou d’une autre ils cherchent à en retirer l’intérêt.

Les uns exigent des déférences ou des assiduités; & il en est qui poussent la mauvaise volonté jusqu’à exiger des sacrifices qui coûtent beaucoup à la délicates e & à l’amour-propre de ceux qui ont reçu leurs bienfaits: enfin il en est peu qui eu répandent sans avoir un but ou un point de vue, qui n’est pas toujours la perspective de la vertu.

[456]

The study of man is mankind.

L’étude de l’homme, c’est l’homme.

Est-il un Ecrivain qui puisse mériter quelque applaudissement s’il n’a pas fait un cours de cette étude avec toute l’attention & les réflexions nécessaires? On ne voit le plus souvent parmi nous qui ne sommes pas les sauvages de l’Amérique, que de l’orgueil, de l’ostentation & sur-tout des caprices, qui nous sont tourner du sud au nord, & tomber rapidement du blanc au noir. Quand M. Hume dit que ce n’est pas l’usage que les services que nous avons rendus fassent naître en nous de la mauvaise volonté, l’on reconnoît qu’il se livre avec plus de promptitude à ses idées qu’a ses réflexions. Il auroit mieux dit, en tournant la phrase, que beaucoup de gens, après avoir rendu quelques légers services, en rendent ensuite de fort mauvais à ceux qu’ils avoient obligés ou par humeur, ou par caprice, ou par orgueil. C’est assez l’usage en Angleterre de ne faire du bien & de ne rendre service que par ostentation, & pour jouir du plaisir stérile d’en être applaudi, & par qui? par ceux qui ne se connoissent par en vertus solides.

Quand on examine de près les actions des hommes, & que l’on réfléchit sur le ton vers lequel la société est montée seulement depuis vingt ans, on s’apperçoit bientôt que toutes les démarches qu’on leur voit faire ne tendent qu’à se jouer, se tromper & se tympaniser les uns les autres; mais particuliérement de ceux que la fortune a privés de ses saveurs ou de ceux à qui elle a tourné le dos. Ah! si l’on pensoit que du bien-être à l’infortune, il n’y a qu’un pas à broncher, on traiteroit [457] avec beaucoup plus d’indulgence les infortunés. Je ne dis pas que ce soit toujours l’ouvrage d’un mauvais cœur. Non, il est de très-bons caracteres qui se laissent entraîner par le torrent des mauvais exemples: d’autres ne sont en cela que ce que l’on leur a fait, ou que ce qu’ils voyent faire à gens en place ou accrédités. Je vais étendre ce tableau. Un homme de mérite, mais dépourvu des moyens ou du bien-être convenables à la pureté de ses moeurs, se montre, il étale à la fois une bonne conduite & une honnête industrie, ses talens lui méritent quelques égards, enfin quelqu’un se pique de l’obliger, on lui fait ou oui lui procure du bien; voilà le chef-d’oeuvre du sentiment qui honore l’humanité & sert en même tans la patrie. Cette action est noble & généreuse, elle nous approche beaucoup de la Divinité; le diable en est jaloux, que fait-il? Il nous fait, par orgueil, découvrir quelques foiblesses ou des défauts dans celui qui étoit l’objet de nos bonnes oeuvres: nous oublions que nous n’en sommes pas exempts. Nous n’appercevons pas la poutre qui est dans notre oeil, nous ne voyons que le fétu qui est dans la prunelle de notre prochain malheureux. Nous nous élevons au-dessus de lui par le dédain, par l’indifférence ou par une fausse pitié. Nous nous érigeons pédantesquement en censeurs de sa conduite & de ses moeurs, & souvent sans être bien informés de la constitution de son tempérament, nous baptisons les ravages d’une fievre lente ou d’une insomnie, de paresse & de négligence. Bientôt nous le moralisous: nous voulons le prêcher sur tout ce qui ne répond pas à ce que l’on voudroit exiger de lui. Nous attaquons sa délicatesse par l’endroit sensible: il en est humilié, il [458] pense, il démêle le fond d’orgueil qui nous fait parler; & cependant il se tait par timidité, & n’ose répliquer ni se défendre. Pourquoi? parce qu’il craint de perdre la suite des bons offices qu’il espere encore de notre part, & auxquels nous l’avons comme enchaîné par des promesses réitérées. Pourquoi les lui avons-nous faites? parce que de prime abord nous n’appercevions en lui que l’homme de mérite, & que ses foiblesses & ses défauts nous étoient encore cachés; cependant ces mêmes défauts n’étoient pas des vices, & n’émanoient que de ses infirmités corporelles, ou bien de la foiblesse de son tempérament. Mais on ne veut pas se donner la peine de creuser si avant; ses prétendues imperfections ralentissent notre zele, & par degré nous portent à l’éloigner, pour ne pas être obligé à lui tenir parole. Il sent notre refroidissement: il feint de ne pas s’en appercevoir. Il se montre encore, mais si la raillerie piquante succede à l’austere morale, alors se croyant méprisé, il se dépite & se courrouce tout bas contre des procédés tout-à-fait indignes de l’honnête homme. S’il s’apperçoit que de premier objet qu’il étoit de nos sentimens vertueux, il est devenu celui de nos jeux de mots ou de nos mépris, son estime pour nous s’évapore, & si, avec cela, nous faisons chorus avec ceux qui se croyent en droit par leur fortune de se divertir à ses dépens, d’homme qu’il auroit été véritablement reconnoissant, il ne tient plus, à notre égard que la conduite que le ressentiment naturel inspire. D’un coeur disposé à la reconnoissance nous en avons fait un ingrat.

Voilà nos usages, & il paroît que M. Hume auroit cru dégénérer de sa qualité d’honnête homme, selon le monde, [459] s’il ne s’y étoit pas conformé. Il répondra, sans doute à cela, que tout habitant de la société doit faire ce que les autres sont: se livrer au torrent & ne pas se singulariser: que la misanthropie n’est plus à la mode: qu’il faut observer un juste milieu entre l’austérité d’une saine Philosophie & la corruption des moeurs: enfin qu’il faut être de mise & se plier au goût général. Hélas! ce philosophe Anglois dégénere furieusement du titre que la complaisance publique lui a prodigué.

Ecoutons M. Hume lui-même. C’est dans le livre intitulé les Pensées de cet historien qu’il saisit l’occasion de se peindre de se caractériser. La copie ressemble si parfaitement à cet auteur, que l’on ne peut s’y méprendre; les coups de pinceaux du peintre témoignent que l’artiste avoit eu le loisir de bien étudier les traits de l’original.

O Philosophie! ta vertu est stérile & ta sagesse n’est que vanité. Tu cours après les stupides applaudissemens des hommes.

Tu ne cherches ni le solide témoignage de ta conscience, ni l’approbation infiniment plus solide encore de cet Etre qui, d’un seul de ses regards, pénetre tous les abymes de l’univers. Pourrois-tu ne point sentir combien ta probité est chimérique! Tu te glorifies des beaux noms de citoyens, de fils, d’ami....Tu es toi-même ta propre idole, tu n’encenses que tes perfections imaginaires, & tu ne cherches qu’à flatter ton orgueil en te faisant un nombreux cortege d’admirateurs ignorans.* [*Pensées de M. Hume.]

La preuve d’un orgueil démesuré dans un petit particulier [460] se trouve dans l’ostentation de faire du bien, & ensuite d’emboucher lui-même la trompette pour le publier.

Est-ce qu’un homme né sensible, humilié, ou avili par gens qui lui ont procuré quelques secours passagers, peut conserver pour d’indignes bienfaiteurs, cette reconnoissance parfaite qui s’étoit de prime abord logée dans son coeur à la réception des bienfaits?

Sa reconnoissance en naissant étoit vraie, son ame en étoit pénétrée, son coeur en palpitoit de joie, elle croissoit à vue d’oeil tant qu’il éprouvoit que la pratique du sentiment de bienfaisance le mettoit de niveau avec son bienfaiteur; mais dès qu’il éprouve que le bienfait reçu ne lui a donné qu’un supérieur qui, par gradation, veut s’ériger en tyran de ses volontés & de ses actions, l’indignation, le remords & le repentir prennent la place de cette noble & sincere reconnoissance. L’un crie à l’ingrat, l’autre à la perfidie. Le premier a tort, le second a raison: mais est-il appuyé? Non, tout au contraire, on se range du côté de l’opulent. On encense toujours le veau d’or. La guerre se déclare, les partis s’échauffent, le combat ne finit que par quelque scene scandaleuse.

Il est plus d’un exemple de ce que je viens d’alléguer. Je ne rapporterai que celui-ci.

Dans une ville dépendante de la Grande-Bretagne, arrive un homme qui n’étoit pas sans talens; il joignoit à une conduite réglée l’amour des Belles-Lettres, & pouvoit tenir son coin dans la bonne société. Le fruit qu’il avoit tiré de ses voyages le faisoit distinguer dans la foule des voyageurs qui cherchent fortune; enfin on se plaisoit à l’entendre & on aimoit [461] sa conversation. Sa conduite & ses manieres le firent bientôt rechercher. Mais particulièrement du sieur Ried qui, réunissant un commerce fort étendu à un emploi très-honorable, pouvoit splendidement jouir de tous les agrémens que l’on reçoit d’une brillante prospérité. De plus c’étoit un vieux garçon qui n’avoit à songer qu’à des héritiers collatéraux, pour lesquels ordinairement on se gêne moins que pour ses propres enfans.

Ried étoit considéré par ses compatriotes comme un homme aimable & sociable. Les Maures, avec qui il avoit souvent affaire, soit pour les intérêts de la Grande-Bretagne, ou soit pour le siens propres, ne l’envisageoient pas de même; Ried s’etoit imaginé qu’en leur montrant de l’orgueil & de la fierté, il en obtiendroit ce qu’il se proposoit d’en recevoir. Ce systême étoit mal conçu, puisque quelques années après lui-même en fut la victime.* [*Ried ayant été chargé d’une négociation auprès du roi de Maroc, s’énonça avec tant de hauteur, d’orgueil & de fierté, joignant à cela des menaces outrageantes, que comme il y pensoit le moins, plusieurs hommes armés entrerent dans son appartement & le massacrerent] Au reste il avoit des connoissances assez étendues, & s’appliquoit autant par théorie que par pratique aux devoirs de son état. Son esprit étoit orné par une lecture suivie des meilleurs Auteurs Anglois, François & Espagnols, le tout accompagné d’une humeur enjouée & d’une vivacité qui lui attiroient l’admiration de tous ceux qui étoient en liaison amicale avec lui.

Dès la seconde visite, il offrit à l’Etranger qui lui avoir été recommandé, ses bons offices, en le priant de n’avoir plus [462] d’autre table que la sienne, excepté celle du Gouverneur, chez qui Ried & l’Etranger se trouvoient fréquemment invités. Il poussa même plus loin la générosité, il le pria de disposer de sa bourse & de son crédit. Rien de plus noble & de plus généreux que ce procédé.

Tout le premier mois se pas a à la satisfaction réciproque de l’homme heureux, & de celui qui cherchoit à le devenir. Tous deux, par une conformité apparente de sentimens, se croyoient au comble de leurs souhaits: le premier d’avoir le plaisir d’obliger, & l’autre la consolation de pouvoir reconnoître dignement un acte de bienveillance si rare & si distingué. L’un s’applaudissoit d’avoir rencontré l’occasion de donner l’essor à son penchant libéral, & l’autre employoit les talens de son esprit pour tâcher de plaire à un bienfaiteur qui paroissoit à ses yeux le roi des hommes.

Il n’est pas toujours possible que deux esprits, quelque ressemblance qu’ils puisent avoir, se trouvent toujours de même sentiment. Dans le commencement’d’une liaison amicale, on apporte souvent plus de circonspection qu’il n’en faudroit, & quand on s’imagine que la sympathie opere avec le plus de force, on se relâche beaucoup plus qu’on ne devroit le faire.

Un rien, une niaiserie & même une question absolument indifférente agitée auprès d’un bol de punch, ou à la fin d’un grand repas où le bourgogne & le champagne ont coulé avec trop de profusion, peut causer de fâcheuses révolutions sur deux coeurs qui, de sang-froid, ne se seroient jamais entrechoqués, & qui sembloient de prime abord n’avoir été créés que pour s’entr’estimer.

[463] Souvent à la faveur de l’opulence, un homme de génie médiocre s’arroge bien des droits qui n’appartiennent qu’aux vrais savans.

Vers le milieu du second mois, Ried commençoit à vouloir primer sur tout ce qui donnoit matiere à la conversation, & développoit des systêmes qui n’étoient pas toujours les plus raisonnables.

Un homme né sincere trouve toujours de la bassesse à déguiser ses pensées. L’Etranger étoit de ce caractere, il ne savoit point l’art de dire oui, quand il falloir dire non, & Ried méritoit souvent, par des entêtemens déplacés, qu’on ne fût pas de son avis. L’Etranger ne croyoit pas qu’il convint à un homme vrai de payer les droits de l’hospitalité & de la bienveillance, par le déni formel d’une vérité évidente. L’Irlandois de son côté, ne croyoit pas devoir le céder à un particulier qui dépendoit en quelque sorte de son opulence; d’ailleurs il se seroit cru trop humilié, s’il avoit été obligé, par la force d’une relation juste & véritable, de se rétracter de ce qu’il avoit assez inconsidérément soutenu, & cela plutôt par opiniâtreté & par orgueil, que par connoissance de cause. De-là les contrariétés & les légeres disputes. De celles-ci, l’échaussement de la bile, les vivacités déplacées; enfin les tons de voix impérieux qui sont trop connoître à l’obligé, que le prétendu bienfaiteur voudroit mettre un impôt sur ses lumieres, & donner des entraves à ses sentimens. S’il refuse ce tribut honteux, le bienfaiteur se refroidit, ses gestes, ses regards & ses dédains l’annoncent, & ses propos sont bientôt connoître qu’il a diminué d’estime & de bonne opinion, envers celui [464] pour lequel il avoit fait paroître la plus sorte considération.

Voilà en miniature, le tableau de la conduite du sieur Ried à l’endroit de l’Etranger qu’il avoit si noblement & si généreusement accueilli.

A peine le troisieme mois fut-il arrivé, que Ried ne témoignoit plus avoir pour celui a qui il avoit prodigué le beau titre d’ami que de l’indifférence, pour ne pas dire du mépris. Il ne l’écoutoit plus comme un homme instruit par l’étude & par l’expérience. Ce n’étoit plus l’oracle qui, dans les premieres journées de leur connoissance, paroissoit captiver l’attention des auditeurs, & à qui même Ried prodiguoit des louanges & de l’encens. Ce n’étoit plus un homme doué de pénétration & de discernement, c’étoit seulement un beau rêveur, un causeur impitoyable, qui ne produisoit dans la conversation que des choses puisées dans son cerveau, & cela, parce que Ried ne les avoit pas trouvées dans sa bibliotheque. Enfin l’instant où l’Irlandois devoit ou vouloit étouffer dans le cœur de cet Etranger tous les sentimens de reconnoissance dont il étoit pénétré, arriva. On avoir agité une question intéressant, & à laquelle Ried n’avoir pas répondu en homme tout-à-fait bien instruit du fait dont il s’agissoit; l’Étranger mieux informé, voulut l’éclaircir en rapprochant les circonstances & les démonstrations nécessaires à cet effet; mais Reid, pour ce moment-là, plus opiniâtre que savant, s’efforça à contredire ce que l’autre venoit d’avancer, s’oublia même jusqu’au point de faire succéder aux railleries piquantes, certaines expressions outrageantes dont on ne se sert jamais que pour étaler l’impériosité, l’orgueil & le mépris.

[465]Que devîntes-vous! ô chere & tendre reconnoissance! vous qui jusqu’àlors aviez navré de joie & de plaisir le coeur de l’obligé. Vous vous enfuîtes presque aussi rapidement que le cerf à la vue du chasseur. La vivacité de l’Etranger subitement métamorphosée en une colere que l’honneur de concert avec l’amour-propre inspire, l’emporta sur les déférences que vous exigez. Il fit sentir à cet Irlandois trop opulent, qu’il savoit distinguer le bienfaiteur d’avec le tyran impérieux, & prêt à commettre la plus blâmable incivilité; il fut enfin forcé, en quittant pour toujours cette maison, de s’écrier que c’étoit faire payer trop cher des bienfaits, que d’en accorder à ce prix-là.

Tout occupé de la scene qui venoit de se passer, il écrivit le même jour une lettre à cet Irlandois où il lui faisoit un tableau général de tous les devoirs que la reconnoissance exige de l’honnête homme, qu’il s’étoit appliqué à les remplir. Mais il ajoutoit que dès que l’honneur se voyoit égratigné, fût-ce même par celui qui auroit fait notre fortune, qu’alors tout sentiment de reconnoissance faisoit place, non pas à la vengeance, mais à la plus froide indifférence.

La preuve que Ried n’avoit pas été bienfaiteur par noblesse d’ame & par des sentimens épurés, c’est qu’il fit tout ce que M. Hume a fait à l’endroit de J. J. Rousseau. Autant il avoir prôné les bonnes qualités de l’Etranger, autant il s’efforçoit l’avilir & à le décrier. Il lui prodiguoit les titres d’ingrat de méchant, & s’empressoit à indisposer contre lui tous ceux qui lui avoient témoigné quelque bienveillance. Plusieurs d’entr’eux, séduits par la prévention, firent chorus, & sans [466] examiner qui des deux avoir tort, l’Etranger fut condamné. On ne vouloit pas même lui permettre de se justifier. Cependant le généreux Lieutenant-Colonel C * * *. ne voulut pas être du nombre des foibles. Il écouta l’Etranger, eut la générosité de plaider sa cause & la défendit ouvertement à la honte de l’Irlandois & de ses adhérens. Il fit plus, il voulut remplacer Ried dans l’emploi de bienfaiteur, & s’en chargea avec tant de grandeur d’ame & de délicatesse, que ce même Etranger peut encore protester que jamais homme vivant n’a pu graver dans son coeur autant de reconnoissance de respecte & de vénération. La haute sagesse & la probité de ce valeureux militaire sont trop connues, pour qu’on puisse le soupçonner de s’être livré à un autre sentiment qu’à celui qu’inspire la justice & l’amour du prochain affligé.

Un homme libéral est un Dieu sur la terre,

Un ami vertueux, un sage défenseur;

Quand l’Etranger en lui peut retrouver un pere,

Et qu’il a tous les traits d’un noble bienfaiteur.

Lorsqu’on épure par le creuset de la réflexion les actions de la plupart des hommes, on n’y remarque que le vernis de la probité & l’étiquette du sentiment. Ceux qui, par des dehors trompeurs ont l’adresse de se faire passer pour les plus estimables, n’ont ordinairement que le coloris de la vertu. Examine-t-on de près les motifs qui les sont agir? la réalité des sentimens généreux ne s’y trouve plus. Orgueil, ostentation, caprice & fasse compassion sont la base presque de tous [467] les dons gratuits dont l’opulence se dépouille en saveur d’un homme infortuné. Ah! si les Crésus de nos jours pensoient quelquefois à leur fin derniere & remontoient de tans à autre jusqu’à la source d’où leur en venu tant de richesses, ils seroient bien moins durs envers les indigens: ils se condamneroient eux-mêmes à une restitution volontaire envers ceux que la fortune persécute. Combien en est-il, Mrs. les riches, qui ne sont indigens que par les injustices & les concussions de vos aïeux. Ils n’existent plus, me direz-vous; cela en vrai, mais les malheureux qu’ils ont faits ont engendré des fils, qui ne sont devenus des objets de pitié, que parce que vos ancêtres avoient eu l’adresse de s’enrichir aux dépens des leurs. Mais cet Etranger qui vient des antipodes peut-il avoir de pareilles prétentions? Qu’en savez-vous? peut-être son pere ne fit le trajet de l’Amérique, que parce que son bien étoit injustement passé entre les mains de celui qui a terré en votre faveur. Vous & lui l’ignorez; toutefois vous lui devez une portion de votre superflu, en considération de ce que ceux qui pourroient avoir une prétention légitime sur une part de votre héritage, ignorent à qui ils pourroient s’adresser pour la réclamer.

Je ne prétends pas établir par ce systême des restitutions illégales, l’idée d’un pareil projet n’appartenoit qu’a l’Abbé de St. Pierre. Je pense qu’il convient mieux de laisser subsister les chaînes de la société telles qu’elles se trouvent actuellement forgées: mais je crois qu’il convient à tout écrivain qui aime l’humanité, d’engager les hommes à réfléchir sur les devoirs qui se présentent rarement devant leurs yeux, surtout au milieu des délices d’une heureuse prospérité.

