JEAN JACQUES ROUSSEAU

PYGMALION

SCENE LYRIQUE

[1762 automne; Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 27; Archives J. J. Rousseau a Geneve, ms. R. 89; le Mercure de France, janvier 1771, second volume; A Geneve, 1771, etc.; le Pléiade édition, t. II, pp. 1224-1231 =Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 191-200.]

[191]

PYGMALION,

SCENE LYRIQUE

Le théâtre représente un attelier de Sculpteur. Sur les côtés on voit des blocs de marbre, des groupes, des statues ébauchées. Dans le fond est une autre statue cachée, sous un pavillon, d’une étoffe légere & brillante, orné de crépines & de guirlandes.

Pygmalion assis & accoudé, rêve dans l’attitude d’un homme inquiet & triste; puis se levant tout-à-coup, il prend sur une table les outils de son art, va donner par intervalles quelques coups de ciseau sur quelques-unes de ses ébauches, se recule & regarde d’un air mécontent & découragé

PYGMALION.

Il n’y a point-là d’ame ni de vie; ce n’est que de la pierre. Je ne ferai jamais rien de tout cela.

O mon génie, où es-tu? Mon talent qu’es tu devenu? Tout mon feu s’est éteint, mon imagination s’est glacée; le marbre sort froid de mes mains.

Pygmalion ne fais plus des Dieux: tu n’es qu’un vulgaire Artiste....Vils instrumens qui n’êtes plus ceux de ma gloire, allez, ne déshonorez point mes mains.

Il jette avec dédain ses outils, puis se promene quelque tems en rêvant, les bras croises.

[192] Que suis-je devenu? quelle étrange révolution s’est faire en moi?....

Tyr, ville opulente & superbe, les monumens des arts dont tu brilles ne m’attirent plus, j’ai perdu le goût que je prenois à les admirer: le commerce des Artistes & des Philosophes me devient insipide; l’entretien des Peintres & des Poetes est sans attrait pour moi, la louange & la gloire n’élèvent plus mon ame; les éloges de ceux qui en recevront de la postérité ne me touchent plus; l’amitié même à perdu pour moi ses charmes.

Et vous, jeunes objets, chefs-d’oeuvre de la nature que mon art osoit imiter, & sur les pas desquels les plaisirs m’attiroient sans cesse, vous mes chamans modeles, qui m’embrasiez à la fois des feux de l’amour & du génie, depuis que je vous ai surpassés, vous m’êtes tous indifferens.

II s’assied & contemple tout autour de lui.

Retenu dans cet attelier par un charme inconcevable, je n’y sais rien faire, & je ne puis m’en éloigner. J’erre de groupe en groupe, de figure en figure, mon ciseau foible, incertain ne reconnoît plus son guide: ces ouvrages grossiers restes à leur timide ébauche ne sentent plus la main qui jadis les eut animes....

II se lève impétueusement.

C’en est fait, c’en est fait; j’ai perdu mon génie....si jeune encore! je survis à mon talent,

Mais quelle est donc cette ardeur interne qui me dévore? Qu’ai-je en moi qui semble m’embraser? Quoi! dans la langueur d’un génie éteint, sent-on ces émotions, sent-on ces [193] élans des passions impétueuses, cette inquiétude insurmontable, cette agitation secrete qui me tourmente & dont je ne puis démêler la cause?

J’ai craint que l’admiration de mon propre ouvrage ne causât la distraction que j’apportois à mes travaux; je l’ai cache sous ce voile....mes profanes mains ont ose couvrir ce monument de leur gloire. Depuis que je ne le vois plus, je suis plus triste. & ne suis pas plus attentif.

Qu’il va m’être cher, qu’il va m’être précieux, cet immortel ouvrage! Quand mon esprit éteint ne produira plus rien de grand, de beau, de digne de moi, je montrerai ma Galathée, & je dirai; voilà mon ouvrage. O ma Galathée! quand j’aurai tout perdu, tu me resteras, & je serai console.

Il s’approche du pavillon, puis se retire; va, vient, & s’arrête quelquefois à le regarder en soupirant.

Mais pourquoi la cacher? Qu’est-ce que j’y gagne? Réduit à l’oisiveté, pourquoi m’ôter le plaisir de contempler la plus belle de mes œuvres?....Peut-être y reste-t-il quelque défaut que je n’ai pas remarque; peut-être pourrai-je encore ajouter quelque ornement à sa parure; aucune grace imaginable ne doit manquer à un objet si charmant....peut-être cet objet ranimera-t-il mon imagination languissante. Il la faut revoir l’examiner de nouveau. Que dis-je? Eh! je ne l’ai point encore examinée: n’ai fait jusqu’ici que l’admirer.

Il va pour lever le voile, & le laisse retomber comme effraye.