[468] Je sais que je ne suis pas le seul qui ait prêché à-peu-près une semblable morale. Mrs. Stéele, Adisson & Lucas en ont bien dit davantage; & ce qu’ils ont écrit sur le même sujet suffirois pour engager les hommes à ne faire du bien aux indigens, que par la seule idée qu’en le faisant avec un entier désintéressement, ils s’attirent non-seulement l’estime de tous les hommes vertueux, mais encore les bénédictions du Ciel. Ce qui vaut infiniment mieux que tous les témoignages de reconnoissance, dont on ne peut donner des preuves réelles, que quand la fortune nous met de niveau avec nos bienfaiteurs. Obliger un ami, obliger un compatriote, obliger un étranger, sont des emplois tout-à-fait différens.. Les circonstances seules fournissent à un bienfaiteur généreux, la maniere de se distinguer par la pratique de cette vertu toute divine. Mais dans, le nombre de la plupart de ceux qui se plaisent à faire des heureux, il en est peu qui le fassent avec la dignité & le désintéressement convenables à cette pieuse opération.

L’art de savoir accorder des graces ou des bienfaits est trop ignoré du vulgaire, il n’y a tout au plus que ceux qui ont reçu une éducation distinguée qui s’en acquittent avec autant de délicatesse que de promptitude, parce qu’on leur a appris.

Si benè quod facias, facias citò; nam citò factum,

Gratum erit, ingratum gratin tarda fecit.

Que M. Hume ainsi que tous ceux qui ont obligé J. J. Rousseau, s’examinent d’après le tableau que je viens de faire. J’en excepte le généreux Lord Maréchal & quelques ames aussi nobles que la sienne: mais que les autres se jugent eux mêmes, [469] ils conviendront que s’ils n’ont pas agi en conséquence des principes que cette peinture offre à leurs yeux, qu’ils n’ont été que des bienfaiteurs ostentatieux ou intéressés: autant vaudroit il ne le pas être.

Suivons M. Hume dans sa justification; il nie d’avoir été complice de M. Walpole relativement à la satire dont celui-ci s’est avoué l’auteur; il avoue cependant avoir vu cette épître ou ce libelle, lorsqu’il étoit entre les mains de tout le monde, même avant son impression. Il devoir donc, en homme d’esprit, s’imaginer que connoissant, ainsi qu’il le dit lui-même, J. J. Rousseau pour un homme d’un caractere défiant & soupçonneux, que celui-ci ne manqueroit pas de l’accuser d’avoir trempé dans l’impression de cette piece. Si M. Hume eût eu le secret de prendre les devans & d’avertir Rousseau de ce qui’s’étoit fait; ce Genevois n’eût jamais osé accuser son ami de complicité. Il ne se fût jamais livré à cet excès de sensibilité où s’abandonnent les esprits foibles, & qui leur fait ordinairement entasser sottises sur sottises. Mais l’auteur Anglois croit en avoir dit assez au public, en alléguant qu’il se seroit lui-même cru coupable de noirceur & de méchanceté, s’il avoit imaginé que Rousseau l’eût soupçonné d’être l’éditeur de cette plaisanterie, & que c’étoit contre lui que le Genevois se disposoit à tourner toute sa fureur. Je ne sais comment M. Hume peut nommer plaisanterie l’outrage le plus formel, & dire ensuite que cependant c’étoit contre lui que J. J. se disposoit à tourner toute sa fureur. Je ne crois pas que l’on puisse mésuser davantage du pouvoir de s’obscurcir, que de s’exprimer de cette maniere. Il continue en disant; qu’il [470] étoit le dernierdes hommes du monde, qui, dans les regles du sens commun, devoit être soupçonné. Et moi je dis que les regles du sens commun indiquoient le soupçon. Mais que si Rousseau les eût mieux connues, il n’auroit jamais mis au jour ses doutes à cet égard M. Hume ajoute que c’est lui que le Genevois accuse sans hésiter d’avoir fait imprimer le libelle, &c. Cela n’est pas: le plaintif ne nomme personne, & M. Hume qui, lui seul soupçonne que c’est contre lui que Rousseau tire à bout touchant, se déclare par-là bien plus coupable que n’ose le faire le Genevois, qui dit uniment, que ce qui navre & déchire son cœur, c’est que l’imposteur a des complices en Angleterre.

Cette phrase n’indique que le soupçon, elle n’accuse qui que ce soit, M. Hume lui seul se l’approprie: en faut-il davantage pour ne pas se persuader qu’elle lui convient plutôt qu’à un autre: cependant je serai voir plus bas que J. J. Rousseau avoir tort d’accuser son bienfaiteur, avec aussi peu de certitude qu’il le fit dans cette occasion-là.

Malgré les froideurs & le silence opiniâtre du Genevois, M. Hume continuoit cependant de négocier la pension dont il a été parlé. Il en avoir fait les premiers pas, il ne vouloir pas reculer par bienséance ou sinon par ostentation, il continuoit ses sollicitations à ce sujet auprès du général Conway: il vouloir montrer par-là qu’il connoissoit tout l’esprit de la quintesscence du sentiment, bien plus pour s’acquérir le titre d’homme généreux, que pour en remplir tous les devoirs. Solliciter d’un côté & dénigrer de l’autre, ne sont pas synonimes. Enfin cette affaire se termine selon ses voeux: il en mande le succès au bon J. J. qui pousse le ressentiment jusqu’à s’obstine à ne [471] faire aucune réponse à M. Hume. Quelle petitesse! pour ne pas dire quelle grossiéreté! Un homme qui sait si bien écrire, doit-il ignorer que la preuve du plus grand mépris se manifeste par l’affectation du silence, & que même des ennemis déclarés, lorsqu’ils sont gens au-dessus de la lie du peuple, rougiroient de se traiter de cette maniere. Que fait J. J. Rousseau? tout ce qu’un homme peut faire pour que l’on juge fort mal du fond de son caractere, & qu’on le soupçonne capable d’ingratitude & d’incivilité, il ne fait aucune réponse à son solliciteur, il se contente d’écrire au bienfaisant Général qui avoit été sollicité, une longue épître.... La franchise avec laquelle le Genevois prétend s’exprimer dans cette lettre, ne paroît pas être moulée sur celle ces Patriarches, je la trouve trop enveloppée de cette ambiguité à la mode, qui veut que l’on devine les pensées de ceux qui s’en servent.

Si je crois pénétrer dans l’esprit de Rousseau, voici, je pense, ce qu’il a voulu dire ou que j’aurois dit en pareille circonstance. Le préliminaire de sa lettre est un chef-d’oeuvre, il s’en faut de beaucoup que le reste de l’épître lui ressemble. Je ne le répéterai pas; je vais tâcher de tirer le reste au clair, en parlant comme Rousseau moins malade eût été capable de faire avec beaucoup plus d’éloquence que moi. Il auroit donc pu, en écrivant au Général, s’exprimer ainsi.

«Je me croyois préparé à tous les événemens possibles, & cependant je n’aurois pas prévu ce qui vient de m’arriver. C’est la publication d’une mauvaise plaisanterie qui ne me tient à cœur qu’autant qu’elle pourroit trouver un accès réel auprès des personnes distinguées qui me sont la [472] grace de s’intéresser pour moi. Je ne dois pas appréhender que V. E. lui donne quelque crédit; je dois cependant lui avouer que j’en suis affecté au-delà de ce que je devrois l’être. En cela je reconnois les effets de la foiblesse humaine; je les sens encore mieux, lorsque je ne puis m’empêcher de soupçonner M. Hume de s’être prêté avec trop de complaisance aux intentions de ceux qui avoient projette de me ridiculiser. Lui qui, cependant, s’étoit déclaré avec tant de chaleur mon Mécene & mon ami. Au reste ce n’est qu’un soupçon qui m’oblige, si je me suis trompé, de lui faire telle réparation que son amitié pour moi voudra lui dicter. Si l’on sait m’offenser, je me glorifie de pardonner même à mes ennemis; & mon ressentiment ne reparoît jamais au lever du soleil. Ma trop grande sensibilité pour des procédés qui tendent à me consterner, seroit moins pardonnable dans une situation plus heureuse. Je prie V. E. de ne l’attribuer qu’à l’excès des chagrins qui m’ont environné jusqu’à ce jour. C’est par vos bontés que je vais être en situation de pouvoir les oublier. Ah! que ce jour est brillant à mes yeux! que de joie ne m’apporte-t-il pas? sur-tout quand je pense que c’est dans ce jour le plus heureux de ma vie, que j’apprends, par la lettre de M. Hume, que mes infortunes vont finir pour jamais, autant par les bienfaits de Sa Majesté, que par la continuation de la protection dont vous daignez m’honorer.

Oui, je vais dès cet instant, fouler à mes pieds le souvenir de mes malheurs passés, pour ne plus penser qu’à me rendre digne de la grave que le meilleur des Rois a bien [473] voulu m’accorder, sur l’exposé que Votre Excellence s’est donné les soins de lui faire de ma situation. Qu’il me soit permis de le publier; qu’il me soit défendu d’en parler, mon silence ne diminuera rien de tous les sentimens de la plus respectueuse reconnoissance, & dont mon coeur sera pénétré tant que je respirerai; & ma plume, s’il m’est permis de s’en servir, guidée par le devoir le plus légitime, ne coulera sur le papier que pour annoncer à toute la terre que la Grande-Bretagne a le bonheur de voir sur le trône, un Souverain bienfaisant dont le coeur est véritablement digne de Dieu, & que de même elle a la satisfaction de pouvoir admirer dans le cabinet de ce grand Roi, un Ministre capable de contribuer à la gloire de son regne & à la félicité des peuples qui lui sont soumis.»

Mais point du tout, le bon J. J. vouloir réaliser ce qui se trouvoit inféré dans le libelle dont le sieur Walpole étoit l’auteur, ou il est dit, vous avec assez fait parler de vous par des singularités peu convenables à un véritable grand homme, & il ne vouloir pas démontrer à ses ennemis qu’il pouvoir avoir une fois le sens commun. En effet est-il rien de plus insensé que d’avouer en écrivant au général-Ministré, que l’excès de son accablement plongeoit son esprit dans les sers, & que tout ce que lui dictoit la raison, (il auroit mieux dit les égaremens de son esprit), étoit de suspendre ses résolutions sur une affaire aussi importante; il vouloir parler de celle qui le conduisoit à recevoir une pension de la part d’un Roi bon, humain & libéral.

Dans la maniere de s’exprimer, ne diroit-on pas qu’il n’y [474] avoit rien de plus important que de s’opposer à son bien-être. Mais hélas! la mémoire s’enfuit avec l’âge. Dans une lettre à Mylord Maréchal, le Genevois expatrié consent à être pensionné, toutefois aux conditions que cela ne sera point de bruit, puisqu’il témoigne que le secret de cette affaire, comme si le salut de l’Etat en dépendoit, sera pour lui une circonstance très-agréable. A peine lui a-t-on promis ce secret tant desiré, que ce Philosophe postiche change tout-à-coup de batterie; il écrit au général Conway qu’il veut employer l’orgueil qu’on lui impute, à se glorifier du bonheur d’être pensionné d’un grand Roi, & que ce qu’il y voit de plus pénible est de ne pouvoir s’en honorer aux yeux du public comme aux siens; mais que lorsqu’il recevra les bienfaits, il veut ajoute-t-il, pouvoir se livrer tout-entier aux sentimens que ces mêmes bienfaits lui inspireront. Le reste de l’épître n’est que du compliment, où l’Auteur prie qu’on lui réserve la bonne volonté où l’on est de lui faire du bien, pour des tans plus heureux. Est-il possible de tomber avec du bon sens dans un pareil égarement! N’est-ce pas dans le fort des douleurs qu’il est le plus naturel de desirer d’en être soulagé? Et Rousseau, dans l’accès de la maladie qui l’afflige, refuse follement le vrai remede qui pourroit en opérer la guérison.

M. Hume prétend que la lettre de Rousseau au Ministre, leur parut un refus absolu d’accepter la pension. J’oserois soupçonner que M. Hume ne fut pas le dernier à interpréter ainsi l’idée du Genevois. Je crois que ces Messieurs ne se connoissoient pas encore bien en énigmes, je vais les éclairer: il y a à parier que J. J. avoir bien plus d’envie d’accepter que de [475] refuser; mais sa façon de penser sur le chapitre des bienfaits à recevoir, & qui lui est tout-à-fait particuliere, le plongeoit dans des embarras, qui, loin de nettoyer les idées ne sont que les embourber davantage. Rousseau, à la réception de la nouvelle que lui venoit d’annoncer M. Hume, s’étoit déjà gonflé de ressentiment contre celui-ci, & avoit déjà pris assez inconsidérément la résolution de ne plus avoir de commerce avec cet Anglois. Quand l’historien lui manda que l’affaire de sa pension étoit enfin terminée, le Genevois se trouva doublement embarrassé. Quoi! se disoit-il, moi recevoir des bienfaits par la médiation d’un homme qui s’est uni avec ceux qui m’ont couvert de honte & d’opprobre! d’un homme qui m’a réduit dans l’absolue nécessité de le haïr, ou sinon d’oublier son existence! Non, J. J. Rousseau n’est point capable de pareille lâcheté; lui vivre heureux à ce prix-là! seroit dégénérer aux sentimens les plus délicats; il vaut beaucoup mieux languir & périr même, que de couler ses jours dans l’opulence; lorsque cette opulence seroit l’ouvrage d’un ennemi. Pourroit-il jouir paisiblement du plaisir d’être content, quand les échos de sa solitude lui répéteroient les discours que M. Hume tiendroit dans le public, en affichant de tous côtés que l’étranger à qui il a fait obtenir une retraite paisible & les bienfaits de Sa Magesté, n’est qu’un ingrat & le plus méchant de tous les hommes.

Voilà le noeud de la piece, passons au dénouement; c’est un Genevois qui veut reculer pour mieux sauter; il ne refuse point, mais, sous des prétextes assez équivoques, il élude seulement ce qu’il desire avec empressement: il veut suspendre, [476] pour voir comment il pourra s’affranchir des liens qui le retenoient encore au char de l’auteur Anglois qu’il n’aime plus, & sans trop savoir pourquoi, ou plutôt pour des vétilles qui n’inspirent pas même l’indifférence. Il demande du tans pour pouvoir s’affranchir de la captivité dans laquelle les bienfaits reçus pourroient le retenir; il ne veut être redevable de la grace qu’on lui offre qu’aux bontés du Prince & aux soins généreux de son Ministre; il ne veut plus les accepter en silence, pour avoir lieu d’informer le public que ce n’est pas à la sollicitation de M. Hume, mais à la priere du général Conway, qu’il a eu le bonheur de les obtenir. Il veut lui-même entonner la trompette & crier à haute voix: je ne dois plus rien au perfide que j’avois cru mon ami; parce que ses procédés & sa trahison m’en ont donné quittance; je ne vis & ne respire que par les royales libéralités d’un grand Roi, qui a reconnu à la fin que mon mérite & mes talens étoient dignes de ses bienfaits.

Si je me suis trompé dans mes spéculations ingénieuses, bien d’autres se tromperont après moi. En attendant, je vais poursuivre la tâche que je me suis imposée, au risque de me tromper encore. Au reste, je n’y entends point finesse, j’écris comme je parle, & parle comme je pente.

On voit encore dans les pensées de M. Hume, qui accompagnent ses réflexions, un petit trait de vengeance qui ne sied du tout point à un homme qui veut avoir la réputation de bien écrire. Comment est-il possible lorsqu’on pense faux d’être juste dans ses décisions?

Quant à l’accablement profond, dit-il, dont Rousseau se [477] plaint dans sa lettre au général Conway, & qui lui ôtoit jusqu’à la liberté de son esprit, je fus rassuré à cet égard, par la lettre de M. Davenport, qui marquoit que précisément dans ce tems-là son hôte étoit très-gai & très-sociable.

Un Philosophe, ou qui s’imagine de l’être, n’étale pas toujours ses déplaisirs aux yeux de ceux qui l’environnent: il affecte autant qu’il peut cette égalité d’ame qui convient si parfaitement à l’homme raisonnable, il prend le masque du héros; mais dans son cabinet, sa grandeur d’aine s’évanouit.

N’est-il pas des instans où l’homme le plus consterné cherche par une gaîté affectée de s’étourdir sur ses chagrins. Mais je serois plus tenté de croire que J. J. se flattoit follement que sa lettre au-général Conway, produiroit l’effet qu’il en espéroit; qu’il s’applaudissoit de son chef-d’oeuvre épistolaire, & se réjouissoit d’avance du triomphe que son amour-propre lui laissoit entrevoir. Je reconnus-là, dit encore M. Hume, cette foiblesse ordinaire de mon ami qui veut passer pour être persécuté par l’infortune, les maladies, les persécutions, lorsqu’il est le plus tranquille & le plus heureux.

Ah! M. Hume, ne me donnez jamais, je vous prie, votre amitié à ce prix-là. On ne traite plus d’ami, pas même ironiquement, un homme à qui l’on prête toute la bassesse du sentiment le plus abject. Vous enfoncez le poignard trop galamment, & le poison dont vous l’imbibez ne seroit du tout point de mon goût. Je vois bien qu’il ne faut pas que vos amis indigens s’avisent de rire en votre absence, ils y perdroient trop & je n’y veux rien gagner.

Son affectation de sensibilité extrême, ajoutez-vous, étoit un [478] artifice trop souvent répété, pour en imposer à un homme qui le connoissoit aussi bien que moi: je soutiens que vous ne le connoissiez pas, ou que vous feigniez malicieusement de ne pas le connoître. Il se peut qu’il y ait eu un peu trop d’affectation dans la sensibilité que J. J. a fait paroître, il se peut même que ce soit l’effet de la maladie dont il est attaqué; mais en ajoutant que c’est pour se rendre plus intéressant vis-à-vis la commisération du public, ne semble-t-il pas que vous invitiez ce même public à ne plus s’épancher en secours généreux envers un vieillard accablé d’infirmités, & qui touche à la décrépitude. Vous ne croyez pas non plus que moi, que ce vieillard posséde quelque trésor caché. En vérité votre intention, en peignant de la sorte ceux que vous nommez encore vos amis, n’annonce pas un ami de l’humanité, ou le vrai Philosophe qui plaint les vicieux & déteste les vices.

Puis-je vous demander si les sentimens que vous inspirez dans vos productions littéraires sont de la même espece? Je vous proteste, s’ils ressemblent à ceux-ci, que je ne voudrois pas même aspirer à l’amitié des lecteurs qui y applaudiroient, fussent-ils sur le trône du Mogol.

Dans la lettre de M. Hume à M. Rousseau, en date du 19 juin 1766, on n’y peut remarquer que beaucoup de zele pour engager le second à déclarer à quelles conditions il voudroit recevoir la pension, qu’il n’osoit plus accepter, comme je l’ai déjà fait remarquer, par l’entremise de l’homme qu’il croyoit être son plus grand ennemi.

La réponse de Rousseau à cette lettre ne développe que très-obscurément le crime prétendu de son ancien bienfaiteur. Est-il [479] possible que J. J. qui prétendoit porter nuit & jour le flambeau de la raison, ait refusé lui-même de s’en servir dans cette occasion? J’aurois pardonné le style de cette lettre à une précieuse ridicule. Quoi! toujours de l’énigme entourée des lambeaux que le soupçon déchire de la foiblesse de l’esprit humain, & le tout couronné par une invective outrageante qui paroît tout-à-fait étrangère au sujet!

Le public aime à être trompé, écrit J. J. à David Hume, & vous êtes fait pour le tromper. Je ne vois pas que ce reproche puisse avoir rien de commun avec la prétendue trahison dont le Genevois accuse son ancien ami. Répondra-t-il qu’il étoit pleinement convaincu que M. Hume le trahissoit & le dénigroit par quelque satire donnée au public. Pourquoi en laisse-t-il ignorer les circonstances? Pourquoi ne va-t-il pas tout de suite au fait, où il n’arrive jamais? Pourquoi ne cite-t-il pas des preuves par lesquelles son ami puisse se reconnoître coupable? S’imagine-t-il qu’après lui avoir reproché qu’il est fait pour tromper le public, que le public le lapidera? Quelle foiblesse! Supposons pour un instant que M. Hume eût agi à la mode de la plupart des amis de notre tems, en se prêtant aux plaisanteries de certains esprits légers qui se plaisent à mordre sur la pauvreté & à se divertir aux dépens de ceux qu’ils croyent sans défense. Etoit-ce un crime impardonnable? Cela valoir-il la peine de se courroucer avec tant de chaleur & de rompre avec autant d’éclat & de ressentiment que si M. Hume eût été lui-même l’auteur du libelle de M. Walpole; ou enfin qu’il eût trempé dans une conjuration où la vie du Genevois eût été en danger? Mais non, ce n’est point la vie qui lui est chere, c’est [480] sa réputation que J. J. abandonne avec peu de regrets. Je n’y puis plus tenir, ah, M. Rousseau, permettez-moi de vous le dire, votre maladie vous fait échouer contre un écueil qui me paroît tout-à-fait imaginaire. Est-ce que la réputation de l’honnête homme n’est pas toujours à sa disposition, dépend-elle des sots discours de quelques écervelés ou de l’épigramme d’un mauvais plaisant?

Dans les discours qui se sont élevés contre votre amour-propre, vous a-t-on accusé de quelques traits qui’déshonorent? Vous a-t-on prêté des débauches criminelles & des mœurs dépravées. Vous a-t-on accusé de bassesses flétrissantes, & qui sont fuir & abhorrer quiconque s’en est rendu coupable! Rien de tout cela: on a plutôt ironisé que calomnié. Le ridicule est retombé, à la face des honnêtes gens, sur le mauvais plaisant; & malgré que la voix publique défend avec beaucoup de zele & de compassion votre cause, peu satisfait d’un avocat si respectable, vous vous exhalez en plaintes ameres: vous criez tout à la fois au feu, aux voleurs, à l’opprobre & à la vengeance. Vous plaidez & vous jugez vous-même en dernier ressort, & le tout sur de simples soupçons. Répondez, est-ce vous qui êtes l’auteur éloquent de tant de bonne morale & de ces grands sentimens qui se lisent dans, plusieurs de vos productions? Quelle éducation donnez-vous par votre exemple? quelle modération inspirez-vous par votre conduit? Non, vous ne scandalisez pas; mais, en vérité, vous faites pitié.

Poursuivrons. Dans la même épître on y lit: Quant aux bons offices en matiere d’intérêt avec lesquels vous vous masquez, je vous en remercie & vous en dispense. Je ne veux pas que [481] M. Rousseau sacrifie à la politique & à la dissimulation; il est beau d’être sincere, parce qu’il seroit à souhaiter, pour le bonheur du genre-humain, que tout le monde le fût. J’avoue même qu’il convient à tout homme d’honneur de savoir répéter à propos ces beaux vers de Voltaire.

Seigneur, il est bien dur pour un coeur magnanime,

D’attendre des secours de ceux qu’on mésestime:

Leurs refus sont affreux, leurs bienfaits sont rougir.

Mais de se livrer à ce sentiment avant que d’être bien convaincu que son bienfaiteur soit coupable de trahison; de s’y abandonner sur l’apparence trompeuse de certaines démarches, auxquelles on veut prêter gratuitement des intentions criminelles! En vérité ce n’est plus agir en homme raisonnable, c’est annoncer une imagination évaporée, qui n’apperçoit dans le lointain que des fantômes qui disparoissent en les approchant.

Examinons encore jusqu’où le philosophe Genevois porte le ressentiment. Je me dois, dit-il à M. Hume, de n’avoir plus de commerce avec vous, & de n’accepter pas même à mon avantage aucune affaire dont vous soyez le médiateur. Ici, il faut se mettre à la place de M. Hume, en le supposant innocent, & convenir qu’après les démarches qu’il avoit déjà faites auprès des Ministres pour faire obtenir à J. J. Rousseau une pension de S. M. B., que cette phrase étoit pour lui un coup de foudre. Supposons-le coupable, elle ne pouvoir que l’étourdir & le révolter, sur-tout en réfléchissant sur la situation étroite où J. J. se trouvoit. Ce refus opiniâtre ne pouvoir que révolter les personnes sensées, qui conviennent qu’il est du [482] devoir du Philosophe de ménager, toutefois sans bassesse, ses intérêts le plus chers, & qu’il doit en savoir à propos faire plier son sort à l’approche des circonstances.

Ou M. Rousseau étoit assez aisé pour se passer de la pension, ou il ne l’étoit pas. Dans le premier cas il étoit honteux à ce Philosophe d’avoir consenti qu’on la sollicitât à titre de secours pieux & charitable; & dans le second, il y avoit de la folie à ne vouloir pas la recevoir, fusse même par la médiation d’un homme qui, cependant ne s’étoit point encore déclaré ouvertement son ennemi, & qui continuoit à jouer avec chaleur le rôle de l’amitié.

Si je ne connoissois pas les hommes autant que j’ai appris à les connoître, & sur-tout Messieurs les Anglois, je serois incliné à croire même par la superbe réponse de M. Hume à l’épître de Rousseau, que le premier est absolument innocent de la prétendue trahison dont le second l’accuse. Voyons comme le premier s’y prend pour se justifier. Sa conscience, dit-il, ne lui reproche rien, elle renferme les preuves d’une affection sincere, & lui fait lire avec surprise des accusations: si violentes, que les trouvant fixées à des simples généralités, il lui est impossible de les concevoir. Il suppose qu’elles ne peuvent émaner, que de la part de quelqu’infâmes calomniateurs. Il demande à J. J. de les lui nommer, ou de le mettre à même de se justifier. Il se déclare innocent, c’est comme tel non comme un ancien ami qu’il veut plaider sa cause confondre l’imposteur. Rien de plus raisonnable que cette demande. Rien de plus juste que de déférer à ce qu’elle exige. On ne trouve point dans cette lettre de ces phrases boursouflées [483] lui enveloppées, pas le moindre mot énigmatique, tout y est clair & distinct: mais J. J. qui veut toujours se singulariser, demeure trois semaines à composer tout un volume pour répondre à M. Hume, tandis que quatre pages tout au plus auroient suffi pour accorder à l’auteur Anglois tout ce qu’il demandoit.

Que fait-il pour éclaircir un sujet qu’il n’a fait qu’obscurcir davantage par des phrases encore plus sombres que les précédentes. Il débute par une excuse qui est démentie par la longueur de l’épître.

Je suis malade, dit M. Rousseau, & peu en état d’écrire. Cela étoit vrai, on ne peut en douter; j’en serai l’analyse dans le cours de cette réfutation, sa maladie n’étoit pas peu de chose, elle me paroît même incurable, & ce grand factum qui ne dit rien, & qu’il a pourtant su conduire à cinquante-deux pages d’impression le prouve encore mieux que le prétexte de sa maladie. C’est sa derniere piece, qui annonce très-éloquemment qu’il n’est plus en état d’écrire pour être entendu des lecteurs ordinaires qui n’ont pas le talent d’expliquer des logogriphes, & qui préfèrent aux sublimes obscurités les efforts de la raison & les chefs-d’oeuvre d’un bon jugement.

Rousseau continue, mais vous voulez une explication, il faut vous la donner, & quelques lignes plus bas, je vous l’envoie, oui, bien la lettre, mais non pas l’explication. Elle sera longue, oui bien l’épître qui ne contient qu’une récapitulation de mille circonstances inutiles, qui ne tendent nullement à mettre en évidence la prétendue trahison de l’accusé.

Ah, mon cher Rousseau! convenez que vous n’étiez plus [484] a vous-même quand vous écriviez. Je ne vis point dans le monde, j’ignore ce qui s’y passe; je n’ai point de parti; je n’ai point d’associé, point d’intrigue; on ne me dit rien; je ne sais que ce que je sens; mais comme on me le fait bien sentir, je le sais bien. Si vous appeliez cela de l’explication, les sauvages l’appellent du galimathias en beau style. Je crois, ma soi, que vous auriez besoin d’un commentateur. La Sybille de Cumes n’entortilleroit pas mieux ses oracles, & je crois même qu’un nouvel OEdipe seroit sort en peine d’expliquer clairement ce que vous vouliez dire, par je ne sais que ce que je sens, mais comme on me le fait bien sentir, je le sais bien.

Tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’ai ouï tenir de semblables propos qu’à gens dont l’esprit n’étoit pas bien rassis. Je les plaignois, j’en fais de même à votre égard.

Je m’étonne que M. Hume se soit si fort alarmé par la lecture de votre lettre; il falloit qu’il fût bien bon; quant à moi, je vous l’aurois renvoyée avec priere d’être moins éloquent, plus clair & plus équitable. C’est être injuste que de condamner ipso facto, ses amis sur de simples conjectures.

Vous y promettez toutefois en ne consultant que votre ressentiment, de convaincre M. Hume de trahison, vous dites que vous voulez commencer par les indices & finir par les démonstrations. Si les tribunaux de judicature adoptoient cette nouvelle maniere de juger, que d’innocens risqueroient d’être conduits au supplice? J’aurois attendu de votre précédente façon de penser, que des indices vous en seriez venu aux preuves, & non pas à des démonstrations qui ne démontrent que vos frayeurs chimériques.

[485] Voyez jusqu’où s’étend votre égarement; s’il est permis à l’esprit humain de s’égarer, il ne lui est pas permis de courir jusqu’à la calomnie. Vous y êtes arrivé cependant, & j’ose croire, sans vous en appercevoir. Vous qui craignez tant les suites honteuses de la médisance, pouviez-vous dire, je quittois la Suisse fatigué de traitemens barbares? Qu’auriez-vous dit de plus en vous échappant de Tunis ou de Salé; en supposant que vous y eussiez été détenu dans les fers les plus durs & les plus honteux. Traitemens, ajoutez-vous, qui ne nettoient en péril que ma personne, & laissoient mon honneur en sureté. Pour prouver qu’en écrivant cette lettre, vous étiez bien malade, & que vous vous laissiez emporter par les accès du délire; je vais tracer une légere esquisse de ces traitemens barbares, je démontrerai très-clairement que votre honneur ne couroit en Suisse aucun danger? & que votre personne y étoit moins en péril que par-tout ailleurs. Vous aviez choisi pour votre retraite Motiers-Travers, l’un des plus sains & des plus beaux endroits des montagnes du Comté de Neufchâtel; habité, sur-tout en été, par quantité de personnes estimables par leur mérite & leur affabilité. On vous y laissoit vivre à votre fantaisie; on vous y accueilloit amicalement, & vous y étiez traité avec des égards qui pouvoient chatouiller l’amour-propre d’un Philosophe orgueilleux. Vos rêveries vous conduisoient selon vos souhaits & à pied, jusqu’au plus haut des montagnes voisines, & dans les bois où les charbonniers étoient assez surpris de vous rencontrer si souvent. C’est d’eux-mêmes de qui je tiens cette vérité; je leur ai demandé ce que vous y faisiez; je crois, me répondit l’un, qu’il y cueilloit [486] des fraises; mais j’interprétois mieux sa réponse, & je sais que, savant dans la connoissance des plantes, vous ne faisiez ce trajet que pour herboriser.

Je suis bien certain que ce n’est pas de la part de ces bonnes gens qui, dans ce pays-là sont bons & humains, que vous avez reçu des traitemens barbares.

Un ecclésiastique, M. le professeur de Montmollin, vous avoir donné de prime abord des marques de son estime & de sa bienveillance; l’un & l’autre vous devinrent à charge, & par des traits peu convenables à un Philosophe, vous fîtes tous vos efforts pour vous aliéner son amitié. Il vouloit opérer votre conversion, tandis que vous vous entêtiez à vouloir en faire un prosélyte selon la confession de soi de J. J. Rousseau. Ce n’est pourtant pas chez lui que vous reçûtes des traitemens barbares. Avouez de bonne foi, que vos trop profondes rêveries vous éloignent quelquefois du sein de la raison. Ce n’est pas en se cabrant contre les opinions reçues que l’on peut se faire aimer dans un village. Un Londres, un Paris ou quelques autres grandes villes fourmillent de gens qui aiment la nouveauté; c’est-là, ou les nouveaux systêmes peuvent trouver des partisans mais dans le cercle de deux ou trois hameaux les préjugés y sont trop profondément plantés pour les pouvoir déraciner avec de simples paroles.

Mais venons à l’époque où vous pourriez dire que vous reçûtes les atteintes d’un traitement barbare.

Vous aviez répété dans l’une de vos conversations, & d’après les Mahométans, que les femmes n’ont point d’ame; sans doute que vous n’étiez pas de leur sentiment, sur-tout lorsque [487] vous fixiez votre chere gouvernante. Votre aveuglement sur sa conduite vis-à-vis de vos voisins & de vos locataires prouvoit assez la bonne opinion que vous aviez de ses prétendus sentimens délicats. Celle-ci avoit une ame, sans doute, & peut-être étoit-ce un présent que vous lui faisiez par reconnoissance. Mais vous le savez, les beaux sentimens ne peuvent émaner que d’une belle ame, & puis-je vous demander si Mademoiselle le Vasseur, s’en est toujours glorifiée?

Je sais bien que le Maréchal d’A. n’eût pas plus d’empire sur l’esprit de sa Souveraine que votre gouvernante en a sur le vôtre. Permettez-moi de le prouver par le récit d’une anecdote récitée sur les lieux, par des gens dignes de foi.

Cette souveraine qui donnoit des loix à votre cuisine & à votre conduite, n’avoit pas moins de pouvoir sur votre confiance que sur votre trop aveugle crédulité. Bien persuadée que vous ne la démentiez jamais, n’eût-elle pas la lâcheté d’accuser une personne estimée par une probité reconnue, d’avoir détourné d’un certain tiroir un louis d’or neuf quoique l’innocence ne s’abaisse pas toujours à se justifier, elle cherche cependant quelque consolation à le faire avec cet esprit de douceur & de naïveté qui lui est naturel. L’accusée s’adresse à vous en se déclarant innoncente & incapable d’une telle bassesse; elle s’imagine que l’Auteur d’un chef-d’oeuvre, qui traite de l’éducation, doit être assez prudent pour suspendre son jugement jusqu’àprès un très-amplement informé, qu’enfin il sera assez judicieux pour ne pas imiter les juges de Calas, ou tout au moins pour ne pas prononcer un arrêt sans préalablement avoir ouï le demandeur & le défendeur.

[488] Mais point du tout, J. J. Rousseau plus despotique en cette rencontre que le grand Sultan, oublie les sages leçons que lui-même a données en defendant sa propre cause. Il se plaint de ce qu’on l’a jugé sans l’entendre, & veut lui-même condamner sans daigner écouter, & même sans confronter l’accusé avec l’accusatrice. Cela n’est ni beau ni honnête, & cette conduite si opposée à vos propres principes, s’éloigne furieusement de la raison & de l’équité. Doit-on juger de la beauté de l’ame de votre chere gouvernante par l’extrême confiance que vous avez dans tout ce qu’elle fait & ce qu’elle dit? L’accusée par prudence, s’adresse à vous, non-seulement pour détruire le soupçon, mais pour vous alléguer toutes les raisons qui peuvent concourir à prouver son innocence. A peine at-elle exposé le fait, que vous l’interrompez avec une vivacité peu convenable au Philosophe, pour lui répondre. Je sais ce que je dois penser là-dessus; tout ce que vous me diriez n’est pas capable de détruire dans mon esprit la bonne opinion que je dois avoir de Mademoiselle le Vasseur, que je connois depuis long-tems incapable de m’en imposer; & lors-qu’elle me diroit à minuit qu’il fait jour, je le croirois. Ah l’excellent juge! ah que cette phrase est admirable! n’est-elle pas digne d’un Auteur célébré que l’on place au rang des grands hommes de ce siecle. Convenez, M. le grand homme, que celui qui écrit aussi bien & avec autant de bon jugement que vous le faites dans quelques-uns de vos ouvrages, & qui, en même tems, parle si mal dans son domestique, est un protée tout-à-fait dangereux à la société.

Mademoiselle le Vasseur étoit, selon vous, douée d’une ame [489] trop noble & trop belle, pour oser calomnier votre hôtesse, vous l’en croyez sur sa parole, tandis que vous répétez que les femmes n’ont point d’ame. Quelques paysans racontent vos discours à leurs cheres moitiés, & celles-ci, pour appaiser les fumées trop épaisses de votre imagination échauffée, vous menacent de vous faire prendre un bain froid dans la fontaine publique. Vous en fûtes quitte pour là peur, & voilà l’un des traitemens barbares dont vous vous plaignez. Passons au second qui fut le dernier.

Un jour de foire, une troupe d’ivrognes s’attrouperent à dix heures du soir devant votre porte, en pestant contre vos sentimens erronés ou du moins qui leur paroissoient tels. L’un d’eux jette une pierre* [*Toute la Communauté de Motiers-Travers s’accorde pour dire que la pierre produite pour la preuve de ce fait, étoit beaucoup plus grosse que le trou du carreau de vître supposé avoir été cassé par cette pierre: & presque tous les habitans prêtent cette petite noirceur à la malice de Mademoiselle le Vasseur qui, n’étant pas aimée, vouloit trouver des prétextes, pour engager, Rousseau à changer de pays.] qui passe de la fenêtre dans votre chambre; elle ne vous fit aucun mal. La justice, dont le Chef étoit votre protecteur déclaré, prend des informations pour poursuivre les coupables & les punir: on ne les découvre pas. Seroit-ce cela que vous appelleriez un traitement barbare? C’est pourtant le seul que vous pourriez citer, s’il étoit permis à un homme de bon sens de se servir en pareille conjoncture de cette expression.

De tout ce que je viens de rapporter, vous prenez l’occasion d’étaler des frayeurs paniques qui vous sont imaginer qu’on [490] en veut à votre vie, tandis que près de votre retraite menacée, vous aviez un asyle assuré. La communauté de Couvet vous offroit des combourgeois humains & généreux qui se seroient empressés à vous donner des marques de leur protection. Mais vous vouliez changer d’air & de climat, il falloir, pour masquer votre humeur inconstante, enfanter des prétextes, & j’appréhende bien que ceux dont vous vous êtes servi ne soient pas applaudis par les hommes de bon sens. Pour vous convaincre que vous ne deviez pas éprouver des traitemens barbares, on vous accompagne jusques dans l’Isle de saine Pierre, au milieu d’un lac, dans une terre inaccessible à vos ennemis ou du moins que vous croyez tels; mais les Souverains de cet endroit-là, jugent à propos de vous signifier de choisir un autre asyle. La politique le veut, on craint que votre plume ne franchisse les airs pour inspirer aux habitans d’un Etat voisin des sentimens de patriotisme que l’on souhaiteroit qu’ils n’eussent pas. Oseriez-vous nommer cette conduite un traitement barbare? Que vos livres en aient essuyé, j’en conviens: mais vous, en les composant, ne deviez-vous pas vous y attendre. Soyez plus équitable, ne taxez plus de barbares des peuples chez qui, malgré vos singularités vous avez reçu les traitemens les plus doux; autrement je croirai que vous ne connoissiez plus la valeur des expressions. Puis-je mieux le croire quand vous alléguez pour les indices d’une trahison que l’on a tramée contre vous, ce grand éloge que vous faites des grands talens, & de l’honnêteté bien établie de M. Hume, & que vous accompagnez fort inutilement de la relation de votre voyage à Londres, passant par Strasbourg, [491] Paris, &c. mais c’est à Douvres où je vous arrête Transporté, dites-vous, de toucher enfin cette terre de liberté, & d’y être amené par cet homme illustre;* [*M. Hume.] je lui saute au cou, je l’embrasse étroitement & sans rien dire, mais en couvrant son visage de baisers & de larmes qui parloient assez; cela est vrai, ils en disoient même plus, qu’il n’en falloit. On passe à des femmes quand on leur accorde ce qu’elles ont longtems desiré, & à de jeunes écoliers à qui l’on distribue des prix, ces petits accès d’une joie immodérée qui s’évaporent aussi vîte que les fumées d’un feu de paille; mais des saisissemens de cette nature, exprimés par les embrassemens & les larmes d’un vieillard sexagénaire, ne sont que les avant-coureurs qui annoncent que le bon homme commence à tomber dans l’enfance; convenez de cette vérité. Plus bas vous faites la question, je ne sais ce que M. Hume fait de ces souvenirs, vous voulez dire de ces tressaillemens de joie, & vous ajoutez, j’ai dans l’esprit qu’il doit en être quelquefois importuné; je crois qu’il l’étoit bien davantage lorsque vous lui en faisiez éprouver les effets. Des baisers, des embrassemens réitérés & des larmes hors de propos, importunent toujours un homme raisonnable, à moins que ce ne soit dans une premiere entrevue, après une longue absence, ou enfin à la suite de quelqu’événement miraculeux qui tienne du prodige. Le retour d’un parent échappé d’un naufrage ou d’un danger éminent; celui d’un ami qui revient d’un voyage de long cours: celui d’un fils que l’on croyoit perdu, sont assurément des circonstances très-touchantes; mais que penser [492] d’un homme avec lequel on vient de faire le même trajet, qui, à propos de botte, vous serre, vous étouffe, pleure & sanglotte tout à la fois, s’imaginant par ces démonstrations sinceres ou non, témoigner la plus vive reconnoissance? En, vérité mon cher Philosophe, Erasme vous auroit mieux caractérisé que je ne puis le faire.