Je ne fais qu’elle émotion j’éprouve en touchant ce voile; une frayeur me saisit; je crois toucher au sanctuaire de quel-que [194] divinité. Pygmalion, c’est une pierre; c’est ton ouvrage....qu’importe? On sert des Dieux dans nos temples qui ne sont pas d’une autre matiere, & n’ont pas été faits d’une main.

Il lève le voile en tremblant, & se prosterne. On voit la statue de Galathée posée sur un pied-d’estal fort petit, mais exhausse par un gradin de marbre, forme de quelques marches demi-circulaires.

O Galathée! recevez mon hommage. Oui je me suis trompe: j’ai: voulu vous faire Nymphe, & je vous ai fait Déesse. Venus même est moins belle que vous.

Vanité, foiblesse humaine: je ne puis me lasser d’admirer mon ouvrage; je m’enivre d’amour-propre; je m’adore dans ce que j’ai fait....Non, jamais rien de si beau ne parut dans la nature; j’ai passe l’ouvrage des Dieux....

Quoi! tant de beautés sortent de mes mains? Mes mains les ont donc touchées?....ma bouche a donc pu....Je vois un défaut. Ce vêtement couvre trop le nu; il faut l’échancrer davantage; les charmes qu’il recèle doivent être mieux annonces.

II prend son maillet & son ciseau; puis s’avançant lentement il monte, en hésitant, les gradins de la statue qu’il semble n’oser toucher. Enfin, le ciseau déjà lève, il s’arrête....

Quel tremblement! quel trouble!....Je tiens le ciseau d’une main mal-assurée....je ne puis....je n’ose....je gâterai tout.

II s’encourage, & enfin présentant son ciseau il en donne [195] un seul coup, & saisi d’effroi, il le laisse tomber en poussant un grand cri.

Dieux! je sens la chair palpitante repousser le ciseau!....

Il redescend tremblant & confus.

....Vaine terreur, fol aveuglement!....Non.... je n’y toucherai point; les Dieux m’épouvantent. Sans doute elle est déjà consacrée à leur rang.

Il la considère de nouveau.

Que veux-tu changer? regarde; quels nouveaux charmes veux-tu lui donner?....Ah! c’est sa perfection qui fait son défaut.....Divine Galathée! moins parfaite, il ne te manqueroit rien....!

Tendrement.

Mais il te manque une ame: ta figure ne peut s’en passer.

Avec plus d’attendrissement encore.

Que l’ame faite pour animer un tel corps doit être belle!

Il s’arrête long-tems. Puis retournant s’asseoir, il dit d’une voix lente & changée.

Quels desirs ose-je former? Quels vœux insensés! qu’est-ce que je sens?....O ciel! le voile de l’illusion tombe, & je n’ose voir dans mon cœur: j’aurois trop à m’en indigner.

Longue pause dans un profond accablement.

.....Voilà donc la noble passion qui m’égare! c’est donc pour cet objet inanimé que je n’ose sortir d’ici!....un marbre! une pierre! une masse informe & dure, travaillée avec ce fer!....Insensé, rentre en toi-même; gémis sur toi; vois ton erreur, vois ta folie.

....mais non....

[196] Impétueusement.

Non, je n’ai point perdu le sens; non, je n’extravague point; non, je ne me reproche rien. Ce n’est point de ce marbre mort que je suis épris, c’est d’un être vivant qui lui ressemble; c’est de la figure qu’il offre à mes yeux. En quelque lieu que soit cette figure adorable, quelque corps qui la porte quelque main, qui l’ait faite, elle aura tous les veux de t cœur. Oui, ma seule folie est de discerner la beauté, mon crime est d’y être sensible. Il n’y a rien la dont je doive rougir.

Moins vivement, mais toujours avec passion.

Quels traits de feu semblent sortir de cet objet pour embraser mes sens, & retourner avec mon ame à leur source! Hélas! il reste immobile & froid, tandis que mon cœur embrase par ses charmes, voudroit quitter mon corps pour aller échauffer le sien. Je crois dans mon délire pouvoir m’élancer hors de moi; je crois pouvoir lui donner ma vie & l’animer de mon ame. Ah que Pygmalion meure pour vivre dans Galathée!....Que dis-je, o Ciel! Si j’etois elle je ne la verrois pas, je ne serois pas celui qui l’aime! Non, que ma Galathée vive, & que je ne sois pas elle. Ah! que je sois toujours un autre, pour vouloir toujours être elle, pour la voir, pour l’aimer, pour en être aime....

Transport.

Tourmens, vœux, desirs, rage, impuissance, amour terrible amour funeste....oh! tout l’enfer est dans mon cœur agite.... Dieux puissans, Dieux bienfaisans; Dieux du peuple, qui connûtes [197] les passions des hommes, ah, vous avez tant fait de prodiges pour de moindres causes! voyez cet objet, voyez mon cœur, soyez justes & méritez vos autels!

Avec un enthousiasme plus pathétique.

Et toi, sublime essence qui te cache aux sens, & te fais sentir aux cœurs, ame de l’univers, principe de toute existence; toi qui par l’amour donnes l’harmonie aux élémens, la vie à la matiere, le sentiment aux corps, & la forme à tous les êtres; feu sacre, céleste Venus, par qui tout se conserve & se reproduit sans cesse; ah! ou est ton équilibre? ou est ta force expansive? ou est la loi de la nature dans le sentiment que j’éprouve? ou est ta chaleur vivifiante dans l’inanité de mes vains desirs? Tous tes feux sont concentres dans mon cœur & le froid de la mort reste sur ce marbre; je péris par l’excès de vie qui lui manque. Hélas! je n’attends point un prodige; il existe, il doit cesser; l’ordre est trouble, la nature est outragée; rends leur empire à ses loix, rétablis son cours bienfaisant & verse également ta divine influence. Oui, deux êtres manquent à la plénitude des choses, partage leur cette ardeur, dévorante qui consume l’un sans animer l’autre: c’est toi qui formas par ma main ces charmes & ces traits qui n’attendent que le sentiment & la vie; donne-lui la moitié de la mienne, donne-lui tout; s’il le faut, il me suffira de vivre en elle. O toi! qui daignes sourire aux hommages des mortels, ce qui ne sent rien, ne t’honore pas; étends ta gloire avec tes œuvres! Déesse de la beauté, épargne cet affront à la nature; qu’un si parfait modele soit l’image de ce qui n’est pas!

[198] Il revient à lui peur degrés avec un mouvement d’assurance & de joie.

Je reprends mes sens. Quel calme inattendu! quel courage inespéré me ranime! Une fievre mortelle embrasoit mon sang: un baume de confiance & d’espoir court dans mes veine je crois me sentir renaître.

Ainsi le sentiment de notre dépendance sert quelquefois à notre consolation. Quelque malheureux que soient les mortels, quand ils ont invoque les Dieux, ils sont plus tranquilles....

Mais cette injuste confiance trompe ceux qui sont des vœux insensés....Hélas! en l’etat ou je suis on invoque tout & rien ne nous écoute; l’espoir qui nous abuse est plus insensé que le désir.

Honteux de tant d’egaremens je n’ose plus même en contempler la cause. Quand je veux lever les yeux sur cet objet fatal, je sens un nouveau trouble, une palpitation me suffoque, une secrete frayeur m’arrête....

Ironie amere.

....Eh! regarde, malheureux; deviens intrépide; ose fixer une statue.

Il la voit s’animer, & se détourne saisi d’effroi ici le cœur serre de douleur.

Qu’ai-je vu? Dieux! qu’ai-je cru voir? Le coloris des chairs, un feu dans les yeux, des mouvemens même.... ce n’etoit pas assez d’espérer le prodige; pour comble de misère, enfin, je ai vu....

Excès d’accablement.

Infortune, c’en est donc fait....ton délire est à son dernier [199] terme....ta raison t’abandonne ainsi que ton génie....Ne la regrette point, ô Pygmalion! sa perte couvrira ton opprobre....

Vive indignation.

Il est trop heureux pour l’amant d’une pierre de devenir un homme à visions.

Il se retourne, & voit la statue se mouvoir & descendre elle-même les gradins par lesquels i1 a monte sur le pied-d’estal. Il se jette à genoux & lève les mains & les yeux au Ciel.

Dieu immortels! Venus! Galathée! o prestige d’un amour forcené.

GALATHÉE se touche & dit.

Moi.

PYGMALION transporte.

Moi!

GALATHÉE se touchant encore.

C’est moi.

PYGMALION.

Ravissante illusion qui passes jusqu’à mes oreilles, ah.! n’abandonne jamais mes sens..

GALATHÉE, fait quelques pas & touche un marbre.

Ce n’est plus moi.

Pygmalion dans une agitation, dans des transports qu’il a peine à contenir, suit tous ses mouvements, l’écoute, l’observe avec une avide attention qui lui permet à peine de respirer.

[200] Galathée, s’avance vers lui & le regarde; il se lève précipitamment, lui tend les bras, & la regarde avec extase. Elle pose une main sur lui; il tressaillit, prend cette main, la porte à son cœur, puis la couvre d’ardens baisers.

GALATHÉE avec un soupir.

Ah! encore moi.

PYGMALION.

Oui, cher & charmant objet; oui, digne chef-d’oeuvre de mes mains, de mon cœur & des Dieux: c’est toi, c’est toi seule: je t’ai donne tout mon être; je ne vivrai plus que par toi.

FIN.

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