Je soupçonne que M. Hume s’appercevoit bien que vous dégénériez à votre titre; il n’osoit pas vous le dire, & c’est à cause de son silence que vous le soupçonnez dans la suite de vous trahir, & c’est de ce seul soupçon que vous tirez les indices qui précédent les démonstrations qui doivent, selon vous, faire, preuve contre lui. Hélas, que je vous plains! poursuivons: vous avouez avoir été fêté & bien vu de tout le monde en arrivant à Londres, & quelques lignes plus bas, vous vous plaignez que toutes les marques d’estime que l’on vous avoit prodiguées se métamorphoserent subitement en froideurs & en indifférence même jusqu’au mépris. Je vais vous en expliquer clairement la raison: l’Angleterre, par quelques-uns de vos ouvrages, avoit conçu de vous & de vos talens une si haute idée qu’elle ne croyoit faire que ce qu’elle devoit à sa propre réputation en vous accueillant de la maniere la plus distinguée. Elle vouloit payer, en vous faisant du bien, ce qu’elle avoit oublié d’accorder à l’immortel Milton & à quelques autres Ecrivains célebres qu’elle avoit laissé mourir dans les bras de l’indigence; enfin les nombreuses éditions de l’Héloïse & d’Emile vous avoient acquis en fait de morale, la même réputation que Pamela en fait de roman avoit acquis a Richardson, & peur-être quelques [493] bourgeois de Westminster espéroient-ils que par le secours de la métempsycose, Pope, Stéele ou Adisson étoient ressuscités dans la personne de J. J. Rousseau. Vous aviez déjà par devers vous des traits de plume que vos plus grands ennemis ne pouvoient se dispenser d’admirer, à moins que d’être des parfaits ignorans: avec ces titres, vous arrivez à Londres; mais on n’y avoit pas encore vu entre les feuillets de vos livres, ces caprices, ces boutades & ces singularités qui vous sont naturelles & qui ne cadrent du tout point avec les usages reçus. Comme nous sommes des êtres créés pour la société, nous sommes faits pour les hommes, & si je vous ai bien pénétré, vous vous êtes follement imaginé que les hommes n’étoient faits que pour vous. Les Anglois attendoient de l’Auteur du Contrat Social qu’il seroit le premier à leur prouver par sa conduite que chaque homme ici-bas, mais sur-tout un savant, devoit se prêter, selon ses forces, à resserrer les liens de la bonne société; mais loin de vous approcher d’eux, vous desirez avec affectation une retraite obscure. Vos bizarreries vous en éloignent; ils vous tournent le dos; ils ont raison; vous ne voulez pas qu’ils aient tort; mais vous prétendez que c’est M. Hume, qui les a empêché de vous courtiser &de s’acheminer dans votre solitude pour y, aller voir la piece curieuse. A le bien examiner de prés, ce ne sont point les propos de l’historien des Anglois, ce sont vos comportemens & vos singularités qui les ont fait fuir: ils n’auroient pas mieux traité le grand Newton, Clarck & Swift, si ces hommes immortels se fussent singularités comme vous le faites, par des traits qui dénotent plus d’orgueil & de présomption que de candeur [494] & d’humilité. Si les Anglois ne vous ont pas mieux traité, ne vous en prenez qu’à vous-même, & non pas à M. Hume.

Je ne m’attends pas que vous serez de mon sentiment, je m’en console en considération qu’il y en aura bien d’autres que vous.

Pardonnez à mon exactitude, mon cher Rousseau, je ne veux rien laisser échapper dans votre lettre qui ne puisse me conduire au but où je vise. Je veux tâcher de vous définir, & de vous caractériser avec tous les traits qui vous conviennent. Votre amour-propre vous dira que je me suis trompé, mais ceux qui vous ont fréquenté seront, peut-être, d’un avis tout différent.

Je continue la lecture de votre factum, & j’y rencontre une petitesse qui me fait soupçonner que J. J. Rousseau, ainsi que la plupart des petits esprits, se plaît quelquefois à ne s’occuper que de niaiseries.

M. Hume vous avoit donné, dites-vous, des marques de son attachement, mais celle de faire faire votre portrait en grand ne fut pourtant pas de ce nombre. En vérité je n’en puis plus, je perds haleine; ou vous ou moi nous sommes sous; c’est l’un des deux. Si vous dites que c’est moi, je vous le pardonne de bon coeur; enfin c’est donc ma folie, j’y consens, qui me fait remarquer dans ce reproche, que vous placez sans doute au rang des indices, une folie de six pieds six pouces au-dessus de la mienne; mais je soutiendrai toute ma vie que tout ce qui accompagne ce reproche n’est pas moins insensé. Preuve que vous n’étiez pas de sens rassis en le lui faisant, c’est qu’après que l’accès qui vous l’avoir dicté commençoit à s’affoiblir, [495] vous avouez sans peine que vous pouvez avoir tort de l’avoir fait; vous ne l’avez donc fait que sur un soupçon des plus légers, & qui vous faisoit entrevoir dans ce procédé de la mauvaise volonté? Convenez qu’il n’y a rien de plus inquiétant dans le monde qu’un esprit perpétuellement soupçonneux, & qui croit voir dans la démarche la plus innocente les intentions les plus criminelles.

Je vous pardonnerois si vous eussiez dit après avoir étudié quelque tems le génie de la nation, les Anglois se sont mis dans le goût de meubler leur appartement, ou avec les portraits ou avec les estampes des grands hommes qui se sont acquis, soit par leurs talens ou par des traits singuliers, une réputation immortelle. Comme on recherche l’empreinte de Belizaire, de Benjamin Johnson ou de quelques autres, sans doute pouvoit avoir dit M. de Ramsay* [*Fameux Peintre.] à M. Hume, on ne sera pas moins curieux d’acquérir celle du fameux J. J. Rousseau, & nous partagerons le bénéfice.

Ce soupçon pouvoir être fondé sur ce qui se passe journellement en Angleterre à cet égard, mais en supposant que l’os tentation & la vénalité eussent triomphé dans ce procédé, il n’y avoir pas-là de quoi se mettre en frais de plaintes ni de reproches: bien au contraire, l’amour-propre de l’Auteur de l’Héloïse y trouvoit toujours son compte; mais les petits génies interprêtent toujours de travers ce que l’on fait même pour leur avantage. J. J. Rousseau le sait & les imite; que penser de l’esprit de ce grand homme! il avoit bien raison de dire qu’il pouvoit avoir tort de s’attacher à cette vétille, mais ce n’est [496] pas dans cet endroit seul que l’on s’apperçoit-qu’il s’égare; venons aux autres.

Tout ce qu’il dit concernant le soin que prit M. Hume de son pur mouvement à solliciter pour lui une pension témoin le zéle que cet Anglois mit à cette affaire, ne fait point l’éloge du fond d’un caractere honnête. Il avoit été recommandé à M. Hume déjà instruit de ses disgraces, & mieux encore de sa réputation d’homme de Lettres. Il lui avoit offert de lui procurer un asyle, en espérant toutefois que Rousseau en profiteroit pour faire valoir ses talens. Une brochure de J. J. Rousseau fixé en Angleterre, auroit été un billet de banque, ou une lettre de change payable à vue. La traduction de cet ouvrage étoit d’un prix convenable à un bon traducteur; & soit que M. Hume ou quelqu’autre à sa dévotion, se fût chargé d’une pareille tâche, le profit en étoit clair & certain. La nouveauté séduit, & la réputation en impose.

Voltaire rimerait Cendrillon, la Belle au bois dormant & les contes des Fées, que la foule des esprits médiocres s’empresseroit à les acquérir; & le grand débit de ces puérilités enrichiroit également l’Auteur & l’Imprimeur: c’est le cours des choses du monde, c’est un torrent par lequel les plus sages quelquefois se laissent entraîner.

Rousseau seroit un traité sur la nature des élémens, ou sur l’origine des plantes, & grossiroit un in-quarto par des obscurités éternelles, que l’on voudroit acquérir le volume pour l’accoler aux autres chefs-d’oeuvre de l’Auteur.

Voulez-vous, mon cher Collégue en productions superflues; que je vous parle franchement; je crois que M. Hume dès [497] votre arrivée en Angleterre, s’apperçut bientôt, à vos embrassades, à vos saisissemens, à vos larmes, à vos transports de joie & à vos emportemens, que l’excès de la reconnoissance vous avoit tourné la cervelle. Dès que parurent vos boutades & vos caprices, il se douta bien qu’il ne vous manieroit pas comme de la cire, que sa rhétorique ne seroit pas capable de vous faire écrire quand votre fantaisie ne le voudroit pas: que d’ailleurs, vous ne lui paroissiez pas assez ouvert, pour lui communiquer ni vos projets, ni vos systêmes. Il soupçonnoit que votre esprit étoit égaré; mais il n’osoit pas lui-même s’en convaincre en en faisant l’épreuve à ses dépens. Comment se délivrer honnêtement du fardeau dont il commençoit à sentir toute la pesanteur? Il ne pouvoir le faire, sinon qu’en sollicitant pour vous une pension. Vous y souscrivez aux conditions d’un consentement dont vous ne pouvez, dites-vous, vous passer sans manquer à votre devoir; & quand ce consentement arrive, vous manquez à votre généreux protecteur, à votre ami, à vous-même, à un grand Roi, & à son Ministre, votre Mécene auprès de lui. Quoi! tant de contrastes à la fois ne seroient pas la preuve de l’aliénation de l’esprit? Oh! parbleu mon cher Rousseau, j’en appelle à vous-même, quand l’accès de votre délire sera passé. Mais hélas! je crains bien que votre maladie aille toujours en empirant.

Autre preuve d’aliénation d’esprit. Londres vous devient un séjour incommode: vous aimez la campagne; on vous y conduit; vous hésitez follement sur le choix de deux ou trois maisons, tandis que surement la premiere auroit été du goût d’un homme raisonnable. Enfin vous arrivez dans une habitation [498] solitaire, commode & agréable; le maître de la maison prévoit tout, pourvoit à tout, rien ne vous manque, vous y êtes tranquille, indépendant & heureux: c’est le tableau que vous en faites, & j’ajoute moi que vous vous trouviez à couvert des mauvaises intentions de ceux que vous appellez vos ennemis; mais non, c’est-là, dites-vous, qu’ils deviennent plus cruels que vous ne l’aviez encore éprouvé. Pourquoi cela? parce que les ressorts de votre esprit étant usés, votre imagination se détraque, vos pensées s’éloignent des objets qui sont enchaînés à la raison pour ne s’attacher qu’à des chimeres. Il me semble que je vous vois pensif & rêveur, & que vous ne vous réveillez qu’à l’aspect des fantômes & des soupçons qui, dans vos rêveries, vous sont la guerre.

Tant d’éloges & de plaintes prodigués alternativement tantôt aux soins & tantôt aux procédés de M. Hume à votre égard, ne sont surement pas des indices ni des démonstrations des maux prétendus qui vous accablent, ni de la trahison que vous dites avoir été tramée contre vous. Je pense que M. Hume a raison, quand il dit que tous vos ennemis se réunissent en vous seul. Vous voulez que l’on croye absolument que vous n’en auriez aucun si vous étiez venu seul en Angleterre. Nommez donc ces ennemis! vous pourriez citer quelques mauvais plaisans & tout au plus deux ou trois semblables à M. Walpole; mais dans le vrai on n’y a jamais cassé vos vîtres, & ce que vous appeliez froideurs, indifférence & mépris, ne sont autres choses que les témoignages d’une charitable pitié, parce qu’on s’appercevoit que la maladie dont vous êtes attaqué ne vous laisse de relâche que pour empirer. En voici, non pas l’indice, [499] mais la preuve évidente: étoit-ce à vous à emboucher la trompette pour publier vous-même, que l’Angleterre s’honoroit d’être votre refuge, qu’elle en glorisioit avec justice ses Loix & son Gouvernement? Ne diroit-on pas que J. J. Rousseau étoit d’une trempe si parfaite, qu’il falloit que tout un royaume se fît un honneur particulier de l’accueillir & de le protéger!

Pouvons-nous, mon cher confrere, nous autres pauvres barbouilleurs de papier, pouvons-nous, dis-je, sans égarement, nous servir du langage des maîtres de la terre, ou des héros fugitifs & injustement persécutés, à moins que ce ne soit pour faire parler ceux que nous saisons sortir de la coulisse? Malgré tout l’honneur que l’Angleterre s’étoit fait de vous recevoir, les papiers publics qui s’étoient empressés de chanter vos louanges, sifflent tout-à-coup la palinodie; cela est bien dur j’en conviens, sur tout pour ces petits génies qui ne pensent qu’à eux-mêmes; mais pour les ames fortes toujours occupées des choses au-dessus du commun, ces revers ou plutôt ces petits traits de lâcheté littéraire sont des piqûres si légeres, qu’à peine ont-elles le tems de les sentir. Dites-moi, dans laquelle de ces deux classes voulez-vous que l’on vous place?

Tout ce que vous dites encore sur l’accueil que vous fit un grand Prince à Paris; sur le peu d’empressemens que l’on fit de continuer à vous fêter, après que l’on vous eût étudié à Londres; sur le manque de politesse de certains particuliers à votre égard; sur les flagorneries de M. Hume, qui plaçoit exprès votre Héloïse sur sa table; sur la visite de M. Penneck; sur votre bourse qui n’étoit pas vide, & sur la maniere de vous faire l’aumône, de maniere à vous en sauver l’embarras, ne [500] sont que des minuties auxquelles je ne veux pas dire un esprit stoïque, mais même un homme raisonnable, ne prête pas la moindre attention.

Si tous les hommes étoient obligés de compasser toute leur conduite & leurs actions d’après votre exemple, il ne s’en trouveroit pas un seul qui ne pût croire que l’autre voudroit le trahir, n’eût-il fait que d’éternuer en sa présence.

Vous savez ce que j’ai prononcé touchant la lettre que M. Walpole a publiée sous le nom du Roi de Prusse, je n’ai pas applaudi à ce procédé indigne d’un galant homme; mais vous, en vous en plaignant, êtes-vous en droit de vous servir des expressions échappées de la boue des halles?

Le terme de Jongleur soit dans la bouche ou sous la plume brillante de J. J. Rousseau, est un solécisme qui ne se pardonneroit pas à un écolier de sixieme. Le sage ne parle jamais, même de ses ennemis qu’avec décence, si ce n’est pour eux, ce doit être pour sa propre réputation.

C’est à M. le docteur Tronchin à qui s’adresse cette épithete, & celui qui la lui donne n’ignore pas que ce Médecin n’a jamais fait le métier de bateleur. Il est vrai que ses ordonnances presque toutes savonées,* [*M. le Comte de Ch***. s’étant rendu à Geneve exprès pour y consulter ce médecin si renommé, ayant produit l’ordonnance qu’il venoit de recevoir, la communiqua à plusieurs personnes qui, layant confrontée avec la leur, y trouverent tous du savon; ce qui fit dire à un plaisant que si sa blanchisseuse le savoit, elle intenteroit un procès à ce fameux Docteur.] & qu’il prodigue à toutes sortes d’infirmités quelconques, le font passer pour un charlatan, & non pas pour un jongleur qui court les places publiques pour y débiter de l’onguent & des emplâtres.

[501] Une telle calomnie n’est surement pas du style de Démosthènes, elle ne convient qu’à un Auteur bas & rampant, elle déshonore moins celui à qui elle s’adresse, que celui qui s’en est servi; mais peut-elle, avec les soupçons qui l’accompagnent, aider à fournir un indice à J. J. Rousseau contre M. Hume? non, elle ne fournit que la preuve d’un esprit ombrageux, d’un homme qui voudroit que celui qu’il croit être son ami intime, fit une guerre ouverte à tous ceux qui ne sont pas les siens, ou qui ne peuvent pas l’estimer à sa fantaisie.

La manœuvre de Lettre* [*Autre expression de Rousseau] qui suit cet article, n’est pas, plus un indice de trahison, que le seroit l’un des soupçons chimériques de l’Auteur d’Héloïse. Les regards secs, ardens & moqueurs de M. Hume, en fixant le nouveau débarqué, & qui inquiétoient tant le pauvre Rousseau, n’étoient autre chose que l’étude du caractere & de l’humeur de ce Genevois. L’historien Anglois se demandoit tout bas si cet homme n’avoit pas fait banqueroute à la raison & au bon sens, ou si le mal dont il paroissoit attaqué étoit sans remede? Je m’étonne que M. Hume ait pu demeurer si long-tems à s’appercevoir que son protégé étoit pour le moins autant infirme d’esprit que de corps, sur-tout après que Rousseau suffoqué de sanglots & inondé de larmes, se fut jetté à son cou en s’écriant, non, David Hume n’est pas un traître; s’il n’étoit pas & le meilleur des hommes, il faudroit qu’il en fût le plus noir.

Tout ceci bien interprété, après de mûres réflexions, prouve bien mieux l’aliénation de l’esprit de celui qui se livre à ses extravagantes [502] émotions, que des soupçons en l’air ne pourroient indiquer une trahison.

Je m’étonne que l’Anglois n’ait pas rompu dès le lendemain toute liaison avec le Genevois. Peut-être craignoit-il de se méprendre, peut-être n’osoit-il pas le faire, soit par ménagement pour lui à l’égard de ce que le public auroit pu penser de ce procédé peu charitable, ou soit pour ne pas s’attirer de toutes parts les reproches de ceux qui savoient qu’il avoit offert a ce Philosophe errant un asyle en Angleterre.

Quant aux petits coups flatteurs réitérés sur le dos de Rousseau, pendant que celui-ci embrassoit & arrosoit de ses larmes son bienfaiteur; de même que ces paroles: Quoi, mon cher Monsieur! eh, mon cher Monsieur! quoi donc, mon cher Monsieur! n’ajoutant rien de plus, ne sont pas des procédés qui indiquent, comme l’insinue M. Rousseau, une trahison. Ce sont les consolations ordinaires que l’on prodigue à tous ceux qui paroissent émus par de violens transports; on me les a prodigués quelquefois pour arrêter les effets d’une bile trop échauffée; les uns se servent des mots de cher ami, d’autres de dear Sir, ou de mon cher Monsieur, qui est l’équivalent, & quelquefois embrassent l’affligé, pour lui témoigner leur compassion & la part qu’ils prennent à son excès de sensibilité. Ces consolations sont de tout pays; mais il arrive ordinairement que les esprits égarés interprètent à leur guise & du mauvais côté, même ce que l’on fait pour leur propre bien.

Je comprends que dans une lettre, l’amitié peut quelquefois employer ces expressions douces & tendres dont les amans se servent pour exprimer leur ardeur; mais que J. J. Rousseau [503]compose tout un roman sur l’étroite liaison qu’il a contractée avec un confrere, je ne puis lui accorder tout le bon sens dont peut se piquer un homme raisonnable. Je lui dis tout net, plus j’apperçois d’emphase & d’affectation dans les témoignages réciproques d’amitié entre deux amis ou qui se nomment tels, moins je pense que le coeur ait part à leur correspondance, on doit toujours se défier de celui qui flatte jusqu’à l’excès. Est-il quelqu’amant, tout passionne qu’il fût, qui pourroit prodiguer à sa maîtresse des expressions plus tendres que celles dont Rousseau se sert en parlant de son ancien ami M. Hume. Quel repos, dit-il, peut-on goûter dans la vie quand le coeur est agité! troublé de la plus cruelle incertitude, & ne sachant que penser d’un homme que je devois aimer: je cherchois à me délivrer de ce doute funeste, en rendant toute ma confiance à mon bienfaiteur, & plus bas, je le prie de m’aimer à cause du bien qu’il m’avoit fait, & quelques lignes plus bas, il se plaint que cet ami en lui écrivant, ne lui dit pas un mot sur le principal sujet de sa lettre, ni sur l’état de son cœur dont il devoit si bien voir le tourment.

Je réponds sur ce dernier article, que M. Hume s’appercevoit bien par ces phrases romanesques, que l’Ecrivain cherchoit matiere à enfanter de nouveaux soupçons, & que lui parler de l’état & du tourment de son coeur; c’auroit été jetter de l’huile sur le feu plutôt que de l’éteindre; mais me voici arrivé à la trente-huitieme page de la lettre que J. J. n’étoit pas en état d’écrire, parce qu’il disoit être malade. Qu’auroit-il fait de plus se portant bien? C’est pourtant en débutant qu’il promet une explication & des indices sur la trahison dont [504] il accuse son ami. J’ai relu deux fois cette épître, & je veux être écorché vif si j’ai pu appercevoir le moindre, éclaircissement sur le fait dont il est question, je n’ai pu y découvrir que le progrès de sa maladie qui se manifeste à chaque ligne, & qui de phrases en phrases va toujours en empirant. La preuve de cette vérité, c’est qu’à mesure que la plume de l’Ecrivian coule sur le papier, il perd tellement la mémoire, qu’il ne s’apperçoit pas que lui-même se contredit dans ses propres aveux, & s’il s’y soutient, ce n’est que par la répétition des soupçons qui sont très-surement, ce n’est que par la répétition des soupçons qui sont très-surement la cause primitive de son mal.

Ce qui m’y réjouit, c’est d’y trouver un homme unique en son genre qui vouloit absolument que ses amis l’eussent tous été de M. Hume, qu’il aime comme on aimeroit une jolie femme, & que M. Hume fît la guerre à tous ceux que lui Rousseau n’aimoit pas, sans trop savoir pourquoi, ou qu’autrement cet Anglois ne seroit qu’un traître abominable.

Plus on tourne de feuillets, & plus on remarque que le malade ne dormoit pas en les remplissant, mais que ses assoupissemens lui suscitoient des rêves de longue haleine. En voici un qui l’a beaucoup effrayé, c’est encore un soupçon mais d’une espece tout-à-fait caustique; son imagination le fixe attentivement; ce n’est point une ombre qui passe, c’est un spectre hideux qui lui présente M. d’Alembert, non pas à Wootton, mais à Paris, une plume à la main, & limant avec toute l’éloquence dont ce savant est doué, la lettre publiée sous le nom du Monarque Prussien. Il proteste, & dit qu’il est convaincu que ce ne peut pas être un autre qui en soit l’Auteur; il culbute ce soupçon sur un autre, & prétend [505] que c’est à cette épître qu’il doit attribuer les froideurs qui succédent à l’accueil brillant qu’il avoit reçu dès les premiers jours de son arrivée à Londres. C’est ce qu’il appelle un indice, qui le conduit à la preuve; elle est d’une nature si singuliere & si nouvelle que je parierois bien qu’on n’en a jamais vu de semblable; la voici, à l’instant un trait de lumiere vient l’éclairer, & comme si l’action se passoit au pied du trône de la vérité, il voit clairement, à la faveur de cette vision indubitable, le foyer du complot qui se tramoit contre lui en Angleterre, pour le trahir. De quelle maniere le trahit-on, & pourquoi? il n’en sait rien, ni moi non plus.

Un autre rêve encore agité par de nouveaux soupçons, lui fait voir qu’il n’avoit été attiré en Angleterre qu’en vertu d’un projet qui commençoit à s’exécuter, mais dont il ignoroit le but; il sentoit le péril sans savoir où il pouvoit être ni de quoi il avoit à se garantir.

Je demande à tout Lecteur sensé ce qu’il est possible de comprendre par cette triple énigme? Cruel effet d’une maladie incurable, & dont on peur aisément deviner les suites & les progrès! Que doivent penser des personnes raisonnables en lisant toutes les absurdités qui se suivent en foule dans le reste de cette lettre! On y retrouve à chaque page les mêmes griefs: les mêmes soupçons y reviennent si souvent à la charge, qu’en dépit d’une lueur de beau style, on ne peut s’empêcher de s’écrier: l’Auteur est fou & ne le sait pas, le public s’en doute & ne s’en apperçoit pas, & ses partisans ne le croiront pas qu’ils ne le voyent aux petites maisons.

Cent indices de cette vérité pourroient se tirer de quelques [506]autres articles que je supprime dans la crainte de tomber dans des répétitions toujours ennuyeuses. L’excès de l’affliction dont le malade se tourmente lui-même de gaîté de coeur, & qui ne roule le plus souvent que sur des bagatelles, annonce en effet une ame agitée par tant de passions différentes, qu’il n’est pas possible que l’esprit de cet homme là puisse jamais reprendre les fonctions attachées à des procédés raisonnables. Orgueil apparent, amour-propre invincible, vaine gloire, crainte, frayeur, amitié déréglée & seulement à moitié étouffée par le desir d’une vengeance autant injuste qu’impuissante, s’entre-choquent & se battent perpétuellement dans le cerveau timbré de ce pauvre Genevois.

Autre preuve de folie tirée de la même lettre, & qui dénote les desirs de vengeance dont je viens de parler.

M. Hume avoit écrit comme on l’a dit ci-dessus, à J. J. Rousseau sur un objet essentiel & d’où son bien-être dépendoit; il lui avoir mandé que l’affaire concernant la pension qu’on vouloir lui faire étoit enfin terminée. Non-seulement le Genevois le fait gloire de n’avoir pas daigné répondre à ce zélé & généreux solliciteur, mais il se vante orgueilleusement d’avoir envoyé sa réponse au général Conway. Il trouve ce procédé si charmant qu’il s’écrie, faisant allusion à M. Hume: premier soufflet sur la joue de mon patron; il n’en sent rien. Lorsqu’il dit que l’imposteur a des complices en Angleterre, c’est-à-dire, que l’Auteur du libelle étoit en liaison avec M. Hume, il répété, second soufflet sur la joue de mon patron; il n’en sent rien. Il continue en faisant remarquer que dans sa lettre au Général il avoir affecté de ne point parler de celui [507]qui lui avoit servi de Mécene, & répète encore, troisieme soufflet sur la joue de mon patron; & termine sa phrase en s’écriant, pour celui-là, s’il ne le sent pas, c’est assurément sa faute: ensuite il ajoute, il n’en sent rien. Est-il rien de plus insensé & de plus extravagant que ces sortes de jeux de mots indignes de la plume d’un homme qui veut trancher du philosophe?

Autre preuve de folie; M. Hume, prétend J. J. Rousseau, n’a pour amis que ses ennemis; il nomme Voltaire, d’Alembert, Tronchin & Walpole; tandis que tout le mal que ces ennemis lui ont fait se réduit à n’avoir pas voulu applaudir à ses rêveries, & que l’un d’eux l’a tourné en ridicule par une mauvaise & sotte plaisanterie.

En voici une autre: Rousseau déclare lui-même qu’il ne peut écrire à M. le général Conway qu’en remplissant sa lettre de phrases obscures, sans cependant en alléguer la raison. C’est un Protée qui veut qu’on le devine.

Dans un autre endroit, il avoue que la tête lui tourne en lisant le billet par lequel M. Hume l’avertit qu’il ne sauroit rester plus long-tems à Londres pour son service, & il ne lent pas que l’Anglois lui fait cette menace pour le déterminer à accepter la pension qu’on vouloit lui faire. Je souhaiterois bien qu’on voulût essayer de me faire tourner la cervelle à ce prix-là; je croirois bien plutôt que ce seroit le moyen de la remettre dans son assiette, sur-tout si l’excès du chagrin l’avait dérangée.

Je continue de lire, & tourne cinq feuillets où je n’apperçois que continuation de soupçons, suppositions chimériques, [508] plaintes outrageantes, afflictions déplacées & injures atroces contre M. Hume, à qui il fait un crime impardonnable de s’être intéressé en sa faveur & malgré lui, auprès du Roi & de ses Ministres.

Me voici enfin arrivé à ces quatre mots fameux qui ont fait tant de frayeur à notre pauvre malade, mots prononcés par M. Hume dans l’erreur d’un rêve, ou si l’on veut, lorsqu’il ne dormoit pas: Je tiens J. J. Rousseau; voilà le dénouement qui arrive de cette piece toute singuliere; c’est dommage que M. le Vasseur n’ait pas paru sur la scene, on auroit pu en composer une comédie réjouissante, intitulée le Fou sans le savoir. Ce sont ces quatre mots qui, selon ce Philosophe ombrageux, sont une preuve plus que convaincante d’une trahison manifeste, à laquelle il peut en ajouter deux autres; la premiere, des regards longs & funestes tant de fois lancés sur lui, & la seconde, des petits coups flatteurs sur le dos accompagnés des mots de cher Monsieur. Mais voici un autre accès de la maladie de cet honnête homme. C’est dans le fort du délire qu’il s’écrie, oui, M. Hume, vous me tenez, je le sais, mais seulement par des choses qui me sont extérieures: vous me tenez par ma réputation, par ma sureté peut-être. Apparemment que le malade rêvoit & se figuroit qu’on vouloir le coffrer; & c’est en s’abandonnant à cette frayeur qu’il voit déjà l’exultation barbare de ses implacables ennemis, & que le public qui est toujours pour les services rendus ne le ménagera pas. Qu’il prévoit la suite de tout cela, & quelle est-elle? que les gens sensés, ajoure-t-il, qui sont en petit nombre qui ne sont pas ceux qui sont du [509] bruit, comprendront que loin que ce soit lui qui ait pu rechercher cette affaire, elle étoit ce qui pouvoit lui arriver de plus terrible. Moi, je dis que les gens sensés ne jugent point sur les discours de la calomnie, qu’ils ne se livrent point à bras ouverts à des soupçons chimériques, & qu’ils attendent que les athletes ayent paru sur l’arêne, avant que de juger lequel des deux a combattu avec le plus de courage & le plus de prudence, & que ce n’est pas à celui qui a crié au meurtre avant de recevoir un coup, auquel ils applaudissent. Un verbiage en entraîne un autre; le malade habile dans l’art des paradoxes tombe dans le délire, & prononce en soupirant amérement: oui, M. Hume, vous me tenu par tous les liens de cette vie, mais vous ne me tenu ni par ma vertu, ni par mon courage indépendant de vous & des hommes, & qui me restera tout entier malgré vous; je suis accoutumé à leur injustice, &j’ai appris à les peu redouter.

Pourquoi les craint-il donc tant? Si votre parti est pris, ajoute le malade, le mien ne l’est pas moins; mais s’il eût pris son parti en homme courageux, auroit-il poussé de pareils gémissemens, puisqu’il déclare que si son corps est affoibli, que jamais son ame ne fut plus ferme. Il faut convenir ici que le malade est bien à plaindre: que d’écarts! que d’égaremens! Il convient de sa maladie par l’affoiblissement de son corps, sans s’appercevoir que son esprit s’en ressent furieusement; il soutient que son ame ne fut jamais plus ferme, & par cette affirmation même il en fait voir toute la défaillance. Voyons comme il prouve cette fermeté héroïque: quelqu’opprobre, dit-il, qui m’attende & quelque malheur qui me [510] menace, je suis prêt. Quoiqu’à plaindre, je le serai moins que vous; & je vous laisse pour toute vengeance le tourment de respecter malgré vous l’infortuné que vous accablez. Un héros de coulisse n’en pourroit pas dire davantage à l’approche du glaive d’un tyran de théâtre. Est-ce-là le langage d’un homme que l’on ne persécute, si je peux me servir de cette expression, que pour le rendre plus heureux, & dont enfin on cherche à alléger les soins & les peines en lui offrant en le pressant vivement d’accepter une pension?

Combien en est-il de pauvres Auteurs infortunés qui voudroient être exposés à pareille persécution! Pour moi, je ne me serois pas tant tirer l’oreille, & ma résignation aux volontés de mes généreux protecteurs leur prouveroit bientôt que je ne suis pas J. J. Rousseau. Un éleve du Parnasse ne doit jamais rougir de recevoir des bienfaits mérités par des travaux qui coûtent des soins & des veilles, & presque toujours l’altération de la santé, excepté que la fortune d’ailleurs n’ait pourvu à ce qui convient à l’honnête homme pour être heureux, ou que des exploits lucratifs, ou des charges honorables ne leur tiennent lieu d’héritage. Ce qu’il y a de plus drôle dans ce démêlé, c’est que notre malade, en achevant une lettre de quarante pages, est surpris de la force qu’il a eu de l’écrire. Le public doit l’être bien davantage, lorsqu’il y trouve que ce pauvre incurable convient que si l’on mouroit de douleur, il en seroit mort à chaque ligne; mais que doit-on penser quand il dit, que tout est également incompréhensible dans ce qui se passe; que n’a-t-il ajouté, dans tout ce qu’il a écrit sur ce sujet! Une conduite semblable à [511] celle de M. Hume n’est pas dans la nature, elle est contradictoire, & cependant, il ajoute, qu’elle lui est clairement démontrée. Puisque cela est ainsi, pourquoi ne démontre-t-il pas lui-même cette clarté sur laquelle il répand ainsi les ténébres les plus épaisses? S’il étoit véritablement convaincu persuadé de la prétendue trahison dont il accuse M. Hume, s’écrierôit-il? abyme des deux côtés! je péris dans l’un ou dans l’autre, je suis le plus malheureux des humains si vous êtes coupable. Peut-on demander à un homme de qui l’on a dit, que l’on fait positivement qu’il nous a trahi, si c’est bien lui qui est le traître? peut-on après l’avoir convaincu de trahison, le prier d’avouer son crime? peut-on révoquer en doute son intégrité quand il nie, & qu’il exige d’être confronté avec l’imposteur pour le confondre? pourquoi ne lui accorder ni l’une ni l’autre de ses demandes? peut-on lui écrire, je suis le plus vil des hommes si vous êtes innocent; & vous me faites desirer d’être cet objet méprisable, si c’es moi qui vous ai faussement accusé de trahison. C’est clairement avouer que l’accusation que l’on a faite n’étoit fondée que sur des soupçons; que l’on s’y est livré avec chaleur, qu’au lieu de les éloigner, on les a appelles à son secours pour lâcher inconsidérément cet indigne jugement téméraire que l’on veut faire recevoir comme la preuve du crime supposé. Peut-on s’égarer avec tant d’opiniâtreté sans être soupçonné de la plus haute folie?

Je touche bientôt à la fin de cette trop longue épître qui, en débutant, promettoit des indices appuyés par des démonstrations qui devoient prouver clair comme le jour la trahison [512] de M. Hume: mais le malade a oublié sa promesse, & ne produit que des nuages plus sombres & plus épais les uns que les autres; il finit par les mêmes soupçons, & il est si peu convaincu de la vérité du fait que lui-même a mis en question, qu’il conjuré son ami soupçonné de lui avouer son crime. Si vous êtes coupable, lui dit-il, ne m’écrivez plus; si vous êtes innocent daignez vous justifier. Voilà à quoi se borne le pauvre Rousseau; sont-ce là des indices? peut-on croire que le Lecteur prendra ces doutes pour des démonstrations? M. Hume étoit fort heureux de ce que J. J. n’étoit pas en pouvoir de lui faire appliquer la question. J’aurois parié que les tourmens n’eussent pas été épargnés, & malgré toute l’innocence de l’accusé, il lui auroit surement fait avouer de force ou de gré qu’il l’avoit trahi; l’exécution n’eût pas tardé de s’ensuivre, car les sous n’ont pas beaucoup de penchant à pardonner. Si j’avois quelque chose à reprocher à M. Hume, ce seroit d’avoir si long-tems envisagé ce Genevois comme un homme qui se portoit bien.

Je me figure que M. Hume avoir charitablement attribué, comme lui-même le dit, aux prétendus malheurs de J. J. Rousseau, la cause de son accablement, & qu’enfin il n’avoit attribué les démonstrations de joie du Pélerin qu’à la perspective riante qui le conduisoit en pompe en Angleterre pour le faire arriver au comble de ses voeux. Un esprit bien sain n’est pas insensible à un changement de fortune, qui le fait passer de la douleur au plaisir; mais sa joie se modere par la force de la raison qui l’avertit de ne rien outrer. Il prévoit tout le ridicule qu’il s’attireroit par des transports extravagans; il rémoigne [513] sa reconnoissance par une conduite uniforme & par des sentimens raisonnables; il ne se laisse point effrayer par un mot inconséquent, ou par de longs regards qui ne sont que l’effet d’une distraction ou d’une profonde réflexion; enfin il se prête humainement aux foiblesses d’un ami, parce qu’il est convaincu qu’il n’eût pas sans défauts.

Si un homme prend le contre-pied de cette conduite, on peut aisément conclure & dire que la machine est détraquée, parce que les ressorts en sont usés. On a des yeux & des oreilles; on voit, on écoute, on examine, on réfléchit & l’on agit en conséquence. D’où l’on peut conclure qu’il étoit facile à M. Hume de s’appercevoir dès les premiers jours après qu’il eût connu personnellement l’Auteur d’Héloïse, que cet Ecrivain étoit fort malade; j’avoue que les intervalles de santé qu’il avoit de tems à autres, pouvoient embarrasser le docteur Anglois; mais comme ces intervalles n’étoient pas de longue durée, il ne falloit que réfléchir pour être à même de ne pas irriter le mal par des procédés qui n’en apportent pas le remede.

Les caprices & les singularités de J. J. & auxquelles on s’étoit déjà prêté charitablement à Paris, étoient surement les premiers symptômes de cette maladie, laquelle, au lieu de se guérir, n’a fait que s’accroître pendant son voyage en Angleterre. En falloit-il plus pour s’en appercevoir, que ces transports enthousiastes avec lesquels ce Genevois s’écrie, non, David Hume n’est pas un traître! Il faudroit n’avoir jamais vu d’esprits aliénés pour en juger autrement.

Convenez, bon J. J., que c’étoit une folie des plus visibles [514] que de vous imaginer que l’on ne vous conduisoit en Angle terre que pour vous y déshonorer, vous y trahir & vous y perdre. En étoit-ce une moins forte que de faire naître vos ridicules soupçons sur un mot échappé dans l’erreur d’un rêve? Non, ces paroles, je tiens J. J. Rousseau, prononcées avec transport soit en veillant ou en dormant, n’indiquent pas plus une trahison, que si M. Hume eût dit, j’aime de tout mon coeur le philosophe Genevois. N’aviez-vous jamais réfléchi sur la nature & sur l’origine des rêves? Que je vous plains & que je me plaindrois bien davantage, si j’étois assez malheureux que de vivre ou de voyager avec vos pareils!

Le plus beau rêve n’est que le plus grossier mensonge; si vous n’en convenez pas, je croirai que vous êtes du nombre de ceux qui dorment sans jamais rêver, & qui rêvent sans cesse en veillant: c’est le partage des sous, & la plus grande preuve de leur folie c’est d’ajouter foi aux rêves qu’ils sont.

Vous souvenez-vous de la réponse de Caton à celui qui vint le consulter en lui racontant qu’il appréhendoit l’événement de quelque malheur sinistre, parce qu’il avoit rêvé que les rats avoient mangé ses souliers. Tranquillisez-vous, lui répondit le philosophe Romain, rien n’est plus naturel que cela: que des rats rongent des souliers, la chose est possible; mais vous auriez tout à craindre & tout à redouter si les souliers eussent mangé les rats. Je vais, en remontant à la premiere idée que j’avois conçue du point de vue de M. Hume, développer la suite de son rêve: quand il prononça je tiens J. J. Rousseau c’est comme s’il eût dit: j’ai heureusement pu attirer au Nord [515] cet homme célebre qui a déjà fait tant de bruit vers le Sud, & qui est encore en état par la beauté de son style, la profondeur de ses réflexions, & l élévation de son génie, de composer quelque ouvrage qui sera recherché: je le traduirai, ou le serai traduire; par ce moyen, je pourrai mieux tirer parti de mes talens & des siens. Après quoi il s’éveille & pense aux moyens de réaliser un si beau songe; pour cet effet il projette de solliciter pour ce Genevois une pension, afin que n’étant pas importuné par l’indigence, il puisse limer ses productions & les rendre dignes des applaudissemens du public. Enfin nous serons consens tous les deux, nous acquerrons une nouvelle réputation, dans la république des Lettres; & je n’y perdrai rien du côté des faveurs de la fortune.

Si un pareil projet pouvoit passer pour une trahison, je serois tenté de croire que l’auteur Anglois étoit un traître; mais ne l’étant pas, J. J. Rousseau a très-mauvaise grace de faire tant de bruit pour de si bonnes intentions.

Je me perds dans mes réflexions, quand je considere que M. Hume ait pu demeurer si long-tems sans s’appercevoir du dérangement d’esprit de son compagnon de voyage, qu’il ait eu la constance d’entreprendre une justification, toujours inutile vis-à-vis d’un homme de cette trempe.

Je ne dis pas que la derniere & longue épître du malade dût demeurer sans réponse; mais pourquoi pousser la complaisance au-delà de ses bornes? L’Anglois en peu de lignes peint au parfait la maladie de sou ami. Il la connoissoit donc; pourquoi le combattre comme s’il eût eu l’esprit tout-à-fait libre. Voyons comme il le dessine d’après nature. Rousseau, [516]dit-il, reste en sa présence quelque tems assis, ayant un air sombre & gardant le silence. N’est-ce pas là un avant-coureur, du délire? Il répond aux questions qu’on lui fait avec beaucoup d’humeur; n’est-ce pas les suites ordinaires de l’accès primitif du mal? Il se lève brusquement, & après avoir fait quelques tours dans la chambre, se jette à corps perdu sur les genoux de M. Hume, l’embrasse, lui serre le cou comme pour l’étrangler, & s’écrie comme un fou qui a peur que l’on ne découvre son mal: Mon cher ami, me pardonnerez-vous jamais cette extravagance? M. Hume veut appaiser les frayeurs de Rousseau par des consolations; & il appelle cela une scene très-touchante: il a bien de la bonté, je l’appellerois moi, très-ridicule. On plaint les fous; on doit les secourir; mais il est de la prudence de s’en éloigner, & de la sagesse de ne pas faire attention aux caresses non plus qu’aux invectives dont ils nous accablent.

Dans toutes les lettres de M. Hume, il s’y trouve autant de clarté, que dans celles de son ami d’obscurité & de subterfuges. Plus J. J. Rousseau va en avant, plus il s’enfonce dans les ténebres, les petits esprits qui ne savent lire que des mots artistement rangés, ne courent qu’après l’énigmatique pour avoir le plaisir de deviner à faux; mais les gens sensés qui aiment le solide & le clair, ne le regarderont jamais que comme un homme prêt à tomber dans les accès d’une fievre chaude.

La lettre de M. Walpole à M. Hume du 26 juillet 1766, ne fait ni l’éloge de l’esprit, ni celui du caractere de cet Anglois. S’il eût eu du jugement & de la candeur, il eût dès [517] Paris même, pu reconnoître par les singularités du Genevois, que cet homme n’étoit plus à lui-même, ni aux autres. A quoi bon se cuirasser pour faire la guerre aux fous! La pauvreté seule de celui qu’il cherchoit à humilier, devoit l’empêcher de le jouer dans une lettre supposée.

Insulter aux malheureux sans en avoir un sujet légitime, c’est afficher une ame dure & incapable de compassion. Le sieur Walpole ajoute qu’il a une parfaite indifférence sur ce qu’on pensera de son procédé vis-à-vis de

Rousseau; c’est a la fois braver la voix publique & les honnêtes gens. Si cet Anglois dont les aïeux n’étoient ni sort riches ni fort illustres, eût regardé de plus près, il aurait vu que Rousseau n’étoit pas aussi méchant que lui, & qu’il n’avoir pas le coeur ingrat; mais que quand un homme a l’esprit troublé, il n’est gueres possible de le bien caractériser, parce qu’il change de propos & de conduite à chaque instant.

En suivant les réflexions de M. Hume, qui succedent à l’épître de M. Walpole, je remarque que celui-ci suppose toujours le Genevois expatrié, doué de toute la présence d’esprit d’un homme sensé. Dans cette supposition il a raison de le peindre avec les traits qu’il emploie pour le rendre méprisable aux yeux du public; mais en se rappellant lui-même les larmes & les transports de son ancien compagnon de voyage, & ses singularités, il devoit plus que personne s’être apperçu de ses égaremens, & le traiter en conséquence. Comme il ne pouvoit que le consoler ou le plaindre, l’animosité & le mépris ne devoient pas paroître ni dans l’une ni dans l’autre de ses lettres, & cependant voici le portrait qu’il en fait.

[518] Quoique M. Rousseau paroisse ici faire le sacrifice d’un intérêt considérable. Il veut dire de la pension dont il a été parlé: il faut observer cependant que l’argent n’est pas toujours le mobile des actions des hommes, sur qui la vanité a un empire bien plus puissant, & c’est le cas de ce prétendu Philosophe.

C’est par ce même trait de haine & de vengeance, que l’on s’apperçoit que M. Hume n’avoit pas été assez pénétrant pour découvrir la maladie de J. J. Rousseau; mais est-il de la grandeur d’ame d’un coeur humain, de se servir de fleches empoisonnées? En voici une décochée par le philosophe Anglois: un refus fait avec ostentation de la pension du Roi d’Angleterre, ostentation qu’il a souvent recherchée à l’égard des autres Princes, auroit pu être seule un motif suffisant pour déterminer sa conduite. Ah! de grace, M. Hume, que pensera-t-on de la vôtre, en versant par torrens le fiel & le bitume sur celle de l’un de vos confreres en Littérature? Qui, cette impérieuse ostentation seroit condamnable dans un homme de bon sens; mais une ostentation de cette espece, accompagnée de toutes les circonstances qui l’ont précédée & suivie suffisoit pour faire connoître l’aliénation d’esprit de cet objet de la plus charitable compassion.

Que diriez-vous de celui qui vous reprocheroit de n’avoir pas la bouche au milieu du front? Que diriez-vous, si vous entendiez un homme reprocher à l’un de ses anciens amis, dans le sort de l’accès d’une fievre chaude, qu’il a tort de s’abandonner aux transports qui l’agitent, & qui lui seroit un crime d’avoir voulu se jetter par la fenêtre & qui ensuite se [519] tourneroit de votre côté, en disant que cette fievre seroit un motif suffisant pour déterminer sa conduite? Sachez que vous & moi connoissons moins ce qui roule sur nos têtes que ce qui se trouve sous nos pieds. Des revers inopinés; des renversemens de fortune; des injustices atroces; des frayeurs émanées d’un tremblement de terre; les flammes d’un incendie; des conspirations contre nos jours ou notre bonheur, & mille autres accidens auxquels nous sommes tous exposés, ont troublé quantité d’hommes doués des plus grands talens. Ayons donc pour les malades de cette espece, la même indulgence que nous souhaiterions que l’on eût pour nous si nous étions de ce nombre.

N’avez-vous jamais ouï raconter des propos de ce fou qui se disoit le Pere éternel? Si quelqu’un se fût avisé de l’accuser sérieusement devant le juge d’être le plus impie des blasphémateurs, je suis très-persuadé que l’accusateur eût été condamné d’aller loger sous le même toît. Peut-on supposer de l’orgueil & de l’ingratitude à quelqu’un qui seroit à l’agonie? est-on dans cet état capable de sentir l’influence que les passions peuvent avoir sur notre ame? or, peut-on douter que la folie ne soit l’agonie de l’esprit humain?

Les amis de M. Hume qui ont caractérisé le pauvre Rousseau, veulent que l’absurdité de ce qu’il avance dans ses lettres à M. Hume, n’est pas une preuve de mauvaise foi. Ils ont raison; mais ils l’eussent mieux défini en disant que c’en étoit une très-visible de l’affoiblissement de son esprit. Fixons le tableau qu’ils sont de cet homme-là. Le voici: il se regarde, disent-ils, comme le seul être important de l’univers, & croit [520] bonnement que tout le genre-humain conspire contre lui. Son plus grand bienfaiteur étant celui qui incommode le plus son orgueil, devient le principal objet de son animosité. Il est vrai que pour soutenir ses bizarreries, il emploie des fictions & des mensonges; mais c’est une ressource dans ces têtes foibles, qui flottent continuellement entre la raison & la folie, que personne ne doit s’en étonner.

Que l’on oppose mon opinion, ou ce que j’ai déjà dit ci-devant avec ce qu’on vient de lire, & l’on verra si M. Hume avoir lui-même beaucoup de raison, de vouloir lutter avec un malade de cette espece; mais voyons ce qu’il dit lui-même. J’avoue que je penche beaucoup vers l’opinion de mes amis: quoiqu’en même-tems je doute fort qu’en aucune circonstance de sa vie, il ait joui plus entiéremeut qu’aujourd’hui de toute sa raison.

J’en appelle au jugement des lecteurs sensés: & je me persuade que ce paradoxe leur sera remarquer que celui qui l’avance s’aveugle de propos délibéré pour n’examiner en lui-même que les progrès du ressentiment le plus insensé. D’où je conjecture que M. Hume n’est pas encore aussi malade que J. J., mais qu’il montre déjà quelque disposition à le devenir. C’est encore l’auteur Anglois qui veut que même dans les étranges lettres que Rousseau lui a écrites, on retrouve des traces bien marquées de son éloquence & de son génie. J’en conviens, la toile en étoit bien lustrée & brillante, mais le fil en étoit pourri. Jamais homme de bon sens, quelque éclairé qu’il puisse être, ne pourra reconnoître dans ces Lettres étranges que le tissu embrouillé d’un sublime galimathias. Les sous [521] causent & écrivent quelquefois avec beaucoup de feu & d’enthousiasme, mais leur éloquence est toujours entrecoupée par des fictions si ridicules, & des propositions si absurdes, que l’on ne peut s’empêcher de reconnoître leur égarement. La plus grande faute de M. Hume, c’est de n’avoir pas voulu reconnoître celui d’un homme qui en faisoit voir tous les jours de sa vie, & d’une nouvelle espece. Peut-on dire que Rousseau jouissoit de toute sa raison en promettant des indices & des démonstrations qui, au bout de trente-huit pages, n’arrivent pas. Il paroît bien plutôt par cette même épître, & les visions qu’elle contient que la République des Lettres va prendre le deuil, & se lamenter de la perte d’un héros qui surement auroit illustré ses fastes, si la raison ne l’avoir pas abandonné pour toujours.

Un anonyme qui s’est donné le titre de Rapporteur de bonne foi, a déjà prononcé ses arrêts sur le différend ou plutôt la querelle pitoyable entre M. Hume & Rousseau. Il fait pencher la balance du côté du second; en cela il sera toujours sort louable de s’être déclaré pour celui qui gémit, ou qui, par un excès de sensibilité, paroît le plus affligé. Je n’ai jamais connu que de réputation ces deux Auteurs célebres, j’ai quelquefois ouï faire l’éloge de leurs productions par gens du premier mérite, & qui je crois, étoient plus capables que moi d’apprécier les talens. J’avoue à ma honte que j’ai trop peu recherché les productions de l’auteur Anglois, sur-tout depuis le reproche que lui fit le général Barrington, de n’avoir pas été fidele dans sa relation de la conquête de la Guadaloupe. D’ailleurs tout ce que je puis en dire, est que je pense que [522] ses talens & son mérite personnel lui ont mérité en Angleterre, en France & même ailleurs, des applaudissemens & l’estime des honnêtes gens. C’est un homme du monde qui aime la bonne société, qui la recherche, qui en est recherché; & qui, ne voulant pas se singulariser, se prête aux moeurs & aux usages du siecle, peut-être, avec trop de complaisance. Je connois mieux les ouvrages du misanthrope Genevois qui m’ont-quelquefois émerveillé, & quelquefois fait penser qu’il se trompoit dans ses spéculations. Peut-être avois-je tort; mais, dit Boileau, un Clerc pour quinze sols peut siffler Attila; je m’attends bien de l’être, peut-être à meilleur marché. Si M. Hume a un peu dérogé au titre d’homme de Lettres dans la conduite qu’il a tenue dans cette affaire, J. J. Rousseau n’y a surement pas recueilli des lauriers bien flatteurs; mais pour ce qui concerne la probité, l’on peut, sans outrer son éloge, avouer qu’il ne s’en est jamais écarté. Pour bien juger ou définir le fond de son caractere, & remonter à la source d’où sont partis ses égaremens, il faudroit commencer à le considérer dans son premier état, le voir dans sa plus tendre jeunesse une lime à la main, & revêtu du tablier de garçon horloger; ne quitter cette profession que pour être exposé à beaucoup de revers & d’infortunes, sur-tout après son changement de religion. Le suivre dans ses voyages en Italie & ailleurs, faufilé parmi gens de tous états & de toutes conditions, depuis le bonnet ducal jusqu’à la houlette; c’est pourquoi je me persuade que les replis du coeur humain peuvent lui être mieux connus que s’il eût toujours vécu dans le sein de l’opulence. Les talens & les connoissances qu’il a acquis [523] sont une preuve bien certaine qu’il étoit né avec un goût naturel pour l’étude des Belles-Lettres; mais que n’ayant eu que lui seul pour guide dans cette carriere épineuse, il n’a pas toujours suivi le chemin qui conduit au temple de la modération; ce qui est sans doute la cause qu’il a outré bien des systêmes, plus admirables en spéculation qu’ils ne pourroient l’être en pratique. J’aurois aussi quelque penchant à croire que la lecture des Auteurs tragiques, comiques & romanesques avoit fixé ses amuseme: ce qui auroit beaucoup contribué à lui donner du goût pour ces grands sentimens, cet excès de sensibilité & cette fierté déplacée qu’il ne met que trop souvent en oeuvre, & qui, dans le fond, ne conviennent qu’à de grands personnages, & sur-tout à des Héros de théâtres.

Je m’imagine encore que les Poetes anciens & modernes, les Orateurs de l’ancienne Rome & de l’antique Grece, & les Philosophes de tous les âges, ont tour-à-tour déraciné de son ame la tige des faux préjugés qui, de nos jours, sont la honte du genre-humain, ou qui, tout au moins, révoltent les esprits éclairés.

On remarque que la nature l’avoit fait naître avec ce germe spirituel qui, bien cultivé, forme les grands génies; mais que faute de bons principes, & voulant trop embrasser à la fois, l’occasion de devenir un véritablement grand homme lui est échappée.

Destiné par sa naissance à s’attacher à des travaux mécaniques, il les abandonne pour ne plus s’appliquer qu’aux talens agréables; il débute par remporter des prix académiques; ses productions, dans un genre tout-à-fait nouveau, le sont [524] remarquer: la nouveauté plaît, on y applaudit, & J. J. en ne s’éloignant plus de ce genre, étoit heureux; mais il prend les ailes d’Icare, il veut s’élever au-dessus de sa sphere, il veut, sans appui & sans vocation, devenir législateur; il échoue dans son projet; cela seul capable d’ébranler même l’esprit le plus stoïque, pouvoir détraquer les ressorts de son imagination il ne s’en apperçoit pas; il veut, malgré vent & marée, entrer au port, il y échoue en voulant s’y ancrer; prêt à périr, il brave le destin; & le destin qui se joue des mortels, ne lui sauve la vie que pour la lui rendre plus amere & plus douloureuse.

Malgré ses infortunes, ses productions l’introduisent pendant quelque tems parmi le beau monde; & s’il apprend à le connoître, ce n’est que pour s’en séparer. Plus il fait des efforts pour s’en éloigner, plus le beau monde s’excite à le fêter, il est insensible à ses caresses. Il suit; on court après; on l’arrête, il s’échappe encore: on veut le voir, il se cache. Dès-lors sa misanthropie commence à se manifester; mais comme tous les excès sont dangereux, elle dégénere en singularités, qui auroient dû, depuis long-tems le faire regarder comme un homme qui, de propos délibéré & de gaîté de coeur, s’éloigne du bon sens & de la raison, uniquement pour ne s’attacher qu’à des visions & à des chimeres. Cet homme ne veut plus être fait pour les hommes; on diroit à le voir agir, que ce sont eux qui doivent être faits pour être en bute à ses boutades & à ses caprices. Ne veut-on pas se prêter à ses sentimens romanesques & à ses frayeurs ridicules, on devient tout-à-coup son plus grand ennemi? Il crie à la trahison, à la perfidie; il pleure, gémit, [525] enfin il tombe dans l’enfance; c’est ce que l’on peut dire sans l’outrager.

D’ailleurs sa probité, sa simplicité, sa pitié envers les affligés & sa sobriété ont toujours fait la base de son caractere; je ne dis rien de trop en affirmant que tous ceux qui l’ont accusé de noirceur d’ame ou de méchanceté étoient les plus méchans des hommes. Personne n’a lieu de se plaindre de ses frauduleux ressorts, il n’en connut jamais. La soif de l’or ne l’altere pas, il semble ne respirer que pour jouir d’une parfaite indépendance: toute son ambition se borne à vouloir être lui seul son roi, son maître & son législateur. Si c’en est une, voilà sa folie; on ne s’en apperçoit que parce que la fortune l’a privé des moyens de la cacher. Au tableau que je viens de faire, reconnoissez J. J. Rousseau; je crois même qu’il auroit pu disposer à son gré de tous les objets qui fixoient son premier point de vue, s’il eût voulu tant-soit-peu se prêter aux généreux penchans de ceux qui se faisoient un mérite de l’accueillir & de le protéger. Combien de fois lui en ont-ils offert les moyens? y avoir-il de la sagesse à les refuser? C’est son orgueil s’écrient ses ennemis; c’est sa folie leur répondent ceux qui s’y connoissent mieux. Rousseau n’en convient pas, parce que de toutes les maladies, celle-ci est la seule que les malades ne veulent pas avouer; pourquoi? parce qu’ils n’en ressentent pas les douleurs.

Demandez-le à M. Hume en colère contre le Genevois expatrié; demandez-le à tel homme que ce puisse être dans l’accès d’un transport frénétique: il ne vous récitera que des rêves, des mots entrecoupés par des gémissemens, des sanglots & quelquefois des larmes.

[526] Que J. J. Rousseau, de sens rassis, vous fasse le tableau de la conduite d’un esprit égaré, & qui seroit positivement la peinture de la sienne dans le fort de ses égaremens, il vous dira avec tout le sublime de la rhétorique, que cet homme a perdu la tête, qu’il faut le saigner, le baigner & lui faire prendre une porion d’ellébore; mais suites ce compliment à ce Philosophe, il vous donnera bientôt des preuves qu’il ne sent ni ne connaît son mal. Ses transports & ses emportemens colériques en seront sur le champ la preuve. Pour se venger il demandera du papier; & armé de plume & d’encre, Dieu sait comme il vous habillera: ne l’a-t-il pas lui-même avoué, quand il écrit à M. Hume que celui-ci n’ignoroit pas, que l’on sait fort bien qu’il ne faut que le mettre en colere pour lui faire faire bien des sottises. Qu’est-ce que des sottises qui proviennent des accès d’une violente colere? ne sont-ce pas les preuves d’une conduite extravagante, ou de la plus haute folie? Il y a quelqu’apparence que deux sortes de folies agissent alternativement sur l’ame & l’esprit de ce Genevois. Folie paisible & supportable, & folie frénétique. Je ne m’attacherai qu’à démontrer que la première domine sur l’autre, & que ce qu’on appelle orgueil, ingratitude & méchanceté, ne sont autres choses que les effets de la maladie dont il est visiblement attaqué.

La preuve que Rousseau n’est point orgueilleux, c’est qu’il ne se fait aucun scrupule de fréquenter indifféremment toutes sortes de personnes de quelques conditions qu’elles soient, pourvu qu’il les croye d’honnêtes-gens.

Si ce sont des esprits unis quoique bornés, il ne leur fait pas ressentir cette lotte supériorité que veulent avoir, en dépit de l’égalité humaine, quantité [527] d’Ecrivains de nos jours, qui s’imaginent être d’une nature plus excellente que ceux qui ne barbouillent point de papier. Notre Philosophe malade n’affecte pas de mettre les poings sur les côtés en parlant à des hommes confondus parmi le vulgaire; cependant son antagoniste veut faire entendre que l’orgueil est son vice dominant. Est-il quelqu’un qui paroisse plus humble dans sa parure & dans ses discours familiers? M. Hume lui prête une soif ardente pour les richesses, en disant que pour s’en désaltérer il affecte aux yeux du public une extrême pauvreté: cette médisance est démentie par le désintéressement avec lequel cet homme a abandonné la plupart de ses productions aux Libraires.

On m’opposera peut-être l’orgueil & le mépris des richesses que Diogène fit paroître vis-à-vis d’Alexandre; mais n’a-t-on pas fait de ce cynique le portrait comme d’un sou de la premiere classe?

Rousseau n’est point ingrat; il pousse même la sensibilité & la reconnoissance à l’excès lorsqu’on l’a obligé, témoins ses transports & les larmes dont il arrosa le visage de M. Hume lors de leur arrivée en Angleterre; au reste, je suis assez de son sentiment lorsqu’il dit qu’on ne peut pas marchander sur la reconnoissance comme sur une piece de drap. Il n’est point méchant, & tous les traits de méchanceté que l’on décoche sur son caractere, ne sont que les suites de la prétendue ingratitude dont on l’accuse. Si quelqu’un s’avisoit de faire la question, en demandant d’où peut provenir l’égarement de l’esprit de cet Auteur si estimable par quantité de beaux traits répandus dans ses Ouvrages? Je répondrois qu’il faudroit remonter [528] jusques aux tems de sa premiere condition, & le voir passer de la boutique d’un horloger dans le temple des Muses. Le voir voyager tantôt bien & le plus souvent mal à son aise, exposé à des chagrins & à des revers qui n’affermissent pas l’esprit humain. Ne voit-on pas tous les jours que de grandes tribulations, de même que les excès de joie & de tristesse, ou quelquefois une frayeur excessive peuvent selon la foiblesse du tempérament de ceux qui y sont exposés, opérer le bouleversement des sens, & frapper les fibres du cerveau jusqu’au point que l’ame & le coeur peuvent en être troublés, qu’ils peuvent, attaquer les nerfs, ralentir ou précipiter la circulation du sang, & enfin priver du plus au moins la réflexion & le discernement de leurs fonctions ordinaires. On remarque qu’autant d’hommes affligés de cette maladie, autant de maladies différentes dont la plupart sont incurables.

N’est-il pas des fous que l’on est obligé d’enchaîner & de garotter; d’autres plus dociles, mais sujets de tems à autres à des transports frénétiques qui exigent les mêmes précautions d’autres qui, à la vue du public, pensent, parlent & agissent comme le reste du gros des hommes, & dont les égaremens d’esprit ne paroissent qu’aux yeux de ceux avec lesquels ils vivent; d’autres dont la folie semble être attachée aux phases de la lune, & dont la maladie est couverte par les différentes interprétations que l’on fait de leurs passions & de leur conduite.

Combien de fois ne prend on pas pour un défaut du coeur ou du sentiment ce qui, dans le fond, n’est qu’une altération pu foiblesse de l’esprit humain?

[529] Je crois que c’est dans ces dernieres classes que l’on peut placer J. J. Rousseau, sans qu’il puisse s’en offenser, puisque ce genre de maladie le purge entiérement des vices du coeur & de l’ame dont ses ennemis l’accusent injustement.

Ouvrez l’histoire de France, n’y trouverez-vous pas un grand Roi qui, par trois accidens différens, eut le malheur d’être troublé. Le premier fut un coup de soleil, qui lui ayant causé des transports au cerveau, commença cette fâcheuse opération; la seconde fut l’apparition subite d’un homme noir qui, à son passage dans une forêt, se présenta subitement à ce Prince en lui criant qu’on le trahissoit, & que l’on conspiroit contre lui; & le troisieme fut la chûte d’une lance sur un casque, & dont le bruit sonore effraya tellement ce bon Prince, qu’il se troubla, au point qu’il s’imagina être livré à ses ennemis; alors il entre en fureur, tire son épée, prend tous ceux qui se trouvoient devant lui pour des conspirateurs, fonce sur eux, court, crie, frappe & tue à tort & à travers jusqu’à ce qu’il tombe en pamoison ou en délire: on est obligé de le lier sur un chariot, on le ramené en son palais. Il reprend ses esprits, rentre dans toute l’étendue de son bon sens, continue de gouverner des cinq, six & sept années de suite avec autant de sagesse que de prudence. Croiroit-on qu’il laissoit voir pendant les intervalles lucides que lui laissoit son mal, toute la force d’esprit & la sagacité dont se pourroit glorifier le prince le plus accompli?

Que l’on réfléchisse sur ce passage, & sur la maladie de J. J. Rousseau, on y trouvera tout au moins, quant aux intervalles lucides, beaucoup de rapport; ces intervalles ne sont pas de [530] si longue durée chez le philosophe Genevois, mais elles sont d’une nature capable de faire connoître que malgré qu’il n’y a point d’espece de frénésie qui se ressemble, & qu’elles différent toutes, que cependant il en est qui se rapprochent. On en pourroit dire de même des passions violentes, comme de l’amour du jeu, de l’ivrognerie, de l’ambition, de la haine & de la vengeance, qui tiennent beaucoup de la force ou de la foiblesse du tempérament de ceux qui ont le malheur de s’y laisser emporter.

Il en est peu qui se corrigent par les exhortations ou les menaces qu’on leur fait en leur opposant les loix divines & humaines. Les plus entêtés prennent même pour des outrages les bons conseils que leurs amis ou leurs proches s’empressent à leur donner, & les autres ne se laissent persuader que par l’impossibilité, où les mettent les causes secondes, d’atteindre à leur but un amant, parce que l’objet qui ne peut le souffrir a des yeux pour un autre; un joueur, parce que ses finances sont taries; un vindicatif, parce que son adversaire est plus puissant que lui; enfin, parce que l’homme, étant subordonné, est contraint de fléchir à l’approche des circonstances.

Il n’y a point de milieu, il faut que Rousseau convienne que sa maladie n’est autre chose que le déréglement de son esprit & non pas l’effet de la perversité de son coeur. Je suis persuadé qu’un homme qui a tant soit peu si réputation à cour, préférera toujours de passer plutôt pour un esprit aliéné ou dérangé, que pour méchant, insolent, orgueilleux & ingrat. C’est cependant avec ces dernieres couleurs que M. Hume fait le tableau du caractere de son ancien ami. Il a tort, c’est pourquoi je [531] conclus à ce que le public équitable, oblige M. le philosophe Anglois à faire au philosophe Genevois, une réparation complete en y joignant tous les frais, dommages & intérêts. J’ai dit plus haut qu’une violente frayeur peut considérablement contribuer à l’altération de l’esprit. Qu’on se rappelle ce terrible décret de prise de corps, qui, comme un coup de foudre, vint frapper l’esprit du Genevois, lorsque son Emile fut lacéré: frayeur, saisissement, consternation, amour-propre blessé à mort vinrent tour-à-tour jetter le trouble dans son ame; son coeur agité par différentes passions, palpite, s’évanouit & se resserre. Le public en avoit ouï le coup, mais pouvoit-il en ressentir les effets? J. J. Rousseau seul les sentoit bien mieux que les soufflets en l’air qu’il envoyoit à son patron par la poste: cette époque seule suffiroit pour ébranler le plus ferme Stoïcien. A peine cet orage a cessé, que J. J. Rousseau en essuie encore un plus funeste à Geneve: les journaux & les papiers publics l’annoncent, mais les Lecteurs n’en éprouvoient pas les suites douloureuses. Le bon J. J. Rousseau étoit le seul que les carreaux de Jupiter avoient frappé. Le saint homme Job ne se trouva jamais dans une situation aussi accablante, & l’on sait que dans l’excès de ses plaintes & de ses transports, sa colere le plongeoit en quelque sorte jusques dans les bras du délire.

Tous ces revers inopinés & les plus affligeantes tribulations, disent certains raisonneurs opulens & heureux, ne sauroient ébranler le grand homme. Le Philosophe doit y être préparé quand elles arrivent, il fait ceci, ou il doit faire cela; ah! que j’en ai connus de ces brillans moralistes qui ne parloient ainsi que parce qu’eux-mêmes n’avoient jamais eu que de très-foibles [532] déplaisirs; mais combien en pourrois-je nommer, non seulement en Angleterre, mais par-tout ailleurs, qui, pour un intérêt de peu de chose, la perte d’un petit procès, la mort d’un parent, celle d’une maîtresse & souvent moins encore, se sont abandonnés à des excès plus funestes, jusques enfin à s’arracher la vie par l’eau, le feu, le fer ou le poison. Que ne profitoient-ils de leur stoïcisme? pourquoi la plupart des hommes ne s’attachent-ils pas à mieux connoître les facultés de l’ame & de l’esprit? parce qu’ils s’appliquent trop à raisonner sur les événemens, & ne réfléchissent que très-rarement sur leur cause premiere.

Le Rapporteur de bonne soi, qui eut occasion de voir M. Rousseau à Montmorency, lui fait un compliment, par lequel on ne remarque pas qu’il se soit apperçu de la maladie qui affligeoit plus son esprit que le corps de ce Philosophe; il se charge de si justification, elle lui fait honneur: il défend l’innocence outragée, & son plaidoyer lui attireroit encore plus d’éloges, si celui pour lequel il plaide se portoit bien.

Une premiere lecture de l’Exposé lui montre M. Rousseau singulier. On peut dire que la politesse ne perfectionne de nos jours comme les modes; pourquoi ne pas dire malade? La seconde le lui fait voir plein de candeur & de sensibilité; pourquoi n’a-t-il pas ajouté le mot de trop, qui auroit mieux fait comprendre au Lecteur que l’excès des passions de l’ame les fait dégénerer en foiblesses; mais la troisieme lecture de l’Exposé, en confirmant le jugement qu’il a porté sur cette affaire, c’est-à-dire, de trouver l’illustre Genevois innocent, innocence qui lui fait ressentir un tressaillement de joie en appercevant à la fois sa pleine justification, & l’évidence des torts de son [533] adversaire. C’est beaucoup dire, sa pleine justification, en supposant qu’il se portoit bien, & ce n’étoit rien dire de trop en convenant que sa maladie étoit manifeste. Dans le premier cas, il y a apparence que jamais Rousseau ne se fût brouillé avec M. Hume, pour des procédés indifférens, de nul intérêt, & qui n’attaquoient point l’honneur. Comme aliéné d’esprit, de quoi accuse-t-il M. Hume? d’être un traître: comment le sait-il? qui est-ce qui le lui a rapporté? qu’il nomme l’accusateur, ou les témoins: il n’en fait rien, il ne produit que des soupçons il promet cependant des indices & des démonstrations, il ne tient pas parole: pour toute conviction, il fait parler un homme enséveli dans les bras du sommeil, à qui il fait dire je tiens J. J. Rousseau; & après avoir tiré mille fausses conséquences de ces paroles, il termine trente-huit pages d’écriture par demander à l’accusé s’il est vrai qu’il l’a trahi? & preuve qu’il n’en savoit rien, c’est qu’il confesse lui-même que, si cela n’est pas, il es le plus malheureux & le plus vil des hommes; qu’il desire d’être cet objet méprisable, c’est-à-dire, de trouver M. Hume innocent, pour avoir le plaisir d’être prosterné devant lui, foulé à ses pieds, criant miséricorde, faisant tout pour l’obtenir, publiant à haute voix son indignité, & conclut par un paradoxe énigmatique, en disant, il n y a point d’objection dont un cour qui n’est pas né pour elle, ne puisse revenir. Je crois bien qu’un homme agité par les transports d’une maladie incurable peut s’égarer à ce point-là; mais qu’un homme bien sain comme vous, mon cher confrere en belle prose, puisse en lisant tant ce folies ne pas s’appercevoir de l’aliénation de l’esprit de celui qui les a faites, c’est une de mes plus grandes surprises. Quoi! [534] M. le Rapporteur, vous condamnez M. Hume d’avoir fait publier une brochure pour se plaindre, tandis, ajoutez-vous, que M. Rousseau n’a répandu les siennes que dans le secret de l’amitié! Vous aviez sans doute oublié l’article du St. James Chronicle, ou l’illustre Genevois apprend au public que son ennemi déclaré, l’Auteur de la lettre attribuée au Roi de Prusse, a des complices en Angleterre. M. Hume, diriez-vous, n’y est pas nommé; non, mais le public le soupçonne & le montre au doigt: ainsi en fait d’imprimé, c’est J. J. Rousseau qui est le premier agresseur. Ne défie-t-il pas ensuite M. Hume de faire imprimer tout ce qu’il a en main! Est-ce que de pareils défis ne sont pas des preuves d’un égarement marqué au coin de la plus haute folie? n’est-ce pas vouloir appeller un homme en duel, sans pouvoir l’accuser de nous avoir déshonorés? J. J. Rousseau a tort, M. Hume n’a pas raison: vous défendez mal le premier, &vous condamnez trop légérement le second. Peut-être aurai-je moins de raison encore vis-à-vis de certains esprits, qui diront en lisant ceci, & moi, je vous siffle tous les quatre.

N’outrez pas la politesse, & ne dites pas qu’au jugement de plus d’une personne sensée, M. Hume n’a pas moins de vanité que de bienfaisance: vous auriez du dire avec toute la franchise dont je vous crois capable, que l’ostentation & la vanité l’emportoient sur la bienfaisance; parce que, lorsque celle-ci émane d’un principe généreux, telle que puisse être la conduite active & passive de l’obligé, le bienfaiteur observe un éternel silence sur ses bienfaits. Il peut, avec toutes les voies permises, repousser la méchanceté & les indignités de [535] l’ingrat qu’il a obligé, mais loin d’en faire parade ou de les lui reprocher, il doit observer un éternel silence à cet égard. J’ai déjà mis au jour les motifs qui pouvoient avoir engagé M. Hume à protéger l’illustre Genevois, & vous n’avez pas tout-à-fait bien rencontré en insinuant que cet Anglois avoit pris de l’ombrage en fixant avec trop de jalousie la réputation & les talens de Rousseau; s’ils n’eussent pas été attaqués avec quelque différence de la même maladie, c’étoient deux astres qui, par les rayons éloignés de leur globe, auroient pu s’éclairer réciproquement, pour ensuite communiquer au genre humain les lumieres les plus intéressantes. C’est à quoi tout Ecrivain doit aspirer: c’est même dans cette idée que je vais encore donner un coup de pinceau aux devoirs de la bienfaisance.

Offrir des secours à un illustre malheureux sans le connoître autrement que par son mérite, lui procurer un asyle plein d’agrément, voilà qui est digne d’une belle ame, & qui honore infiniment celui qui se plaît à couronner ce chef-d’oeuvre du sentiment, par un oubli volontaire de ses services généreux; mais si, non content de reprocher en public à l’obligé les dons qu’il lui a faits, il étale encore par ostentation ceux auxquels il n’a eu qu’une part indirecte, je soutiens qu’il s’est payé par lui-même d’une reconnoissance qu’il ne méritoit pas; mais que d’un autre côté l’obligé se cabre, s’irrite, se désole & crie à la trahison, à cause que son nouveau bienfaiteur veut avoir son portrait en grand, à cause qu’il sollicite sans un plein pouvoir une pension pour lui, à cause que le hasard introduit dans la maison qu’ils habitent, des gens que Rousseau [536] n’aime pas, à cause qu’il le soupçonne d’être en correspondance avec celui qui l’a plaisanté; en vérité on ne peut s’empêcher de crier à la folie. En peut-on faire moins, lorsqu’il fait un crime à son ami de ses longs regards, de son ton de voix, de ses gestes, de son flegme & de sons silence? Etoit-ce dans l’ordre des bienséances de montrer de l’humeur & des caprices outrés vis-à-vis de celui qui témoignoit tant de bonne volonté pour lui? Y avoit-il rien de plus choquant que de le bouder, de se lever brusquement en sa présence, de se promener en affectant les bras croisés, & tout à coup de se jetter à son cou, de l’embrasser, de pleurer, de lui demander pardon, & de s’écrier: non, D. Hume n’est pas un traître, &c. Combien d’autres traits semblables ne pourrois-je pas répéter pour prouver que ce-n’est pas ainsi qu’on doit agir à l’égard de ceux qui s’emploient à nous rendre heureux, & qu’une telle conduite, en remontant jusqu’à la maladie d’où elle dérive, est bien plus digne de pitié que de ressentiment?

Malgré toute la conduite réservée de M. Hume & toute la sagesse qui brille dans ses oeuvres, qu’il me permette de lui demander où étoient ses yeux & ses oreilles quand son nouvel ami s’abandonnoit en sa présence à tant d’excès déraisonnables. N’étoit-il pas lui-même un peu affecté de la même maladie? Est-ce que celle que Rousseau apportoit en Angleterre seroit devenue épidémique au-delà de la mer? Je serois tenté à le croire; il falloit être bien préoccupé ou bien aveuglé pour ne pas se persuader que tant d’extravagances n’étoient que les accès de la maladie de ce Genevois, il falloit que M. Hume [537] fût bien malade lui-même pour ne pas s’en appercevoir, ou il falloit être bien méchant, après s’en être apperçu, pour faire succéder au ressentiment la plus méprisable de toutes les vengeances.

Enfin vous trouvez, M. le Rapporteur qu’il est contre nature que M. Rousseau, d’abord si confiant & si sensible aux bienfaits de son ami, change ensuite tout-à-coup de langage à moins, dites-vous, qu’il ne soit prouvé, que ce Genevois ne soit échappé des petites maisons. Non, cela n’est pas encore prouvé; mais ce même changement, avec toutes les circonstances qui le précedent &qui l’accompagnent, dénote visiblement qu’il en prend le grand chemin. J. J. Rousseau s’égare de propos délibéré; il demande une explication; sur quoi la fonde-t-il? sur des soupçons: ses doutes ne sont fondés que sur des conjectures très-équivoques: il ne produit que des frayeurs chimériques. Quoi! à cause que dans l’accès de son trouble, il s’est écrié Non, David Hume n’est pas un traître, vous voulez que celui-ci le soupçonne de trahison? s’il eût dit, oui, je soupçonne que David Hume est un traître; alors l’Anglois sûrement auroit parlé. Si quelqu’un disoit en votre présence, non, le Rapporteur de bonne foi n’est pas un menteur; iriez-vous follement vous imaginer qu’il a voulu vous accuser de mensonge, ou prendriez-vous cette façon de parler pour une apostrophe injurieuse? est-ce que M. Hume devoir prendre l’affirmative pour la négative? Je suis même certain que le silence dans pareille occasion prouve beaucoup mieux l’innocence, que tous les éclaircissemens que l’on voudroit tirer d’une accusation si équivoque. S’il s’étoit récrié avec chaleur sur

[538] un pareil soupçon qui, entre nous, n’eût pas des plus galans, n’auroit-il pas donné à penser qu’en effet il tramoit avec les ennemis de Rousseau un complot contre lui? C’est en considération du profond silence qu’il observa alors, que je soupçonne cet Anglois, d’être un homme fort sensé, mais qui l’auroit été davantage, s’il n’eût pas informé le public qu’il ne se connaît pas bien en hommes, & moins encore en gens aliénés d’esprit. J. J. Rousseau prouvoit bien qu’il étoit de ce nombre; en creusant jusqu’où cette prétendue trahison pouvoir s’étendre, la chose ne valoir seulement pas la peine de s’en inquiéter; sa vie, sa liberté, ne couroient aucuns dangers. Son amour-propre seul s’y trouvoit offensé: on ridiculisoit un pauvre étranger, qui crie à la trahison, parce que les singularités lui avoient attiré quelques plaisanteries qui ne sont point des complots, ni des coups de poignards: dans semblables rencontres, on patiente, on dissimule, on se tait pendant quelque tems, on voit venir. Si le soupçon est fondé, on saisit adroitement la preuve la plus claire & la moins équivoque pour faire connoître à un homme capable de jouer les malheureux, que ses sentimens sont abominables, que son coeur se pourrit: ensuite on lui tourne le dos, on se console par le témoignage d’une bonne conscience, on l’oublie, on n’y pense plus.

Pouviez-vous ne pas remarquer que toutes les autres lamentations du philosophe Genevois ne rouloient que sur des vétilles dont une soubrette auroit eu honte. de s’occuper. Quoi! se formaliser des froideurs ou des incivilités de gens avec lesquels on n’a mille liaison; prendre leur peu de savoir-vivre pour des mépris ou pour des insultes outrageantes; remplir [539] des pages entieres pour relever avec aigreur des railleries qui sont de toutes les sociétés! par exemple celle qui fut faite sur la préférence que le Genevois donna à Madame Garrick plutôt qu’au Musoeum, n’étoit pas un outrage assez grave pour mériter de s’en ressouvenir.

Il n’y a pas un homme sensé qui n’envisage l’auteur d’Heloise comme un esprit égaré, quand il commente & interprête les paroles de M. Hume, qui, soit en dormant ou en veillant, s’écrie, je tiens J. J. Rousseau: est-il plus sage quand il parle des regards longs & des profondes rêveries de l’auteur Anglois en le fixant? Si j’ai pu lire dans les idées de M. Hume, voici à ce que je m’imagine, les pensées qui accompagnoient ses réflexions. Est-il possible, disoit-il en lui-même, que j’aie fait la sottise d’empaqueter avec moi cet extravagant? est-il possible que j’aie pu concevoir le projet de rendre cet homme heureux malgré lui-même? Cependant j’ai le public & mon honneur à ménager. Je ne puis lui tourner le dos subitement sans faire crier après moi: mes ennemis, même ceux qui ne voudroient pas du bien à cet Etranger, prendroient occasion, en écoutant ses plaintes, de me peindre de toutes les couleurs. Voyons, tâchons de nous tirer doucement cette épine du pied. Faisons plus, sollicitons une pension pour lui, il est plus noble de dénouer l’amitié que de la rompre avec éclat; je vois bien que cet homme n’est plus à lui-même; mais de le déclarer tel, je m’exposerai moi-même aux railleries piquantes des mauvais plaisans dont le siecle abonde. Avez-vous pu annoncer ce Genevois, me reprocheroit-on, pour un sage, tandis que l’Anglois auroit été un Caton vis-à-vis de lui? [540] Voilà, je crois, tout ce que M. Hume pouvoir penser en fixant son compagnon de voyage. En êtes-vous bien sûr, me direz-vous? pas tout-à-fait, parce que si l’historien Anglois convenoit que j’ai deviné juste, il se rendroit coupable de la plus grande folie, en ce qu’il n’est pas dans la nature, d’intenter un procès à un fou, à moins que l’on ne soit de vingt-quatre carats plus insensé que lui.

Comment se peut-il, M. le Rapporteur, que vous ne vous soyez pas apperçu que le beau morceau de la longue épître de Rousseau, & dont vous admirez le touchant & le pathétique, n’est autre chose que le témoignage de la foiblesse d’esprit de celui qui l’a composé.

Dites-moi, est-ce le langage du Philosophe? que signifient ces paroles vous me tenez par l’opinion, par les jugemens des hommes? Que lui importe cette bonne ou mauvaise opinion lorsque ses moeurs, sa conduite & sa conscience n’ont rien à lui reprocher? Que veut dire de plus vous me tenez par ma réputation? n’est-ce pas une répétition de la phrase précédente? Qu’entend le bon J. J. Rousseau lorsqu’il dit, vous me tenez par ma sureté. Ne diroit-on pas qu’il appréhende d’être enlevé en Angleterre pour être conduit dans les prisons de Geneve! Est-ce au milieu d’une province de la Grande-Bretagne, environné de gens d’honneur & de probité que l’on peut s’exprimer ainsi, ou avoir une pareille frayeur? Que veut dire ce grand Philosophe, s’imaginant reprocher à M. Hume sa trahison, lorsqu’il dit, je prévois la suite de tout cela, sur-tout dans le pays où vous m’avez conduit, & où, sans amis, & étranger à tout le monde, je suis presque [541] votre merci. Rousseau avoit raison de dire qu’il étoit malade en écrivant cette lettre, il y a même toute apparence que c’étoit pendant la plus forte crise de sa maladie.

Que servent les amis à un homme qui aimeroit mieux à ce qu’il dit lui-même, loger dans un trou de la garenne de Wootton, que dans le plus bel appartement de Londres? Eh que m’importeroit à moi de n’avoir point d’amis en Angleterre, quand je serois certain, comme M. Rousseau, d’en trouver ailleurs? Voyons comme’il s’explique là-dessus. Enfin on dit que je suis sujet à changer d’amis, il ne faut pas être bien fin pour comprendre à quoi cela prépare. Distinguons, j’ai ajoute-t-il, depuis vingt-cinq & trente ans des amis très-solides: j’en ai de plus nouveaux, mais non moins sûrs, & que je garderai plus long-tems si je vis; parce qu’apparemment les modernes sont plus jeunes que les anciens. A quoi aboutissent ces détails? à quoi servent ces distinctions? Eh! qu’importe au grand homme les on dit? il laisse dire & va toujours son train: en faisant bien, les on dit se démentent réciproquement, & notre gloire en devient plus brillante à la vue des honnêtes gens. Est-ce qu’avec des amis très-solides & de trente ans, & avec d’autres plus jeunes que l’on peut garder jusqu’au tombeau, on peut appréhender quelques fâcheux revers & risquer de mourir de faim? Qui dit avoir des amis, quel trésor peut-on leur comparer?

Ah! si M. Rousseau avoit assez de bonté pour moi que de me prêter sur mon billet, seulement une demi-douzaine de ses amis solides, je me croirois au comble de mes voeux; j’en cherche un seul de cette espece depuis quarante ans, [542] sans avoir encore pu le trouver. J’ai eu trois amis en toute ma vie, l’un m’a duré deux ans l’autre six semaines: ils ont cessé de m’aimer parce que je n’étois pas riche; le troisieme qui n’est pas plus opulent que moi m’aime beaucoup; & peut-être encore ces croit-il de m’aimer, si j’avois trop souvent besoin des preuves d’une sincere amitié.

Mais que j’aime votre réflexion, M. le Rapporteur, c’est celle que vous faites après avoir répété les lamentations de Rousseau. La voici: si pour le malheur de l’humanité, dites vous, l’homme qui tient ce langage es un fourbe; pleurons, Monsieur, pleurons sur la perversité du cour humain; rien n’est plus méprisable qu’un Protée qui se varie & se pervertit au gré de ses vues: ce que vous dites-là est fort éloquent, mais il me fait appercevoir que vous n’êtes pas bon connoisseur en espece humaine. Vous avez connu M. Rousseau à Montmorency: cette seule visite auroit dû vous apprendre pour toujours qu’il étoit incapable de duplicité & moins encore de lâcheté; mais si vous eussiez eu de meilleurs yeux, vous auriez pu remarquer en même-tems qu’un excès de misanthropie est de tous les voisins de la folie, celui qui peut indiquer avec le plus de certitude sa demeure. Vous me reprocherez, peut-être, que je ne suis moi-même qu’un misanthrope, & que je ne vois personne? La chose est bien différente, c’est que personne ne me veut voir, & que presque tous ceux que j’aborde, sur-tout depuis que l’on est scandalisé des procédés réciproques des deux Auteurs dont il est question, me soupçonnent d’être un esprit dangereux: pourquoi cela? parce que je me mêle de barbouiller du papier, & de penser un peu plus creux que la foule des hommes.

[543] Si je veux essayer de leur persuader que bien loin d’imiter les perturbateurs de la littérature, je m’efforce à fuir leur exemple, ils me répondent que les bons doivent souffrir pour les méchans: ils répètent dix fois de suite, nous avons été trompés, nous craignons encore de l’être. C’est à ces Messieurs à qui vous auriez dû adresser cette belle réflexion que vous avez un peu déplacée; je la répété à dessein. Faudra-t-il donc fuir tous les hommes, vous pouviez ajouter & tous les gens de Lettres, parce qu’il s’en trouve de traîtres & d’ingrats? faudra-t-il faire divorce avec la société, parce que la société qui est la nature morale a ses monstres, comme la nature physique a les siens? Je le sais par expérience, quelque clair-voyant que l’on soit, rien n’est plus difficile que de pénétrer de prime abord le germe de la folie, & que le plus sage pourroit s’y méprendre; mais quand on voit qu’un homme lettré ou même non lettré, s’est singularisé à plusieurs reprises par des traits qui indiquent cette maladie, la charité veut que l’on contribue autant qu’il est possible à sa guérison, & la prudence ordonne d’un autre côté, quand le mal est incurable, de s’en séparer pour toujours; mais on ne finit pas ainsi que M. Hume l’a fait. On ne le cite pas devant le tribunal du public pour l’accuser de méchanceté & d’ingratitude: on ne le déshonore pas par des calomnies injurieuses; bien loin de-là: on le plaint, on lui tend même des secours, ensuite en élevant les yeux au ciel on lui rend grace de ce qu’il nous a garantis d’un pareil accident. Ne voit-on pas tous les jours que des revers accablans n’affectent l’ame de certains génies avec tant d’excès, que pour rompre avec plus de force les ressorts qui réglent les opérations de l’esprit?

[544] M. de la Bruyere prétend qu’il y a des hommes qui ont deux ames, il cite Santeuil & le grand Corneille, & vous le grand, l’illustre & le très-petit Voltaire; vous faites un parallele des petitesses de ce Poëte applaudi avec ses belles actions. Vous êtes étonné de ce qu’un homme qui prêche avec tant d’éloquence les sentimens délicats, cherche à se venger lâchement contre un pauvre Musicien; & qu’après avoir donné des preuves d’une animosité implacable contre le phénix des Poëtes lyriques & du grand Rousseau, que ce même Ecrivain s’arme généreusement pour la défense des Calas & des Sirven; mais vous ne dites pas que, tandis que sa plume combattoit si vaillamment pour défendre l’innocence injustement flétrie, déshonorée & tyrannisée, il s’en servoit en même-tems pour outrager un homme que cet Auteur avoit ruiné. Jore, ce fameux Libraire de Rouen, poursuivi par l’infortune, se trouvoit, il y a quatre ans, à Amsterdam. Voltaire l’apprend & lui écrit à peu près dans ces termes:

«En considération de, l’état misérable où vous êtes, je vous enverrai douze louis d’or, aux conditions que vous m’enverrez une rétractation en forme & signée de votre main de tout ce qui se trouve à ma charge contre vous dans le factum insolent que l’Abbé Désfontaines a écrit, lorsqu’il mit sous les yeux du public vos griefs contre moi.» Quoi! offrir douze louis d’or à un homme dont on a été la cause de sa ruine? un homme qui l’avoit nourri & logé gratis pendant six mois, en lui prodigant le titre de Mylord, que l’Auteur avoit exigé pour se dérober à ceux qui auroient voulu voir la piece curieuse dans la personne du Virgile François!

[545] Il est vrai que Jore refusa sans hésiter une offre qui l’outrageoit & le déshonoroit en même-tems; peut-on lui en faire un crime? ne sait-on pas que ces sortes de refus ne passeront jamais pour une ostentation déplacée, & moins encore pour une preuve de la folie que l’orgueil inspire? Ils sont dans la nature, ils devroient couvrir de honte & d’opprobre ceux qui ont le front de s’y exposer.

Mais Voltaire, selon vous, fait des bonnes oeuvres, il assiste les pauvres de ses Etats naissans. Ignorez-vous que de deux presses qui travailloient dans l’Imprimerie de Cramer à Geneve, avant l’arrivée de Voltaire dans le voisinage de cette ville, quatre & quelquefois cinq travaillent perpétuellement pour le Héros de la Littérature moderne. Ecoutez ceci, M. le Rapporteur, pour le rapporter plus au long quand vous le jugerez à propos. Candide, ses cousins & ses cousines, l’Ingénu, Zapata, &c. sont des pieces qu’on ne lit pas pour rien. Le grand débit qui s’est fait de la premiere a considérablement augmenté les revenus d’un Auteur qui a eu l’adresse de la faire valoir. L’histoire de Calas & celle des Sirven, sont d’une nature à intéresser tous les états & toutes les différentes conditions des hommes. Allez à Maroc, à Alger, à Tunis, à Constantinople, vous y trouverez Candide. Croyez, que celui qui, dites-vous, se fait une affaire capitale de répandre des bienfaits dans ses terres, n’ignore pas l’art d’en trouver la source. C’est dans les innombrables Editions de ces petites brochures, que le Pactole* [*Fleuve qui charie de l’or.] se déborde en faveur du généreux défenseur des innocens opprimés & condamnés injustement. Son [546] zele est fort louable & le seroit bien davantage si les secours qu’il répand sur eux, étoient plus puissans & plus considérables; mais sachez que ce ne sont tout au plus que les brouillards qui s’élevent au-dessus de ce fleuve précieux.

Apprenez que la maladie de Voltaire n’est pas tout-à-fait celle de J. J. Rousseau; celui-ci n’a que la folie en partage, encore n’est-elle point dangereuse aux liens de la société; mais son confrere que l’orgueil, l’avarice & l’ambition ne quitterent jamais, est encore outre cela attaqué de la maladie de la pierre. Son château de F... n’est pas assez vaste pour un si grand homme; ses enfans ni ses héritiers collatéraux n’en jouiront pas: peut-il se promettre de l’occuper encore long-tems? Ah! s’il avoit non pas une ame bienfaisante, mais seulement équitable, il retrancheroit bientôt l’ostentatieuse dépense qu’il fait, pour la métamorphoser en abondantes restitutions envers Jore, Mesdemoiselles Dunoyer & tant d’autres malheureux qu’il a faits en s’enrichissant à leurs dépens. Que dites-vous de cette ame là, est elle double ou simple? je vous en fais le juge, mais le public fait à quoi s’en tenir.

Je vais répéter avec vous, mais où m’emporte un zele indiscret qu’enflamment à l’envi le saint amour de la vérité, & l’agréable desir de la faire connoître! Quant aux différends entre M. Hume & J. J. Rousseau, je crois que vous & moi nous avons suffisamment démontré que le philosophe Anglois a donné trop d’éclat à ses bienfaits, & qu’il’a cédé trop facilement aux impulsions de l’amour-propre, & qu’il a laissé trop de liberté à un esprit dur, insensible, trop intéressé, qui ne croit pas que l’on doive avoir compassion des esprits égarés: [547] & qui, cependant, se déclare lui-même un homme fort insensé, en faisant imprimer avec ses griefs des calomnies des atrocités contre son adversaire. J. J. n’avoit lâché contre lui que des soupçons si mal fondés, que le public n’auroit pu s’empêcher d’avoir pitié de celui qui s’en occupoit. Que doit penser un esprit bien sain après un examen bien réfléchi des pieces, non pas de ce grand, mais de ce très-ridicule procès? C’est M. Hume & non pas J. J. Rousseau qui montre le coupable, dans la conduite de M. Hume lui-même qui a manqué au discernement, à la candeur & à la modération. Eh! n’est-ce pas lui qui fait soupçonner, en prônant avec autant d’orgueil que d’ostentation, la bonne œuvre qu’il avoir commencée, que les motifs humains y avoient eu plus de part que le sentiment & la vertu?

Que M. Hume ait eu connoissance ou non du libelle de M. Walpole, publié sous le nom d’un Monarque couvert de gloire & de lauriers, dès qu’il n’y avoit pas mis du sien, & qu’il ne s’étoit pas mêlé de l’impression, pouvoit-on le regarder comme coupable? J’ose vous assurer, M. le Rapporteur, que si vous eussiez voulu mieux éclaircir le public sur cette, affaire, vous auriez dit par qui & comment vous saviez que M. Hume avoit avili Rousseau à Paris, en le peignant comme un homme qui lui inspiroit plus de compassion que d’estime, d’un homme qui allioit la simplicité des moeurs au faste de la plus superbe philosophie, qui n’avoit qu’une réputation usurpée, établie par des opinions extravagantes, plutôt que par des talens extraordinaires. Peut-on dire qu’un homme a usurpé sa réputation à la faveur d’une multitude de productions qui, [548] la plupart, ont été applaudies? Une autre fois, je vous prie de ne pas tant imiter Rousseau en donnant trop avant dans l’énigmatique. Que pouvoient penser du caractere de M. Hume ceux même à qui il auroit envoyé de Londres à Paris, une peinture aussi hideuse que celle qu’il auroit entrepris de leur faire d’un homme qu’il avait pris si ouvertement sous sa protection? N’auroient-ils pas remarqué que l’auteur Anglois dérogeoit de gaîté de coeur aux droits de l’hospitalité & aux sentimens qu’inspirent la justice & la charité?

Qu’un étranger soit un artiste médiocre, s’il est d’ailleurs doué de bonnes qualités, on ne peut lui refuser de l’estime. On doit savoir distinguer l’ami d’avec le savant. On aimera l’un par sympathie, ou parce que sa candeur ou ses vertus méritent notre estime; mais si ses talens sont bornés, on n’ira pas sottement l’annoncer pour l’oracle de Delphes: on ne peut le louer que par les endroits qui le méritent; mais après avoir boursoufflé son éloge, doit-on faire prononcer le public en faveur de notre opinion? c’est comme si nous étions sûrs qu’il se rangera de notre côté: prenons-y garde: il est malin, il pourroit nous siffler.

Je passe, à votre exemple, à la déclaration de M. d’Alembert; mais je ne dirai pas avec vous on croit volontiers; mais je crois très-positivement que ce phénix de la probité & de la bonne Littérature, a désapprouvé la mauvaise plaisanterie de M. Walpole, en avouant que cet Anglois s’étoit fait aider pour le style par une personne qu’il ne nomme pas, & qui devroit peut-être se nommer. Ce qui prouve combien M. d’Alembert a été éloigné de donner lieu au soupçon de J. J. Rousseau, [549] qui, dans un accès de sa maladie, dit avec une espece d’affirmative, qu’en lisant cette lettre, il y reconnut la plume de M. d’Alembert aussi positivement que s’il la lui avoit vu écrire. Peut-on, avec du bon sens, s’exprimer ainsi?

Je ne pense pas, dites-vous, que personne doute d’une assertion aussi positive, étant donnée par un homme respectable à plus d’un titre. Pourquoi donc ayant une si haute opinion du bon caractere de ce savant, lui faites-vous un reproche, en disant que l’on est fondé à croire que s’il n’a eu aucune part à l’invention, au moins a-t-il été consulté sur le fondé & la forme de la plaisanterie; & quand cela seroit, quel crime y auroit-il? J’ose même croire que ce fut à la suite de cette consultation, que bien-loin d’approuver l’ironie, il eut la charité de représenter aux esprits malins qui trempoient dans cette petite noirceur, qu’il ne faut point se moquer des malheureux, sur-tout quand ils ne nous ont point fait de mal. Le généreux procédé de M. d’Alembert, sou esprit doux & solide, & son humanité se manifestent tout à-la-fois dans sa déclaration; il pousse même la complaisance jusqu’aux bornes de la complaisance même; il y fait l’aveu naïf & sincere en démontrant qu’il n’a jamais été l’ennemi déclaré ni secret de M. Rousseau; il s’offre même à prouver, par des témoignages respectables, qu’il a cherché à l’obliger. Eh! n’admirez-vous pas, dans cette déclaration, son indifférence sur les soupçons que J. J. Rousseau avoir follement hasardés contre lui, de même que sa modération, puisque le prétendu philosophe Genevois, avoit osé dire que M. d’Alembert n’étoit qu’un homme adroit & rusé.

[550] Plus on réfléchit sur la modération avec laquelle M. d’Alembert s’explique sur le compte de J. J. Rousseau, plus j’entrevois de folie & d’erreur dans les rêveries de celui-ci, qui, de propos délibéré, se crée des ennemis qui n’ont jamais pensé à lui que pour le plaindre & le secourir. Ce ne sont point le fruit des leçons de la philosophie, qui sont errer l’Auteur, d’Emile; ce sont les accès de la maladie dont il n’est que trop attaqué. A la suite d’une-multitude de rêves, les soupçons le réveillent & le poursuivent encore jusques dans les bras du sommeil il couche avec eux; boit & mange avec eux; il se promene en les accueillant; comment pourroit-il s’en passer lorsqu’il écrit sur les affaires qui le concernent?

On lui apprend que Mylord Littleton possede une copie correcte d’une piece satirique, composée contre lui par Voltaire; aussi-tôt il s’écrie: qu’ai-je fait à Mylord Littleton! pourquoi est-il mon ennemi? je ne le connois pas!

M. Rousseau par ses lectures, & même parce qu’il avoit pu remarquer depuis son arrivée en Angleterre, devoir sans doute remarquer déjà informé, que même l’homme le plus opulent & le plus accrédité étoit exposé de même qu’un étranger, à se voir, censurer ou plaisanter dans les papiers publics; mais que d’ailleurs l’honneur & la réputation des personnes n’y étoient jamais compromis, & qu’ainsi toutes les pasquinades qui auroient pu se faire sur ses singularités, n’auroient jamais eu pour objet que de le corriger de ses ridicules.

Je serois assez porté à croire que peut-être M. Hume auroit pu se laisser emporter par cette derniere idée; il faut pourtant convenir, si cela est, qu’il dérogeoit entiérement au titre d’ami [551] que J. J. Rousseau lui avoit prodigué selon bien des gens avec un peu trop de précipitation mais depuis quand Rousseau a-t-il cru que dans ce siecle on trouvoit de vrais amis? Son aveuglement ou plutôt sa maladie ne lui a pas permis de remarquer que M. Hume n’avoir été le sien, que comme le sont la plupart des hommes qui ne donnent leur amitié que pour des motifs qui sont bien opposés aux sentimens qui émanent des mouvemens du coeur. Pourquoi le Genevois va-t-il s’aviser d’aimer cet Anglois, comme on aimeroit sa maîtresse? pourquoi en devient-il jaloux comme un Italien le seroit de la sienne? Mais c’est assez réfléchir sur la conduite d’un homme qui, me semble, s’étoit trop singularisé, pour que le public ne s’apperçût pas de sa maladie. Il faut que je finisse cette réfutation, elle pourroit peut-être, à force de remontrer des rêveries & des frayeurs ridicules, me faire contracter la contagieuse maladie d’en enfanter moi-même à l’aspect d’une chauve-souris ou d’un moucheron. Ce que je puis dire, c’est qu’il me paroît que l’Editeur de l’Exposé succinct a tout-à-fait manqué de charité & de discernement; de charité, en ce qu’il n’auroit pas dû accabler un homme infortuné par des calomnies outrageantes de discernement, parce qu’il auroit pu remarquer, comme je crois, que la conduite de J. J. Rousseau en Angleterre, & même sa lettre de quarante-huit pages, ne prouvoient que l’affoiblissement de son ame & de son esprit, & non pas sa méchanceté. Il auroit ce me semble pu pencher vers l’opinion des amis de M. Hume, & celui-ci déférer à leurs conseils, & ne pas s’abandonner à un ressentiment qui ne fait du tout point son éloge. Ses amis avoient raison de dire qu’il s’étoit trompé en [552] prenant les délires de l’imagination pour les défauts du coeur. Aux larmes trop abondantes de ce vieillard septuagénaire, & à ses excès de sensibilité, on pouvoit conjecturer qu’il étoit prêt à tomber dans l’enfance, mais que son coeur avoit toujours incliné du côté de l’humanité la plus tendre; ce qui se fait assez sentir dans ses productions. A la conduite de M. Hume, à qui la voix de l’amitié s’est faite inutilement entendre pour l’engager à éviter une scene scandaleuse, on croiroit remarquer un homme qui n’est pas tout-à-fait aussi malade que celui qu’il poursuit; mais qui n’est pas moins sensible, & même plus vindicatif. Voici ce qu’a prononcé un très-honnête homme, après avoir parcouru l’Exposé succinct. Rousseau n’est que malade, & non pas méchant; M. Hume est malade & méchant tout à-la fois. Je fais des voeux pour la guérison de tous deux, & particulièrement pour la conservation de celui qui, dans cette affaire, a témoigné plus d’ostentation, d’animosité & de vengeance, que de générosité & de grandeur d’ame.

FIN.

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